Carmel

20 octobre 1892 – Poitiers

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Notre petite circulaire du mois d'avril de l'année dernière, en vous annonçant le départ pour le ciel de notre vénérée et bien chère Mère Emilie de Saint-Ange, vous laissait entrevoir le grand sacrifice que le divin Maître avait imposé à nos coeurs. Dernière survivante des Mères élevées à l'école des restauratrices de notre Carmel après la Révolution, elle nous en redisait les leçons et en reproduisait les vertus; mais elle était mûre pour le ciel, et nous n'avons qu'à nous incliner sous la main de Dieu en nous efforçant de suivre ses traces. Nous regrettons vivement, Ma Révérende Mère, le retard apporté à l'envoi de cette circu­laire. Des circonstances toutes particulières et des occasions multipliées en sont la seule cause.

Notre vénérée Mère Thérèse-Emilie de Saint-Ange naquit à Fère-en- Tardenois, au diocèse de Soissons, le 21 février 1802, d'une très honorable famille de cette ville. Huit frères formaient déjà la couronne de ses heureux parents, lorsque notre bonne Mère leur fut donnée, et fut reçue par eux comme un présent du ciel. Douée d'un bon naturel, la chère petite devint bien vite l'enfant gâtée de tous, et autour d'elle tout semblait lui sourire, lorsque Dieu vint lui imposer les plus douloureux sacrifices. En peu de temps elle perdit son père et sa mère, et se trouva privée de leur appui au moment où il semblait lui être le plus néces­saire. Son frère aîné, qui l'aimait beaucoup, prit soin d'elle avec une sollicitude toute paternelle ; mais, très jeune, n'ayant pas encore fixé son avenir, il comprit qu'il ne pouvait diriger lui-même l'éducation de sa petite soeur, et consentit à la confier à la tendre affection d'une tante qui la réclamait avec instances. En nous racontant parfois ces détails, notre bonne Mère aimait à voir dans la conduite de Dieu sur elle pendant ses premières années, un amour de prédilection caché sous une apparente rigueur. Si ses bons parents eussent vécu, ou si elle fût demeurée sous la tutelle de son frère, aurait-elle pu jamais ouvrir son coeur aux

inspirations de l'Esprit divin et en suivre l'appel? Bien que très hono­rable, et, au fond, sincèrement chrétienne, sa famille n'avait point les habi­tudes de la piété. On était au sortir de la Révolution, et les âmes se ressentaient du manque de secours religieux.

La pieuse tante qui réclamait la chère enfant et devait si réellement lui être une seconde mère, habitait notre Poitou. Elle avait sacrifié ses goûts et sa liberté pour rester auprès de son frère, digne prêtre du dio­cèse, où sa vie se partageait entre les exercices d'une piété éclairée et la pratique de toutes les bonnes oeuvres.

Long était le voyage à faire, à cette époque, de la Champagne à Poitiers. Une personne de confiance amena la petite Emilie, âgée de 8 ans, à Paris, où elle fut remise entre les mains du conducteur de la diligence, brave homme connu de la famille. Les attentions qu'eut ce dernier pour sa petite protégée pendant le voyage furent celles de la plus délicate bonté. Notre chère Mère, toujours si reconnaissante, aimait à se les rappeler. S'arrêter pour lui cueillir des fleurs, chercher le moyen de lui donner quelques distractions, fut son soin de tous les instants. Voyant la pauvre enfant pleurer, il lui en demanda la cause. « Je ne sais, dit-elle, qui je vais trouver! — Soyez tranquille, ma petite demoiselle, reprit-il tout ému, je connais votre bonne tante, et vous aurez en elle une véritable mère. » Il ne se trompait pas : l'affection dont allait être désormais l'objet la chère enfant, la sollicitude avec laquelle allaient veiller sur elle un oncle aussi saint qu'expérimenté, une tante si tendre et si dévouée, furent telles qu'elle n'eut qu'à bénir Dieu de l'avoir conduite auprès d'eux.

Notre bonne Mère, naturellement portée au bien, se développa dans cette atmosphère d'affection et de piété. Son coeur aimant apprenait à goûter Dieu par la voix de ceux qui en étaient les fidèles organes, et son esprit se formait à l'école de la vertu. Nous ne savons si c'est sa pieuse tante elle-même qui se chargea de sa première éducation : nous sommes tentées de le croire, car aussitôt l'établissement des Religieuses du Sacré-Coeur dans notre ville, elle voulut leur confier cette nièce, objet de tous ses soins. Emilie avait alors environ 14 ans; il lui en coûta beaucoup de se séparer de sa tante; pendant un mois, ses larmes coulèrent nuit et jour; mais enfin la bonté maternelle de ses nouvelles maîtresses finit par gagner son coeur, et l'attachement qu'elle leur voua fut tel qu'il lui fit verser des larmes non moins amères lorsqu'il fallut les quitter. Notre chère Mère conserva toute sa vie le plus doux sou­venir de ses années passées au Sacré-Coeur. Sa reconnaissance pour ses Mères avait gravé leur nom dans son coeur, et sa bonne mémoire lui rappelait mille traits dont l'intérêt devient double quand ils marquent les débuts d'une grande oeuvre. Aussi, qu'elle ne fut pas sa joie à l'apparition de la Vie de la Vénérable Mère Barat ! Elle y retrouvait le nom aussi bien que le portrait de ses chères maîtresses, et elle ajoutait à l'histoire de la fondation de Poitiers des détails variés et intéressants. Elle avait eu la grâce de voir la sainte Fon­datrice, de recevoir sa bénédiction ; et il n'est pas jusqu'aux espiègleries de ses compagnes, dont elle prenait fort bien sa part qui ne trouvaient place dans son récit.

De retour auprès de sa tante, notre bonne Mère reprit sa vie de jeune fille douce et sérieuse. A la fois d'un caractère aimable et gai, elle faisait le bonheur de ceux qui l'entouraient et était l'édification de la paroisse. Invitée avec Made­moiselle sa tante aux réunions qui avaient lieu dans les châteaux des environs, elle connut assez le monde pour en comprendre les écueils et vouloir les éviter. Son coeur se tournait doucement vers Dieu, sans que la lumière se fît encore dans son esprit au sujet de sa vocation. La mort de son digne oncle ramena à Poitiers sa tante, qui retrouvait dans cette ville, habitée jadis longtemps par elle, avec ses anciennes connaissances, les secours religieux que réclamait sa piété. C'était là que notre bonne Mère devait rencontrer le directeur destiné par Dieu à lui montrer la voie parfaite et à l'y faire avancer rapidement jusqu'au terme béni de la vie religieuse. Ce nouveau guide. Supé­rieur du grand séminaire, aussi versé dans les voies spirituelles que docte théologien, comprit de suite les desseins de Dieu sur sa nouvelle pénitente; et les soins tout paternels avec lesquels il s'appliqua à développer en elle le germe divin lui acquirent à jamais la plus filiale reconnaissance de la part de notre chère Mère. S'agissait-il d'une impulsion plus forte à imprimer à ses exercices de piété, d'un conseil à donner pour sa vie de chaque jour, même d'un instrument de pénitence à lui procurer, le bon directeur était toujours là, attentif comme un ange gardien et d'un dévouement qui revêtait toutes les formes. Lorsque l'heure fut arrivée, lui-même vint proposer sa chère fille spirituelle à nos anciennes Mères, heureuses de la recevoir de ses mains. Et il sut si bien ménager l'es­prit de la bonne tante que, malgré des larmes qu'elle disait devoir être intarissables, celle-ci consentit à donner au Carmel cette nièce chérie qui faisait toute sa joie.

La Communauté était alors gouvernée par la Révérende Mère Aimée-de Jésus, bienfaitrice insigne de notre Monastère, qui lui doit le local qu'il occupe aujourd'hui. Cette vénérée Mère accueillit avec bonheur la nouvelle postu­lante, malgré la délicatesse apparente de sa santé. Les émotions des derniers jours avaient brisé le coeur sensible de la pauvre enfant, et elle parut si épuisée que la Mère Prieure crut devoir lui faire servir un potage gras le soir même de son entrée. Effrayée qu'un tel soulagement soit donné à une Postulante (à son premier repas, la bonne Soeur cuisinière voulut apporter un correctif à ce qu'elle trouvait un excès de charité, et pour dégoûter à tout jamais des soulage­ments la nouvelle entrée, elle assaisonna le potage d'une certaine quantité de suie. La pauvre Postulante prit ce qu'on lui présentait sans mot dire, sans témoi­gner de répugnance, bien persuadée du reste qu'au Carmel le bouillon ne devait pas être de première qualité.

Dès le début de sa vie religieuse, notre chère Mère se mit au travail de sa perfection avec toute la générosité de sa nature vive et ardente. Cette viva­cité même devait lui être jusqu'à la fin de sa longue vie l'occasion de luttes et de victoires toujours renouvelées. A cette époque (1823), notre monastère, agrandi par l'acquisition de l'ancienne Abbaye de Saint-Hilaire-de-la-Celle, avait ouvert ses portes à plusieurs de nos Mères de Niort, d'Auch, d'Angoulême et de Saintes, chassées de leurs couvents par la tourmente révolutionnaire et dont les Communautés, moins heureuses que la nôtre, ne s'étaient pas reconstituées. Vivre au milieu de ces vénérées Mères était respirer l'esprit le plus pur du Carmel. La chère Postulante, au nom de laquelle on ajouta seulement celui de Saint-Ange, comprit quelle grâce c'était pour elle d'être formée à une telle école ; elle sut si bien se façonner sur leurs exemples, s'imprégner de leur esprit, qu'elle devint et resta toujours le type de la vraie Carmélite, aimable, gaie, charitable et d'une régularité qui n'aurait pu être trouvée en défaut.

La Révérende Mère Aimée-de-Jésus s'efforçait de retracer dans son gouver­nement ce que Notre Mère sainte Thérèse demande d'une Prieure : « Qu'elle essaie d'être aimée pour être obéie. » Sa bonté maternelle lui gagnait tous les coeurs. Celui de sa nouvelle fille lui fut bientôt acquis ; et si forte devint l'affec­tion de l'enfant pour sa Mère, qu'elle commença à causer de l'inquiétude à ce coeur jaloux de tout donner à Dieu. La crainte d'un attachement trop vif pour des élèves lui avait fait écarter tout d'abord la pensée d'entrer dans un Ordre enseignant ; au Carmel elle voulait éviter le même écueil. Mais l'humble aveu de ses craintes sur ce point n'effrayait pas sans doute son pieux directeur, car pour pénitence il lui ordonnait d'aller baiser les pieds de sa Mère Prieure. « C'était favoriser ma tentation au lieu de la combattre », nous disait en sou­riant la chère Mère. Un jour cependant, pressée d'inquiétudes plus vives qu'à l'ordinaire, elle alla se prosterner aux pieds de la châsse de la Mère Sainte (Mère Marie de la Sainte-Trinité), dont une de nos Soeurs d'Auch avait apporté la plus grande partie des reliques, et la supplia instamment de lui obtenir le détachement désiré. Elle lui promit même, pour être mieux exau­cée, de ne pas faire pendant huit jours une imperfection volontaire. Quand elle se releva, elle se sentit toute changée ; son coeur n'était pas moins tendre­ment affectionné à sa Mère Prieure, mais avec un dégagement si complet de tout sentiment humain, qu'elle n'éprouva plus aucune peine à ce sujet.

Notre chère Mère avait désiré mettre ses premiers pas dans la vie religieuse sous la protection de la grande Patronne de Poitiers, sainte Radegonde. Entrée au Carmel le jour de sa fête, le 13 août 1823, elle eut la grâce de recevoir le saint Habit le 18 novembre de la même année ; et nos Mères, par une délicate attention, fixèrent sa sainte Profession, l'année suivante, au 20 du même mois, afin de lui donner la consolation de renouveler ses voeux le lendemain avec la Communauté. Tous les ans, elle aimait à se rappeler ce pieux souvenir

Appliquée aux divers offices de la Communauté, ma Soeur Emilie se montra bonne, dévouée, active, et donna tout de suite à penser qu'elle pourrait remplir les emplois les plus importants. Six ans après sa Profession, elle fut élue Déposi­taire, charge dans laquelle elle sut allier son amour de la régularité, des exer­cices de piété, à son zèle pour le bien temporel de la Communauté et son assi­duité au travail. Pour gagner du temps et suffire à tout, elle faisait souvent deux choses à la fois: ainsi, en tordant du fil, elle trouva le moyen de lire l'Histoire de l'Eglise en 29 volumes de Rohrbachcr. Elle fut élue Sous-Prieure au bout de six ans, après lesquels elle fut élue Prieure, et successivement elle occupa ces différentes charges sans interruption dans notre Monastère, dans ceux de Bourges et de Coutances l'espace de 41 ans : ce qui lui faisait dire, à son retour de ce dernier Carmel, qu'il était bien temps qu'elle s'occupât de Dieu seul et de son âme, après avoir été si longtemps occupée des autres. Elle voulut bien cependant accepter encore la charge de 3° Dépositaire que nous lui donnâmes aussi souvent que le permettent nos règlements, heureuses de lui témoigner par là notre confiance et de la conserver dans le Conseil. Sous- Prieure, son exactitude, trait distinctif de sa physionomie religieuse, el sa bonne et forte voix, la rendirent le soutien du choeur, l'appui de sa Mère Prieure et le modèle de ses Soeurs. Prieure, elle savait faire respecter et aimer l'auto­rité, et imprimait aux âmes cet élan vers la perfection qu'elle-même recher­chait de toutes ses forces.

Elle avait été élue de nouveau Sous-Prieure depuis un an, lorsqu'en 1860 les Supérieurs du Carmel de Bourges demandèrent du secours à nos Mères et l'envoi ou plutôt le prêt d'une Prieure pour quelques années. Les yeux se tournèrent vers notre chère Mère Emilie de Sainl-Ange qui s'inclina humble­ment devant la volonté de Dieu manifestée par ses Supérieurs. Elle nous a dit, depuis, que quelque pénible que lui fut la séparation de ses Mères et Soeurs, elle ne se serait pas permis un mot de réflexion. Et vraiment c'était bien Dieu, en effet, qui la conduisait dans ce cher Carmel où son gouvernement y fut si visiblement béni. Édifiée, autant que touchée de l'accueil qu'elle y reçut, elle s'attacha promptement les Soeurs qui le composaient. Elle respecta les usa­ges établis, pourvut à tout, eut la joie d'ouvrir la porte à de nombreuses et fer­ventes Novices, et quand, au bout de six ans, elle dut revenir à notre Carmel, qui l'avait élue Prieure une deuxième fois, tous, Supérieurs, Religieuses de la Communauté, Soeurs Tourières, versèrent des larmes abondantes. Son retour parmi nous sécha les siennes à son arrivée, et nous, pendant ce second Priorat, nous retrouvâmes en elle la bonne Mère d'autrefois.

Les élections de 1869 nous ayant donné pour Prieure notre chère Mère Thérèse-de-Jésus, de si douce et sainte mémoire, nos Mères de Coutances re­doublèrent leurs instances pour obtenir comme Prieure notre bonne Mère Emilie, qui ne balança pas à aller dépenser son zèle et son dévouement au service de ce cher Carmel, alors si éprouvé. La Prieure fondatrice était morte peu de temps après la fondation, plusieurs Religieuses étaient souffrantes, et ce jeune rameau alléguait les liens qui l'attachaient à Poitiers pour obtenir le se­cours désiré. Le Carmel de Coutances, détaché de celui de Lisieux fondé lui- même par Poitiers, semblait devoir en effet se tourner de préférence vers no­tre Monastère, et la vénérée Mère Emilie de Saint-Ange nous quittait le 21 décembre 1869, accompagnée de notre chère Mère Marie-Thérèse de Jésus, qui allait l'assister en qualité de Sous-Prieure.

Vous raconter en détail le séjour de Mère Emilie dans ce béni Carmel, ma Révérende Mère, serait en quelque sorte faire encore tressaillir son coeur, tant elle se dévoua avec bonheur et resta attachée à cette chère famille religieuse. Ses six années de charge y furent fécondes en fruits de bénédictions. Elle reçut de nombreuses Novices, pourvut au spirituel et au temporel de la Commu­nauté, fit bâtir le Monastère, de sorte que, lorsqu'elle nous revint en 1876, laissant la houlette entre les mains de la Révérende Mère Marie-Thérèse, elle pouvait chanter son Nunc dimittis avec l'accent des désirs accomplis. Mais si l'heure du repos avait sonné pour notre vénérée Mère, celle de la récompense n'était pas encore venue, et pendant quinze années Dieu allait combler les mé­rites d'une vie déjà si remplie pour l'édification de nos âmes et le bonheur éternel de sa servante.

 

Lorsque Mère Emilie revint de Coutances, nous fûmes tout heureuses de constater qu'elle avait conservé sa vigueur d'autrefois et celles, de nos jeunes Soeurs que ne la connaissaient pas ne purent s'empêcher de sourire en voyant cette vénérée Mère, aux traits déjà vieillis par l'âge, alerte et active comme à vingt ans ; elle en avait alors 74. Contente de rentrer sous l'obéissance, de se dé­penser pour sa Communauté, Mère Emilie remplit successivement les emplois de Provisoire, Robière, celui des chausses, qu'elle conserva presque jusqu'à la fin de sa vie, dans lesquels elle se montra laborieuse, régulière comme autrefois et la plus exacte à pratiquer ce qu'elle avait si longtemps enseigné. Son zèle pour l'observance devint même souvent un stimulant pour la jeunesse, et il était touchant de voir cette vénérable ancienne, avec l'énergie que donne la fidélité à la règle constamment observée, réagir contre les défaillances de la vieillesse. La première arrivée à l'oraison du matin, elle était encore la première à la ré­création et à tous les exercices de Communauté. Ces derniers mois surtout, comprenant la peine et les petites difficultés que nous causait parfois la mala­die prolongée de notre bonne Mère Sous Prieure, elle se faisait un devoir d'être toujours là pour nous remplacer eu cas de besoin, au point que, même après avoir reçu l'Extrême-Onction, elle demandait encore si elle ne devait pas se lever le lendemain pour dire le Veni sancte.

Généreuse et pénitente, elle mettait à se livrer au travail la même ardeur qu'à la prière. Les lessives la voyaient au lavoir dès la première heure, et dans les derniers temps, il fallait un commandement de sa Mère Prieure pour le lui faire quitter avant la fin du jour. Ne pouvant plus porter le bois à l'infirmerie avec la Communauté, elle se rendait promptement aux écuelles pour permettre à la Soeur du Voile blanc qui les lavait de la remplacer au travail. Nous parlons des écuelles, elle y faisait la joie et l'édification de nos bonnes Soeurs. Deux ou trois jours avant la Semaine Sainte, où elle devint tout à fait malade, elle s'y rendit encore à son tour, et, voyant nos Soeurs surchargées d'ouvrage, elle leur dit : « Mais, mes bonnes Soeurs, em­ployez-moi donc, je suis toute à votre disposition pour vous aider ! » Très affectionnée à ces chères Soeurs, elle était d'une indulgence toute maternelle pour les Postulantes et les jeunes religieuses. Elle répondait avec une si gracieuse reconnaissance à leurs petites attentions, que c'était une vraie joie pour elles de lui rendre quelque service.

Bonne et charitable pour les autres, peu lui était nécessaire à elle-même. Les rares fois qu'elle était souffrante, les moindres soulagements lui suffisaient, et encore pour peu de temps. Jusqu'à ses 89 ans, elle resta assise sur ses talons au choeur et à la récréation, malgré la fatigue que lui causait parfois un de ses pieds qui en avait perdu sa forme première.

Il faut l'avouer cependant, ma Révérende Mère, cette activité qui caracté­risait la physionomie physique et morale de notre chère Mère, n'était pas sans lui occasionner de continuelles luttes, comme nous vous le disions au commencement. Que de fois, en travaillant, elle se traçait une tâche qu'elle mettait à atteindre une ardeur dont elle s'humiliait ensuite ! Expansive dans l'expression de ses sentiments, elle s'étonnait de ne pas en trouver toujours un écho aussi accentué autour d'elle. Son esprit apostolique la faisait, pour ainsi dire, vivre dans les Missions ; elle s'identifiait aux sentiments des mission­naires, partageait leurs épreuves et se consumait comme eux du désir de voir le règne de Dieu étendu et les âmes sauvées. Lorsqu'elle en parlait, elle était parfois si pleine de son sujet qu'elle ne tarissait pas. Voyait-elle l'atten­tion de celles qui l'écoutaient moins soutenue, elle s'écriait en soupirant : «. Ah ! vous ne comprenez pas cela, vous autres » Ce que nous compre­nions et admirions cependant, c'était la ferveur de cette âme toujours occupée des grands intérêts de Dieu. Pendant qu'elle était à Coutances, une dame amie l'avait abonnée aux Missions catholiques. Cette pieuse revue faisait ses délices ; aussi un de ses sacrifices pendant ses retraites et lorsqu'elle voulait s'imposer quelque privation était de ne pas lire ses chères Missions. Nous parlions de l'activité de notre bonne Mère, un mot d'elle vous fera comprendre quelle somme de mérites elle lui acquit. Se reprochant un jour la manifestation un peu trop prompte d'un premier désir, elle reprit avec vivacité : «  Si vous saviez quel sang bouillonne encore dans mes veines ! »

Dieu, qui avait à coeur la perfection de cette âme fidèle, voulut marquer ses dernières années par plusieurs sacrifices bien sensibles à sa nature ardente. Une surdité qui allait croissant jeta un voile sur la joie que lui causaient d'ordi­naire les récréations: elle y prenait bien part comme autrefois, racontait volontiers sa petite histoire; mais elle saisissait mal ce qu'on disait, et surtout n'entendait plus les paroles toujours si respectées et aimées de sa Mère Prieure. Autant de privations dont chaque jour ramenait l'occasion. A ce premier sacri­fice vint bientôt s'en joindre un autre qui en était la conséquence. Pleine de ferveur et de zèle pour l'honneur de Dieu, la récitation du saint Office, le chant étaient particulièrement goûtés par sa piété : elle s'y dépensait sans compter. Combien donc lui fut-il pénible de constater que sa surdité l'empêchant d'har­moniser sa voix avec le choeur, il lui fallait s'imposer silence ! Notre vénéré Père Supérieur voulut bien lui-même lui demander l'acceptation de ce silence si redouté. Elle s'inclina sous la volonté de Dieu si paternellement exprimée: un mot de son Supérieur suffisait à son esprit d'obéissance ; mais ce sacrifice lui coûta au point que, toujours accepté, il fut jusqu'à la fin aussi vivant qu'au premier jour ; et lorsque revenait quelque grande fête, elle répétait en soupirant : « Ah ! vous allez chanter les louanges de Dieu ! Moi, je n'en suis pas digne! » Elle continua cependant à réciter en particulier le saint Office avec une ferveur que rien ne pouvait entraver. Lorsque ses pauvres yeux vinrent peu à peu lui refuser leur service, elle sacrifia tout pour continuer son Bréviaire. Quelques semaines seulement avant sa mort, notre bon Père, voyant l'extrême fatigue qu'elle s'imposait pour le réciter en entier, le temps qu'elle était obligée d'y consacrer, lui en enleva l'obligation en partie, et encore fallut-il l'assurer que cette mesure était une volonté formelle de Dieu et non une condescendance de notre Père pour son infirmité.

Mais si, par ses sacrifices successifs. Dieu se plaisait à orner la couronne de notre chère Mère Emilie, nous pouvons dire que l'éclat dont il lui plut de l'embellir fut la voie intérieure qu'il ouvrit à sou âme pendant ses dernières années, creuset véritable d'où l'or de sa charité devait sortir plus brillant et plus pur. Conduite habituellement par la consolation, notre chère Mère avait supporté de pénibles épreuves, entrepris de grands travaux, fait face aux diffi­cultés du gouvernement avec vaillance et entrain. Elle voulait qu'on allât géné­reusement à Notre-Seigneur, et elle-même ne ménageait pour lui ni son temps, ni ses forces. Le complet abandon répondait au besoin de son coeur : elle s'y livrait avec simplicité et confiance, et s'étonnait que toutes les âmes ne mar­chassent pas par ce chemin. Combien donc fut grande sa souffrance lorsque son bon Maître, se dérobant à ses tendresses, ne lui laissa plus que le sentiment de son éloignement et la crainte de le perdre à jamais! Avec l'espérance, la foi sembla disparaître de son coeur, et son esprit envahi par les plus poignantes angoisses ne lui suggérait que des pensées de désespoir. Fidèle comme par le passé à ses exercices de piété, elle n'y trouvait plus qu'amertume et tour­ment. La Communion même lui devenait un supplice : ne la profanerait-elle pas en y apportant des doutes si cruels? Un mot de sa Mère Prieure la faisait avancer. Simple comme une enfant, elle recourait à sa Mère et se retirait sou­mise et fortifiée. L'épreuve revenait cependant avec ses luttes et ses angoisses. « Je n'en puis plus, disait-elle parfois ; toute la nuit j'ai eu à combattre des pensées de désespoir. Cette parole me terrifie : Nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine ! » Son amour à elle se prouvait par une fidélité croissante, et sa vertu se perfectionnait par l'épreuve.

 

Cette longue voie douloureuse fut celle de ses dernières années. Parfois Dieu lui donnait quelque trêve ; alors son âme aimante s'épanouissait aux rayons du divin Soleil, et sa marche semblait devenir plus rapide dans la voie des commandements du Dieu qui dilatait son coeur. Quel que fût d'ailleurs son état spirituel, sa fidélité à ses pratiques religieuses ne se démentait jamais. Outre une petite prière au son de toutes les heures et les élévations de coeur qu'à chaque instant elle faisait monter vers Dieu, elle ne passait pas un jour sans faire son Chemin de Croix. Tous les soirs, quand sonnait la fin de la ré­création, elle se dirigeait vers le chapitre, employait le temps de Complies à ce saint exercice, et se rendait ensuite au choeur où elle demeurait en prière et oraison jusqu'à Matines. Sa régularité était si grande que la Soeur chargée d'allumer les lampes pouvait se fixer sur la rencontre de la bonne Mère pour les préparer. Ses Retraites annuelles étaient. toujours exactement faites. Parfois ce n'était pas sans appréhension qu'elle se disposait à passer ces dix jours seule à seul avec Dieu qui se présentait à elle plutôt comme le Dieu du Sinaï que celui du Thabor ; mais elle faisait un généreux acte d'abandon, et voyait le plus souvent son courage récompensé par de divines caresses.

Nous nous permettons, Ma Révérende Mère, de mettre ici quelques lignes que la main vénérable de cette chère Mère a dû tracer après quelqu'une de ses Retraites : elles expriment bien les dispositions de son âme habituellement pénétrée du sentiment de la grandeur de Dieu et de sa petitesse : « Voir Dieu en tout et tout en Dieu ; vivre ainsi de foi et d'amour. Dieu remplissant ce vaste univers de son immensité, et moi me tenir petite en sa présence, comme abîmée dans un vaste océan de grandeur et d'amour. — Prier, souffrir, être humiliée de toute part, voilà ma vocation. »

Une âme qui fait de ces quelques pensées le programme de ses dernières années est sûre d'être trouvée la lampe allumée quand l'Epoux viendra. Il allait en effet bientôt venir, cet Epoux divin, et couronner une vie de 89 ans de fidélité !

La santé de Mère Emilie, après avoir paru très frêle au début de sa vie reli­gieuse, s'était affermie au point de lui permettre de suivre presque constam­ment notre sainte Règle. Au Carmel de Coutauces, on avait célébré avec une grande solennité ses Noces d'or. Sa soixantaine fut fêtée par nous avec d'au­tant plus d'entrain que semblable occasion ne se rencontre pas souvent. Au dehors comme au dedans du Monastère, tout le monde était heureux ; et l'ai­mable gaîté de la vénérée Mère charmait ceux qui l'abordaient. Plusieurs jeunes étudiants en droit des meilleures familles vinrent lui demander sa bénédiction.

et emporteront dans leur coeur comme préservatif pour l'avenir les maternels avis qu'elle leur donna. Voyant les années s'écouler et la santé de notre chère Doyenne se soutenir nous faisions le doux rêve de célébrer ses 70 ans de Pro­fession, fête sans exemple, croyons-nous, et à laquelle nous comptions donner une pompe sans égale; trois années seulement nous séparaient de ce bienheu­reux jour. Mais le bon Maître réservait pour le ciel une fête que nous n'aurions pu sans doute assez dignement solenniser ici-bas.

A la fin de Carême de l'année dernière, Mère Emilie fut prise, comme plusieurs de nos Soeurs, de l'épidémie de grippes qui sévissait en ce moment dans la Communauté et qui dégénérèrent en fluxions de poitrine. Habituée à voir ses rhumes devenir plus fatigants avec l'âge, elle y fit peu d'at­tention. Elle disait cependant : « Ce rhume n'est pas comme les autres, je ne peux pas le surmonter; mais ce ne sera rien » , ajouta-t-elle avec son énergie ordinaire. Dure à elle-même, elle ne voulait pas qu'on fît attention à ce qu'elle appelait de la vieillerie. Le Vendredi-Saint, la voyant fatiguée, nous voulûmes lui adoucir le régime austère du réfectoire. Elle consentit à peine à prendre une soupe au dîner, disant : « Ces bonnes petites (Terme familier qui lui était habituel, surtout en parlant des jeunes religieuses) vont croire que je suis malade. » Elle prit son repas assise à terre, suivit la Communauté à Grâces, aux Statious. Ce ne fut que pondant Ténèbres, auxquelles elle voulut s'unir en priant à l'Oratoire, que, s'y croyant seule, elle se permit de pousser des gémissements plaintifs qui trahissaient la souffrance extrême qu'elle ressentait. Une de nos Soeurs, malade aussi, qui s'y trouvait, vint, après l'Office, nous dire ses craintes et dénoncer la courageuse Mère, qui en fut à moitié contente, et s'écria : « Ah ! si cette bonne Soeur n'avait pas été là, on n'aurait pas su que j'étais malade ! » La douleur qu'elle ressentait au côté était cependant si vive qu'elle lui arrachait involontairement de petits cris, désavoués aussitôt. Le médecin, appelé immédiatement, constata un état des plus graves, et, vu l'âge de la malade et l'influence de l'épidémie, déclara prudent de la faire administrer sans retard ; en même temps, il allait essayer de faire agir les remèdes. « Hélas ! dit-il en soupirant, c'est trois jours trop tard! » L'énergie de la malade donnait bien encore quelque espoir ; son premier mot à l'arrivée du docteur avait été : « Je ne suis pas malade! » Mais à 89 ans, une fluxion de poitrine aiguë comme on n'en a plus ordinairement à cet âge, rendait les craintes plus vives encore. Amener peu à peu notre chère Mère à comprendre la gravité de son état, l'urgence de recevoir les secours religieux, était chose difficile. Son esprit de foi et de soumission, son abandon à Dieu eurent promptement raison de tout, et quand Monsieur l'Aumônier entra pour la confesser et la préparer à l'Extrême-Onction, elle l'accueillit en souriant. «  Mon Père, lui dit-elle tout bas, moi qui comptais refaire à Pâques le voeu de perfection qui m'avait été permis autrefois, et commencer une vie nouvelle ! —Eh bien! faites de suite ce que vous comptiez faire dans deux jours, lui répondit notre bon Aumônier, et Notre-Seigneur vous donnera cette vie nouvelle que vous désirez » Puis il la confessa, lui donna l'Extrême-Onction, et laissa la chère malade toute reconnaissante des grâces qu'elle venait de recevoir, et la Communauté bien touchée et édifiée de ses dispositions.

Les remèdes semblèrent d'abord avoir une certaine efficacité ; un moment même, nous crûmes pouvoir conserver notre chère Mère ; mais le mal se déclara sur un autre point, et nous dûmes ne plus songer qu'à aider de nos prières l'âme bien-aimée qui allait bientôt paraître devant Dieu. Elle-même jouissait d'une sérénité avant-goût de la paix du ciel. Depuis ses grandes peines intérieures, Mère Emilie avait beaucoup redouté la mort, il lui semblait qu'alors elle ne verrait Dieu que comme un juge sévère prêt à la foudroyer. Quelles ne furent pas sa surprise et sa reconnaissance de sentir, à l'approche de ce moment suprême, son âme inondée de consolations ! Le coeur et les pensées tour­nés vers le ciel, elle se tenait presque continuellement dans l'attitude de la prière. Elle avait demandé à son infirmière de l'avertir lorsque sonnait l'heure ; elle fai­sait alors quelques invocations, priait plus instamment, et si l'heure qui allait suivre était celle de quelque exercice de Communauté, comme la sainte Messe, l'Oraison, on la voyait fermer les yeux, se recueillir et se tenir plus étroitement unie à ses chères Mères et Soeurs qu'elle avait toujours tant aimées. Modèle de régularité toute sa vie, cette vraie Carmélite le fut jusqu'à la mort. Croyait-elle l'heure du grand silence arrivée : elle s'en informait soigneusement et disait à son infirmière : « Ma petite, je n'ai plus besoin de rien. » Elle ne parlait plus que pour une absolue nécessité, et encore un signe lui suffisait le plus souvent. Le jour même de sa mort, au commencement du grand silence de midi, voyant des Soeurs s'approcher et craignant qu'elles ne vinssent demander de ses nouvelles, elle fit une croix sur sa bouche pour montrer que le silence était sonné, et par un signe les invita à se retirer. Toujours oublieuse d'elle- même, elle se préoccupait beaucoup plus de l'état des autres Soeurs malades que du sien propre. Elle demandait souvent de leurs nouvelles, et craignant qu'une de nos Mères, qui avait eu les confidences de son âme, ne s'inquiétât à son sujet, elle lui faisait dire souvent de ne pas se préoccuper, qu'elle était fort paisible.

Ce n'était pas cependant sans lui imposer bien des sacrifices que Notre- Seigneur semblait soutenir si visiblement sa servante. Ses fréquentes suffo­cations n'avaient pas encore permis de lui apporter le saint Viatique. Voyant le beau jour de Pâques se lever sans qu'elle pût espérer la visite de son Seigneur, elle dit avec un accent de tristesse : « Voilà 80 ans que je n'ai fêté Pâques comme cette année ! » Un acte d'adhésion au bon plaisir du Maître suivit cette bien légitime exclamation de regret. Elle souffrait parfois beaucoup ; de son propre aveu, la douleur qu'elle ressentait était celle d'une vive brûlure, et jamais un mot de plainte ne sortit de ses lèvres. Dévorée d'une soif ardente, elle répondit à une de nos jeunes Soeurs qui lui demandait de ses nouvelles, que ce qui la faisait le plus souffrir était la soif, mais qu'elle la supportait en pensant à la soif autrement dévorante des pauvres âmes du Purgatoire. « Et puis, ajouta-t-elle, je vais trouver mes pauvres esclaves des Missions, que des maîtres barbares forcent à marcher sans les laisser s'arrêter à une rivière pour étancher leur soif ; et la mienne comparée à la leur me semble légère. » Une fois elle appela cette même Soeur et lui dit : « Ma petite, quand on est malade, il faut essayer de faire tout ce que l'on peut soi-même pour soulager les infir­mières. Ce matin, quand j'ai été seule, j'ai voulu essayer de me lever, mais je n'ai pas pu ; je vois que je suis plus malade que je ne croyais : que la volonté de Dieu soit faite ! » Toujours énergique et mortifiée, elle ne voulut pas qu'on dit au Docteur l'effet pénible d'une potion, pour ne pas être privée de la mortification qu'elle lui occasionnait.

Jusqu'à la fin la chère malade conserva sa complète lucidité d'esprit, et il était touchant de la voir produire de fréquents actes d'une ferveur toujours en éveil. De temps en temps elle prenait son crucifix, le baisait avec tendresse ; voulait-on le lui redresser ou le lui présenter , elle n'en donnait pas le temps et le pressait avec force sur son coeur, sans vouloir s'en dessaisir. Dès qu'elle se vit si grièvement atteinte, elle nous pria d'en informer ses chères Filles de Coutances, de Bourges, nos bonnes Mères de Niort, sa bien-aimée Mère Gene­viève, de Lisieux, à laquelle l'unissaient les liens d'une amitié que les années n'avaient fait qu'accroître. Elle voulait s'entourer des prières de celles à qui sa religieuse affection donnait un si cordial retour. Bonne et chère Mère ! jus­qu'au dernier soupir elle savait révéler la tendresse d'un coeur qui n'avait pas vieilli !

La faiblesse de notre vénérée Mère augmentait rapidement, l'oppression devenait de plus en plus forte, et le mercredi de Pâques nous comprîmes que l'Agneau divin allait convier à ses noces éternelles l'épouse qu'il se préparait depuis longtemps. A la grande joie de la chère malade, elle put recevoir le saint Viatique. En le lui apportant, Monsieur l'Aumônier lui dit qu'il lui appor­tait sa Pâque, la Pâque éternelle, qui allait lui aider à faire saintement le grand passage du temps à l'éternité, et il lui demanda si elle était bien prête à partir quand le bon Dieu voudrait : « Oh ! oui, oui, mon Père ! » répondit-elle avec un accent de foi et d'amour difficile à rendre. Tant qu'elle put parler, elle nous dit des choses admirables sur les vertus religieuses, l'obéissance, la charité fraternelle, la régularité, le silence, etc. De temps à autre elle s'exclamait pieu­sement : a Oh ! l'abandon, il n'y a de bon que cela! » Notre bon Père Supé­rieur, accouru en toute hâte à la nouvelle de sa maladie et de l'état d'épreuve où était la Communauté, fut heureux de trouver la chère malade dans de si saintes dispositions. Lui-même voulut l'interroger et lui demanda si elle pensait au bon Dieu. Sa parole devenait déjà embarrassée : « Je pense, répondit-elle lentement, à cette grande éternité dans laquelle je vais entrer... et je ne la connais pas!...» Elle s'interrompit un instant et reprit: « Je suis si calme, dans un calme si parfait, que je crains d'être dans l'illusion! » Notre Père, croyant voir un sentiment d'inquiétude dans ces dernières paroles, répondit en s'approchant d'elle: « Ma bonne Mère, vous m'entendez bien? » Elle fit un signe affirmatif : « Vous savez que ma qualité de Supérieur me donne grâce et autorité pour vous parler au nom de Dieu. Vous avez toujours eu une si grande foi en la personne de ceux qui vous tenaient la place de Notre-Seigneur que vous me croirez maintenant comme par le passé, n'est-ce pas ? — Oh ! oui, oui, mon Père! — Eh bien! je vous affirme, de la part de Dieu, que l'abandon filial dans lequel vous vous trouvez est l'oeuvre du bon Esprit. Le démon, lui, ne produit dans les âmes que trouble et ténèbres. Soyez donc tranquille et confiante de plus en plus. — Oh ! merci, mon bon Père ! » dit la vénérée malade en levant les mains et les yeux au ciel avec une expression de bonheur indéfinissable, et elle ajouta: «Oh! que Notre-Seigneur est bon ! » Quelques instants après, elle reprit : «Ah ! c'est bien à présent que je peux redire avec la vénérable Mère Thérèse de Saint-Augustin ; Je n'aurais pas cru qu'il fût si doux de mourir au Carmel ! » Notre bon Père Supérieur, Monsieur l'Aumônier, nous toutes l'entou­rions, suspendus à ses lèvres qui semblaient vouloir déjà commencer le can­tique des éternelles miséricordes. Comme sa voix s'affaiblissait, craignant de la voir se fatiguer, notre Père lui fit signe de ne plus parler, puis, se tournant vers la Communauté: « C'est pourtant bien dommage, dit-il, de la faire taire : elle dit de si belles choses! »

Nous lui demandâmes alors de donner une dernière bénédiction à cette chère Communauté dont elle avait été si longtemps la Mère. Elle le fit avec simplicité et obéissance, et forma sur elle-même avec son crucifix un grand signe de croix. Peu après, elle saisit avec force et baisa son crucifix qu'on voulait lui pré­senter encore une fois ; puis elle se recueillit doucement et exhala son dernier soupir, sans angoisse, sans agonie, avec la paix d'une âme qui semble déjà sourire à cette invitation divine: « Entre dans la joie de ton Seigneur ! »

Cette joie du ciel, récompense d'une sainte vie, est depuis, longtemps, nous en avons la douce confiance, le partage de notre bien-aimée Mère Emilie de Saint- Ange. Nous vous supplions cependant, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter par grâce aux suffrages déjà demandés, une Communion de votre fer­vente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Chemin de la Croix, l'Indulgence des six Pater, et une invocation au Sacré Coeur de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thé­rèse et à notre Père saint Jean de la Croix : si elle n'en n'a plus besoin, elle vous en sera très reconnaissante pour les chères âmes du Purgatoire auxquelles, par le voeu héroïque, elle avait tout donné.

En union de vos saintes prières, nous avons la grâce de nous dire, ma Révé­rende et très honorée Mère, avec un religieux et affectueux respect,

 

Votre humble Soeur et servante.

Soeur Marie-Emmanuel

Relig. Carmel. ind.

De notre Monastère de l'incarnation des Carmélites de Poitiers, le 20 octobre 1892.

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