Carmel

20 Avril 1893 – Limoges

MA REVERENDE ET TRES HONOREE MERE,

Que la Très Sainte Volonté de Dieu soit toujours la nôtre !

C'est en prononçant le plus douloureux Fiat que nous venons vous faire part du sacrifice que Jésus vient d'imposer à nos coeurs en enlevant à notre tendresse et à notre édification notre chère Soeur Anne-Thérèse-Madeleine-Catherine-Elisabeth-Marie du Saint-Esprit, première dépositaire et Maîtresse des novices.

Elle était âgée de 58 ans et en avait passé 40 dans la sainte Religion.

Ce coup, quoique prévu depuis longtemps, ne perd rien de sa rigueur et ne peut être adouci que par la soumission la plus entière au Divin Vouloir et l'Adoration la plus profonde devant les voies de Dieu, toujours insondables et incompréhensibles.

Nous perdons en cette fille chérie une colonne de notre monastère et le modèle accompli de la parfaite Carmélite. Humble et douce violette, elle n'a cessé d'embau­mer notre Carmel du parfum de toutes les vertus, et sa mort, répondant à sa vie, a été celle d'une prédestinée.

Lundi soir, 17 avril, à 10 h. 1/2, son âme pure, se détachant sans efforts de son enveloppe mortelle, s'envolait dans le sein de Dieu, emportant, nous en avons la con­fiance, avec la blanche fleur de son innocence, une riche moisson de mérites acquis par quarante années passées au service du Divin Maître.

Dans son humilité, notre chère fille nous avait exprimé le désir de n'avoir point de circulaire ; mais sur notre réponse de s'abandonner, elle le fit, cette véritable religieuse n'ayant jamais eu d'autre volonté que celle de ses supérieurs.

Elle naquit le 19 juin 1834, dans la petite ville de Pierrebuffière, d'une de ces famil­les bénies où le père et la mère sont les anges du foyer domestique, inculquant avant tout à leurs enfants des principes solidement chrétiens. En récompense de leur foi, ils eurent le bonheur de les voir tous se consacrer au service de Dieu : le fils aîné a été un saint prêtre, curé d'une paroisse de notre diocèse, à laquelle il s'est dévoué pendant de longues années; la seconde des filles est morte, jeune encore, religieuse au monastère de la Visitation du Mans, où elle a laissé des souvenirs pleins d'édification. Le deuxième fils est entré dans la chère Congrégation des Frères des Ecoles Chrétiennes, où il a été un parfait religieux. Enfin l'aînée de tous a eu la douleur de voir mourir ses frères et soeurs, dont elle était la seconde mère. Supérieure du Tiers-Ordre de Saint-François, elle est l'exemple de ceux qui l'entourent et pleure aujourd'hui avec nous celle qu'elle aimait comme sa fille, sa soeur, sa chère petite filleule. Nous recommandons, ma Révé­rende Mère, cette bonne demoiselle à vos saintes prières.

La petite Elisa fut la cinquième joie de ce foyer chrétien. Ses frères et soeurs avaient déjà grandi quand elle vint augmenter leur nombre; aussi, fut-elle l'objet des prédilections de chacun. Sa mère surtout l'entourait de soins particuliers : elle revivait et se reconnaissait dans cette jeune âme qui, comme une tendre fleur, s'épanouis­sait au soleil de la grâce et de la piété. Dès son petit âge, en effet, Elisa n'avait pas de plus grand plaisir que de passer de longues heures à l'église, la maison paternelle en étant tout à fait proche : aussi quand parfois on l'avait perdue, on savait où la chercher. C'était chez le bon Dieu qu'elle allait se cacher pour se consoler de tous ses petits cha­grins d'enfant. Elle y restait immobile devant le Tabernacle ou aux pieds de la sainte Vierge, faisant déjà, sans le savoir, de parfaites oraisons.

A l'âge de douze ans, Elisa fut mise en pension au monastère des Visitandines de notre ville. Elle y profita si bien des instructions de ses pieuses maîtresses qu'elle devint bientôt le modèle du pensionnat. Ses compagnes l'entouraient d'une affection mêlée de respect, et, malgré ses succès dans les études, il ne s'est jamais élevé aucun sentiment de jalousie contre elle; au contraire, chaque année un prix était décerné par les élèves et c'était toujours le nom d'Elisa qui sortait de l'urne, ses compagnes voulant par là rendre un juste tribut à son travail, à sa bonté, à son humilité. Cette vertu qui la faisait tant aimer sera la note dominante de toute sa vie.

Dès son plus jeune âge, surtout au beau jour de sa Première Communion, le coeur innocent d'Elisa avait entendu l'appel divin ; mais ignorant encore où Dieu la voulait, elle priait avec ferveur, attendant le dernier mot de Jésus sur son avenir. Une veille d'Assomption de la Très Sainte Vierge la maîtresse du pensionnat avait excité ses élèves à une grande confiance envers notre divine Mère du Ciel, leur disant qu'en cette grande fête on obtenait tout ce qu'on lui demandait. La chère enfant, forte de cette parole, va se jeter au pied de l'autel de Marie, la suppliant de lui faire connaître dans quel ordre elle devait entrer. La réponse ne se fit pas attendre : après la sainte communion, une voix d'une douceur inexprimable lui dit intérieurement ce mot : Carmélite! Au comble du bonheur, la chère privilégiée, ne pouvant contenir ses transports, alla trouver sa maî­tresse et lui confia son pieux secret. Celle-ci, heureuse de la grâce de choix faite à son élève, l'encouragea et l'aida de ses sages conseils.

Ce fut à l'âge de 17 ans que l'intéressante Elisa vint se présenter à notre vénérée Mère Thérèse-Madeleine du Calvaire, de si douce et si sainte mémoire, dont nous ne pouvons prononcer le nom sans une véritable émotion au souvenir de tout ce que notre Carmel lui doit. Cette Mère vénérée, avec le tact dont elle était douée, reconnut de suite le trésor que Jésus lui envoyait, et accueillit l'aimable prétendante avec sa bonté ordi­naire; seulement, elle décida que son entrée serait remise à l'année suivante, qu'en attendant, elle continuerait son éducation et préparerait ses parents à ce nouveau sacrifice. Ce retard coûta bien des larmes à notre jeune aspirante qui brûlait du désir de se consacrer à Jésus; mais, toujours obéissante, elle se soumit, employant cette année au travail et à la prière.

Ses vertueux parents, instruits de ses projets, furent affligés à la pensée de se séparer pour toujours d'une fille tant aimée, sa mère, surtout, qui avait espéré que son Elisa lui fermerait les yeux; mais n'importe le brisement du coeur ; soutenue par sa foi et les tendres instances de sa fille aînée, qui pensait toujours au bonheur de ses frères et soeurs, elle donna son consentement.

L'année révolue, le 3 octobre 1852, notre heureuse Elisa passa du béni monastère de la Visitation, qu'elle n'oublia jamais, dans notre chère solitude. Ce fut Mgr Gay qui la bénit sur le seuil du cloître. Il l'avait préparée pendant cette année, de concert avec notre vénérée Mère, et c'est aussi des mains de ce digne Prélat qu'elle a reçu le saint habit et plus tard le voile béni des Professes; faveur dont elle conserva toujours le souvenir.

A peine entrée dans l'arche sainte, la nouvelle postulante ravit toutes les Soeurs par sa charmante simplicité. Sa petite taille, sa complexion délicate l'auraient fait prendre pour une enfant de douze ans; mais son énergie et sa ferveur ne le cédaient à aucune de ses compagnes de noviciat, bien nombreux à ce moment. La chère enfant désirait avec une vive ardeur se voir revêtue des livrées de Marie; mais il fallut, à cause de sa jeunesse, attendre une année entière. Elle se consolait, disant avec une grâce qui faisait sourire: « Que je suis donc heureuse d'avoir mon cher petit bonnet de postulante ; tant d'autres me l'envieraient!... » Enfin admise au saint habit de la Religion, ce fut le 29 septembre, fête de saint Michel, qu'eut lieu cette touchante cérémonie. Après une telle grâce, notre fervente novice devint plus que jamais la joie de ses Supérieurs et l'édifica­tion de toutes ses Soeurs, ne pensant plus qu'à se préparer à la sainte Profession. II avait été décidé le jour de son entrée qu'elle ne prononcerait ses saints voeux qu'à vingt et un ans accomplis, elle le savait et se résignait par obéissance, redoublant de fidélité pour charmer la longueur de l'attente ; puis, quand une de ses compagnes, entrée après elle, avait le bonheur de se lier à Jésus, elle se recommandait à ses prières, lui chantant, pour la toucher davantage, quelques couplets dont voici le naïf refrain, que l'émotion l'empêchait toujours d'achever :

Vous êtes Carmélite, O ma Soeur, pour toujours ! Et moi, pauvre petite, Quand viendra ce beau jour?

Mais en essuyant ses larmes la pauvre petite se réjouissait du bonheur de sa Soeur.

Le beau jour, si longtemps attendu vint enfin, et le 12 septembre 1855, en la fête du saint Nom de Marie, elle prononça ses saints voeux, se consacrant à Celui qui avait ravi son coeur dès sa plus tendre jeunesse, Ce fut une grande joie pour notre vénérée Mère et pour toute la Communauté qui saluait dans cette jeune Carmélite un sujet plein des meilleures espérances. Pour elle, tout abîmée dans son humilité, elle ne songeait qu'à s'anéantir devant ses mères et soeurs et ne savait comment leur témoigner sa pro­fonde gratitude.

Une fois liée à son Jésus, ma soeur Marie du Saint-Esprit s'élança dans le chemin de la sainteté avec un nouveau courage. Pendant ces quarante ans nous l'avons vue toujours sur la ligne du devoir, toujours à la hauteur de sa vocation, sans le moindre arrêt, sans l'ombre d'une défaillance. — Pour nous conformer en partie au désir exprimé par notre humble et regrettée soeur, nous n'entrerons pas dans les détails qu'il nous eut été doux de vous donner, ma révérende Mère sur sa vie religieuse et sur les services importants qu'elle a rendus à sa communauté. Nous résumerons tout cela en vous disant qu'elle a été une âme d'oraison, profondément humble, parfaitement obéis­sante, véritable pauvre, amie de la règle et trouvant la force de l'observer dans son énergie et son amour de la pénitence; vaillante au travail jusqu'à l'excès, surtout dans les offices de Provisoire et de Dépositaire, qu'elle a exercés dans des moments difficiles; elle s'y est dépensée d'une manière qu'on aurait peine à croire, vu la délicatesse de son tempérament.

D'une adresse remarquable, elle utilisait son talent avec zèle pour aider à nourrir sa chère Communauté. Elle excellait surtout dans la manière de garnir les reliquaires et du reste dans tout genre d'ouvrages. Tout ce qui sortait de ses doigts avait ce fini, cette perfection qu'elle apportait à chacun de ses actes. Aux fêtes de sa Mère Prieure elle arri­vait, abeille laborieuse, chargée d'un riche butin qu'elle était heureuse d'offrir à celle que sa foi vive lui faisait regarder comme son Dieu visible. Unie à toutes ses prieures, dont elle a été l'appui et la consolation dans les divers offices et charges du monastère ; sa maturité précoce, son parfait jugement, son intelligence, son instruction solide et achevée, son esprit si religieux surtout la leur rendaient extrêmement pré­cieuse.

Apte à tous les emplois elle a été bien jeune encore et pendant toute sa vie reli­gieuse, successivement provisoire, portière, dépositaire, charges qu'elle a exercées pen­dant plus de vingt ans à diverses reprises, enfin sous-prieure et maîtresse des novices. Partout elle a été une règle vivante et le type achevé de la parfaite Carmélite.

Qu'il nous soit permis, ma digne Mère, de rendre ici un particulier hommage à sa vertu en vous disant ce qu'elle a été pour nous personnellement. Entrée en religion à peu près à la même époque, elle a été l'ange de nos premiers pas. Notre noviciat s'est écoulé avec le sien et le bon Maître a permis que cette chère soeur nous ait été donnée soit comme dépositaire, soit comme sous-prieure chaque fois que la charge tombait sur nos faibles épaules. Nous trouvions en elle un doux Cyrénéen; son amour filial, son respect profond, sa confiance, car son coeur était pour nous un livre ouvert, son dévouement à toute épreuve nous furent sans cesse un appui véritable, un conseil sûr et vraiment une grande consolation.

Nous aimions à la donner pour modèle à nos chères novices; aussi ces enfants bien aimées avaient pour leur maîtresse une profonde vénération et l'admiraient autant qu'el­les l'aimaient. Nos soeurs du voile blanc, nos excellentes tourières, qui ont eu de fré­quents rapports avec la chère dépositaire, n'ont qu'une voix pour rendre témoignage à sa vertu parfaite. Il n'y a pas jusqu'aux amis du monastère et à nos bons ouvriers qui ne soient unanimes dans leurs regrets. Pour elle, s'ignorant quand même, elle restait l'humble violette qui se cache et dont le parfum seul trahit la présence.

Silencieuse, elle vivait plus au dedans qu'au dehors. Les mystères de N. S. étaient l'occupation habituelle de son âme. Son attrait spécial était la Divine-Enfance. Notre vénérable soeur Marguerite du Saint-Sacrement lui servait de modèle dans cette aimable dévotion : elle la suivait autant que possible dans toutes ses pratiques. Sa vie, celle du saint Monsieur de Renty, (comme elle l'appelait) ; ainsi que l'admirable petit livre de Mon­sieur Blanlo sur l'Enfance chrétienne, étaient ses lectures favorites.

Depuis quelques années, sans mettre de côté toutes ses dévotions envers son cher Enfant Jésus, elle méditait sans cesse les souffrances de N. S. en sa Passion. Nous ver­rons que dans sa dernière maladie ce divin Sauveur lui a fait part de son calice d'amertume.

Il ne faudrait pas croire, ma révérende Mère, que jusque là elle jouit beaucoup des consolations célestes; non, et c'est ce qui rend sa constante ferveur plus admirable; elle était habituellement dans l'état de pure foi. La terre lui était un exil où elle se voyait seule et pour ainsi dire abandonnée de ce Jésus qu'elle aimait sans le sentir. Mais, c'était son Epoux, elle s'était donnée à lui et sa fidélité fut inviolable.

De la sainte Humanité de N. S. elle s'élevait jusqu'à la Divinité, rendant un culte spécial à chacune des trois divines Personnes. Avec quelle ferveur elle récitait de nom­breux Pater: c'était sa prière favorite, ces paroles surtout : Notre Père la ravissaient : elle aurait voulu les répéter sans cesse.

Elle aimait la Très Sainte Vierge d'un amour ardent et filial, surtout sous le titre de N.-D du Mont-Carmel. Elle avait déjà fait depuis longtemps le don de tout elle-même entre les mains de sa Mère du Ciel, lui abandonnant tous ses mérites, toutes ses indul­gences pendant sa vie et après sa mort.

Notre bon Père saint Joseph était après Jésus et Marie l'objet de sa plus tendre dévo­tion. C'était le père nourricier de son âme : elle en recevait beaucoup de grâces.

Elle honorait d'un culte particulier saint Joachim, sainte Anne, saint Jean-Baptiste et tous les saints Parents de notre divin Sauveur.

Elle était du reste très instruite de tout ce qui touche à la famille que N. S. a bien voulu avoir sur la terre; aussi lorsqu'à la récréation, nos soeurs désiraient quelques détails sur cette sainte Généalogie, elles s'adressaient à ma soeur Marie du Saint-Esprit, étant sûres d'être promptement renseignées.

Après la famille de son Jésus venait sa famille du Carmel : Notre Sainte Mère Thérèse, notre Père saint Jean de la Croix et après eux tous les saints de notre saint Ordre lui étaient chers au plus haut degré. Elle était aussi très dévote aux saints de l'ancien Testament, qu'elle invoquait tous les jours. Nous n'en finirions pas, ma Révé­rende Mère, si nous voulions nommer tous les saints de ses prédilections ; elle en a laissé une longue liste dans ses notes intimes. Tout était en ordre, à sa place dans son intérieur, comme dans son extérieur et tout était accompli exactement.

Enfin, le cachet qui finit les Saints et marque les élus, ne lui a pas manqué : la souffrance ! Mais c'est là surtout que nous l'avons vue généreuse jusqu'à l'héroïsme. Trouvant dans son courage une force extraordinaire pour marcher toujours et quand même, elle se dépensait jusqu'à extinction. Il ne fallait rien moins que la sainte obéis­sance pour lui faire accepter les soulagements que réclamait son état, car son mépris d'elle-même et sa grande mortification lui faisaient compter pour rien toutes les souf­frances par lesquelles N. S. l'a visitée. Si nous entrions dans le détail, vous seriez étonnée, ma digne Mère, ou plutôt vous admireriez avec nous ce que l'amour de N. S. bien établi dans un coeur, peut donner de force pour souffrir et travailler tout ensemble. Nous avons craint bien des fois de perdre cette chère fille, et nous pouvons dire que depuis une quinzaine d'années sa vie était une énigme et nous paraissait un miracle perpétuel, que nous devions sans doute à la bonté de N.-D. de Lourdes, invoquée par l'intercession de Pie IX objet de sa grande vénération.

Il y a environ six mois, voyant avec douleur le mal s'aggraver et les forces complè­tement épuisées, nous avons mis notre chère fille à l'infirmerie. Notre bon docteur appelé ne put que constater la gravité de la maladie de poitrine arrivée à sa dernière période. Il prescrivit un traitement tendant à retarder la marche du mal.

Cependant, habituées que nous étions à la voir revenir des portes de la mort, nous espérions encore. Soins empressés, neuvaines, promesses, tout a été mis en oeuvre, mais sans succès. Nous avions une particulière confiance en la bienheureuse Jeanne de Toulouse et lui demandions un miracle de premier ordre qui servît à faire approuver son culte ; mais le fruit étant mûr pour le ciel, nos voeux ne devaient pas être exaucés. Quant à notre chère malade, qui avait longtemps souhaité de mourir jeune et s'était vue si souvent déçue dans son attente, elle nous disait avec un soupir :  « Jésus m'a trom­pée si souvent que j'ai peur qu'il me laisse encore. Il me semble que quelque chose me tire là-haut et qu'en même temps on me retient sur la terre. » Cependant, ayant fait de grands progrès dans le saint abandon, elle ne voulait plus ni vivre ni mourir, et laissait son Jésus en disposer selon sa sainte volonté. Pour entrer dans nos vues, elle s'unissait de tout son coeur aux neuvaines que nous faisions pour la guérir, disant comme saint Martin : « Seigneur, Je ne refuse pas le travail ; si vous le voulez, je suis prête à me dévouer encore pour ma Communauté que j'aime tant ; mais si au contraire vous m'ap­pelez à vous, me voici, mon âme ne tient plus à rien sur la terre. »

A l'infirmerie, comme partout, elle ne cessait de donner les sujets de la plus par­faite édification. Ne quittant plus son lit, elle y paraissait vraiment un ange de douceur, de patience, ne demandant rien, ne refusant rien; elle craignait toujours de ne pas assez souffrir, de ne pas bien souffrir !... Elle se disposait à la mort avec la simplicité d'un enfant qui se prépare à sa première Communion. « Comment faut-il que je fasse pour bien me préparer? nous disait-elle. Fidèle jusqu'à un point, à un iota, elle suivait toutes ses pratiques intérieures et passait ses journées dans le silence et un recueillement pro­fond. Elle se faisait souvent lire l'Evangile de saint Jean pour renouveler ses intentions intérieures, ne pensant qu'à N. S. et au salut des pécheurs qu'elle voulait tant convertir. Elle a gardé toute sa lucidité d'esprit jusqu'au dernier moment, grâce qu'elle appréciait beaucoup et dont elle a su profiter. Lorsque la Communauté, réunie près de son lit, fai­sait pour elle les prières de la recommandation de l'âme (ce qui eut lieu bien des fois), on la voyait remuer les lèvres et suivre avec une attention soutenue ; elle y répondait même, quand elle pouvait parler.

Craignant une surprise, nous lui procurâmes la grâce des derniers Sacrements, qu'elle avait elle-même demandés. Elle se prépara de toute la ferveur de son âme à cette grande action, se confessa, reçut l'Extrême-Onction et le Saint-Viatique avec des dispo­sitions angéliques. Elle fit sa profession de foi et demanda pardon à la Communauté en termes fort touchants qui nous faisaient toutes fondre en larmes. Nous n'avions rien à lui pardonner, bien au contraire !

Après la cérémonie, elle renouvela ses saints voeux entre nos mains, fit le sacrifice de sa vie pour les grandes intentions si chères aux coeurs des filles de notre sainte Mère Thérèse. Elle ajouta : pour sa Communauté, sa mère, ses soeurs, pour sa famille et sur­tout pour sa soeur bien-aimée, qu'elle n'oubliera pas devant Dieu.

Nous la quittions le moins possible et elle était heureuse de nous sentir près d'elle, car elle n'ignorait pas combien le sacrifice de la séparation était grand pour notre coeur. Nous nous consolions en parlant ensemble de la Patrie éternelle, où nous serions un jour réunies.

Chacune de nos Soeurs venait lui donner ses commissions pour le ciel. La mort, pour elle, n'était qu'un doux voyage ; c'était l'entrée dans la maison du Père céleste, où elle promettait de n'oublier personne. Un reflet du ciel brillait dans ses yeux, et son visage nous semblait transfiguré. On ne sentait auprès de ce lit de douleur que paix, confiance et amour. Aucune de nos Soeurs n'aurait voulu la quitter ; on enviait le bon­heur de lui passer la nuit; mais elle, au contraire, aurait voulu qu'on ne la veillât point, craignant toujours de donner de la peine à ses Soeurs.

Cependant les jours se succédaient, apportant de nouvelles souffrances; mais Jésus, si bon quand il éprouve les siens, lui ménageait aussi de douces consolations et comblait notre chère fille des grâces les plus abondantes. Elle a eu le bonheur de recevoir jusqu'à sept fois le Saint-Viatique, notre bon aumônier ne se lassant pas de lui porter les secours de son saint ministère. Notre vénéré Père Supérieur, en qui elle avait toujours eu une confiance filiale, entra bien des fois pour la bénir. Ces visites qu'elle recevait avec une foi vive, lui faisaient toujours le plus grand bien. De son côté, notre bon Père se retirait chaque fois plus édifié.

Notre saint Evêque, toujours paternel pour son Carmel, avait déjà envoyé plusieurs bénédictions à la chère malade. Il mit le comble à sa bonté en venant lui-même la voir. C'était le mardi de Pâques ; cette visite fut pour notre chère Soeur et pour nous toutes comme une apparition de Jésus ressuscité. Entré à l'infirmerie. Monseigneur ne dédai­gna point de s'asseoir au chevet de la pauvre mourante et de la consoler par des paroles dont il a le secret et auxquelles sa qualité de Père et de Pontife de nos âmes donnaient un double poids.

Sa Grandeur voulut bien ensuite bénir la Communauté, qui se rendit à l'infirmerie ; là, au milieu de son petit troupeau, notre bon Pasteur nourrissait nos âmes du pain de la parole de Dieu, nous parlant du ciel et des éternelles récompenses en termes enflam­més qui nous faisaient envier à toutes l'heureux sort de celle d'entre nous qui nous paraissait devoir la première jouir d'aussi grands biens.

Enfin, Monseigneur nous laissa comme les Apôtres après la visite de Jésus, rem­plies d'une grande joie. Notre chère malade fut la première à l'éprouver, à tel point qu'un mieux sensible se manifesta. Elle nous disait : « .Ma Mère, il me semble que je vais guérir! » Mais la guérison ne devait pas venir sur la terre ; bientôt après, le mal reprit son cours avec plus d'intensité. Chaque jour paraissait devoir être le dernier ; le médecin lui-même ne comprenait pas comment un si petit corps pouvait résister à tant de souffrances : Chaque fois qu'il venait, il s'étonnait de la retrouver, l'ayant laissée, selon son expression, aussi mal qu'on puisse être. Pour nous, le secret de cette vie mou­rante était dans son intérieur.

N. S. voulait sans doute lui donner le temps d'arriver au point de perfection auquel il la destinait. Elle s'efforçait de rendre chaque jour sa préparation plus immédiate: Confiante, paisible, simplement héroïque, elle ne visait qu'à faire des actes de pur amour.

Mais, « qui dit pur amour dit la croix et toutes sortes de souffrances » Notre chère patiente devait l'éprouver. Nous avons dit ailleurs que sur son lit de mort, N. S. la fit participer à son amère Passion.

En effet, couverte de plaies, comme Lui; n'ayant pas une position; pouvant à peine respirer elle a eu de plus part au délaissement intérieur de son Jésus. L'abandon, cette vertu qu'elle avait pratiquée autrefois avec délices, peut-être lorsqu'elle méditait les mys­tères de la Sainte Enfance devint plus difficile et plus méritoire pour elle dans les étrein­tes du crucifiement. Tandis que, toujours souriante, elle pouvait paraître sur le Thabor, ou tout au moins à Béthléem ; nous qui lisions dans son âme, nous la savions au Cal­vaire.

Le Dimanche du Bon-Pasteur elle nous demanda de recevoir encore une fois la sainte Communion; elle sentait bien que ce serait la dernière. En effet, notre bon aumônier vint lui apporter son Jésus, son divin Pasteur qui après avoir nourri tant de fois sur la terre sa brebis fidèle, allait enfin l'introduire dans son bercail du ciel.

Le lendemain notre digne Père supérieur étant venu, fut extrêmement frappé des merveilleuses ascensions de cette âme privilégiée. En quelques jours elle avait fait de tels progrès qu'il en était ravi et ne pouvait assez nous dire combien il admirait le tra­vail de la grâce dans cette chère âme.

Le soir même notre bon docteur nous dit qu'elle pouvait passer la nuit. Elle le remer­cia de ses soins et l'assura qu'au ciel, elle prierait pour lui et pour sa chère famille. Ensui­te, s'oubliant jusque dans les bras de la mort elle nous dit: Ma Mère, puisque nos soeurs m'ont fait les prières de la recommandation de l'âme après vêpres, il ne faudra pas les arrêter après Matines pour ne pas les fatiguer et retarder leur sommeil. Elle nous fit aussi des instances pour que nous allions nous reposer; mais notre coeur nous retenait auprès de son lit. Sa chère infirmière qui l'assistait avec une sainte affection et la bonne soeur du voile blanc qui la veillait habituellement étaient là priant pendant que nous récitions nos Matines.

Tout à coup la respiration devint plus faible, la pâleur de la mort se répandit sur les traits de notre angélique soeur, et sans contraction, cette blanche colombe prit son vol ver le ciel.

Nous n'avons eu que le temps d'agiter la sonnette de l'infirmerie pour avertir nos soeurs qui étaient à l'examen, elles arrivèrent en toute hâte. Son dernier soupir a été si doux qu'à peine avons-nous pu l'apercevoir; mais nous avons la confiance que son plus cher désir a été exaucé et qu'elle est morte dans un acte de pur amour. Cette grâce, elle l'a­vait demandée toute sa vie par l'intercession du Bienheureux Perboyre, qu'elle appelait son saint ami. Elle avait son image et l'invoquait avec une grande ferveur ayant trouvé que ce saint martyr avait le privilège d'obtenir le pur amour.

Heureuse mort ! heureuse fille! nos larmes coulent devant vos restes mortels; mais nos âmes envient votre sort et nous désirons que notre mort soit semblable à la vôtre. Obtenez-nous cette grâce !

Ses yeux s'étaient fermés d'eux-mêmes à la lumière d'ici-bas pour s'ouvrir aux splen­deurs éternelles. Un sourire d'ange était empreint sur ses lèvres entr'ouvertes; une paix céleste se peignait sur ses traits, son visage était si naturel, ses membres si flexibles que nous ne pouvions nous persuader qu'elle nous avait quittées. Hélas! Ce n'était que trop vrai ! Il fallait enfin nous résoudre à lui rendre les derniers devoirs. Après avoir préparé sa chère dépouille, l'avoir entourée de fleurs, nous avons passé le reste de la nuit à prier pour elle et même à l'invoquer, car elle avait l'air de nous dire: que je suis heureuse ! ne me pleurez pas!

Le lendemain elle fut exposée à la grille où un grand nombre de personnes et amis sont venus la voir, Son visage, tout rayonnant do joie céleste les frappait et elles s'en allaient plus désireuses d'aimer et de servir le bon Dieu.

Le mercredi, 19, eurent lieu les funérailles que nous pouvons appeler le triomphe;de l'humilité, car cette âme qui pendant toute sa vie a cherché à se cacher a été exaltée dans sa mort par toutes les marques de sympathie qui lui ont été données.

Son pauvre cercueil fut couvert de fleurs par des mains amies et notre fidèle jardinier voulut aussi lui donner un dernier témoignage de son respectueux attachement en y déposant une magnifique croix de fleurs blanches, symbole de ses regrets et de sa recon­naissance pour la chère dépositaire.

Dans notre humble chapelle, une foule sympathique et recueillie, parmi laquelle on remarquait nos bons ouvriers, s'unissait à nos prières. Monsieur notre aumônier, un bon nombre d'ecclésiastiques, de religieux et religieuses de notre ville nous ont fait l'hon­neur d'assister aux funérailles. Notre vénéré Père supérieur conduisait le deuil. Monsieur le doyen de Pierrebuffière, ce digne prêtre qui avait bien voulu faire le voyage exprès, et Monsieur notre aumônier ont accompagné notre chère soeur jusqu'à sa dernière demeu­re, ainsi que nos bonnes tourières et des amis dévoués qui ont tenu à lui donner ce suprême témoignage de leur affection. — Au cimetière l'absoute a été faite par Mon­sieur notre aumônier, assisté par un des prêtres qui desservent la chapelle du cimetière. Les bonnes religieuses de Marie au Temple dont la Communauté est au cimetière ont aussi voulu y assister.

Et maintenant cette chère dépouille repose en paix à l'ombre de l'humble Croix de bois en attendant le réveil de la résurrection.

Malgré la douce confiance que notre chère fille a reçu de son Dieu un accueil favora­ble et qu'elle a échangé les douleurs de l'exil pour les joies de la Patrie, nous vous prions, Ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres le chemin de la Croix ; les six Pater de l'Immaculée Conception; une invocation à N.-D. du Mont-Carmel, à notre Père saint Joseph, à saint Joachim et à sainte Anne, à notre sainte Mère Thérèse et à notre père saint Jean de la Croix, enfin à sainte Catherine sa patronne. Notre chère fille vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix

Ma très Révérende Mère,

 

Votre très humble Soeur et servante, en N. S. J.-C.

Soeur MARIE-BAPTISTE.

Carm. Ind.

De notre monastère de la Sainte Mère de Dieu et de notre Père Saint Joseph des Carmélites de Limoges.

Ce 20 avril 1893.

 

P. S. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de recommander de nouveau à vos saintes prières l'âme de Monsieur le Chanoine Plainemaison, qui pendant vingt-trois ans a été notre confesseur et aumônier avec un zèle et un dévouement qui lui ont acquis des droits à notre juste reconnaissance.

 

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