Carmel

20 Mai 1895 – le Mans

 

Ma Révérende et Très-Honorée Mère,

Paix et respectueux salut en Notre Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable, malgré ses rigueurs, nous a imposé de bien douloureux sacrifices en appelant à Lui depuis 18 mois cinq de nos bien aimées Soeurs pour les faire reposer, nous en avons la douce confiance, dans le sein de Dieu.

Il y a quelques jours nous réclamions les suffrages de notre Saint Ordre pour l'âme de notre regrettée Soeur Marie Stanislas, décédée le 20 Avril dans sa 80° année; aujourd'hui nous venons nous entretenir avec vous, ma Révérende Mère, des douces et aimables vertus de cette chère défunte. 

Pure et simple comme la colombe, l'âme de ma Soeur Stanislas ne cessa jamais de chanter le cantique de l'amour et de la reconnaissance, aussi le Divin Maître a-t-il voulu se mani­fester à elle au lendemain de sa résurrection. En la voyant, chacune de nous lui appliquait cette parole de Notre Seigneur : « Bienheureux les coeurs purs parce qu'ils verront Dieu. » En effet, depuis l'humble brin d'herbe jusqu'au Ciel étoile, tout lui parlait de son Bien Aime, tout donnait Jésus à son âme.

Ma Soeur Stanislas reçut le jour dans la pieuse ville de Château-Gontier, d'une famille des plus honorables. « Dieu et le Roi » était sa devise. Guidés par de tels principes, ses grands parents rendirent d'immenses services pendant la tourmente révolutionnaire. Au grand péril de leur vie, ils avaient caché les objets précieux appartenant à la Communauté des Ursulines et leur demeure était souvent le refuge des ecclésiastiques proscrits qui, en secret, exerçaient leur saint ministère. Les Tantes de notre chère Soeur trouvaient dans leur foi robuste le courage de se rendre près des mourants pour les préparer à recevoir le pain des forts, tandis que leur jeune frère se faisait un honneur d'accompagner le prêtre dans ces actes de sublime dévouement.

La paix rendue à l'Eglise ramena le bonheur dans les familles. Demeuré ferme et inébran­lable dans ses convictions, le jeune guide des confesseurs de la foi jouissait de l'estime de tous et avait conservé les relations les plus honorables ; Dieu bénissait son union et déjà trois enfants étaient la joie de son foyer, lorsque vint au monde notre chère petite Adèle Félicité, qui reçut le saint Baptême quelques heures après sa naissance, dans l'Eglise Paroissiale de Saint-Jean.           

Gaie, douce, très aimante, la chère enfant grandissait entourée de l'affection de sa famille dont elle faisait le charme. Un jour, (elle avait alors 4 ans), une de ses Tantes dit à Mme L... sa mère : « Quel aimable caractère que celui d'Adèle; quel dommage qu'elle ne soit pas plus jolie!...« Et l'enfant de répondre :« Si j'étais plus jolie, je ne serais peut-être pas si mignonne. »

Les quatre petites Soeurs firent leur éducation chez les Révérendes Mères Ursulines qui étaient heureuses de prodiguer leurs soins à de si charmantes enfants ; elles avaient ainsi l'occasion de témoigner leur reconnaissance à cette digne famille.

La petite Adèle ressentit vivement la privation des caresses maternelles, mais la raison ayant pris le dessus elle s'attacha à ses Saintes Maîtresses et leur garda jusqu'à la mort le plus reconnaissant et affectueux souvenir.

Admirablement préparée par ces bonnes Mères, elle lit sa première communion dans des dispositions angéliques ; son coeur si affectueux s'épancha dans une pieuse poésie dont vous me permettrez, ma Révérende Mère, de vous citer quelques lignes :

Jésus, je veux dès mon enfance Vous choisir pour unique Époux, Répondez à ma confiance Un jour en m unissant à vous, Je ne veux chercher sur la terre Qu'à vous plaire, ô divin Jésus, Exaucez mon humble prière Dans mon coeur mettez vos vertus.

Aux chauds rayons du soleil de Justice, ce beau Lys venait de s'entrouvrir; Jésus, l'Epoux des Vierges, l'avait marqué de son sceau divin. Désormais cette âme privilégiée s'orientera du côté du Ciel et nous la verrons pendant sa longue carrière l'objet constant des prévenances et des caresses de son Divin Epoux.

Cependant l'heure de l'épreuve approchait pour cette famille si heureuse, si unie ; la mère tendre et dévouée qui en faisait le bonheur succombait, emportée par une maladie qui la minait depuis longtemps.

A cette occasion la jeune Adèle rentra sous le toit paternel et ce fut inondée de ses larmes qu'elle dit adieu à son cher couvent. Avant d'en franchir le seuil elle voulut se consacrer à la Sainte Vierge; à l'exemple de notre illustre Réformatrice elle la choisit pour sa Mère et lui confia son avenir.

Ses deux aînées, anges de vertus, ne négligèrent rien pour développer en leurs jeunes Soeurs les germes précieux que Jésus y avait déposés. Chacune cherchait sa voie : Pauline, la troisième, qui aimait le monde, devint plus tard une vertueuse mère de famille.

Un instant la jeune Adèle sembla vouloir suivre son exemple; aimable, sympathique, douée d'une jolie voix, elle était recherchée dans les salons et avec une parfaite simplicité s'amusait beaucoup. Déjà il était question d'une union avantageuse ; elle priait même à cette intention, mais les Anges, témoins de ses premières aspirations, veillaient sur elle et, la couvrant de leurs ailes, éloignaient tout ce qui aurait pu ternir l'éclat de son beau lys.

Sa dévotion à la Reine du Ciel était restée profonde dans son âme. Un soir de Mai, elle était aux pieds de sa Souveraine, très occupée de ses projets d'avenir : tout à coup elle se sentit profondément recueillie ; fleurs, lumières, tout disparut à ses yeux. Elle resta long­temps plongée dans sa contemplation. Lorsqu'elle se releva, le Jésus de sa première communion avait réclamé ses droits et repris sa place dans son coeur : désormais la lutte était finie, Adèle voulait être à Dieu pour toujours.

Le monde l'avait séduite un instant, mais semblable aux jeunes Hébreux de Babylone, elle sortait de la fournaise sans avoir rien perdu de sa blancheur. La petite colombe, envolée un instant de son doux nid, n'avait pas trouvé où poser son pied virginal ; déployant alors ses ailes, elle secoua la poussière du chemin et s'élança de nouveau dans une atmosphère plus sereine. Elle avait alors 22 ans.

Une retraite donnée par le R. Père Gottereau, Missionnaire Diocésain, lui révéla tout entière la volonté de Dieu : ce bon Père lui délara qu'elle devait quitter le monde et se consa­crer au Seigneur dans l'Ordre du Carmel. A la fin de la retraite la jeune convertie se posa carrément vis-à-vis de ses amies et embrassa un genre de vie très sérieux ; elle se livra môme à des austérités qui n'étaient pas toujours guidées par la prudence. Mais comment suivre l'appel de Dieu? Son père lui refusait son consentement... Elle dut, la chère enfant, attendre trois années entières. La mort de Monsieur L... devait seule lui donner sa liberté.

Malgré les brisements de son coenr, elle s'arracha sans retard à la tendresse de ses tant aimées Soeurs ; conduite par Mlle Marie, sa chère aînée, elle vint frapper à la porte de notre solitude et y fut reçue par Notre bonne Mère Aimée de Jésus, notre vénérée Fondatrice, de douce et sainte mémoire. Elle prit le nom de Marie-Stanislas, nom qui convenait admirablement à sa ferveur. Dès le premier instant la jeune Postulante se sentit dans son élément ; tout la ravissait dans la Religion. Simple, aimable, joyeuse, dévouée, elle était partout un lien de paix, aussi se fit-elle de suite aimer et apprécier de ses Mères et Soeurs qui furent heureuses de lui voir revêtir les saintes livrées du Carmel.

Son bon Ange, Soeur Eléonore de Saint-Pierre, l'entourait de ses délicates attentions ; ensemble elles parlaient du bonheur d'être à Dieu, des saintes joies de la vie religieuse : ainsi se formèrent entre l'Ange et le Tobie des liens spirituels que la mort n'a pu ni briser ni affaiblir. Ma Soeur Stanislas était au comble de ses voeux : elle avait trouvé le Ciel sur la terre. Oraison, Office divin, travail, fatigues, privations, tout était un aliment à sa ferveur. En récréation elle surabondait de joie et portait cette disposition môme dans ses directions.

Notre vénérée et prudente Mère Aimée de Jésus un peu effrayée d'une voie si consolée avait peine à croire qu'il ne se rencontrât jamais quelques petits cailloux sur la route de son enfant. Dans le but de l'aider à s'ouvrir elle la questionnait et ne réussissait qu'à provoquer une nouvelle explosion de bonheur. Parfois, pour l'éprouver, elle se montrait mécontente et un peu incrédule ; la pauvre Novice allait alors en pleurant trouver son Ange qui se chargeait de rassurer la chère Prieure, et le rayon de soleil un instant éclipsé reparaissait plus brillant que jamais dans cette âme candide.

Ce fut dans ces dispositions qu'elle arriva à l'époque de sa Profession. Jamais voeux ne furent prononcés avec plus d'allégresse, jamais donation ne fut plus complète ; désormais l'Epouse était livrée aux divins caprices de son aimante La chère Soeur l'avait compris et dans sa douce ivresse elle avait écrit à la suite de ses saints voeux : « Oui, mon aimante, amour pour amour ».

L'engagement fut sans retour de part et d'autre. Jésus ne permit jamais à la sécheresse et aux intimes délaissements d'envahir cette âme. S'il s'éloignait un instant et se dérobait « derrière le treillis », sa fidèle amante, empruntant; les soupirs de l'Epouse des Cantiques, l'obligeait à. revenir les « cheveux et les doigts chargés de la suave rosée de la grâce ».

Notre chère contemplative trouvait ses délices à lire les Fioretti de Saint François d'Assise. A son exemple la nature lui servait d'échelon pour monter vers Dieu ; elle chantait son bon­heur au Ciel et à la terre, à la fleur et aux oiseaux; souvent elle invitait ces derniers, par de gracieuses poésies, à bénir leur Créateur. A l'école du Séraphique de l'Alverne elle s'essayait avec Frère Léon à trouver et à goûter la Joie parfaite dans les petites épreuves et déceptions de la vie ; pendant sept ans elle fit son examen particulier sur ce sujet, afin d'arriver à posséder tellement son âme que ses souffrances ne fussent connues que de Dieu seul et de sa Mère Prieure, les voilant pour tout autre sous un calme sourire.           

Cette âme si parfaitement humble et candide ne pouvait comprendre comment la Commu­nauté avait daigné l'admettre dans son sein ; aussi, se dévouer était pour son coeur un impé­rieux besoin. Jésus et sa Communauté furent les deux amours de sa vie, elle les fit toujours marcher de pair, ou plutôt la chère Soeur les confondit dans un même acte d'immolation qui ne finit qu'avec son existence.

Sous l'empire de cette profonde reconnaissance envers Dieu et ses Mères notre jeune Professe, ma Révérende Mère, se donna à tout avec entrain et sans réserve. Le choeur avait naturellement ses préférences ; elle y dépensait avec bonheur sa jolie voix. Bien qu'elle ne sût pas le latin, elle en comprenait assez le sens pour entretenir sa piété.

A la récréation elle se montrait modeste et réservée ; sa conversation était intéressante et saintement joyeuse; elle se prêtait avec la même simplicité à faire part de ses joies intimes ou à raconter des histoires du passé.

Successivement employée dans les divers Offices de la maison elle les remplit avec intelligence et succès. Silencieuse, prévenante, amante zélée de la régularité et de la sainte pau­vreté elle répandait autour d'elle le parfum de ses douces vertus.

Mais ma Révérende, de même que les métaux les plus précieux n'acquièrent leur pureté qu'au contact du feu, de même l'âme de notre, bien aimée Soeur devait se purifier et s'assou­plir dans le creuset de la souffrance. Jusqu'ici elle avait offert à son Jésus l'or de sa chanté et l'encens de sa prière, mais ce divin Epoux voulait qu'elle y joignit la myrrhe de la souffrance.

Pendant ces quelques années écoulées depuis sa Profession, sa belle santé lui avait permis de donner largement à Dieu tout ce qu'il lui demandait, mais l'heure allait sonner où Lui-même serait le Sacrificateur : ma Soeur Stanislas fut atteinte d'une grave et douloureuse maladie ; grâce aux soins qui lui furent prodigués par la Révérende Mère Eléonore, alors en charge elle se remit assez pour reprendre notre sainte Règle, mais elle en conserva des infirmités qui firent de sa vie un véritable martyre. Sujette à de continuelles migraines elle passait ses nuits sans sommeil assise sur sa dure paillasse, sans aucun appui pour sa tète souffrante, ce qui ne l'empêchait pas de reprendre chaque matin sa vie de dévouement. Cependant tout travail appliquant devint impossible à ses yeux fatigués et désormais la chère Soeur dut être employée dans les Offices actifs.

Dans tous elle laissa le souvenir de son esprit de foi et de son aimable charité. Provisoire, elle était remplie d'attentions pour chacune, prévenait les besoins de nos chères Soeurs du voile blanc, les encourageait dans leurs fatigues et les aidait au besoin.

Dans l'office si délicat de Portière, ma Soeur Stanislas se fit remarquer par sa grande régularité. Vraie mère pour nos chères Soeurs Tourières, elle cultivait leurs âmes avec soin; de plus, elle se montrait si pieuse, si simple, si compatissante avec les personnes du monde que son départ du Tour fut un véritable deuil.

Elle le quitta pour devenir première Infirmière ; c'est là, ma Révérende Mère, que nous verrons notre chère Soeur Stanislas, pendant vingt ans, déployer les ressources de son incom­parable et ingénieuse charité. Oubliant ses propres souffrances, personne ne poussa plus loin les attentions, les délicatesses, le mépris de son corps et de ses aises que ne le fit notre chère Soeur. Ne comptant jamais avec la fatigue, elle approchait toujours ses malades ou ses bien- aimées infirmes avec son bon sourire, leur donnant vraiment Jésus, par sa paix et sa sérénité, sachant à l'occasion relever leur moral par un mot de Dieu, les distraire et les soulager par les mille inventions de sa charité.

Toutes ces occupations ne distrayaient nullement notre chère Soeur de ses amoureux colloques avec l'amant ; elle faisait tout avec Lui et pour Lui, et conserva dans un âge déjà avancé toute la fraîcheur et la naïveté de sa jeunesse. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de vous en citer un trait.  Un jour étant allée laver du linge au bassin du jardin, elle laissa échapper son savon qui de suite coula au fond de l'eau ; désolée, elle cherchait le moyen de le rattraper quand les Vêpres vinrent à sonner : que faire ?... Enfin l'amour de la régula­rité l'emporta ; elle confia le morceau de savon à son bon Ange et se rendit au Choeur ; l'Office terminé elle revient au bassin. Quelle n'est pas sa surprise de voir le savon, parfaitement intact, flotter sur l'eau ; elle le saisit et dans l'élan de son amour et de sa reconnaissance le porta à sa vénérée Prieure : ensemble elles louèrent le Seigneur.

Lorsque les forces de notre bien-aimée Soeur ne lui permirent plus de remplir l'office de première Infirmière, elle accepta comme une faveur la charge de soigner une bonne Mère complètement paralysée, Vous dire, ma Révérende Mère, les industries vraiment maternelles de ma Soeur Stanislas pour soulager cette, chère infirme est impossible, Dieu seul en a le secret. Que ne fit-elle pas surtout pour tenir son moral en éveil et ta distraire pieusement 1... Dans ce but elle avait composé de ravissants couplets pour offrir à Dieu chacune des actions de la journée; elle les chantait avec sa vénérée malade qui, grâce à cette atmosphère de piété, conserva assez de lucidité pour se confesser et communier jusqu'à la fin de sa vie.

Lorsqu'elle fut nommée Sous-Prieure, notre chère Soeur se trouva dans son centre ; très habile dans la science des Rubriques, elle n'était jamais embarrassée et savait prévenir toutes les difficultés. Son âme si pieuse s'abreuvait à longs traits aux sources sacrées de la Sainte Écriture et des Pères de l'Eglise ; dans ces saintes occupations le temps lui paraissait trop court et pendant les récréations son coeur était heureux de déverser de sa surabondance dans celui de ses Mères et Soeurs.

Nous ne vous avons point encore parlé, ma Révérende Mère, du brisement de coeur imposé à notre chère Soeur par l'éloignement de notre très aimée et vénérée Mère Eléonore, de pieuse mémoire, sacrifice partagé par toute la communauté, mais ressenti par ma Soeur Stanislas d'une manière d'autant plus douloureuse que des liens particuliers et bien légitimes unis­saient ces deux âmes. Notre digne Mère appelée à consolider l'établissement de l'un de nos chers Carmels y resta neuf ans, puis, réclamée par tous nos coeurs elle revint au milieu de nous et pendant trois ans Dieu nous accorda la grâce de jouir de sa sage direction. Ma Soeur Stanislas qui lui avait été donnée comme Sous-Prieure eut la consolation de prodiguer ses soins affectueux et dévoués à sa bien-aimée Prieure, alors extrêmement souffrante, et de lui rendre quelque peu les bons offices qu'elle en avait reçus dans sa jeunesse religieuse. Ce bonheur fut, hélas ! de peu de durée : la bonne Mère dut repartir achever son oeuvre et le dévoué Gardien comprit que cet adieu était sans retour. Que de souffrances intimes dans ce coeur si bon, si reconnaissant, que de soupirs exhalés au pied du divin Tabernacle ! Cependant la chère Soeur Stanislas fut à la hauteur de l'épreuve et, pour la gloire de son aimante, sut faire géné­reusement le sacrifice demandé. Elle s'attacha de coeur à l'oeuvre de sa bonne Mère et aima d'une spéciale tendresse le jeune Carmel fruit de tant de larmes !...

Notre vénérée ancienne se faisait une grande fête de sa Jubilation ; la Communauté se réjouissait de témoigner à cette aimable Soeur amour, reconnaissance et vénération ; tout était disposé pour rendre la fête aussi complète que possible, .mais Notre-Seigneur, jaloux sans doute de l'âme qu'il s'était réservée, manifesta sa volonté : trois fois le jour fut fixé, et trois fois la mort vint entraver nos projets. Devant cette intervention divine, Monseigneur Labouré, alors Evêque du Mans, nous conseilla d'abandonner nos joyeux projets et de nous borner purement à la fête religieuse.

Malgré ses nombreuses infirmités, notre chère Soeur eut la consolation de suivre notre sainte Règle jusqu'aux dernières années de sa vie et d'y ajouter beaucoup d'oeuvres de sub­rogation ; toutes ses Mères Prieures, pour lesquelles elle fut toujours une fille soumise et dévouée, eurent à la modérer dans ses pieux excès, et jusqu'à son dernier jour elle eut peine à renoncer sur ce point à ses vues particulières et à comprendre que parfois l'obéissance vaut mieux que le sacrifice.

Toutefois, ma Révérende Mère, l'esprit de foi était admirable en cette bonne ancienne ; nous étions profondément touchée de sa fidélité à demander les moindres permissions et surtout de la candeur avec laquelle elle nous ouvrait son âme, nous consultant sur toutes choses avec la simplicité d'une Novice.

Dans ce même esprit de foi elle savait se prêter à tout et prenait toutes les formes. Elle aimait beaucoup nos petites fêtes de famille et y contribuait largement en mettant au service de chacune les dons qu'elle avait reçus de Dieu. Après avoir chanté son Jésus dans les abaissements de la crèche elle le chantait encore sous la forme de son Pasteur.

Dans ces circonstances ses pauvres doigts endoloris par un rhumatisme articulaire retrou­vaient assez de souplesse pour faire éclore de fraîches fleurs ou de délicats buissons sur lesquels se balançait le petit oiseau chargé de redire à sa Mère Prieure et sa reconnaissance et son amour.

Nos chères Postulantes et Novices avaient une part toute particulière dans ses prières et dans son affection ; elle aimait à leur parler du bonheur de la vie religieuse, des joies réser­vées aux âmes généreuses et se montrait heureuse de les voir marcher vaillamment dans la voie du saint renoncement et des sacrifices.

Nous avons déjà été trop longue et cependant, ma Révérende Mère, que de choses nous aurions encore à vous dire de notre Vénérée Soeur, de ses dernières années marquées plus que jamais du sceau de la souffrance. Toute courbée sous le poids des ans et surtout des infir­mités, elle se rendait encore l'une des premières aux heures de Communauté et lorsque nous voulions modérer son zèle elle nous suppliait, les larmes aux yeux, de lui laisser cette suprême consolation, nous assurant qu'une seule chose la faisait souffrir : « sa lâcheté au service de Dieu en présence des besoins si pressants de l'Eglise et de la France. »

Il y a cinq ans, frappée d'une attaque de paralysie, elle tomba, se cassa le col du fémur et demeura de longs mois sur son lit de douleurs. Cependant, grâce à son énergie et aux soins dévoués dont elle fut entourée, elle se rétablit et à l'aide de béquilles, qu'elle maniait avec une rare dextérité, elle parvint à descendre les escaliers, ce qui lui permettait de venir à tous les exercices de Communauté. Son bon ange la soutenait assurément dans ses périlleuses ascensions qui nous faisaient frémir. Pendant la Semaine Sainte, notre chère infirme eut la consolation d'assister à nos longs et pieux offices et de chanter avec nous le joyeux Alléluia qui allait si bien à son âme.

La prévision d'un nouvel accident nous obligeait à faire toujours accompagner notre vail­lante infirme. Désirant lui adoucir cet assujettissement nous avions donné pour suppléante à nos chères Soeurs infirmières, toujours si dévouées, une soeur souffrante, habitant elle- même l'infirmerie et très aimée de ma Soeur Stanislas ; néanmoins, la délicatesse de son coeur, qui craignait toujours d'occasionner un surcroît de fatigue à ses soeurs, lui rendait cette dépendance très pénible et nous étions souvent obligée de lui redire cette parole du Maître à Saint-Pierre : « Lorsque vous étiez jeune vous vous ceigniez vous-même et vous alliez où vous vouliez, mais lorsque vous serez vieux, un autre vous ceindra et vous mènera où vous ne voudriez pas. » C'était là pour cette âme ardente le sacrifice du soir!.... Le dernier épi qui devait compléter sa gerbe!...

Le 20 avril notre bien aimée Soeur s'était levée à 4 heures et demie ; après avoir fait son Oraison et dit ses petites Heures, elle venait de faire la Sainte Communion à l'Oratoire des infirmes lorsqu'à la fin de son action de grâces elle fut foudroyée par une nouvelle attaque. Nos chères Soeurs Infirmières la transportèrent dans sa cellule d'infirme. Monsieur notre Aumônier, toujours si dévoué, lui donna de suite la sainte absolution, le Sacrement des mou­rants et lui conféra l'Indulgence in articulo mortis : elle avait encore sa connaissance et semblait prier ; deux fois elle répéta : « O Paradis, Paradis avec Jésus ! » Ce furent ses dernières paroles, elle entra dans un doux repos et semblait ne plus rien entendre des bruits de la terre....

Vers deux heures, la Communauté réunie récitait les prières du Manuel lorsque notre chère Soeur poussa deux légers soupirs : sans aucun effort son âme avait brisé ses liens et s'était élancée vers son Bien Aimé.

Cette mort si douce était bien l'écho de la vie de notre Vénérée Soeur Marie Stanislas. Ne semble-t-il pas, Ma Révérende Mère, que Jésus est venu Lui-même chercher sa fidèle Épouse, encore tout empourprée de son sang Divin et la récompenser ainsi de tous les sacrifices qu'elle s'était imposés pour ne manquer jamais aucune communion. Ah ! elle pouvait bien dire, cette bien aimée Soeur, avec le Roi Prophète : « Comme le cerf altéré soupire vers l'eau des fon­taines, de même mon âme a soif de vous, ô mon Dieu ! » ou avec l'Epouse des Cantiques : « Je dors mais mon coeur veille!... J'entends la voix de mon Bien Aimé qui frappe à ma porte!... Il m'appelle, Il m'invite, Il s'incline vers moi!... »

Le 22, Monsieur l'Archiprêtre de Notre-Dame de la Couture, assisté de son clergé eut la bonté de chanter la Messe de Requiem et de conduire, entouré de quelques ecclésiastiques de la ville et des Très Révérends Pères Capucins et Jésuites, notre vénérée défunte à sa der­nière demeure.

La famille était représentée par le neveu de notre chère Octogénaire qui au nom de tous venait rendre à sa bien aimée Tante le suprême témoignage de sa respectueuse vénération.

Nous avons la douce confiance que, conviée aux Noces Éternelles par Jésus Lui-même notre très regrettée Soeur Marie Stanislas a été favorablement accueillie de son Divin Époux; cependant comme il faut être si pur pour le contempler face à face, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce, une com­munion de votre pieuse Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'Indulgence des six Pater, un Te Deum d'action de grâces et quelques invocations à la Sainte Vierge, à Sainte Thérèse, à Saint Jean de la Croix et à tous les Saints de notre Ordre, objets de sa spéciale dévotion ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans le Sacré-Coeur de Jésus, avec un profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante,

SŒUR MARIE ALPIIONSINE R. C. ind.

De notre Monastère de Jésus-Médiateur et de l'Immaculée-Conception des Carmélites du Mans, ce 20 Mai 1805.

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