Carmel

20 octobre 1892 – Compiègne

 

Ma Révérende et très honorée mère,

Paix,et très humble Salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ !

Dieu, dont les décrets sont impénétrables, vient de frapper un coup bien douloureux pour notre Carmel, en enlevant à nos douces espérances et à notre religieuse affection, notre chère soeur Sophie-Augustine-Thérèse-Joseph des Anges, âgée de 28 ans et de religion trois ans.

L'attrait du sacrifice, de l'Eternel, du Divin, avait amené notre chère enfant au Carmel. Comment toutes ses aspirations n'auraient-elles pas été vers la perfection, au sein d'une famille patriarcale, dont l'esprit de foi, la haute piété, le dévouement aux oeuvres catholiques rayonnent d'un si vif éclat dans la région qu'elle habite.

Les bénédictions divines avaient afflué déjà sur le berceau de notre bien aimée fille. Comme celle de son amie, notre regrettée soeur du Coeur de Marie, son enfance avait été protégée par Notre- Dame-de-Grâce, à Cambrai. Une éducation chrétienne et distinguée lui avait été donnée dans le pensionnat des dames Bernardines, sans qu'elle eût quitté entièrement toutefois, le foyer paternel. Les exemples d'un père, qui s'agenouillait publiquement au pied de la Croix, la douce autorité d'une mère chrétienne dont l'oeil vigilant savait écarter de l'âme de son enfant, jusqu'à l'ombre du danger, des frères et des soeurs, unis dans la vertu, dans une affection cordiale et dévouée, tout cet ensemble dont notre chère enfant avait respiré le parfum la dernière, avait donné à son caractère un heureux mélange de force et de douceur, et à son esprit une trempe vigoureuse qui la disposait à recevoir l'esprit religieux. Dans cette atmosphère sereine, la beauté du naturel et l'effusion de la grâce divine, formaient dans son jeune coeur comme une fête mystérieuse qu'il n'oublia jamais.

Ce fut dans la chapelle du pensionnat St-Bernard que Sophie fit sa première communion. De ce jour elle datait la révélation des desseins de Dieu sur sa vie, elle voulait être à lui sans partage.

Après sa sortie de pension, elle se livra davantage à son attrait pour la prière et tel était son recueillement auprès du Tabernacle, et surtout après la communion, qu'elle ne s'apercevait pas de ce qui se passait autour d'elle. Il lui arrivait quelquefois de s'échapper de joyeuses réunions pour satisfaire la soif ardente qu'elle ressentait de s'unir à Dieu. Elle méditait assidûment sur les vérités de la vie éternelle, elle le faisait devant une tète de mort qu'elle avait pu se procurer.

Elle avait une maturité précoce qui laissait apercevoir la rectitude de son jugement, la finesse de ses appréciations, et la bonté de son coeur, attiré vers le sacrifice et l'abnégation. Une pointe de malice ne déparait pas ce beau caractère, mais le voile de la modestie couvrait le plus souvent ses qualités rares. Sophie était la joie de la famille, son âme aimante et dévouée trouvait mille moyens ingénieux et délicats d'adoucir un ennui aux siens, de charmer une heure de souffrance, et lorsqu'il lui semblait que sa nature vive et parfois impétueuse n'avait pas été assez réprimée, elle ne manquait pas de faire d'humbles excuses.

La jeunesse de Sophie s'écoulait ainsi dans la maison paternelle, dans la paix. Une sorte de culte pour l'antiquité, dont son père avait recueilli de très nombreux et riches souvenirs, lui avait été transmis et ses instants de loisir étaient occupés par le soin de ces magnifiques collections. Il y avait en elle le calme et le positif d'un esprit solide, avec la vivacité d'imagination, et un certain enthousiasme d'une nature élevée, recherchant en tout le beau.

Le coeur candide de notre chère enfant avait entendu l'appel divin, mais elle ne savait à quel genre de dévouement religieux elle consacrerait sa vie. Dieu se choisissait dans cette famille bénie des âmes dont il devait être la part d'héritage et le calice enivrant. Les deux soeurs aînées partirent ensemble pour le séminaire des Filles de St-Vincent de Paul. Les Anges de la charité comptent leurs oeuvres de dévouement et de zèle. Sophie comprit alors que son rôle à elle, c'était d'être victime, sa place était au pied de l'autel, sa mission, de se consumer en holocauste toujours fumant pour le salut des pécheurs : c'était le Carmel ! Elle attendit plusieurs années avant de réaliser ce désir, son excellent père ne voulait pas consentir à laisser partir, si jeune encore, cette enfant qui était comme le sourire du ciel sur son intérieur.

Ces années d'attente ne furent pas stériles pour notre chère fille. Elle s'adonna plus que jamais aux exercices de la vie d'union à Notre-Seigneur, et le divin Maître la fit passer par le creuset des plus rudes épreuves. On ne pouvait s'apercevoir de ces luttes intimes, la prière était sa ressource, ainsi que les conseils de son sage et dévoué directeur. Dieu se hâtait de la mûrir.

Deux fois déjà, la pieuse mère de Sophie avait offert à Dieu ce qu'elle avait de plus cher, elle lui aurait encore donné sa plus jeune fille, le sacrifice était plus poignant, les grilles du cloître devaient les séparer, mais sa foi était à la hauteur de ce don héroïque, et avec cette abnégation qu'ont les mères chrétiennes qui comprennent les droits de Dieu sur leurs enfants, elle nous présenta sa chère Sophie.

Le digne prêtre qui la dirigeait, et qui est tout dévoué à notre Carmel, nous avait dit : « c'est une âme, soeur de votre angélique enfant, soeur Louise du Coeur de Marie ; même élévation, mêmes désirs, même voie, » et aujourd'hui nous pouvons ajouter, immolation reçue également du ciel !

Cependant un obstacle invincible s'opposait à l'entrée immédiate de notre postulante, son père ne voulait pas encore donner son consentement. Pressée par la grâce, elle voulut mettre sa vocation sous la protection de la Sainte Vierge, elle fit un pèlerinage à Lourdes. Elle venait de quitter ces lieux privilégiés, lorsqu'un télégramme lui apprend que son excellent père est gravement malade; elle se hâte de revenir à Cambrai, et bientôt après, ce fervent chrétien, entouré de tous ses enfants qu'il bénit, expire, emportant les regrets de tous ceux qui l'avaient connu, et l'estimaient comme un saint.

Quelques mois après, malgré son veuvage récent et sa désolation, la courageuse mère de Sophie la laissait aller au Carmel. L'un de ses frères nous la conduisit. Nous n'oublierons jamais le moment où elle franchit la porte de clôture. La pensée de tous ceux qu'elle aimait tant et qu'elle quittait pour toujours, le souvenir de sa mère surtout, lui fit souffrir une angoisse indicible. La pauvre enfant se jeta dans mes bras, en me disant au milieu de ses sanglots : « vous serez ma mère. »

Elle retrouva aussitôt une famille qui chercha, de toutes manières, à lui adoucir les premiers pas. Dans sa compagne de première communion, elle avait un ange pour la soutenir fortement contre les défaillances d'un coeur aimant et tendre, aux prises avec des sacrifices multiples. « Comment, ma bonne petite soeur, vous pleurez encore, » dit-elle d'un ton résolu à la nouvelle postu­lante, et elle lui fait aussitôt rémunération de tous les avantages qu'elle rencontrera au Carmel.

Ma Soeur Joseph des Anges se mit à tous ses devoirs avec une volonté ferme et constante de prouver à Notre-Seigneur un amour généreux, et de réparer autant que possible les outrages que son Coeur reçoit des pécheurs, dans la Sainte Eucharistie. Elle avait un grand idéal, une parfaite droiture d'âme et l'abnégation d'elle-même ; avec ces éléments, elle était en mesure de fournir une belle carrière religieuse.

Rien d'abord ne lui parut difficile. Calme, simple, vivant du devoir, chérissant l'obéissance, elle cherchait à passer inaperçue, et pensait qu'il en était ainsi, elle se croyait inférieure à toutes, et pourtant, tout en elle attestait les prédilections divines, et sa réponse fidèle aux avances de la grâce. Cependant elle dût bientôt prendre les armes du combat spirituel. La vivacité de l'imagination, et du tempérament, l'amour passionné de la vertu qu'elle eût voulu sans ombre en elle et dans les autres, toutes ces causes, isolées ou réunies, lui suscitaient de temps en temps quelques orages intérieurs. Elle trouvait alors dans l'obéissance lumière et secours.

Deux mois s'étaient à peine écoulés, et la chère enfant, ainsi que beaucoup d'entre nous, fut saisie par l'influenza, mais le mal s'empara d'elle plus fortement, et la laissa plus longtemps abattue, il n'avait cependant aucun caractère alarmant, elle se remit peu à peu, et fut admise à prendre le saint habit, à la joie générale.

Le noviciat de notre chère soeur Joseph des Anges fut ce qu'avait été son postulat. La foi et l'amour de Dieu étaient les principes vivifiants de tous ses actes ; il lui fallait la force d'en Haut pour soutenir des désolations intimes et profondes, des appréhensions de toutes sortes. A ces heures difficiles, si la vivacité du zèle ou du caractère apparaissait trop sensiblement, elle s'en humiliait profondément et reprenait bientôt sa douceur accoutumée. Le détachement religieux tenait une large place dans son travail intérieur, tout s'épurait en s'élevant vers Dieu, dans ce coeur, beau lys d'innocence et de candeur. Avec une vie religieuse ainsi entreprise et menée, il eût semblé que la chère enfant dût parvenir sans entraves au terme heureux de ses désirs : la sainte profession. Mais la croix bénie du Sauveur ne devait pas manquer en cette phase du noviciat, presque toujours si laborieuse.

Des névralgies exerçaient assez souvent sa patience et son courage ; on retrouvait dans d'autres maux les traces de l'influenza. Nous fîmes prendre à notre chère fille les soins nécessaires, nous consultâmes, et les médecins qui l'examinèrent ne trouvèrent aucune affection organique. Notre chère soeur Joseph des Anges était grande et forte, il nous fût même assuré qu'elle pourrait soutenir sans difficulté les austérités de notre Saint Ordre. Néanmoins nous crûmes prudent d'attendre ; et notre chère enfant vit avec beaucoup de peine et de craintes le temps de probation s'allonger de mois qui se suivaient sans lui apporter le Veni de l'Epoux céleste. Enfin il se rendit à ses ardents désirs, et le jour de l'Assomption, dans la joie de son âme, elle se donnait à Dieu. Nous avions contenu son élan jusque là, elle voulait s'offrir en victime de réparation, en union avec Jésus, le Réparateur par excellence. Ne venait-elle pas d'avoir sous les yeux l'exemple tout palpitant encore de notre chère soeur du Coeur de Marie, et au-dessus de notre Carmel, ne voyait-elle pas la bannière du martyre tenue par nos saintes devancières pour la cause de l'Eglise et de la France? Sans avoir cette intention spéciale d'être aussitôt immolée par le divin Sacrificateur, elle n'avait pas mis de bornes dans son holocauste. Le soir même de sa Profession, rayonnante de bonheur, elle nous disait : « mon âme a été remplie dans cette journée de la paix du ciel, j'ai senti vivement que j'étais acceptée. »

Huit jours après, elle fut prise d'une fatigue telle qu'il lui fallut se mettre au lit. Le docteur constata qu'il n'y avait rien d'inquiétant ; cependant une fièvre ardente qui ne devait presque plus la quitter, l'affaiblissait beaucoup et l'infirmerie devint son séjour habituel.

Notre chère fille eut voulu guérir et embrasser vigoureusement toutes nos saintes observances, et sans cesse elle était forcée de refouler ce désir pour acquiescer aux volontés de Dieu.

Un digne prêtre Lazariste lui avait dit : La vie d'une Carmélite, c'est une messe offerte à Dieu. Il importe peu, que ce soit une grand'messe, ou une très courte. Lorsque la consécration est faite, le sacrifice est complet. Ces paroles l'avaient encouragée ; elle aimait à nous les redire.

Notre dévoué et habile docteur employa toutes les ressources de l'art pour la sauver ; il y avait des intermittences qui nous faisaient concevoir de l'espérance, et pendant ces intervalles, notre chère soeur était heureuse de revenir au milieu de nous, de reprendre quelques-uns de nos saints exercices. L'hiver et le printemps se passèrent ainsi. Au commencement de l'été, la réapparition de l'influenza eut encore sur ma soeur Joseph des Anges une funeste influence, elle seule s'en ressentait; des accidents suivirent qui compliquèrent l'état déjà si pénible de notre pauvre enfant, les forces dimi­nuaient sensiblement, et dans le cours du mois de septembre, il se fit une aggravation considérable.

Sans que l'espoir soutint désormais sa constance, notre chère malade acceptait avec soumission les remèdes prescrits, quelque répugnance qu'elle en éprouvât. Elle avait ressenti le déchirement de l'esprit, dans le combat contre soi-même, accompagné du brisement du coeur. La crainte de mourir, la séparation de ce qu'elle aimait, une sorte d'anéantissement moral qui l'empêchait de s'unir à Dieu sensiblement, cette somme de souffrances lui eût fait volontiers s'écrier : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? mais peu à peu, devenue victorieuse de la nature, avec le secours de la grâce, ce fut pour ainsi dire sans effort qu'elle reçut des mains de son Époux crucifié la croix qui la rendait plus conforme à lui.

Que de neuvaines, de messes, de bonnes oeuvres de tout genre furent offertes pour sa conser­vation ! Au mois d'août, sa dévouée soeur voulut faire un pèlerinage de pénitence et de charité à Lourdes, pour conjurer la Vierge Immaculée de guérir sa bien-aimée soeur Joseph des Anges. Des prières ferventes et continuelles s'élevaient en même temps de plusieurs communautés et surtout de notre monastère, vers Notre-Dame de Lourdes, pendant la neuvaine. Il y eut une amélioration notable au dernier jour, mais tout en unissant ses actions de grâces aux nôtres, la chère enfant ne croyait pas que la vie lui serait rendue. Elle n'osait nous le dire dans la crainte de nous affliger, car pendant tout le cours de sa maladie, elle atténuait auprès de nous l'intensité de ses souffrances, elle savait notre profonde douleur de la voir si près de nous quitter.

Aux derniers jours de sa vie, dans un épanchement filial, elle nous dit que le jour où il s'était opéré cette réaction, pendant la sainte communion, elle avait entendu très distinctement que ce n'était pas la volonté de Dieu, qu'elle guérît.

Jamais on n'invoque Marie en vain. Sa bonté de mère qui ne pouvait accorder comme un bienfait cette guérison, obtint à ma soeur Joseph des Anges des grâces précieuses, des dons bien supérieurs. Ses vertus grandissaient chaque jour, nous en étions vivement édifiées. Accablée par la souffrance et peu après animée par une fièvre dévorante, elle demeurait patiente et douce sous la main divine qui achevait de la purifier. D'une obéissance parfaite, elle éprouvait une joie toute surnaturelle de nous être intimement unie, elle cherchait à élever vers Dieu les sentiments de sa belle âme, et en effet, elle se transfigurait. Sa tendresse si vive pour les siens et pour celle qui lui tenait la place de Notre- Seigneur, était comme enveloppée du détachement religieux, de l'oubli de soi. Les encouragements que lui envoyait son admirable mère, pour se soumettre à la volonté de Dieu dans l'épreuve qui pesait sur tous, elle les repassait dans son coeur avec amour et reconnaissance, elle y trouvait de la force et ne permettait pas à la nature de se sensibiliser. L'exquise délicatesse de la charité se faisait jour en toute occasion, mais dans les limites du véritable esprit religieux. Toutefois, la grâce signalée que la Sainte Vierge faisait fleurir alors dans l'âme de son enfant privilégiée, c'était le désir du ciel, un désir immense de posséder celui qu'elle aimait par dessus tout. « C'est extraordinaire, nous dit-elle un jour, je sais où j'en suis, eh ! bien, je n'ai aucune frayeur des jugements de Dieu, ni de la mort. Pourquoi donc s'attrister de ce départ? ajoutait-elle en nous regardant avec affection. Malgré mes nombreux péchés, je suis pleine de confiance ! »

Des crises plus fréquentes et plus douloureuses nous jetaient avec elle dans l'angoisse. Aussitôt que le danger parut, nous lui fîmes donner les derniers Sacrements. Elle les reçut avec joie et une vive reconnaissance de ce puissant secours.

Elle vivait dans l'attente de l'Époux céleste. Plusieurs fois le jour, des syncopes nous faisaient craindre que le moment suprême fût arrivé ; en reprenant connaissance elle nous disait avec gaieté : « Je suis toujours surprise de me réveiller sur la terre. »

Elle avait eu fréquemment la consolation de communier, pendant sa maladie. Notre vénéré Supérieur, qui eut la bonté de lui accorder sa visite paternelle, permit que la grâce du Saint-Viatique lui fut renouvelée plusieurs fois la semaine.

Quelques jours avant sa mort, nous reçûmes la lettre circulaire du Carmel de Monaco, sur le nouveau miracle opéré par la Bienheureuse Jeanne de Toulouse. Nous proposâmes à notre chère soeur de recourir à son intercession. Elle hésita d'abord, il lui en eût tant coûté de rester sur la terre, mais elle ne voulut pas refuser à Dieu cet acte de soumission, et bientôt elle nous dit : « Je ferai, ma Mère, tout ce que vous voudrez. » Nous commençâmes une neuvaine, et sa foi vive lui faisait penser que peut-être nous serions exaucées, elle nous disait avec humilité : « J'avais cependant eu la témérité de croire que j'allais partir au Ciel. » C'était en effet le Ciel qui la réclamait.

Nous ne quittions plus pour ainsi dire notre chère malade, elle ne savait comment nous exprimer sa reconnaissance des soins qui lui étaient prodigués, des consolations dont nous cherchions à entourer ses derniers jours. Le cinq octobre, après quatre heures du soir, nous apercevant qu'elle baissait, nous priâmes M. l'Aumônier de lui donner le Saint-Viatique ; elle le reçut avec piété et bonheur, mais bientôt l'accablement devenant plus grand, elle nous dit avec tristesse : « Je ne puis faire l'action de grâces. » Nous lui répondîmes que nous la ferions avec elle. Nous lui suggérions de temps en temps quelques paroles de gratitude et d'amour envers Jésus-Hostie, elle s'y unissait. Une parfaite quiétude succéda pendant assez longtemps, nous nous tenions en silence et en prière à son chevet, lorsque tout à-coup elle s'écria avec force : Le Ciel ! que c'est beau ! Plusieurs fois, elle répéta cette exclamation avec transport. — Vous avez donc vu le Ciel, mon enfant? — Oui, ma mère, je croyais être au Ciel. Je voyais Notre-Seigneur... qu'il était beau Jésus !... Il avait des vêtements tout blancs, et me recevait dans ses bras. — Et la Sainte Vierge ? — Elle était là aussi, à droite de Notre-Seigneur. — Elle vous souriait ?. — Oui ma mère, saint Joseph était à gauche. — Notre Seigneur ne vous a-t-il rien dit ? - Non, mais j'ai tout compris. — Jésus m'a posé une couronne sur la tête, moi je l'attachais, mais cela n'a duré qu'un instant.» Un peu plus tard, lorsqu'elle poussait quelques soupirs, nous lui demandâmes si elle ne souffrait pas beaucoup — « Oh ! ce n'est rien quand on va au ciel, » répondit-elle aussitôt.

La radieuse espérance dorait de ses rayons immortels, selon l'expression du P. Lacordaire, les dernières heures de cette existence si pure, mais avant que Jésus posât sur sa tête la virginale couronne de ses Épouses fidèles, il fallait qu'elle reçût la couronne suprême des douleurs de l'agonie.

Vers neuf heures du soir, une forte crise s'annonça, et nous aperçûmes les symptômes de la fin. Nous essayâmes de la soulager par des piqûres d'éther, ordonnées par le médecin, elles n'opérèrent que

faiblement ; les soeurs infirmières, plusieurs de nos soeurs du voile blanc et nous, priions avec ardeur pour notre chère enfant agonisante. Après matines, la plus grande partie de la communauté se rendit à l'infirmerie, et joignit ses supplications aux nôtres. Les prières de la recommandation de l'âme lui furent réitérées.

Vers onze heures, notre chère fille devint calme, elle avait sa connaissance ; elle s'unissait de toute son âme aux aspirations de contrition, d'amour et de confiance que nous répétions par inter­valles. Elle offrait à Dieu sa vie, son dernier soupir pour l'Eglise, la France, pour les siens; elle faisait des gestes expressifs, lorsque nous lui faisions renouveler son immolation pour l'amour de Jésus- Hostie ; elle essayait de faire le signe de la croix.

Vers onze heures et demie du soir, cette âme angélique s'envolait dans la patrie qu'elle venait d'entrevoir, elle exhalait doucement son dernier soupir.

Son ange gardien, souriant, venait la prendre pour l'introduire, nous l'espérons, au séjour de la Béatitude, lorsqu'on venait de réciter ces paroles de l'office de Saint-Michel: Je chanterai vos louanges, ô mon Dieu, en la présence de vos Anges. Notre chère soeur allait mêler sa voix à ces choeurs célestes, et chanter sur un mode nouveau, les miséricordes du Seigneur, car toute sa vie avait été un chant d'amour à la sainte volonté de Dieu.

Quelque bien fondées que soient nos espérances, comme le souverain Juge exige d'autant plus de pureté des âmes qu'il veut les placer plus près de son Coeur, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt à notre regrettée soeur les suffrages de notre saint Ordre ; par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis et des six Pater. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec un affectueux respect, Ma très Révérende Mère,

 

Votre humble et dévouée soeur et servante.

SŒUR MARIE DES ANGES

R. C. Ind.

De notre Monastère de l'Annonciation des Carmélites de Compiègne, le 20 octobre 1892.

Nota. — Nous prions nos Révérendes Mères de vouloir bien envoyer leurs circulaires au Carmel de Notre-Dame du Thil, près Beauvais.

 

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