Carmel

20 mai 1891 – Carpentras

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et respectueux salut en Notre Seigneur Jésus-Christ.

 

Le 31 janvier dernier, nous sollicitions les suffrages de notre Saint Ordre pour notre vénérée et regrettée Mère Marie-Elisabeth-Céleste Thérèse-de-Jésus, prieure de notre Communauté. Nous venons aujourd'hui vous tracer, quoique bien imparfaitement, les principaux traits de sa sainte vie. Il faudrait une plume plus habile que la nôtre pour donner une idée exacte du mérite de celle que nous pleurons et dont le souvenir fait l'édification de toutes les personnes qui l'ont connue. Notre chère Mère était dans la 72e année de son âge et la 45e de sa vie religieuse.

 

Un mois environ après la mort de notre regrettée défunte, nous avons trouvé dans ses papiers un billet dans lequel elle nous demande avec de grandes instances de ne lui faire de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre Saint Ordre. Ne pou­vant nous résoudre à réaliser le voeu de son humilité et ne voulant pas non plus prendre sur nous la responsabilité d'une détermination contraire à ses intentions, nous avons consulté des voix autorisées qui nous ont engagées à ne pas ensevelir dans le silence des exemples de vertu qui ont laissé parmi nous de si doux souvenirs ! Notre bien aimée Mère dont le coeur était si bon, si maternel, nous pardonnera d'avoir dérogé à ses humbles désirs pour donner satisfaction à notre piété filiale.

Notre chère Mère naquit à Sorgues, localité importante de notre diocèse, d'une famille chrétienne et distinguée. Elle fut la plus jeune de huit enfants et ce ne fut peut- être pas sans quelque dessein secret dé la Divine Providence qu'elle reçut au Saint Baptême le nom de Céleste, car cette âme d'élite fut semblable à ces fleurs toujours fermées du côté de la terre pour s'épanouir du côté du ciel.

Notre petite Céleste grandissait sous les regards vigilants de ses respectables parents dont elle faisait la joie par ses grâces enfantines et même par ses innocentes espiè­gleries. Douée d'un coeur aimant, d'un caractère docile et quelque peu enjoué, elle était aussi l'objet de l'affection de ses frères et soeurs, et voulant à son tour leur donner les témoignages de la plus fraternelle tendresse, elle s'efforçait de ne jamais les con­trarier en rien, pas même lorsque dans leurs jeux quelquefois opposés à ses goûts ils soulevaient contre elle quelques petites difficultés, auxquelles elle était loin de demeurer insensible. Notre future carmélite, alors âgée de 5 où 6 ans, préludait à son insu à la vie de renoncement qui devait plus tard la distinguer dans le cloître.

Nous avons dit, ma Révérende Mère, que la petite Céleste était l'objet de l'affection de tous les siens ; mais elle était particulièrement chère à ses grands parents qui lui donnaient en toutes occasions des témoignages de la plus tendre sollicitude. Sa grand'mère, femme d'un grand mérite et d'une piété exemplaire, se l'adjoignait ordinai­rement dans l'accomplissement de ses pieux devoirs et prenait un singulier plaisir à l'initier à ses petites pratiques de dévotion, développant ainsi les heureuses dispositions qu'elle avait remarquées chez sa petite-fille, qui se portait instinctivement vers les choses de Dieu. La jeune enfant prévenue de la grâce ne pouvait que profiter à cette école, elle puisa dans les enseignements de sa grand'mère les éléments de cette piété solide et éclairée qui ne se démentit jamais un seul instant. Le Divin Maître, jaloux de la beauté de cette âme qu'il voulait élever à une haute perfection, déposait en elle le germe de la vertu d'humilité qui devait en être le fondement et la base, et à l'âge où les enfants connaissent à peine le nom de cette sublime vertu, Céleste commençait à en produire des actes : nous n'en citerons qu'un petit trait en passant. Son grand- père, comme nous l'avons dit, ma Révérende Mère, avait pour elle une tendresse qui se traduisait par la plus bienveillante sollicitude; quelquefois aussi il arrêtait sur sa petite-fille des regards de complaisance et laissant alors déborder le trop plein de son coeur, il lui prodiguait les témoignages de son affection dans les termes les plus élogieux, ce qui affligeait la jeune enfant d'une manière si sensible qu'elle ne pouvait s'empêcher de laisser paraître sa peine; elle disait alors naïvement à son grand-père : Assez, bon-papa, assez, assez !

Céleste fit sa première éducation dans la maison paternelle avec ses frères; quelque temps avant sa première communion elle fut mise en pension à Avignon. Nous avons peu de détails sur les années qu'elle passa dans cette maison d'éducation, nous savons seulement qu'à l'époque dont nous parlons, l'aimable enfant commençait à manifester sa compassion et son amour pour les pauvres. Il y avait dans la maison du pensionnat une issue par laquelle on pouvait facilement se soustraire à la vigilance des maîtresses : un jour, nous ne savons trop comment, la jeune pensionnaire fit la connaissance d'une pauvre femme qui demandait l'aumône ; l'occasion était trop favorable à ses desseins pour la laisser échapper, l'heure du goûter et la porte provi­dentiellement découverte furent indiquées à la pauvre femme qui ne manquait pas de se rendre avec une assiduité remarquable. Céleste continua ainsi pendant quelque temps à se priver de son modeste repas pour soulager l'indigence de sa chère protégée ; mais un jour sa pieuse fraude parvint à la connaissance de ses maîtresses, on la lui interdit. Il y avait plusieurs années que la pieuse élève édifiait le pensionnat lorsque ses respectables parents l'en retirèrent. Ils la mirent alors en pension à Aix en Provence, chez une pieuse demoiselle qui avait à cette époque un pensionnat florissant. Dans cette sainte maison les jeunes filles recevaient une édu­cation aussi religieuse que distinguée. Céleste n'oublia jamais les bonnes impressions qu'elle y avait reçues. Plus tard, devenue religieuse, elle aimait à nous entretenir dans nos récréations des souvenirs édifiants qui se rattachaient à ses dernières années de pension. Elle conserva aussi pour sa digne maîtresse, dont elle avait su apprécier le mérite, l'estime et la vénération qu'elle lui avait vouées dans le trop court délai qu'elle avait passé sous sa direction.

Une ancienne amie de Mademoiselle Céleste, aujourd'hui abbesse d'un Monastère de Capucines, nous écrit à son sujet les lignes suivantes : Le séjour de ma sainte amie chez Mademoiselle Aube ne fut pas long, mais il suffit pour laisser les traces des vertus qui présageaient la future religieuse ; elle était un type de modestie, on respirait auprès d'elle un parfum de pureté dont on se sentait embaumé, et partout reluisaient en sa personne les qualités qui distinguent la pieuse pensionnaire et la rendent le modèle du pensionnat. Sa fidélité au devoir, la douceur de son caractère, ses manières affables et distinguées, lui attiraient l'estime de ses compagnes. Elle ne fit jamais la moindre peine à aucune.

Son éducation terminée, Mademoiselle Céleste rentrait au sein de sa famille dont elle était tendrement aimée et qu'elle savait si bien payer de retour ; elle s'oubliait elle-même pour se faire tout à tous, aussi se conciliait-elle l'estime et l'affection de toutes les personnes qui l'approchaient ; celles qui étaient attachées à son service l'aimaient et la respectaient comme une mère et la jeune maîtresse avait pour elles les attentions les plus délicates, et avec ce tact dont elle avait le secret, elle les amenait quelquefois à leur faire partager ses petites pratiques de dévotion. Au nombre de ces dernières, était une jeune fille qui lui était dévouée entre toutes. Elle avait remarqué que lorsque les veilles se terminaient au foyer pour aller prendre le repos delà nuit. Mademoiselle Céleste prolongeait ses prières jusqu'à une heure un peu avancée, puis lorsqu'elle croyait que sa fidèle T... était endormie, elle entrait silencieusement dans sa chambre, faisait un grand signe de croix sur son lit avec de l'eau bénite et se re­tirait aussi doucement qu'elle était entrée.

L'esprit de piété que nous avons remarqué en Mademoiselle Céleste dès sa plus tendre enfance avait grandi sous l'influence d'une éducation sérieuse et chrétienne ; elle conservait soigneusement les pieuses pratiques du pensionnat, parmi lesquelles la récitation du Psautier de la Sainte Vierge par Saint Bonaventure tenait le premier rang ; elle ne s'en dispensait jamais ; cette dévotion lui fut si chère que lorsqu'elle eut le bonheur de franchir les portes du Carmel, elle demanda et obtint la permission de continuer cet acte de piété envers Marie notre bonne Mère jusqu'à sa profession.

La dévotion au Saint Scapulaire fut aussi une de ses dévotions favorites ; porter le saint habit de Notre Dame du Mont-Carmel était pour elle le plus sûr préservatif contre les dangers du monde auxquels elle était sans cesse exposée, aussi ne le quittait-elle jamais, et lorsque bien des années après devenue religieuse, cédant à un profond sentiment d'humilité et se jugeant indigne de la grâce de la vocation, elle se demandait comment Notre Seigneur avait pu fixer sur son âme ses regards de prédilection ; elle attribuait cette faveur insigne à la protection de la Vierge du Carmel qui avait voulu la récompenser de sa fidélité à porter ses saintes livrées. La pieuse jeune fille continuait à répandre autour d'elle la bonne odeur de Jésus-Christ. La prière faisait ses délices, le saint exercice de la présence Dieu avait pour elle des attraits particuliers ; elle nous racontait quelquefois qu'elle dévorait à cette époque tous les livres qui pouvaient l'initier aux pratiques de la vie intérieure avec une sorte d'avidité spirituelle : c'était, en effet, vers ce but que tendaient toutes les aspirations de son âme. Les ouvrages de Monsieur Boudon avaient surtout ses préférences ; aussi lorsque dans le cours de sa vie religieuse, la charge importante de maîtresse des novices lui fut confiée, le souvenir du grand bien qu'elle avait retiré de ces pieuses lectures la portait à mettre à la disposition de ces jeunes âmes ces pages précieuses d'où découle une nourriture toute céleste.

Mademoiselle Céleste vivait heureuse et tranquille, entourée de l'affection de tous les siens ; toutefois, ce n'était point dans le tumulte du monde qu'elle devait poursuivre le travail de sa sanctification. Le Divin Maître l'appelait à une vie plus parfaite, elle entendit sa voix ; mais il ne lui fut pas donné d'y répondre avec l'empressement qu'elle aurait souhaité. Prévoyant les obstacles que sa vocation rencontrerait au sein de sa famille, elle attendit l'époque de sa majorité pour faire à son père sa première ouverture à ce sujet. Ce coup inattendu le blessait dans ses plus chères affections : ni les larmes, ni les nombreuses sollicitations de sa fille bien aimée ne purent l'amener à condescendre à ses désirs ; il demeura inflexible. Devant un refus si formel, elle crut que l'heure du sacrifice n'avait point sonné et, se confiant en la Divine Providence, elle se remit avec une nouvelle ardeur à ses pratiques de piété, gardant au fond de son coeur l'intime conviction qu'elle pourrait un jour réaliser ses désirs, ce qui n'eut lieu toutefois qu'après une attente de plusieurs années, c'est-à-dire lorsque Mademoiselle Céleste eut fermé les yeux aux auteurs de ses jours. Qui pourrait dire ce qu'eut à souffrir dans ce long intervalle cette âme dont toutes les aspirations étaient dirigées vers la solitude du cloître ! Obligée de se trouver en contact continuel avec le monde auquel elle avait dit au fond de son coeur un éternel adieu, notre jeune aspirante à la vie religieuse endurait un véritable martyre ; elle nous racontait qu'à cette époque, la mort étant sur le point de ravir un petit ange à l'affection de sa famille, rien ne fut capable de l'éloigner du berceau de l'enfant à qui elle donnait ses commissions pour le ciel, en lui confiant le secret de sa vocation dans l'espoir que sa prière serait assez puissante sur le Coeur de Jésus pour lui obtenir la grâce qu'elle sollicitait depuis si longtemps.

Devenue libre par la mort de ses parents. Mademoiselle Céleste songea sérieusement à suivre son attrait pour la vie religieuse. Il restait cependant encore une difficulté à surmonter. Jusqu'ici le Carmel avait seul absorbé ses pensées, et l'idée que la faiblesse de sa complexion ne serait peut-être pas en harmonie avec l'austérité de nos règles ne s'était même pas présentée à son esprit ; mais au moment de prendre une résolution décisive, la crainte d'être dans la suite exposée à retourner en arrière la détermina à faire l'essai d'un genre de vie qui fût mieux en rapport avec ses forces. Elle sollicita son admission parmi les Religieuses Sacramentines de notre ville à titre de postulante. Ces dignes religieuses lui firent l'accueil le plus sympathique, elles ne tardèrent pas à reconnaître les excellentes qualités de ce sujet d'élite. Sa piété,

sa modestie, son amour pour l'adoration, sa parfaite régularité, tout dénotait la beauté de son âme et parlait en faveur de sa vocation. Mademoiselle Céleste se plaisait beaucoup dans cette sainte maison, elle s'y serait fixée si elle n'avait eu pour l'enseignement une répugnance insurmontable. Après quelques mois d'épreuve, elle dut faire connaître à la Révérende Mère Supérieure l'éloignement qu'elle éprouvait pour l'enseignement. Une pareille difficulté dans une maison d'éducation devenait un obstacle contre lequel il n'y avait pas à délibérer. La bonne Mère Supérieure n'eut pas de peine à le persuader à la jeune postulante. Elle fit donc non sans peine le sacrifice de cette sainte communauté qu'elle aimait déjà d'une affection bien sincère et pour laquelle elle conserva toujours le meilleur souvenir. Ce fut à cette époque que Mademoiselle Céleste vint frapper à la porte de notre petit Carmel. Nos vénérées Mères reconnurent bientôt, à travers les signes d'une vocation solide, le mérite exceptionnel de ce sujet distingué. Après quelque délai exigé par la prudence, l'heureuse prétendante fut admise à l'épreuve et, le 18 décembre 1846, elle franchissait les portes de l'arche sainte sous le nom de Thérèse de Jésus.

Dès le début de sa vie religieuse, ma Soeur Thérèse de Jésus se montra ce qu'elle fut toute sa vie. Douce et prévenante envers ses compagnes, elle les excitait à la vertu moins par ses paroles que par ses exemples. Sa ferveur, sa régularité, son esprit de recueillement lui donnaient un ascendant auquel on ne pouvait se soustraire, elle ne se prévalut Jamais de ses avantages et son mérite était d'autant plus apprécié qu'elle était plus soigneuse à le cacher sous le voile de l'humilité. Notre Seigneur voulant sans doute récompenser son humble servante de sa fidélité à le suivre dans les âpres sentiers de la vertu, fut prodigue à son égard de ses divines consolations. L'oraison, la solitude, le silence faisaient ses délices ; son âme se dilatait dans la possession du bonheur après lequel elle avait si longtemps soupiré. Sa santé, jusque-là frêle et délicate, se fortifia si bien qu'elle put porter en tous points le poids de nos saintes observances pendant 38 ans, y ajoutant même souvent des pénitences de surérogation. Après les épreuves ordinaires, la fervente novice fut admise à la prise d'habit et à la profession, à la grande satisfaction de la communauté. Jusqu'ici ma Soeur Thérèse de Jésus aurait pu s'écrier avec le Roi-Prophète : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux » ; elle avait on effet savouré toute la douceur des célestes consolations ; mais il ne devait pas en être toujours ainsi, les joies du Thabor devaient être suivies de l'immolation du Calvaire. Le Divin Maître qui avait si libéralement comblé de ses dons cette âme qu'il voulait posséder uniquement, semblait n'attendre que le moment où elle lui appartiendrait totalement par des liens indissolubles pour la clouer à la croix et la faire boire à longs traits à son calice d'amertume. A dater de ce moment, il devint pour elle un époux sévère et le ciel n'eut plus à son égard que des rigueurs apparentes. Les peines intérieures, les épreuves de tout genre vinrent à la fois fondre sur elle, son âme était comme broyée sous la main divine dont le poids se faisait si rigoureusement sentir et ce martyre intérieur ne devait finir qu'avec la des­truction de la victime. Quelquefois au plus fort de l'orage elle se plaignait amoureu­sement à son céleste époux : Seigneur, lui disait-elle, vous m'avez trompée ; mais après avoir ainsi exhalé sa peine devant Dieu, s'élevant au-dessus d'elle-même avec cette grandeur d'âme qui la caractérisait et prenant un nouvel essor à travers tous les obstacles, elle continuait à se montrer vaillante et généreuse à son service.

 

Ma Soeur Thérèse de Jésus remplit successivement les offices de lingère, fleuriste, provisoire, portière et sacristine. Elle s'acquitta de ces divers emplois avec la perfec­tion qu'elle apportait à toutes choses. Son esprit de dépendance était remarquable ; survenait-il un arrangement à faire dans ses offices, elle ne l'entreprenait jamais sans avoir consulté ses Mères Prieures, se faisant un devoir d'entrer dans leurs intentions jusque dans les moindres détails. Son dévouement était sans bornes, elle ne s'épargna jamais; plus d'une fois cependant ses forces furent sur le point de trahir son courage; mais elle se roidissait énergiquement contre elle-même et trouvant ainsi dans la vigueur de l'esprit le moyen de réagir contre la faiblesse du corps, elle allait toujours sans tenir compte des réclamations de la nature. L'office de sacristine lui fut particu­lièrement cher entre tous, elle trouvait dans les saintes occupations qu'il fournit un aliment pour sa foi et sa piété. Il était vraiment édifiant de voir son respect et sa révérence pour tout ce qui touche au culte des autels. Par une pieuse industrie elle avait trouvé le moyen de se procurer des parfums qu'elle plaçait tout près du linge devant servir au Saint Sacrifice, afin d'en faire hommage au Dieu de l'Eucharistie, s'estimant heureuse de pouvoir ainsi lui donner un petit témoignage de son amour.

Quelques années après sa profession, ma Soeur Thérèse de Jésus fut élue à la charge de 1" dépositaire. Les qualités précieuses dont elle était douée la rendaient particulièrement apte à remplir cet emploi : elle s'acquitta de ses nouvelles fonctions avec le dévouement et l'intelligence qu'on pouvait espérer. Bonne et obligeante envers toutes ses Soeurs, elles recevaient toutes l'accueil le plus sympathique lors­qu'elles s'adressaient à elle pour les choses qui concernaient son office. Infatigable dans son dévouement, elle trouvait le moyen d'alléger le fardeau à ses Mères Prieures qui pouvaient compter sur elle toujours et à toute heure, elle était toujours prête non seulement à exécuter leurs volontés, mais elle se faisait un devoir de les prévenir en tout.

Parmi les occupations et les sollicitudes qui accompagnent toujours les charges dans lesquelles ma Soeur Thérèse de Jésus poursuivit sa carrière de dévouement pendant trente-et-un ans, elle marcha d'un pas toujours égal vers le but qu'elle s'était proposé. Le soin des choses extérieures ne l'empêchait point de travailler activement à l'oeuvre de sa sanctification, aussi ne négligeait-elle aucun des moyens qui pouvaient lui en assurer le succès. Tout servait d'aliment à sa céleste ardeur, les peines inté­rieures, les délaissements, les épreuves, les contrariétés étaient les degrés mystérieux qui l'aidaient à faire ses ascensions vers les monts escarpés de la perfection religieuse qu'elle ne perdit jamais de vue.

L'esprit éminemment religieux de notre chère Soeur Thérèse de Jésus lui donnait au plus haut point l'amour de nos saintes observances ; les plus petites avaient à ses yeux une grande importance, elle n'en négligeait aucune, son exemple était un sti­mulant qui nous excitait à marcher sur ses traces. Plus tard, devenue prieure et maîtresse des novices, elle aimait à ramener notre attention sur ce point et elle n'était jamais plus heureuse que lorsqu'elle pouvait constater que nous avions profité de ses conseils et que nous avions été fidèles à les mettre en pratique.

Son grand esprit de foi lui faisait voir Dieu dans ses Supérieurs ; sa haute estime pour l'autorité dont ils étaient revêtus se traduisait dans les moindres occasions.

 

Nous étions saisies d'un profond sentiment d'édification quand nous étions témoins de l'attitude respectueuse qu'elle tenait en leur présence, lorsqu'elle avait quelque communication à leur faire ou quelque permission à leur demander. De ce grand esprit de foi découlait la perfection de son obéissance, elle agissait simplement sans jamais se permettre la plus petite réflexion sur ce qui lui était commandé. Sa volonté se confondait dans celle de ses Supérieurs qu'elle considérait comme l'expression vivante de celle de Dieu même, de là cette facilité avec laquelle elle faisait le sacrifice de ses vues personnelles pour se conformer en tout à celles de ses Supérieurs. Elle avait un culte pour celles qui par leurs charges lui représentaient l'image de l'autorité divine. Elle considérait une parole tombée de leurs lèvres comme une chose sacrée.

Sa mortification égalait son obéissance : les jeûnes au pain et à l'eau, les veilles prolongées, les disciplines extraordinaires, les instruments de pénitence lui étaient familiers; elle portait la pratique de cette vertu si nécessaire à l'âme religieuse jusque dans les plus petites choses : avouons cependant que ma Soeur Thérèse de Jésus eut à surmonter sur ce point des difficultés qui eussent déconcerté un courage moins magnanime ; mais si elle eut à soutenir de rudes combats, elle remporta aussi d'éclatantes victoires, nous croyons pouvoir affirmer qu'elle ne fut jamais vaincue.

Son amour pour la sainte pauvreté s'étendait à tout, il se manifestait en toute occasion, tout ce qui était à son usage portait le cachet de cette belle vertu. Les vêtements vieux et- usés avaient ses préférences, elle était industrieuse à nous per­suader que c'étaient ceux qui lui convenaient le mieux et ce n'était pas sans peine que nous parvenions à les lui changer quand ils étaient hors de service ; quand nous lui proposions un échange de ce genre, elle nous répondait : Oh ! cela peut servir encore, je préfère mes vieux serviteurs.

Ma Soeur Thérèse de Jésus terminait la troisième année de sa charge de dépositaire lorsqu'elle nous fut donnée pour Mère. Cette élection fut le sujet d'une grande joie et une source de bénédictions pour la Communauté, mais elle fut une rude épreuve pour l'humilité de notre bien aimée Mère, qui s'estimait si heureuse de vivre sous le joug de l'obéissance qu'elle ne pouvait se résoudre à se courber sous le redoutable fardeau de la supériorité. Il ne fallut rien moins qu'un ordre de l'autorité supérieure pour lui faire accepter le poids de la responsabilité. Dieu seul a pu compter les actes qu'elle dut faire pour se mettre à l'accomplissement de ses nouveaux devoirs si contraires à ses inclinations, mais pour lesquels elle avait des aptitudes exception­nelles. Revenue de ses premières émotions et craignant d'ailleurs de s'opposer aux desseins de la Divine Providence en résistant à la volonté de ses Supérieurs, notre chère Mère se soumit humblement malgré ses répugnances. En acceptant la croix de la main du Divin Maître, elle se résolvait à la porter généreusement à sa suite quoi­qu'il dût lui en coûter. Trop éclairée pour se faire illusion sur l'importance de ses nouvelles obligations, elle en comprit d'abord toute l'étendue et s'y adonna toute entière avec le plus parfait oubli d'elle-même. Douce d'une haute intelligence, d'un coeur qui savait compatir à toutes les peines, d'une prudence et d'une sagesse remar­quables, notre bonne Mère, sans même paraître se douter des trésors qu'elle possé­dait, les dépensait avec le plus grand désintéressement pour le bien spirituel et tem­porel de la communauté, qu'elle aimait au-delà de toute expression. C'est ainsi qu'en contribuant au développement de l'oeuvre de Dieu dans la mesure de ses forces, elle laissait remonter à leur source les dons précieux qu'elle avait reçus du Ciel. Qui pour­rait dire ce qu'elle fut pour nous toutes et pour chacune de nous en particulier ! A l'exemple de Saint Paul, elle se faisait tout à tous pour gagner tous les coeurs et les conduire à Jésus, aussi trouvions-nous tour à tour en elle une Mère tendre et dévouée, une soeur, une amie, un guide et un appui. Elle partageait nos joies et nous aidait à sanctifier nos peines, il n'y en avait aucune qui ne fit écho dans son coeur si bien fait pour les comprendre. Connaissant par sa propre expérience les épreuves crucifiantes par lesquelles Notre Seigneur se plaît quelquefois à faire passer ses élus, c'était surtout lorsqu'elle avait à soutenir une âme dans l'affliction qu'elle déployait toutes les res­sources de sa charité pour lui adoucir l'amertume de son tourment et l'encourager à ne point se laisser vaincre par les difficultés du chemin. En semblables circonstances, ses paroles étaient remplies d'une onction toute céleste et elles agissaient avec d'au­tant plus d'efficacité que ses exemples donnaient à ses enseignements une force irré­sistible ; nous n'avions, en effet, qu'à jeter les yeux sur notre bonne Mère dans les moments d'épreuve pour connaître la ligne de conduite que nous avions à tenir, nous étions sûres de ne point nous égarer en marchant sur ses traces. L'humilité et la charité faisaient souvent le sujet de ses entretiens. La charité, nous disait-elle, est le lien qui cimente l'union des coeurs dans une sainte communauté. Sa vigilance à éloigner de nous tout ce qui aurait pu la blesser tant soit peu nous établissait dans une sorte d'impeccabilité volontaire, rien ne lui était agréable comme la fidélité cons tante dans la pratique de cette vertu sublime que le Divin Maître recommandait lui- même à ses apôtres. Cet esprit de charité lui donnait, pour sa famille religieuse, une sollicitude qui s'étendait à tout. Les malades étaient surtout l'objet de ses attentions les plus délicates ; son coeur si bon, si maternel se faisait un devoir de leur procurer toutes les consolations qui étaient en son pouvoir. Elle veillait soigneusement à ce que les infirmières suivissent les prescriptions du médecin jusque dans les plus petits détails, leur recommandant souvent de ne point se lasser dans l'exercice de leur dévouement envers les membres souffrants de Notre Seigneur.

Quant à l'humilité, elle était plus encore dans son coeur que sur ses lèvres. Ses exhortations, il est vrai, revenaient souvent sur ce sujet inépuisable; mais ses exem­ples avaient infiniment plus d'éloquence que ses discours. Nous pouvons dire que, parmi les vertus qui ont distingué notre chère Mère dans la vie religieuse, l'humilité a tenu le premier rang, nous pourrions même ajouter qu'elle en a porté la pratique à un degré héroïque. En toutes circonstances elle était prête à s'humilier, disparaître et s'effacer avec la meilleure grâce du monde, si bien qu'on aurait pu supposer qu'elle agissait naturellement en tout cela et qu'elle n'avait aucune difficulté à surmonter sous ce rapport. Son grand désir de maintenir en vigueur parmi nous les saintes pratiques d'une vertu qui lui était si chère, lui faisait dire que si dans la suite des temps nous venions à oublier les sentiments qu'elle nous inspirait sur une matière de cette importance, quand bien même elle nous aurait précédées dans l'éternité, elle nous ferait entendre à travers la poussière du tombeau ces paroles qui revenaient si souvent sur ses lèvres : humilité, humilité !

A la fin de son Triennat, notre bonne Mère lut à nouveau élue dépositaire. Au comble du bonheur d'être rentrée dans les rangs, elle reprit avec un saint empresse­ment ses habitudes de dépendance et de simplicité, se soumettant pour toutes choses aux décisions de sa Mère Prieure et ne se dispensant jamais de lui demander ses plus petites permissions avec autant d'humilité qu'aurait pu le faire une jeune novice. Elle jouit pendant six ans des avantages de cette vie d'obéissance qu'elle appréciait par­dessus tout; mais, après ce temps qu'elle sut si bien mettre à profit pour se retremper dans les exercices de la vie intérieure, elle dut reprendre le gouvernement de la Com­munauté dont elle ne devait plus être déchargée que le temps exigé par nos constitu­tions. La charge de Prieure lui fut imposée jusqu'à six fois à diverses reprises, et notre chère Mère, toujours égale à elle-même, tut aussi toujours à la hauteur de sa mission. Aussi admirable dans son dévouement qu'elle l'était dans son humilité, ennemie de tout ce qui approche de l'égoïsme dont elle n'aurait pas même voulu entendre pro­noncer le nom, elle se sacrifiait avec une facilité étonnante, passant les nuits à faire sa correspondance lorsque les occupations de la journée ne lui en avaient pas laissé le loisir. Elle avait coutume de dire que, dans la vie religieuse, il fallait bannir de partout le moi humain pour n'avoir en vue que le bien général de la communauté.

Dans le courant de l'année 1872, l'idée d'une fondation à Jérusalem nous tut suggérée. Ce projet paraissait fabuleux : il fallait, pour parvenir à le réaliser, surmon­ter des difficultés de toutes sortes, car si pour l'ordinaire la croix est le signe qui dis­tingue les oeuvres de Dieu, celle-ci ne pouvait manquer de porter ce sceau divin. Notre bonne Mère ne se déconcerta point ; avec cette prudence et cette sagesse qui accom­pagnaient toutes ses démarches et son inébranlable confiance en Dieu, elle parvint heureusement à écarter tous les obstacles. La fondation fut conclue. Dieu sait au prix de quels sacrifices ! mais sa gloire y était intéressée, c'en était assez pour impo­ser silence aux sentiments de la nature qui ne pouvait penser aux déchirements d'une prochaine séparation sans éprouver un tourment indicible. Après le départ de nos chères Mères fondatrices, qui fut pour nous le sujet d'un sacrifice dont Dieu seul a pu mesurer l'étendue, notre chère Mère exerça la charge de maîtresse des novices, sans préjudice de ses devoirs de Prieure, devenus plus importants au début d'une fondation à laquelle elle fut toujours entièrement dévouée. Son esprit de sagesse et de discernement se révélait surtout dans la direction de ces jeunes âmes qu'elle cultivait avec soin, s'appliquant à développer le travail de la grâce selon la portée d'esprit de chacune. Elle usait de ménagements envers celles qui étaient encore faibles, les conduisant pas à pas dans les sentiers de la perfection religieuse, pen­dant qu'elle exigeait de celles qui étaient plus avancées une fidélité plus grande et des efforts plus soutenus.

L'esprit de piété qui animait notre chère Mère se manifestait surtout lorsqu'elle était en présence du Très Saint Sacrement, envers lequel elle avait une dévotion spéciale. Aussi se préparait-elle avec le plus grand soin à la réception du Corps adorable de Notre Seigneur et, pour se disposer plus saintement à cette grande action, elle lui offrait les dispositions de la Très Sainte Vierge au moment où s'ac­complissait en elle le mystère de l'Incarnation. Dans les heures d'adoration qu'elle passait au pied du Tabernacle, comme dans les heureux moments qui suivaient la sainte communion, elle aimait à répéter ces paroles de Saint Thomas : Mon Seigneur et mon Dieu ; puis, entrant plus avant dans les sentiments de ce grand Apôtre qui avait eu le bonheur de voir et de toucher les plaies glorieuses du Sauveur ressuscité, elle se prosternait avec lui à ses pieds pour lui faire la plus touchante protestation de sa foi et de son amour. Cette pieuse pratique lui était devenue si familière qu'elle aimait à nous en entretenir quelquefois, faisant ainsi passer dans nos âmes les sen­timents dont elle était si vivement pénétrée. « Je n'ai rien de meilleur à dire à notre bon Maître lorsque je le reçois, nous disait-elle ; c'est toujours là mon premier salut, » et, sans lui en demander davantage, nous comprenions facilement que c'était là aussi son attitude ordinaire aux pieds de Notre Seigneur. C'était auprès de Jésus Hostie que notre chère Mère puisait l'amour de la solitude et du silence. Si par devoir elle était obligée de se donner à chacune de nous et de sacrifier ses attraits, elle avait soin de se faire au-dedans d'elle-même une solitude inaccessible à tout autre qu'à Dieu. Nous avons trouvé dans ses papiers une note relative à ce sujet. Nous la repro­duisons textuellement:

« O Jésus, faites-moi la grâce d'être toujours unie à vous comme vous l'êtes avec votre Père ; que je vous porte gravé dans mon coeur. Reconnaissant par le secours de votre grâce que le silence est le fondement de la vie intérieure, je me propose avec votre assistance de le garder avec le plus d'attention qu'il me sera possible.

Je le garderai le dimanche pour honorer le silence de la Très Sainte Trinité qui se contemple et régit le monde dans le silence ;

Le lundi, pour honorer le silence du Verbe dans le sein de son Père ;

Le mardi, pour honorer le silence du Verbe dans le sein de sa Très Sainte Mère ;

Le mercredi, je me tiendrai unie à mon bien aimé Jésus dans la maison de Naza­reth, unissant mon silence au sien et mes adorations à celles qu'il rendait continuel­lement à la majesté de Dieu son Père ;

Le jeudi, je voudrais pouvoir m'enfermer avec lui dans le Tabernacle pour le prier de m'offrir avec lui à Dieu son Père. Je garderai le silence avec le plus de fidélité qu'il me sera possible pour honorer celui qu'il garde dans sa prison d'amour.

Je le garderai le vendredi pour honorer celui qu'il garde devant ses juges ;

Le samedi, pour honorer sa sépulture. »

 

La réparation était aussi un but vers lequel notre bien aimée Mère nous invitait à tendre avec elle, c'était toujours avec attendrissement que nous étions témoins de l'expression de souffrance et de tristesse que prenait sa physionomie lorsque nous apprenions que Notre Seigneur, dans l'adorable Sacrement de nos Autels, avait été l'objet de quelque profanation ! Nous comprenions mieux alors la vivacité de la foi et la force de l'amour qui agissaient si puissamment dans cette grande âme ; nous nous sentions en quelque sorte pressées d'unir nos actes de réparation aux siens, afin de dédommager ensemble le Dieu de l'Eucharistie des outrages dont il est abreuvé.

Vraie fille de notre Séraphique Mère Sainte Thérèse, dont elle portait si dignement le nom, notre chère Mère possédait aussi son esprit ; elle était animée d'un grand zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes qu'elle aurait voulu sauver à tout prix ; elle saisissait adroitement toutes les occasions pour nous engager à travailler avec ardeur pour une si noble cause qui est la fin essentielle de notre saint état. Plus elle appro­chait du terme de son existence, plus sa soif de voir s'étendre le règne de Dieu deve­nait insatiable. L'affaiblissement de la foi lui causait une peine bien sensible, elle sou­haitait que ce flambeau lumineux fût porté dans les contrées lointaines afin que les peuples assis dans la région des ombres de la mort fussent éclairés par ses célestes rayons. Dans ce but, elle nous exhortait fréquemment à faire monter vers le Ciel nos prières et nos sacrifices afin d'obtenir le recrutement et la sanctification des ministres des Autels, dont la mission spéciale est de porter la connaissance et l'amour de Jésus à ces pauvres âmes qui sont privées de l'aimer parce qu'elles n'ont pas le bonheur de le connaître. Elle s'offrait chaque jour à Dieu à cette intention pendant le Saint Sacrifice de la Messe. Peu de jours avant de quitter l'exil, elle nous disait avec sa simplicité ordinaire : J'ai mis depuis quelque temps l'Adveniat regnum en tête des demandes que je fais à Notre Seigneur pendant l'élévation. A l'exemple de notre Mère Sainte Thérèse, elle s'estimait heureuse de porter le titre glorieux de fille de l'Église. Les épreuves de cette épouse bien aimée du Christ retentissaient profondément dans son coeur, elle savait bien que cette épouse immaculée triompherait toujours malgré la rage de ses ennemis, la fermeté de sa foi appuyée sur les promesses de Notre Seigneur lui en donnait l'assurance, et tous les efforts de l'Enfer ne pouvaient lui ravir l'espérance de la voir sortir victorieuse de ses longs et terribles combats ; mais cette consolation ne devait pas, hélas ! lui être accordée sur la terre, l'heure de la délivrance de l'Auguste Captif, que notre chère Mère appelait de toute l'ardeur de ses voeux, ne devait sonner pour elle que dans l'éternité.

Depuis quelques années la santé de notre chère Mère s'affaiblissait d'une manière sensible, nous remarquions avec anxiété ce dépérissement progressif et nous l'enga­gions avec toutes les instances possibles à prendre le repos et les soulagements que réclamait son état ; mais le plus souvent nos sollicitations étaient vaines. En semblables circonstances, elle ne se croyait point obligée d'accéder à nos désirs, dans la crainte de trop accorder à la nature, elle se refusait sans pitié les petits adoucisse­ments qui ne lui paraissaient absolument nécessaires et la grande sévérité qu'elle exerçait sur elle-même ne lui permettait pas de juger favorablement sa propre cause. Avec ce courage viril qui l'accompagna du berceau à la tombe, elle faisait des efforts surhumains pour suivre les exercices du choeur et satisfaire sa dévotion pour l'office divin, il fallait qu'elle fût dans un état d'impuissance complète pour se dispenser de le réciter en communauté et même en ce dernier cas elle le disait toujours à genoux. Peu à peu son état devint plus alarmant ; sa faiblesse excessive, accompagnée de fréquents accès de fièvre et d'un dégoût complet pour toute espèce de nourriture, nous inspirait les plus vives inquiétudes ; notre chère Mère tâchait de les dissiper en nous assurant qu'elle ne souffrait pas et qu'elle était tout simplement sous l'influence des infirmités de la vieillesse. Plusieurs années se passèrent ainsi dans des alternatives de mieux et de plus mal, lorsque l'hiver dernier elle tomba tout à coup dans un état d'épuisement qui ne nous laissa plus d'espoir de la voir revenir en santé. Nos craintes n'étaient que trop fondées, bientôt de violentes crises de suffocation vinrent confirmer nos appréhensions. Notre chère Mère ne pouvait plus faire aucun mouvement, ni prendre la plus légère nourriture, sans tomber aussitôt dans un état d'affaissement à nous faire pitié. Parmi toutes ces souffrances elle fut admirable de patience et de ré­signation, sa plus grande peine était de se voir privée d'observer notre sainte règle dans toute sa rigueur ; mais en cela comme en tout le reste, elle adorait les desseins cachés de la divine Providence et s'y soumettait humblement. Cependant les crises de suffocation devenaient plus fréquentes, bientôt elles se succédèrent presque sans interruption. Le repos du lit lui devint intolérable et notre chère malade se vit con­trainte à passer les jours et les nuits dans un fauteuil. Sa faiblesse extrême lui rendant cette, position très pénible, nous lui exprimions quelquefois nos regrets de n'avoir pas de meilleur lit de repos à lui offrir, sa réponse invariable était qu'il ne fallait pas nous inquiéter de cela et qu'elle s'y trouvait très bien. Le 21 janvier, notre chère Mère passa la journée dans une grande agitation, il ne se produisit pourtant aucun symptôme qui pût faire prévoir le malheur dont nous étions menacées. Le soir, pendant la récréation, une de nos Soeurs l'aida à monter à sa cellule où elle espérait pouvoir reposer un peu. Après avoir fait ses petites prières de dévotion, elle dut regagner son fauteuil ovi notre chère Soeur infirmière l'arrangea de son mieux avec les attentions et la délicatesse qu'inspirent la charité et la piété filiale. Après Compiles, nous allâmes la voir ; elle nous dit qu'elle ne souffrait pas, mais qu'elle était très agitée, nous lui fîmes prendre quelques petits calmants qui ne produisirent aucun effet. Nous re­tournâmes prendre de ses nouvelles après Matines, toujours même agitation, notre chère malade nous assura de nouveau qu'elle n'était pas mal et qu'elle commençait à se sentir prise par le sommeil. Sur ses instances réitérées, nous dûmes nous retirer nous-même pour prendre un peu de repos ; nous avions l'intime conviction que la nuit serait bonne et nous apporterait une journée plus calme pour le lendemain. Dieu en avait disposé autrement. Le lendemain dès le réveil, nous nous empressâmes d'aller nous informer comment elle avait passé la nuit. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque, en entrant dans sa cellule, nous la trouvâmes affaissée à terre sans mouvement ni connaissance ! elle était frappée d'une congestion cérébrale. Nous étions altérées! à l'instant la Communauté fut réunie auprès d'elle, les sanglots retentissaient dans sa pauvre cellule pendant que nous lui prodiguions nos soins les plus dévoués. Le froid était rigoureux, les chemins impraticables. Nos bonnes soeurs tourières durent se frayer une voie à travers la neige et le verglas pour aller préve­nir Monsieur l'Archiprêtre de notre paroisse, notre vénéré Père confesseur extraordi­naire, du danger qui menaçait notre chère Mère ; il arriva en toute hâte et lui admi­nistra immédiatement le sacrement des mourants, au milieu des larmes de ses enfants désolées. Monsieur notre bon docteur; qui nous prodigue ses soins avec le plus entier dévouement, arriva presque en même temps. Il attendit la fin de la cérémonie pour constater la gravité de l'état de notre chère malade ; dès qu'elle fut terminée, il prescrivit les remèdes les plus énergiques pour essayer de la rappeler à la vie ; quelques instants après nous remarquâmes quelques légers mouvements qui nous firent espérer une prompte réaction, peu à peu le mieux s'accentuait, la connaissance revenait, et environ 2 heures après, lorsque notre bon Père confesseur eût célébré le Saint Sacrifice, notre chère malade se trouvait assez bien pour se confesser et recevoir le Saint Viatique ; elle reçut cette précieuse faveur dans les meilleures dispositions. Lorsque toutes les cérémonies furent terminées, notre bon Père confesseur ordinaire, éloigné de la ville de la distance d'une lieue environ, arriva pour confesser la Communauté poussé par une secrète inspiration, car il ignorait complètement le terrible événement qui venait de se passer parmi nous. Il visita notre chère Mère avec sa bonté ordinaire et ne cessa de lui donner des preuves de son paternel dévouement pendant les quelques jours que dura sa maladie. Tout paraissait aller pour le mieux, Monsieur notre bon docteur était satisfait et calmait nos appréhensions, il renouvela ses visites pendant trois jours après lesquels il nous rassura complément au sujet de l'accident survenu et nous dit que notre chère malade était hors de danger.

 

Nous commencions d'ouvrir nos coeurs à l'espérance, hélas ! l'illusion ne devait pas être de longue durée. Le dimanche 25, notre chère Mère exprima le désir de voir toute la Communauté réunie à l'infirmerie pendant l'heure delà récréation. Dans la crainte que le bruit ne lui apportât un surcroît de fatigue, nous attendîmes la seconde demi- heure pour nous rendre à son invitation, elle paraissait impatiente de nous voir et nous envoya notre bonne Soeur infirmière pour nous rappeler que c'était l'heure de monter ; elle nous reçut avec de grandes démonstrations de joie, nous interrogeant successivement les unes après les autres et nous disant à chacune un mot de sympathie ; son regard maternel se reposait sur chacune de nous avec un air de com­plaisance dont nous n'oublierons jamais le souvenir. Nous lui demandâmes si le bruit ne la fatiguait pas: Oh ! non, pas du tout, répondit-elle, je suis très bien, je n'ai qu'un peu d'oppression. Nous nous retirâmes satisfaites avec l'espérance et presque la cer­titude de la revoir bientôt au milieu de nous.

A peine avions-nous quitté l'infirmerie que notre chère malade fut prise d'un profond assoupissement qui nous parut le signe précurseur d'une nouvelle congestion, nous fîmes part de nos craintes à Monsieur notre docteur qui prescrivit des remèdes pour prévenir un nouvel accident, mais cette fois ce fut sans succès, notre Mère bien aimée avait achevé sa course dans l'immolation et le sacrifice. Notre Seigneur voulait la récompenser de ses longs et pénibles labeurs. Le lundi 26, une pneumonie se déclarait avec les symptômes les plus alarmants. Dès lors l'infirmerie se transforma en un pieux oratoire d'où s'élevaient sans cesse vers le Ciel nos supplications et nos larmes pendant que nous donnions tour à tour à notre vénérée malade les soins les plus tendres et les plus affectueux.

Notre bon Père confesseur extraordinaire, qui avait renouvelé plusieurs fois ses visites dans le cours de sa maladie, vint le mardi matin lui apporter à nouveau les secours de son ministère ; il lui renouvela la grâce du Saint Viatique et l'application des indulgences de l'Ordre. Notre chère Mère fit sa profession de foi et demanda pardon à la Communauté dans les termes les plus touchants, nous fondions en larmes, bientôt celle qui méritait si bien l'affection que nous lui avions vouée allait nous être ravie! La mort accomplissait son oeuvre de destruction, notre chère malade avait sa parfaite connaissance sans avoir la facilité d'exprimer ses pensées ; nous compre­nions qu'elle s'unissait à nos prières sans qu'il nous fût possible d'entendre aucune parole distincte ; la nuit du mardi au mercredi se passa presque toute entière dans ce saint exercice ; quand nous nous arrêtions un instant, nous lui demandions si elle voulait que nous recommencions à prier, elle nous répondait toujours par un signe affirmatif. A 3 heures du matin, l'agonie commença, elle fut longue et doulou­reuse, nous récitâmes les prières du Manuel qui furent suivies de celle du Saint Rosaire, envers lequel notre chère mourante avait une très grande dévotion. A 7 heures, nous comprîmes que l'heure de la séparation allait sonner, nous lui renou­velâmes les prières des agonisants, et quelques instants après, trois légers soupirs nous annoncèrent que sa belle âme s'était envolée dans le sein de Dieu. Il était 7 heures et 3/4, la Mère Sous-Prieure, nos Soeurs infirmières, nos Soeurs du voile blanc et nous présentes, la Communauté était au choeur pour réciter les petites heures. Gom­ment vous dépeindre, ma Révérende Mère, les déchirements de nos coeurs à ce mo­ment suprême! Quelle scène émouvante lorsque la Communauté, revenue à l'infirmerie immédiatement après l'office, ne trouva plus que les restes inanimés de notre Mère bien aimée !!! Dieu seul a pu connaître l'amertume de notre douleur et l'immensité du sacrifice qu'il nous a demandé. Veuillez prier pour nous, ma Révérende Mère, afin que nous baisions avec amour la main divine qui s'est si rigoureusement appesantie sur nous.

Notre Vénérée Mère avait à peine exhalé son dernier soupir, que son visage prit une expression toute céleste ; un attrait irrésistible nous retenait auprès de cette couche funèbre où elle paraissait dormir d'un doux et paisible sommeil. Le lendemain, ses traits s'altérèrent sensiblement, ils conservèrent néanmoins ce reflet de pureté et de modestie qui fut toujours son cachet distinctif.

Un nombreux clergé, parmi lequel figurait avec honneur les dignes fils de Saint- Dominique, se fit un pieux devoir de donner à notre regrettée défunte, un témoignage de sa sympathie, en accompagnant sa dépouille mortelle à sa dernière demeure. Les prières liturgiques adressées au Ciel par ce concert de voix sacerdotales en faveur de celle qui avait toujours eu un si grand respect pour les cérémonies de l'Eglise, auront sans doute attiré sur son âme les plus abondantes bénédictions du Coeur de Jésus. Que ces vénérables ecclésiastiques veuillent bien recevoir ici l'expression de notre vive gratitude pour la part qu'ils ont prise à notre douloureuse épreuve et l'intérêt qu'ils nous ont témoigné.

Nous avons la douce confiance que notre chère Mère aura été accueillie favorable­ment par son Céleste Epoux qu'elle a tant aimé sur la terre ! Cependant, comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire joindre aux suffrages déjà demandés une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Vix Crucis et de six Pater, une invocation au Sacré Coeur de Jésus, à Notre-Dame des Sept-Douleurs, à Notre Saint Père Saint Joseph, à Notre Mère Sainte Thérèse, à Notre Père Saint Jean de la Croix, et un Laúdate, en action de grâces de sa vocation. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire avec un religieux et profond respect,

Ma Révérende Mère, De votre Révérence

 

La très humble Soeur et Servante,

Soeur Louise-de-Jésus.

R. C. Ind.

De notre Monastère de notre Père Saint Joseph, de notre Mère Sainte Thérèse, des Carmélites de Carpentras, le 20 Mai 1891.

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