Carmel

20 septembre 1894 – Sens

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut eu Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont l'adorable volonté vient d'imposer à nos coeurs un bien douloureux sacrifice, en enlevant à notre reli­gieuse et bien vive affection notre bien-aimée Soeur Marie-Rose-Béatrix de l'Immaculée-Conception, professe de notre Communauté, âgée de soixante-treize ans, dix mois, douze jours et de religion, quarante-huit ans, neuf mois et huit jours.

Notre chère. Soeur nous avait instamment priées de ne lui faire de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre saint Ordre, et, de plus, nous avait laissé par écrit la vive expression de son grand désir, dans un billet attaché à la formule de ses voeux, que nous nous proposons de citer à la fin de cette circulaire, afin de vous faire voir, ma Révérende Mère, la conviction profonde où elle était que sa vie était complè­tement dépourvue de vertus et ne méritait qu'un complet oubli. Nous croyons cepen­dant, tout en tenant compte de son humble désir, ne pas devoir nous priver de la douce consolation, dans notre douleur, de vous entretenir des grandes vertus que nous lui avons vu constamment pratiquer et qui ont été, surtout pendant les dernières années de sa vie, comme le fini de sa perfection et le doux parfum que nous laisse sa vie si édifiante. Nous avons l'intime confiance qu'elle nous pardonnera de soulever le voile de son humilité, où, sans en avoir conscience, elle a su cacher le riche trésor de l'oubli d'elle-même, d'une tendre charité pour ses soeurs, et du don complet d'elle-même à son Dieu.

Notre chère Soeur naquit dans une paroisse de notre diocèse, d'une famille honnête et chrétienne. Sa digne mère s'efforçait de communiquer aux nombreux enfants dont elle était entourée la foi vive et profonde qu'elle avait en partage. Sa petite Rose sur­tout recueillait dans son âme les paroles et les touchants exemples de sa mère, qu'elle n'oublia jamais et dont elle nous parlait souvent dans nos récréations, dont elle était la joie par le charme et l'entrain qu'elle savait y apporter, lorsqu'elle racontait des traits de son enfance, ou les passages qui l'avaient touchée dans ses lectures. C'est dans ce milieu chrétien que son âme s'ouvrit aux douces influences de la foi, de la piété, et que Dieu lui fit entendre au coeur son appel mystérieux. Elle y répondit généreusement. Le monde aussi l'appelait, mais elle lui fit comprendre que son parti était irrévocable, qu'elle serait toute à Dieu. La divine Providence lui ménagea un puissant secours pour sa vocation, en plaçant dans sa paroisse un digne et saint prêtre, aujourd'hui archiprêtre de notre ville, qui conserva toujours pour sa fille Béatrix (comme il aimait à la nommer) le plus paternel intérêt. Ce pieux directeur ne tarda pas à découvrir, dans cette âme privilégiée, toute les marques d'une excellente vocation. Il connaissait tout particulièrement nos vénérées Mères. Il demanda et obtint, pour la jeune aspirante à la vie religieuse, une place dans notre Monastère.

La jeune postulante leur arriva parée de simplicité, d'innocence, pleine de courage et l'âme remplie de joie ; ce qui faisait dire, dans son naïf langage, à sa bonne mère, qui avait eu le courage de l'accompagner : « Qu'il faudrait bien deux chevaux pour arrêter sa fille, et encore qu'on n'en pourrait venir à bout. »

Ma soeur Béatrix fut, à son entrée dans la vie religieuse, ce qu'elle fut toujours : prête à tout ce que l'on voulut d'elle. Elle commença alors cette vie de dévouement à sa communauté qui ne s'est terminée qu'à sa mort. Se multiplier et se donner toujours davantage, si cela eût été possible, faisait son bonheur et semblait être le besoin de sa vie. Aussi nos vénérées Mères l'admirent-elles, avec un véritable bonheur, à la Prise d'habit et à la sainte Profession, aux époques ordinaires. Ce qui lui mérita, sans doute, la douce consolation de voir une de ses soeurs venir, peu de temps après sa vêture, partager le bonheur que toutes deux trouvèrent au Carmel.

La jeune professe, devenue l'épouse du divin Maître, remplie de la joie la plus pure, n'avait plus qu'un désir, se donner toute entière à son Dieu. Nos vénérées Mères trouvèrent en elle cette complète donation et le dévouement sous toutes ses formes. Elles étaient obligées, à cause de leur extrême pauvreté, de beaucoup travailler pour le dehors ; aussi employèrent-elles notre chère Soeur pour le repassage d'église, office qu'elle remplit presque toute sa vie et où elle se dépensa, sans compter jamais toutes ses forces, ajoutant aux grandes fatigues de chaque jour, de longues et fréquentes veillées, dont elle seule ne paraissait pas s'apercevoir, tant elle était courageuse et infatigable.

C'est dans ce rude et constant labeur que notre bien chère Soeur a passé presque toute sa vie religieuse, heureuse qu'elle était de donner à son Dieu et à sa Commu­nauté les témoignages de sa vive reconnaissance et de son amour.

Elle était remplie de charité pour ses Soeurs, et chacune de nous peut dire qu'elle en a été prodigue à son endroit. Elle avait le secret de ces mille attentions dont elle alimentait cette belle vertu, soit en devinant le besoin d'une chose qu'elle croyait nécessaire, soit en cherchant à enlever un travail pénible dont elle eut voulu toujours se charger, si l'obéissance le lui eût permis ; et cela avec le plaisir de faire davantage, si cela lui eût été possible. Aussi avait-on souvent recours à sa charité dans une foule de circonstances. S'il y avait une malade à veiller, si la mort semblait approcher, tou­jours notre Soeur était là, attentive et dévouée, comptant pour rien sa fatigue et trop heureuse de se donner.

Tous ces actes étaient tellement passés en habitude chez elle, que sa présence semble nous manquer partout ; car il n'y avait pas d'endroit, pas d'instant où son ingénieuse charité ne trouvât quelque chose à faire. Si parfois nous la reprenions de quelques irrégularités où l'avaient entraînée ces actes tant aimés, elle s'humiliait, faisait géné­reusement son sacrifice et nous remerciait de l'avoir reprise, nous demandant instam­ment de le faire toujours, lorsque nous la verrions s'oublier. Elle ne voyait plus alors que ce qu'elle nommait ses grandes fautes et son manque d'esprit religieux, qu'elle accusait souvent au chapitre, en des termes dont nous étions profondément touchées. Ces légers manquements étaient, pour notre chère Soeur, le voile sous lequel le Sei­gneur se plaisait à lui cacher le trésor de sa vie si humble, si pauvre et si mortifiée.

Que n'aurions-nous pas à dire, ma Révérende Mère, de sa mortification ? Il nous fallait veiller de près sur elle, pour l'arrêter dans son ingénieuse adresse à sup­primer tout ce dont elle croyait n'avoir pas besoin. Elle aurait eu mille moyens pour se priver même du nécessaire ou pour apprêter les aliments à sa façon exceptionnelle d'assaisonnement; et, malgré son travail excessif de chaque jour et son âge avancé, jamais elle ne voulut consentir à aucun adoucissement, disant toujours qu'elle était très forte et trop heureuse de suivre notre sainte règle, ce qui lui était une très grande consolation.

La pauvreté de ma Soeur Béatrix ne le cédait en rien à sa mortification ; tout ce qui était à son usage revêtait un cachet indéfinissable : son lit et ses vêtements eussent été composés de tout ce dont on ne pouvait plus se servir, si l'obéissance n'eût arrêté ses pieux excès.

Si sa longue vie religieuse était toute remplie d'humilité, de pauvreté, de mortifi­cation et de charité, ses dernières années et surtout les derniers mois de sa vie, comme nous l'avons dit plus haut, ma Révérende Mère, ont fait le sujet de notre admi­ration. Nous la voyions, chaque jour, plus petite à ses propres yeux, sans volonté, sans désirs que ceux de l'obéissance ; aussi, jouissait-elle souvent, abondamment, des récompenses accordées par la bonté de Notre-Seigneur au complet dépouillement de soi-même. Notre chère Soeur s'entretenait facilement avec son divin Maître et d'une manière intime. Son oraison était continuelle ; au milieu de ses occupations, elle conservait habituellement la présence de Dieu, en recevait souvent des grâces toutes particulières, qui laissaient son âme pénétrée de lumières, de confiance, de paix et d'amour. Lorsqu'elle nous faisait part de ses dispositions, nous nous demandions si nous pouvions les désirer plus parfaites et plus agréables à Dieu.

Elle était occupée, depuis quelques mois, à la confection des pains d'autel, qu'elle apprit à faire de nos jeunes Soeurs ; ce qui lui fournit l'occasion de nous édifier profondément, vu la perfection de son obéissance et sa dépendance, qui étaient celles d'une novice. Son union à la volonté divine semblait ne rien laisser à désirer ; la paix de son âme était intime et profonde, unie aux sentiments de regret, souvent mêlés de larmes, qu'elle versait sur ce qu'elle appelait les grandes fautes de sa vie.

Lors de notre dernière Retraite, qui nous fût donnée, il y a environ un mois, par un Révérend Père Jésuite, notre chère Soeur lui ouvrit son âme et lui fit part de ses dispo­sitions les plus intimes. Il l'encouragea, et lui dit d'y demeurer, parce que Dieu lui faisait beaucoup do grâces. Depuis cette époque, elle resta plus que jamais inondée de paix, de bonheur, de confiance et d'abandon. Le don complet d'elle-même, sous toutes ses formes, restait son seul désir ; glorifier Dieu et lui gagner des âmes, sa seule devise, qu'elle voulait réaliser par une fidélité toujours plus grande, offrant toutes ses actions et toute sa vie, pour tous les besoins de la sainte Eglise, comme le recommande notre sainte Mère Thérèse, qu'elle aimait d'une affection toute filiale. Sans oublier les pau­vres pécheurs, en tête desquels, dans son humilité, elle se mettait toujours; n'oubliant pas non plus aucun des membres de sa famille, qu'elle a toujours beaucoup aimés et dont le salut lui était si cher.

Enfin, notre Divin Maître se plaisait de plus en plus à combler notre chère Soeur de ses grâces. Tout dans son âme devenait lumière, confiance, paix et amour. C'était la dernière heure préparée par notre Dieu si bon, qui allait appeler sou épouse pour être lui-même sa récompense, mais sans l'avertir de son arrivée.

C'est le lundi 10 septembre que nous avons eu la douleur de la voir frappée subite­ment par la mort. Ce même jour, vers quatre heures du soir, elle vint nous avertir d'un léger vomissement qu'elle venait d'avoir, ajoutant, comme elle savait le faire, que cela n'était rien. L'aspect de son visage nous frappa néanmoins, et nous trouvâmes en elle une certaine surexcitation. Nous la pressâmes d'accepter quelque chose, que nous devions lui préparer ; elle nous quitta, nous disant qu'elle allait nous attendre à l'infir­merie, près d'une de nos chères Soeurs malade, qu'elle allait visiter. Elle s'y rendit, en effet, s'entretint avec elle, puis, tout à coup, elle se sentit comme frappée par tout le corps, s'affaissa, ayant près d'elle sa soeur, notre chère infirmière. A ce moment, nous entrions à l'infirmerie. Quelle ne fut pas notre douleur ! Nous ne pûmes que saisir quelques mouvements de visage de notre bien-aimée Soeur, qui semblait nous indiquer encore quelques signes de vie. Nous fîmes pour elle le sacrifice de sa vie, nous lui suggérâmes quelques pieuses aspirations, puis tout était fini.

Nous fîmes, cependant, appeler de suite notre vénéré Père confesseur, qui lui donna une absolution et lui fit une onction sous condition, et récita, avec la Communauté, qui venait d'être avertie, les prières du Manuel.

Notre dévoué docteur, aussi appelé en toute hâte, fit d'inutiles efforts pour trouver quelques signes de vie : notre chère Soeur, chargée des mérites et des vertus de sa longue vie religieuse, avait paru devant son Juge, qui, nous en avons l'intime con­fiance. l'aura accueillie favorablement ; le matin de ce même jour, elle avait fait la sainte communion.

Après sa mort, son visage semblait refléter la paix dont elle était eu possession et nous dire qu'elle était heureuse ; mais, comme il faut être si pur pour paraître devant Celui qui demandera beaucoup aux âmes qui ont beaucoup reçu, nous vous supplions humblement, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt à notre chère Soeur les suffrages de notre saint ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence des six Pater, une invocation à Notre-Dame du Mont-Carmel, objet de sa tendre dévotion, à notre Père saint Joseph et à notre Mère sainte Thérèse. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, ma très Révérende Mère, dans l'amour de Notre-Seigneur.

Votre humble Soeur et servante,

Soeur Marie de St Victor

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De notre Monastère de ta Visitation des Carmélites de Sens, le 20 septembre 1894.

P. – S. – Permettez-nous, ma Révérende Mère, de vous citer textuellement le billet trouvé à la mort de notre bien chère Soeur, et dont nous vous avons parlé au commencement de cette circulaire :

                                     J.M.J.

Prière à notre Révérende Mère qui sera en charge lors de ma pauvre mort.
Je la prie, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, pour l'amour de cette très sainte Trinité,
De ne me faire de circulaire que pour demander le suffrage de notre saint Ordre. Je demande, par charité, par pitié pour ma pauvre âme, un Languentibus et trois Parce peccatrici, pour que le bon Dieu me pardonne le grand abus que j'ai, hélas ! fait de ses grâces... et un Laudate, pour le remercier du grand bienfait de ma sainte vocation.
La pauvre Soeur Rose-Marie-Béatrix de l'Immaculée-Conception, qui n'a été qu'un fantôme de religieuse. Priez pour moi , vous toutes, mes chères Soeurs, que Jésus me soit sauveur et non pas juge. Que sa douce miséricorde me reçoive et ne m'abandonne jamais !
Doux Coeur de Marie, soyez mon salut ! Ainsi soit-il !

 

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