Carmel

20 février 1895 – Abbeville

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable, vient d'imposer à nos coeurs un douloureux sacrifice, en enlevant à noire religieuse affection, notre bien-aimée Soeur Marie-Eugénie-Louise du Coeur de Jésus, professe de cette communauté. Elle était âgée de 33 ans, 4 mois, 12 jours, et de religion 9 ans, a mois.

Notre chère Soeur était née à Reims d'une famille honorable et chrétienne ; elle puisa près de sa pieuse mère le goût de la piété. Jamais le monde n'eut aucun attrait pour elle, ses fêtes, ses réunions la laissaient insensible, ses grandes joies d'enfant et plus tard de jeune fille, étaient de se trouver avec ses bons parents ou de fréquenter le patronage des Soeurs de Saint-Vincent de Paul. Vers l'époque de sa première communion, l'appel Divin se fit sentir à ce jeune coeur et ne contribua pas peu à assouplir ce caractère jusque là assez difficile à conduire. La jeune Eugénie n'avait pas encore compris qu'on doit plier, céder, obéir en un mot ; sa volonté était entière, et rien ne pouvait la faire fléchir, mais quand elle eut goûté la parole Divine, le jour se fit dans cette âme et elle sentit enfin qu'il y a du bonheur et de douces jouissances à faire la volonté de Dieu et à se renoncer à soi-même. Sa piété grandissait avec l'âge, mais sa mère, quoique sincèrement pieuse, mit bien des obstacles à la vocation de sa fille, ce ne fut que lorsque la maladie l'eut terrassée après plusieurs années de douloureuses souffrances et se voyant près de mourir, qu'elle appela son mari, et lui dit que désormais il devait laisser sa fille entièrement libre de suivre sa vocation, qu'il se trouverait bien seul, c'est vrai, mais que le bon Dieu y mettrait sa grâce.

En effet, ce fut quelque temps après, que les Révérendes Mères de Reims nous proposèrent ma Soeur Louise du Coeur de Jésus. Elle fit son entrée parmi nous le 21 septembre 1883. Après les épreuves ordinaires, elle fut admise au saint habit et à la profession ; mais la Croix allait bientôt s'imposer à la

chère enfant et pour le reste de sa vie.

Peu après sa profession, ma Soeur Louise fut atteinte d'une pleurésie qui l'affaiblit considérablement et développa en elle le germe de violentes douleurs d'entrailles qui firent justement craindre alors à notre bon docteur, que les intestins ne fussent, couverts de tubercules. A force de soins et de ména­gements, notre bonne Soeur reprit peu à peu la vie de communauté, mais sans pouvoir faire la règle,

malgré le vif désir qu'elle en avait.

Elle fut employée successivement à la sacristie, à la Provisoirerie. Plus tard ses forces revenant un peu et ayant toujours besoin de grand air, elle fut chargée du soin des arbres fruitiers ; elle s'acquitta de cet emploi avec le plus grand zèle, heureuse de se dépenser pour sa communauté, plus heureuse

encore lorsque le bon Dieu ayant béni ses travaux, elle avait une abondante récolte de beaux et bons fruits dont les pauvres profitaient les premiers.

Son bonheur était de travailler pour les malheureux, les nécessiteux ; que de petites robes d'enfants n'a-t-elle pas faites pour que sa mère Prieure en eût toujours à donner. Combien elle était heureuse lorsqu'on lui avait remis de la laine, des morceaux d'étoffe, de transformer le tout en bas, brassières, bonnets et autres objets. Sa charité la rendait ingénieuse et très adroite et la bonté de son coeur doublait ses forces. Malgré son état de souffrances, on ne la vit jamais à rien faire et l'on peut dire qu'elle a travaillé jusqu'à ce que son aiguille lui tombât d«s doigts ; elle aimait tant à faire de jolies choses au crochet pour le service du bon Jésus et l'on |p|ut dire que son adresse et son habileté étaient extrêmes. Ma soeur Louise aimait à rendre service à ses soeurs et son bon goût rendait son concours précieux pour nos petites fêtes de famille. Malgré la fatigue qu'elle en éprouvait, elle ne refusait jamais de composer un couplet de circonstance, où la pensée délicate s'unissait à la piété. Que de fois n'eut-on pas recours à son petit talent.

La piété de ma Soeur Louise était tendre et affectueuse, elle allait à Notre Seigneur avec une grande confiance et un abandon tout filial. Que de mérites n'a-t-elle pas du acquérir par toutes les privations, les renoncements quotidiens que lui occasionnait sa maladie; c'était un sujet continuel de souffrances intimes, ses douleurs d'entrailles étaient parfois intolérables, celles qu'elle ressentait dans la poitrine ne leur cédaient en rien. Dieu seul a connu ses douleurs, ses souffrances, mais aussi II est le seul qui récompense ce que l'on souffre pour son amour.

Les hivers étaient fort pénibles pour notre chère Soeur malgré tous les soins dont ou l'entourait ; l'été venu elle se remettait et nous espérions la conserver ainsi encore quelques années. Mais nous nous aperçûmes dans le courant de l'été, que les forces, loin de revenir comme tous les ans, dimi­nuaient chaque jour ; la récréation la fatiguait, elle dut rester complètement à l'infirmerie, où sur l'ordre du médecin, elle habitait seule depuis longtemps afin d'avoir plus d'air; l'appétit était nul ou à' peu près. Aussi longtemps qu'elle le put, elle vint au choeur pour faire la sainte Communion, mais au prix de quels efforts. Il vint un moment où cela lui fut impossible ; nous pûmes alors lui procurer la faveur d'avoir la sainte Messe à la chapelle de l'infirmerie, grâce inappréciable pour une pauvre malade.                        

Notre bien-aimée Soeur offrait ses souffrances pour la sainte Église, pour notre chère France, pour son bon Père, pour son Carmel, pour toutes les causes qui nous sont recommandées. Elle n'oubliait pas non plus les insignes bienfaiteurs de notre chère Communauté qui, pendant les derniers mois de sa douloureuse maladie de poitrine, lui ont prodigué mille et mille prévenances. Qu'ils sont bons, disait-elle encore le matin même de sa mort, qu'ils sont dévoués, jamais je ne me serais attendue à tant de délicates attentions de leur part. Ils ne savent que faire pour me procurer un peu de soulagement. Oh ! que je prierai pour eux.

Malgré les neuvaines, les prières que nous faisions en communauté pour notre bien-aimée Soeur, nous ne pouvions plus nous faire illusion et nous comprenions que l'heure du sacrifice avançait à grands pas. Après une syncope qui avait dure deux heures, nous lui fîmes comprendre doucement combien nous aurions de regret, si elle nous quittait dans une crise sans avoir reçu l'Extrême-Onction. Elle accepta bien volontiers de la recevoir et il fut décidé que ce serait pour le lendemain. Monsieur notre Supérieur étant souffrant et ne pouvant sortir depuis plusieurs mois, Monsieur notre Aumônier entra avec notre bon Père confesseur pour lui conférer celte grande grâce. Notre bien-aimée Soeur avait toute sa connaissance, elle put suivre tous les détails de ces pieuses et touchantes cérémonies; elle demanda pardon à toute la Communauté en termes émus et pénétrés et reçut les saintes Onctions. Puis le R. P. confesseur lui donna toutes les indulgences de l'Ordre : In articulo mortis. Aussi là chère enfant se sentit-elle comme toute renouvelée. Que de grâces j'ai reçues aujourd'hui, nous disait- elle, que le bon Dieu a été bon pour moi.

Son état dé souffrances aiguës se prolongeant nous lui offrîmes de faire ensemble la préparation à la mort et d'y consacrer chaque jour quelques instants. Cette proposition lui fit grand plaisir et lorsque craignant de la fatiguer nous nous arrêtions un peu : Ma Mère, cela ne me fatigue pas, c'est si beau, je suis avide d'entendre parler du bon Dieu, je ne m'en lasse jamais ; et jusqu'à la veille de sa mort nous continuâmes ces pieux exercices qui procurent à l'âme tant de mérites et de grâces. Jamais la pensée de la mort n'effraya notre chère Soeur Louise : Je n'ai rien à offrir au bon Dieu, je n'ai jamais rien fait, mais je m'abandonne à sa miséricorde et je lui offre ses propres mérites auxquels j'unis mes souffrances. Le bon Dieu lui cachait à elle-même tous les mérites que pouvaient lui acquérir ses cruelles souffrances religieusement supportées.

Le samedi 16, la faiblesse s'accentua et ma Soeur Louise se trouvant tout d'un coup plus mal, crut qu'elle allait mourir et nous envoya chercher à la sortie des Vêpres. En la voyant nous ne crûmes pas à un danger imminent, toutefois nous fîmes réunir toute la Communauté et nous récitâmes les prières du Manuel. Lorsqu'elles furent achevées, elle se trouva mieux et avoua que les prières de ses Soeurs l'avaient fortifiée.

La nuit fut très mauvaise, l'étouffement allait en augmentant, sa gorge dont elle avait beaucoup souffert dans ces derniers temps ne donnait plus passage même à une goutte d'eau et sa langue desséchée ne lui permettait que difficilement de se faire comprendre.

Dès le matin nous sentîmes que la fin approchait et nous proposâmes à notre chère enfant do lui faire recevoir une dernière absolution; elle se sentait si incapable de pouvoir parler et si absorbée par la souffrance qu'elle n'accepta pas d'abord notre proposition ; mais dans l'après-midi, elle y consentit très volontiers et nous nous hâtâmes de faire prévenir notre dévoué confesseur extraordinaire, notre bon Père confesseur étant assez sérieusement indisposé pour ne pouvoir sortir.

Il semblait que notre chère enfant n'attendait plus que cette dernière grâce, car peu après l'avoir reçue, la respiration devint plus haletante, nous fîmes de nouveau appeler la Communauté qui recommença pour la troisième fois les prières du Manuel. Au bout de quelques instants tout était fini, notre bien-aimée Soeur s'était éteinte si doucement que nous n'avions pu saisir son dernier soupir. Cette âme purifiée, sanctifiée par de cruelles souffrances avait paru devant Celui qu'elle avait uniquement aimé et pour Lequel elle avait fait les plus grands sacrifices.

Nous avons la douce confiance que les longues souffrances de notre chère Soeur Louise du Coeur de Jésus, lui ont fait trouver un accueil favorable auprès du Souverain Juge, mais comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu trois fois Saint, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente. Communauté, une journée de bonnes oeuvre^ l'indulgence des six Pater, du Via Crucis, quelques invocations au Sacré Coeur, à Notre-Dame du Mont Carmel, à notre Père saint Joseph, à saint Louis, roi de France, son patron. Elle vous en sera fort reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire dans les Coeurs Sacrés de Jésus et de Marie,

Ma Révérende et très honorée Mère,
Votre très humble soeur et servante,
Soeur Marie-Rose du Sacré-Coeur, Rel. Car. Ind
De notre monastère de Jésus-Maria et de la Manifestation des Rois Mages, des Carmélites d'Abbeville, Le 20 février 1895.
Retour à la liste