Carmel

20 mai 1890 – Vienne

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

La veille de l'Ascension, le bon Maître nous a imposé un bien grand et bien douloureux sacrifice, en rappelant à lui, à l'âge de 54 ans 6 mois, et de religion 34 ans 5 mois, notre bien-aimée et très honorée Mère, Julie-Christine-Marie-de-l'Immuaculée-Conception, professe de notre cher Carmel d'Aix.

Nous avons la douce confiance que Notre-Seigneur a attiré à lui cette chère âme, pour lui faire partager sa gloire, au jour où le ciel entier célèbre l'anniversaire de son entrée triomphante au séjour des élus.

Cette pensée adoucit nos regrets.

Notre très regrettée Mère était d'Aix en Provence; elle appartenait à une famille plus distinguée encore par sa foi et sa piété, que par sa noblesse. Son vertueux et si digne père, magistrat de cette ville, lui fut ravi de bonne heure. Notre bonne Mère n'avait que 10 ans lorsque Dieu lui imposa cet immense sacrifice, elle le sentit plus vivement que les enfants de son âge; c'est que la raison et la maturité de son esprit faisaient déjà pressentir ce qu'elle serait plus tard.

Quelques instants avant la mort de son père vénéré, sa digne mère entra tout éplorée dans sa chambre, en lui disant: «Julie, ton père va mourir! Que faut-il faire? — Ma bonne mère, je n'en sais rien, reprit la chère enfant. » Puis, s'adressant à Notre-Seigneur, elle le conjura avec instance de lui conserver ce père qu'elle ai­mait tant. Alors, il lui fut donné de comprendre que non seulement elle aurait ce sacrifice à faire, mais que Dieu lui enlèverait sa mère, ses soeurs et tout ce qu'elle avait de plus cher au monde, qu'il la voulait pour lui seul. Notre vénérée Mère accepta tout, et à partir de cet instant, dit-elle, je fus carmélite. L'impression qu'elle en ressentit, faisait entrevoir dans quelle voie douloureuse sa belle âme serait plongée. A cet âge si tendre nous savons que déjà elle soutenait sa vertueuse et si digne mère, accablée par une mort si prématurée, et restant avec trois filles, dont notre chère Mère était l'aînée.

Dès ce moment, notre si regrettée Mère ne pense plus qu'à se préparer à son entrée au Carmel, par une vie angélique; tout en elle le révélait: physionomie, main­tien, paroles, tout avait un cachet qui n'était pas de la terre. Un ecclésiastique qui la connaissait bien, nous a dit d'elle : «Je n'ai jamais connu d'âme où Dieu agisse avec plus de liberté que dans celle-là ; elle vaut à elle seule, tout un Carmel. »

A 20 ans, notre bonne Mère obtint, non sans peine, la permission de suivre l'appel divin. Accompagnée de ses deux soeurs fondant en larmes, elle vint se présenter à notre bien-aimée et si re­grettée Mère Marie-de-la-Conception, sa tante, que tout notre St-Ordre aimait, vénérait, et qui était en ce mo­ment Prieure de notre cher Carmel d'Aix. Elle y fut reçue comme un vrai présent du ciel, le 8 décembre, fête de l'Immaculée-Conception, dont on lui donna le nom. Quelques jours plus lard, comme on disait à la postu­lante, pendant la récréation, qu'à la fête des Saints Innocents, elle aurait le Saint Habit, et qu'elle ferait l'office de chantre, elle dévoila à la communauté ce trésor d'humilité, dont son âme était remplie: « Ah! mes soeurs, répondit-elle, je ne demande qu'une seule chose: un coin dans votre maison pour y vivre cachée et oubliée de tout le monde.» Ce coin de la maison, elle l'aurait gardé toujours, si sa grande vertu, jointe à une capacité peu ordinaire, ne l'eussent mise toute sa vie au-dessus des autres. Plus tard, Prieure ou soeur ancienne, lorsque la vivacité de son caractère, qui était très grande, lui faisait prononcer un mot moins doux que de coutume, elle ne craignait pas de se prosterner aux pieds de ses inférieures et même de ses novices, pour leur demander pardon. Souvent, la soeur ne s'était pas aperçue de ce que soeur Marie se reprochait comme une grande faute.

Austère autant qu'on peut l'être, elle se serait livrée à toutes les pénitences permises dans notre St-Ordre, mais notre Seigneur n'a pas favorisé cet aurait en lui envoyant, après sa profession, une maladie dont les suites lui ont imposé pendant toute sa vie le sacrifice de nos saintes observances, qu'elle aimait tant. D'ailleurs, les pénitences corporelles ont été largement remplacées par les tortures d'âme, qui en ont fait une vraie victime.

Il y avait à peine quelques jours qu'elle était dans la maison, que sa Prieure lui demanda comment elle allait. Ma soeur Marie-de-l'Immaculée-Conception lui répondit: « Ma Mère, mon Dieu et mon âme sont restés dans le monde.» C'est le Carmel, lui dit la Prieure. — « Eh bien, si c'est le Carmel, je l'accepte! "

Il serait trop long, ma Révérende Mère, et nous dépasserions les bornes d'une circulaire, si nous suivions notre chère Mère dans les sentiers douloureux qu'elle a constamment parcourus; qu'il nous suffise de dire qu'elle a connu, dans leur plus grande intensité, tous les états crucifiants, dépeints par notre Père St Jean de la Croix. Mais elle y demeura comme plongée et abîmée, l'espace de cinq ans, sans que la moindre consola­tion, ni le plus petit rayon de lumière n'en vint tempérer l'amertume, au point que tous ceux qui furent ses directeurs, à cette époque de sa vie, nous ont assuré n'avoir jamais rien rencontré de semblable, même dans la vie des Saints. Mais pour nous, à qui il avait été donné de plonger encore plus intimement dans cette âme d'élite, nous n'étions pas surprises de ces excès de douleurs: ils nous paraissaient la réponse de l'Epoux sacré à la soif insatiable de souffrances, que son amour avait allumé dans le coeur de sa fidèle épouse, n'aspirant qu'à le suivre dans ses opprobres et ses douleurs.

Deux traits, ma révérende Mère, vous feront connaître la trempe de cette âme passionnée pour Jésus et sa croix.

Un jour qu'on lisait au noviciat les paroles de l'Ecriture où Notre-Seigneur se plaint de ce que personne

ne s'est présenté pour l'aider à fouler la vendange, elle s'écria, avec un accent ferme et ému: « Eh bien! moi je me présenterai pour la fouler avec lui; je l'aiderai, je le suivrai partout. »

Une autre fois, la communauté ayant reçu un tableau très touchant de la Sainte Face, elle attendit d'être seule au choeur, où on l'avait exposé, puis s'étant prosternée, elle dit avec une vive ardeur: « Mon bon Maî­tre, vous avez été défiguré; eh bien, je veux l'être comme vous! Que je sois aussi défigurée! » Ce voeu de son coeur n'a été exaucé qu'après sa mort; nous n'avons pu l'exposer le visage découvert...

 

Il avait fallu à la digne mère de notre vénérée défunte une foi bien vive pour consentir à l'entrée au Carmel de sa fille chérie; elle la consultait sur tout, aussi refusa-t-elle la permission de lui donner le saint habit à l'époque ordinaire. Ce ne fut qu'à la fin de l'année, que notre chère Mère reçut cette première grâce. En apprenant la nouvelle de ce retard, elle fondit en larmes et s'écria: «Quoi, mon Dieu! je serai donc privée six mois de plus du bonheur d'être votre épouse ! » Et elle fit aussitôt le voeu de chasteté perpétuelle.

Ce fut le 20 novembre, jour anniversaire de son baptême, que notre bonne Mère revêtit les livrées du Carmel. A peine eut-elle reçu le saint habit, qu'il lui vint un panaris des plus mauvais. Au plus fort de ses douleurs, qui étaient atroces, elle montrait son mal en disant : « Ce mal, non seulement je m'y soumets, mais je l'aime.» Son année de noviciat écoulée elle prononça ses saints voeux, à la grande satisfaction de la commu­nauté, qui était heureuse d'entrevoir en elle une seconde Mère Marie-de-la-Conception, sa digne tante, dont elle nous rappelait si souvent les traits.

Son noviciat s'écoula tout entier dans les angoisses de l'âme. Un jour qu'il était question d'une fondation, sachant la confiance illimitée qu'elle avait en sa maîtresse, qui devait être à la tête de cette entreprise, on dit à ma soeur Marie-de-la-Conception: «Que ferez-vous si on vous enlève votre maîtresse? » Et aussitôt de répon­dre avec celle énergie qui était le tond de son caractère: «Si je suis encore novice, j'aurai toujours une maî­tresse; et si je suis professe, j'aurai ma Prieure. »

 

Elle connaissait tout par expérience; aussi, après avoir été sa maîtresse et assisté à ses luttes inces­santes ; qui ne contribuèrent pas peu à la tenir dans un état de santé très précaire, nous la chargeâmes du noviciat dès qu'elle en fut sortie; elle n'avait alors que vingt-cinq ans. Néanmoins, nous étions sûre que personne ne ferait aussi bien qu'elle. Plusieurs novices bien plus âgées qu'elle y restaient, ce qui rendait la tâche plus difficile, mais elle se conduisit avec tant de sagesse que ses anciennes compagnes eurent pour elle la même déférence et là même confiance que si elles n eussent jamais été sur les mêmes bancs. Notre bonne Mère en fut désolée; elle avait horreur des charges et de tous les emplois qui la mettaient au-dessus des autres. L'amour de la dernière place fut toute sa vie l'ambition et la pente de son coeur.

Des novices qui ont eu la grâce d'être sous sa direction, assurent qu'elle disait peu de paroles, mais que toutes portaient des fruits abondants, et qu'on ne les oubliait jamais. Longtemps après, même lorsqu'elles étaient Prieures, elles avaient recours à ses lumières.

Notre chère Mère fut successivement employée à divers offices auxquels elle s'appliqua avec l'ordre et l'intelligence qui la caractérisaient Mais c'est surtout à la Sacristie, où elle a toujours été comme première ou seconde, qu'elle a fait paraître son dévouement pour Notre-Seigneur. Il n'y avait qu'à la voir préparer les objets servant à l'autel, pour comprendre que là était son centre. Nous ne croyons pas qu'on puisse porter plus loin le soin et le culte des choses saintes. Pour que tout fût moins indigne de l'Hôte divin du Tabernacle, elle ne comptait ni son temps, ni ses forces. C'était des minuties infinies, ou plutôt d'exquises délicatesses, en tous points admirables. Tout devait céder à cet office, et elle qui avait tant à faire dans la maison, par sa charge de dépositaire, ne semblait jamais pressée lorsqu'il s'agissait de sa chère Sacristie. Elle s'y serait épuisée si, dans ces derniers temps, nous n'avions mis des bornes à son zèle. « Ah! j'avoue, disait-elle, que rien n'égale mon bonheur, lorsque je travaille ainsi directement pour mon bon Maître.» Par suite, elle sentait vivement la privation des objets que son amour pour Jésus Hostie lui montrait comme nécessaire et que notre pauvreté ne nous a pas encore permis de nous procurer. « N'avoir, disait-elle qu'un ostensoir de cuivre à offrir à Notre-Seigneur, après plus de vingt ans de fondation, quand je voudrais lui faire un trône d'or et de diamants, que c'est donc dur pour mon coeur.» Bien chère Mère! que de fois, en l'entendant parler ainsi, nous sommes-nous dit tout bas que son coeur si pur était bien plus agréable à Notre-Seigneur que l'ostensoir le plus riche du monde.

Aux premières élections qui eurent lieu après sa sortie du noviciat, la communauté ne pouvait faire un meilleur choix qu'en la nommant Sous-Prieure; là, comme toujours, elle fut parfaite. C'est pendant son Sous-Priorat que la fondation de Vienne fut décidée. Le Seigneur Jésus, dans sa miséricorde, permit, malgré les obstacles sans nombre qui se présentèrent, que ce trésor de grâces et de vertus nous fut accordé. Nous étions chargée de la fondation; il nous semblait que tout nous serait facile, avec le concours de cette Mère si capable d'organiser et même de créer. Madame sa mère qui trouvait force, lumière et consolation dans sa fille si pleine de l'Esprit de Dieu, n'avait pas le courage de faire ce second sacrifice, attendu qu'à l'entrée en religion de sa fille tendrement chérie, elle avait mis pour conditions que jamais elle ne quitterait la ville. Mais comme la vertu de cette digne mère était à l'unisson de celle de sa fille, elle nous dit ces généreuses paroles: « Pour ma propre satisfaction, jamais je n'entraverai l'oeuvre de Dieu.» C'est que Notre-Seigneur voyait le besoin que ce Carmel avait de celle âme si sainte et si virile; aussi, dans sa bonté infinie, notre divin Maître enleva les obstacles, et elle nous suivit en qualité de Sous-Prieure et de Dépositaire.

Laissez-nous vous dire, ma Révérende Mère, que dans cette seconde charge, elle a déployé une largeur et une générosité qui ne lui permettaient pas de refuser quoi que ce fût de ce qu'on lui demandait. Malgré notre grande pauvreté, elle avait une si grande confiance en Dieu, qu'elle pouvait toujours satisfaire les besoins de ses soeurs. D'ailleurs, l'assurance lui avait été donnée, que tant qu'elle serait chargée du temporel, le strict nécessaire ne nous manquerait jamais. Nous en avons fait la douce expérience pendant plus de vingt ans!... Toutes les souffrances étaient comprises par son grand coeur, aussi, accueillait-elle favorablement toutes les demandes de secours qui lui étaient adressées.

Notre si regrettée Mère fournissait largement les offices, gardant pour elle, toutes les privations. Celles qui l'ont remplacée dans ses différents emplois, n'ont trouvé aucun objet à son usage. Que n'a-t-elle pas fait pour établir ce Carmel ?

Avec l'exemple des plus grandes vertus, et se cachant toujours sous le voile de la plus angélique humilité, elle avait la tête à tout, prévoyait les moindres difficultés; on aurait dit, en la voyant agir, que l'impossible n'existait pas. Nous nous reposions entièrement sur elle; aussi, qui pourra exprimer le vide immense qu'elle laisse parmi nous!

Mais une nouvelle épreuve attendait notre chère Mère. Après nos premiers six ans de priorat à Vienne, notre petit nombre ne nous permettant pas de faire des élections, notre Père supérieur la nomma pour nous remplacer. Nous avions hâte de mettre à la tête de la communauté ce vase d'élection. Nous trouvions tout en elle; mais quel coup de foudre pour notre bien-aimée Mère. Nous crûmes un moment que sa santé n'y résisterait pas, tant était profonde sa conviction, qu'elle était incapable; il fallut toute la force de son obéissance pour le lui faire accepter. Alors commença pour notre vénérée Mère une seconde passion, qui a duré ses six ans de charge, et qui a failli la conduire au tombeau. Un état de faiblesse extrême nous fit craindre pour des jours si précieux. Elle était si persuadée qu'elle ne pouvait que gâter l'oeuvre de Dieu !

Au milieu de nos épreuves, qui semblèrent redoubler à celle époque, elle apparaissait comme une vraie victime que le Seigneur s'était choisie. Elle nous dit un jour; « Si je n étais pas là, tout irait mieux.» Ce n'était pas notre manière de voir, ni celle des personnes qui la connaissaient: il n'y avait qu'une opinion sur son comp­te, c'est qu'elle attirait sur la maison, les bénédictions du Ciel.

Des Chapitres étaient une nouvelle torture pour notre vénérée Mère, et cependant, toujours inspirée par l'Ecriture Sainte, elle savait si bien en appliquer le texte à la vie religieuse, qu'on en sortait toujours plus forte mieux disposée à s'immoler, coûte que coûte, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Nous nous rap­pelons une de ses exhortations, à la veille de la rénovation de nos saints voeux; elle en parla d'une manière si sublime, ses paroles avaient une action et une élévation dignes des plus grands saints. Nous étions toutes suspendues à ses lèvres. Ah! c'est qu'elle parlait de l'abondance de son coeur, de ce coeur si plein de Dieu, priant tout le jour, même pendant ses occupations les plus absorbantes. C'était vraiment une âme de prière, une prière, selon l'expression d'un saint religieux. D'ailleurs, notre bien-aimée Mère a débuté de bonne heure dans cette vie d'élévation continuelle vers Dieu. Dès l'âge de quatre ans, elle faisait prier des matinées entières ses soeurs, encore plus jeunes qu'elle. L'union qui existait entre ces trois soeurs était des plus grandes; elle n'a fait que croître avec le temps, et lorsque le Ciel leur eut ravi leur si vertueuse mère, c'est notre bien chère Mère Marie-de-la-Conception qui la remplaça auprès d'elles ; aussi, sont-elles inconsolables de sa perte. Toutes les dévotions et tous les voeux avaient écho dans son âme.

Enfin, l'heure tant désirée par elle, de sa déposition, arriva; ce fut un vrai jour de triomphe pour cette âme qui ne désirait qu'une chose: être oubliée. Nous reprîmes la charge, ma Révérende Mère, et nous lui rendîmes son cher Noviciat qu'elle aimait tant et dont elle était si aimée.

En qualité de Dépositaire, elle eut la plus grande paix de l'épreuve qui nous obligea de quitter Vienne, lorsque la Municipalité prit notre monastère pour en faire une caserne.

Que n'a-t-elle pas fait pour nous procurer un logement provisoire ! Vienne ne nous offrait rien; c'est à Crémieu seulement que notre vénérée Mère trouva une partie d'un ancien couvent de capucins; son coup d'oeil sûr lui montra que nous pouvions nous y installer. Le 19 septembre 1882, elle était à Crémieu pour traiter cette affaire, et le 25 octobre suivant, grâce à la paternelle bienveillance du Curé de cette ville, qui fit hâter les réparations nécessaires, nous y arrivions. Là comme toujours, notre bonne Mère usant des forces qu'elle avait retrouvées après sa déposition, organisa tout; chacune de nous avait son petit coin. Le sien était une alcôve qui prenait jour par une porte éclairée elle-même par la tenture d'un passage. Tout était toujours trop bien pour elle.

Nous n'aurions jamais cru passer six ans dans un provisoire si restreint et si peu favorable à nos exercices. On cherchait toujours à Vienne un terrain où nous puissions nous établir. Enfin, après cinq ans d'attente, notre vénérée Mère étant aller visiter plusieurs locaux, la divine Providence permit qu'un propriétaire vendit son jardin, dans le même quartier où nous étions auparavant. Nous allâmes ensemble le visiter, et l'achat fut conclu. Pen­dant cette année employée à la construction de la partie du monastère que nous habitons, que de courses, que de lettres il lui a fallu faire pour hâter les travaux. Mais avec quelle facilité elle traitait toutes choses! Des personnes qui y étaient employées ne tarissaient pas en éloges sur elle. On n'est pas habitué à rencontrer des têtes de femmes si bien organisées. Rien ne lui échappait, elle s'apercevait des moindres défauts d'architec­ture avec une perspicacité extraordinaire. Elle savait admirablement approprier un ancien bâtiment aux exigen­ces de notre cérémonial. Ah! c'est que notre si regrettée Mère faisait tout sous le regard de Dieu, avec une simplicité et une distinction peu communes.

Nous ne taririons pas, si nous voulions vous dire, ma Révérende Mère, tous les traits sublimes qui forment la vie de notre bien-aimée Mère Marie-de-la-Conception; aussi nous imposons silence à notre coeur pour vous raconter ses derniers moments; ils vous feront comprendre ce que nous avons dû souffrir.

Jeudi 1er Mai, quelques troubles anarchistes survenus à Vienne firent une vive impression sur notre vénérée Mère. Obligée d'aller plusieurs fois au Tour, elle y apprit les menées peu rassurantes de quelques tapageurs; elle crut trop à leur réalité. Le soir, elle voulut faire l'heure sainte avec ses novices, pour apaiser la colère de Dieu. À minuit, en entrant dans sa cellule, elle sentit les atteintes de la maladie qui nous l'a enlevée.

Mais comme déjà plusieurs fois, notre bonne Mère avait éprouvé ces mêmes malaises, ni elle, ni nous, ne crûmes à la gravité du mal. Les malaises durèrent trois jours. Dans la journée du dimanche 4 mai, elle prit encore une nourriture légère. A 5 heures, en se couchant, elle assura qu'elle était mieux, et qu'elle espérait dormir, ce qu'elle fil. A 9 heures, elle était très calme. A minuit, elle exprima le besoin de prendre de la nourriture; on lui en donna, après quoi elle se trouva mieux et s'endormit. A 4 heures, elle éprouva une grande faiblesse; nous lui fîmes prendre un peu de lait, ce qui la soulagea beaucoup. A 5 heures, elle dit encore avec nous le Regina Coeli, avec une entière connaissance, et s'occupa de fort petits détails et tout à coup, sans dire un seul mot, sans faire le moindre mouvement qui nous fit pressentir l'immense sacrifice qui allait nous être imposé, ses yeux se voilèrent, et notre bien chère Mère était devant son Dieu qu'elle avait tant aimé et si bien servi...

Le coeur seul, ma Révérende Mère, peut comprendre ce que nous avons éprouvé dans ce moment suprême. Impossible à une plume de le décrire. La communauté était au choeur; c'était l'heure de l'oraison, la Mère Sous-Prieure était avec nous, ne croyant pas à notre malheur, pour le conjurer, elle courut dire à nos soeurs de réciter le Salve Regina, les bras en croix; elle revint à l'instant, et tout était fini. Nos soeurs du voile blanc, pour qui elle était une seconde mère, ont eu la douloureuse consolation de recevoir avec nous son dernier soupir; la communauté était à la porte, accourue à notre cri de détresse.

Mais si cette mort a été subite, hâtons-nous de le dire, elles n'a pas été imprévue. Notre bien-aimée Mère s'y préparait depuis longtemps; elle avait même le pressentiment qu'elle mourrait de cette manière. Si Dieu, dans sa bonté, lui en a caché le moment, c'est, nous n'en doutons pas, qu'il a voulu lui épargner l'appréhension de ses divins jugements qu'elle a extrêmement redoutés toute sa vie.

Nous avons eu l'immense consolation de pouvoir garder dans la clôture notre très honorée Mère Marie- de-la-Conception. La veille de sa sépulture, la soeur portière n'a pas cessé de faire toucher des images et des chapelets à ce corps, vrai Tabernacle de Jésus Hostie, tant on la considérait comme une sainte.

La cérémonie des funérailles a été présidée par M. le Grand Vicaire, curé archiprêtre de St-Maurice, notre paroisse, qui n'a cessé de nous entourer de sa paternelle bienveillance ; du Curé Archiprêtre de St-André-le-Bas, qui a toujours été pour nous un vrai Père; du Frère de notre chère et si regrettée soeur Marie-de-Jésus l'aumônier des Frères des Écoles chrétiennes de notre ville, et de notre excellent Père Aumônier, qui avait pour notre vénérée Mère un vrai culte d'admiration ; c'est qu'il savait tout ce que possédait cette belle âme d'amour de Dieu et d'humilité profonde. Permettez-nous ma Révérende Mère, de les recommander tous aux prières de votre fervente communauté, ainsi que la famille de notre bien-aimée Mère qui nous donne, depuis longtemps, les preuves du plus entier dévouement, et que cette mort si prompte plonge dans la plus profonde affliction. Qu'elle reçoive ici l'expression de notre éternelle reconnaissance!

Les Chers Frères des Écoles Chrétiennes, qui nous sont entièrement dévoués, ont prêté leur concours aux chants de la Grand' Messe.

Mais comme les vies les plus saintes ne sont pas exemptes de cette poussière qui ternit l'éclat des âmes les plus pures, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés pour notre si regrettée Mère Marie-de-l'Immaculée-Conception, l'indulgence du Chemin de la Croix, qu'elle faisait avec tant de piété; celle des six Pater, une invocation au Sacré Coeur de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, objets de sa plus tendre dévotion; à notre Père St-Joseph, à notre Sainte Mère Thérèse, et à notre Père Saint Jean de la Croix. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec le plus profond respect, au pied de la croix de notre divin Maître.

Ma Révérende et très honorée Mère, 

Votre très humble servante,

Sr MARIE-THÉRÈSE DE JÉSUS

R. C. Ind.

De notre monastère de Saint-Joseph, sous la protection du Sacré Coeur de Jésus et du Coeur Immaculé de Marie, des Carmélites de Vienne, le 20 Mai 1890.

 

Vienne – impr. Remilly

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