Carmel

2 Juin 1894 – Nantes

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Paix et très-humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Dix-huit longs mois se sont écoulés depuis la consommation du grand sacrifice que Dieu nous a demandé par la mort de notre vénérée et si chère Mère Marie-Joséphine- Agathe de Jésus.

Il nous tardait de repasser avec vous les doux et édifiants souvenirs laissés en notre Carmel par cette Mère bien-aimée qui fut pendant tant d'années sa lumière, son appui, son âme.

Des circonstances tout à fait indépendantes de notre volonté ont jusqu'ici arrêté notre plume. Ce silence forcé nous a fait souffrir; mais du moins nous a-t-il permis de recueillir de plus amples détails sur une existence marquée tout entière du sceau de la sainteté ; Par là nous pouvons mettre en un jour plus éclairé l'action de la grâce sur cette d'é­lite, rendre plus complet le code des enseignements puisés à son énergique école, et ré­pondre ainsi aux désirs de plusieurs de nos monastères qui avaient été à même d'appré­cier davantage sa vertu et sa valeur.

Notre chère Mère Marie-Agathe de Jésus naquit à la Turmeliére en Montigné. Cette pa­roisse est située dans la riante partie de l'Anjou connue sous le nom de Bocage ou Vendée militaire, près des petites villes de Cholet et de Beaupréau, célèbres dans l'histoire de la guerre Vendéenne.

On était en 1820. Les souvenirs récents des jours sanglants et héroïques avaient jeté sur le caractère des habitants de cette paisible campagne une empreinte de force qui relevait leur foi déjà si profonde et leurs moeurs patriarcales.

Parmi les familles de ce pays, il en était une bénie entre toutes. Elle avait donné le meilleur de son sang pour la défense du trône et de 1'autel. Trois des siens étaient tombés sur le champ de bataille auprès des Bonchamp, des Cathelineau, des de Charette et des de la Rochejaquelein, tandis que d'autres exposaient leur vie en offrant, avec le dévouement chrétien le plus généreux, un asile aux prêtres persécutés.

Deux oncles, vénérables ministres du Seigneur, avaient préféré l'exil à un serment im­pie. Réfugiés en Espagne, ils surent gagner, par leur intelligence et leur vertu, l'estime d'un grand seigneur qui les avait reçus sous son toit comme précepteur de ses enfants

A l'aurore des jours meilleurs, ces dignes prêtres songèrent à rentrer en France et le noble Espagnol leur en procura les moyens d'une manière qui mérite d'être racontée. Leur riche bienfaiteur ne pouvant, malgré ses brillantes promesses, les retenir loin de leur pa­trie, désira connaître quelle récompense leur serait le plus agréable. Tout dévoués à leurs confrères exilés. Messieurs B*** demandèrent pour eux la facilité d'un retour sur le sol natal. Un navire fut frété et ramena à Nantes ces dignes confesseurs de la foi.

Dans son exquise et généreuse délicatesse, le noble seigneur espagnol leur avait prépa­ré la plus gracieuse surprise. A l'arrivée au port, le capitaine, après avoir témoigné à ses vénérables passagers les sentiments respectueux de l'équipage, présenta à Messieurs les abbés *** un acte les rendant propriétaires du navire. Ceux-ci, par un désintéresse­ment tout sacerdotal, en employèrent le prix à l'achat d'une maison de campagne à l'usa­ge du grand séminaire dirigé par les Sulpiciens.

Ce fut au sein de cette race bénie que Dieu, ma Révérende Mère, plaça l'enfant dont nous esquissons la vie, et qui devait, dans son humble vocation de Carmélite, projeter sur un si grand nombre d'âmes les rayons de sa haute intelligence et de son grand coeur.

Auprès de son berceau veillèrent des parents dignes de leurs ancêtres. Son père, à un jugement droit, à des sentiments élevés et foncièrement religieux, joignait une bonté na­turelle qui lui conciliait l'estime de ses concitoyens. Madame B * * * ne le cédait en rien à son mari pour les qualités de l'intelligence et du coeur. Douée d'un profond bon sens, d'un caractère ferme, elle avait une réelle capacité pour les affaires domestiques; elle bril­lait surtout par une foi admirable et une générosité sans bornes pour les pauvres. Par res­pect pour les membres souffrants de Jésus-Christ, elle tenait à honneur de pétrir de ses propres mains le pain qu'elle leur distribuait chaque jour.

Le Seigneur bénit l'union de ces deux vrais chrétiens par la naissance de neuf enfants. Marie-Joséphine était la cinquième. Elle naquit le 8 Janvier 1820 et fut tenue sur les fonts du Baptême, le lendemain, dans l'église de Montigné par un oncle maternel et une pieuse parente de sa mère.

Madame B * * * s'étudiait à développer dans l'âme de ses enfants les germes des vertus chrétiennes. Tous répondaient à ses soins; mais elle put bientôt constater que deux d'entr'eux avaient reçu du Ciel des dons particulicrs: C'étaient Charles Théodore et Marie Joséphine. Ces deux enfants avaient l'un pour l'autre une affection marquée. Ils se devinaient, se comprenaient. On eut dit qu'ils pressentaient l'analogie de leur avenir. Cependant par certains côtés, les nuances de leur caractère étaient complètement différentes. Théodore calme. sérieux, mesuré, faisait contraste avec la gaieté, l'enjouement, le gra­cieux babillage de sa soeur. Plus âgé que celle-ci de deux ans, il avait pris sur elle un ascendant qui s'accentuant de plus en plus avec le temps finit par produire en Marie un vé­ritable respect et la plus entière confiance.

Madame B * * *aimait à rassembler autour d'elle sa jeune famille pour lui parler du bon Dieu, de la Sainte Vierge, lui recommander, de les aimer beaucoup), afin de les voir au Ciel: « Elle cherchait à nous inspirer l'horreur du péché, écrivait quelque part la Mère Agathe, en nous disant que Dieu voit tout, qu'il récompense ceux qui font le bien et punit rigoureusement les méchants. »

La petite Marie recueillait avidement les leçons de sa mère et toute sa vie elle en garda le souvenir. Devenue Religieuse elle se les rappelait encore avec un filial attendrissement.

Sa mère de Son côté, grâce à cette intuition que Dieu semble avoir mise dans le coeur des mères chrétiennes. entrevoyait déjà l'avenir que la Providence lui préparait: « Ma petite Marie, disait-elle, sera Religieuse. » Oui Dieu la voulait Religieuse, Religieuse accomplie. Aussi voulut-Il dès son plus bas âge la former à l'école de la Croix. Elle avait à peine sept ans quand la mort vint ravir à son affection celle qui avait été, et eut pu longtemps encore, être sa Providence visible. Madame B*** rendit sa belle âme à son Créa­teur le 22 Mars 1827. Elle n'était âgée que de 39 ans. A ses derniers moments, elle fit l'édification de tous par sa foi vive, son inaltérable force d'âme. En bénissant ses enfants, elle leur donna à tous rendez-vous au Ciel.

La mort de son épouse, l'âge de la petite Marie, tout invitait Monsieur B** * à s'occuper de l'éducation de son enfant. Elle suivait déjà depuis deux années les leçons qu'une de ses vertueuses cousines donnait comme institutrice aux enfants de la paroisse. Monsieur B voulut procurer à Marie une instruction plus solide, aussi rejoignit-elle, quelques mois seulement après le décès de sa mère, sa soeur cadette au pensionnat de Torfou.

Déjà chez sa pieuse cousine, l'institutrice de Montigné, on avait remarqué en Marie des intuitions de piété au-dessus de son âge. Cette enfant, au coeur si bon, avait été vivement touchée de la dévotion aux âmes du Purgatoire. En une fête de la Toussaint, alors que la plus grande partie de la famille assistait à l'Office du soir, on la vit se former une sorte de cellule en s'entourant de chaises, et là, toute recueillie, réciter sans interruption des Pater et des Ave pour les pauvres âmes souffrantes. Dans sa foi naïve, elle espérait alors vider tout le Purgatoire.

A la fin de sa première année scolaire, Marie reçut pour prix un livre intitulé: L'amant de Jésus-Christ . Impossible de décrire sa joie. Par une inspiration de la grâce divine, sans doute, la chère petite avait retenu un mot, s'était formé une idée fixe: « Je veux être une sainte. » Ce livre ne lui apprendrait-il pas la science de la sainteté ? Elle tenait sans ces­se à la main le précieux volume, le feuilletait, le refeuilletait. Sachant à peine lire, elle le tournait plus d'une fois à l'envers. Ses soeurs se riaient d'elle : « Laisse donc ton livre; tu n'y entends rien ! ! » L'amour propre de Marie était blessé; qu'importe, - «  Je veux être une sainte- Notre jeune prétendante à la sainteté n'abandonnait pas son trésor, vou­lant à tout prix lui arracher son mystérieux secret. Ce trait nous peint au vif le caractè­re de la Mère Agathe: de surnaturelles ambitions soutenues par une volonté énergique.

Au pensionnat de Torfou, cette piété ne fit que s'accentuer et ne tarda pas à éveiller l'attention des Religieuses qui dirigeaient cet établissement et du Curé de la paroisse qui en était le directeur spirituel. Dès le lendemain de son arrivée en cette sainte maison, on vit Marie se diriger gravement et spontanément vers le confessionnal. Soeurs et élèves de sou­rire. Marie tout entière à son dessein ne s'en préoccupe nullement. Le vénérable Curé la reçoit avec une bonté toute paternelle. A-t-il découvert dans cette petite âme les germes précieux que le Seigneur y a déposés"? Toujours est-il qu'en la voyant si pieuse, si attenti- ve à écouter ses instructions, il n'hésite pas à lui proposer de revêtir le saint Scapulaire. Aussitôt la jeune enfant de courir vers ses Maîtresses les priant de lui préparer un petit Habit. — « Toi, recevoir le Scapulaire ! mais tu es trop jeune, lui fut-il répondu. Monsieur « le Curé ne t'a point fait une telle promesse. » — La Fête de Notre-Dame du Mont-Carmel arriva. Marie se présente au Tribunal de la Pénitence; Quand elle en sort on l'entend s'écrier toute joyeuse: « J'ai reçu l'absolution, demain Monsieur le Curé me donnera le petit Habit! ! » — Il fallut bien cette fois se rendre à l'évidence et remettre un Scapulaire à l'heureuse enfant.

En racontant ce fait, notre bien-aimée Mère ne manquait jamais d'ajouter qu'elle regar­dait l'exception faite en sa faveur dans un âge si tendre, comme un signe d'adoption de la part de la Sainte Vierge et comme le principe de la grâce de sa vocation. Quoiqu'il en soit, à partir de ce moment on remarqua dans la chère enfant un redoublement de piété, de soumission et d'application au travail. Elle resta à Torfou environ un an.

La précoce intelligence et les qualités de coeur de Marie n'avaient pas échappé à l'oeil observateur d'un de ses oncles, aumônier des Calvairiennes d'Angers. Il désira cultiver lui- même cette jeune plante d'une si grande espérance, et demanda qu'elle lui fut confiée.

Monsieur B"" accepta généreusement ce grand sacrifice, par affection pour celui qui l'en sollicitait et dans l'intérêt de sa fille. Celle-ci, de son coté, souffrait beaucoup à la pensée de quitter son bon père, ainsi que ses frères et soeurs. Cependant une consolation lui restait. A l'heure où elle s'éloignait des siens elle allait retrouver chez son oncle son cher Théodore. Combien douce fut leur entrevue ! Que de choses ils avaient à se dire ! Ils ne s'étaient pas vus depuis la mort de leur bonne mère... . Quelque temps après son arrivée à Angers, Marie fut remise par son oncle entre les mains des excellentes Religieuses dont il était l'aumônier. Elle fut reçue par celles-ci avec tout l'intérêt motivé par son double litre d'orpheline et de nièce d'un ecclésiastique qui avait toute leur estime. Bientôt l'aimable caractère, la franchise, la gaieté de la nouvelle pensionnaire lui gagnèrent l'affec­tion de ses jeunes compagnes, aussi bien que celle de ses dignes maîtresses. Elle-même se trouvait heureuse dans ce milieu où se développaient naturellement les riches dons de l'es­prit et du coeur qu'elle avait reçus du Ciel. Chaque jour, en assistant à la sainte Messe, célébrée par son oncle, elle entrevoyait près de l'autel son cher Théodore qui lui servait de ministre: ]Puis tous les jeudis celui-ci venait à la grille du parloir des Bénédictines causer intimement avec sa soeur, s'efforçant, par ses procédés délicats de lui adoucir la sépara­tion de la famille.

L'année 1830 lui fut une année mémorable: celle de sa première Communion. Elle s'y prépara avec un grand soin en se renouvelant dans la dévotion à la Sainte Vierge, à l'Ange Gardien, à Saint Louis de Gonzague, pour lequel elle avait déjà une affection très particulière. Elle garda de ce grand jour la plus précieuse mémoire et jusque dans sa vieillesse elle parlait avec charme de cette chapelle du Calvaire où s'était accompli cet acte si important de sa vie.

Notre chère Mère aimait aussi à rappeler l'impression de grâce reçue au Calvai­re dans une cérémonie de vêture où elle fut chargée de porter la couronne d'épines qu' il est d'usage chez les Bénédictines de donner à la nouvelle fiancée du Christ. En la remet­tant aux mains de la petite Marie, on la lui posa sur la tête: « Il me semblait, racontait-elle plus tard, qu'à ce moment Notre-Seigneur m'appelait réellement, moi aussi, à partager ses souffrances. » Le bon Maître, en effet, voulut que dès cet âge, elle connut l'amertume de son Calice; car si au pensionnat du Calvaire, Marie goûta les premières et pures joies d'une adolescence épanouie dans la piété, Dieu permit qu'elle y rencontrât aussi un genre d'épreuve par lequel passent souvent les âmes destinées à une particulière sainteté.

Dans les maisons d'éducation les plus chrétiennes et les mieux réglées, il n'est pas rare de rencontrer de ces natures peu élevées à qui toute supériorité morale fait ombrage,et qui s'inspirent, dans leurs actes, des bas sentiments de la jalousie. Parmi les compagnes de Mademoiselle H** il s'en trouva de cette trempe. Les succès que celle-ci remportait, les égards qu'on s'imaginait être accordés à la nièce de l'aumônier du Monastère, excitèrent l'indignation de certaines élèves. Une véritable persécution s'éleva contre elle. On la moles­tait à chaque instant et sous toutes les formes; on ne reculait pas devant la calomnie. La pauvre enfant souffrait tout en silence. Déjà son âme énergique savait s'élever au dessus d'elle-même et des difficultés de la vie, et mettre en pratique cette parole qu'elle répétera, jusque dans les bras de la mort : Je veux me vaincre. Le Seigneur cependant prit en main sa défense en confondant la calomnie; mais une lumière avait brillé aux yeux de notre future Carmélite. Elle avait reconnu le néant des choses de ce monde, le peu de fond que l'on rencontre dans les créatures et combien il est bon de s'en détacher, pour se reporter vers Dieu.

Notre chère Marie resta chez les Bénédictines jusqu'à l'âge de 13 ou 14 ans. Ce fut avec une joie proportionnée à sa tendresse pour les siens, qu'elle vint reprendre sa place au sein de la famille. Elle y retrouva un père qui ne vivait que pour rendre son entourage heureux, des soeurs dont le dévouement égalait celui d'une mère. Il lui était doux d'apporter dans ce cher milieu sa part d'affection. Son aimable entrain la faisait chérir de tous. La maturité de son jugement n'échappait à personne, et se révélait dans une parole facile et entraînante. Marie était toujours dans la famille le petit Docteur. Comme on aimait tant à l'appeler autrefois. Mais ce petit Docteur avait une grande fermeté de volonté, et parfois il était difficile de la faire revenir sur des plans conçus. Son bon père, avec sa douceur na­turelle, se contentait alors de lui dire: « Ne te marie pas, ma fils, je plaindrais celui que tu épouserais. » Ses soeurs applaudissaient à la réflexion paternelle et Marie, souriant, s'efforçait de faire plier sa volonté de fer devant celle des autres.

Souvent aussi ses soeurs se plaignaient de ce que Marie ne semblait prendre aucun souci des affaires du ménage et jouissait tout à son aise de la liberté que lui laissait son père. Mais bientôt on eut lieu de reconnaître que son esprit observateur l'avait mise à même de remplacer ses soeurs dans le gouvernement de la maison. Elle n'avait que dix-sept ans lorsque ses deux aînées s'éloignèrent par leur mariage du toit paternel, remettant entre ses mains la direction des affaires domestiques. Monsieur B.*** ne tarda pas à expérimenter que si le départ de ses filles imposait à son coeur un véritable sacrifice, il trouvait dans celle qui lui restait des ressources d'ordre et d'organisation, de bonté et d'intelligence sur lesquelles il pouvait s'appuyer. Marie s'était tracé à l'avance la ligne de conduite qu'elle voulait tenir, et elle se mit à l'oeuvre avec un ardent désir de rendre heureux ceux envers lesquels son dévouement devait s'exercer.

Non seulement son père et ses jeunes frères devinrent l'objet de sa sollicitude, mais les serviteurs et les fermiers avaient eux aussi une large part aux attentions charitables de leur jeune Maîtresse. Un nombreux personnel était employé à l'exploitation de la proprié­té. L'oeil vigilant de Monsieur B*** surveillait attentivement toutes choses il trouvait en sa chère Marie un auxiliaire précieux. Elle savait par sa prudence, son tact, surtout par sa bienveillance, se faire aimer autant que respecter et obéir ; à tous elle voulait faire du bien. Il n'était pas jusqu'aux ouvrières appelées dans le ménage, à qui elle ne cherchât à faire plaisir. La nécessité où étaient ces pauvres filles d'aller gagner leur pain dans des mai­sons différentes lui semblait pénible; elle désirait la leur adoucir en leur témoignant une grande confiance, un affectueux intérêt, en les traitant comme si elles eussent été de la famille. Le temps devenait-il pluvieux ou froid à la fin de la journée: « Je vais vous garder ce soir, leur disait-elle, afin de vous éviter la fatigue de revenir demain matin. » Et si celles-ci, par discrétion, s'en défendaient, elle savait faire tomber tous les empêche­ments allégués, et les contraignait à accepter son invitation. Alors pendant la soirée, elle les égayait par des conversations aimables où elle glissait toujours quelques paroles édifiantes.

La bonté de coeur de notre Marie se manifestait sous toutes les formes. Monsieur *** possédait au bourg de Montigné une maison qu'il se réservait en partie, comme pied à terre, pour lui et pour sa famille. Marie passait là le temps qui s'écoule le Dimanche entre la grand'Messe et les Vêpres, et y offrait une charitable hospitalité aux femmes des villages éloignés. La pieuse jeune fille écoutait le récit de leurs peines, les consolait, les encourageait et quand ces pauvres villageoises voulaient lui témoigner leur reconnaissance: « Remerciez plutôt le bon Dieu de ce qu' L me permet de vous rendre ce petit service, » disait- elle. C'était sa formule ordinaire pour répondre aux paroles de gratitude des pauvres qui recevaient ses aumônes. — Rencontrait-elle, en se rendant aux offices, les jeunes personnes de son voisinage, elle les abordait avec une grande aménité: « Oh! disaient celles-ci, qu'il fait bon accompagner Melle B***; après l'avoir entendu parler, on se sent un « plus grand désir d'aimer le bon Dieu. » — Les malades étaient encore l'objet de sa charité et bien souvent on faisait appel à son dévouement. Dieu lui avait donné une sorte d'intuition pour deviner la nature des maladies; et une adresse particulière pour panser les plaies; aussi rendait-elle d'immenses services dans la paroisse. Mais tout en procurant le soulagement des corps, la jeune chrétienne n'oubliait pas les âmes. Ses paroles les en­courageaient merveilleusement à la patience les excitaient à embrasser avec soumission la volonté divine. Le mal paraissait-il s'aggraver, Marie engageait à penser aux derniers Sa­crements, préparait à les recevoir, et se chargeait de tout disposer pour qu'ils fussent ad­ministrés. Malgré la frayeur que lui inspirait l'aspect de la mort, elle trouvait dans son éner­gie la force d'assister les agonisants jusqu'à leur dernier soupir. Puis, lorsque tout était con­sommé, elle ne quittait pas la famille, sans mêler ses larmes aux siennes, et sans lui adresser quelques mots de consolation chrétienne. — Les petits enfants avaient également leur part dans la charité de Mlle B***; ceux qu'elle savait privés d'instruction religieuse, elle les faisait venir à la Turmelière pour leur enseigner les prières et le Catéchisme. Accep­tant parfois de tenir les enfants des pauvres sur les fonts du Baptême, sa sollicitude pour eux devenait ensuite vraiment maternelle.

Marie aimait les larges habitudes d'hospitalité en honneur au foyer paternel. Pendant les vacances surtout la maison de M r B*** devenait le rendez-vous de nombreux amis, particulièrement des condisciples de Théodore. Dans ce milieu, où régnaient une franche gaieté, une grande simplicité, notre jeune fille gardait une attitude pleine de réserve; mais tout en conservant sa dignité, elle savait mettre chacun de ses hôtes parfaitement à l'aise

Cette amabilité, ses conversations spirituelles attiraient à la chère Marie de nombreux témoignages de sympathie. Elle y répondait par une grande modestie, ne semblant pas même s'apercevoir des égards qu'on avait pour sa personne. Ce n'était pas que son coeur fut naturellement insensible à l'approbation, au succès et même à certaines jouissances du monde; mais, âme trop élevée pour ne pas en comprendre le néant, elle s'écartait des par­ties de plaisir, autant que les convenances le lui permettaient.

Tandis que Mlle B*** faisait ainsi le charme de son entourage, l'action de Dieu se continuait en elle et la mûrissait pour le sacrifice. Le jeune Théodore, prévenu de son côté par une grâce spéciale, avait résolu de consacrer sa vie à Dieu dans les fonctions du sacerdoce après avoir achevé ses humanités, il était entré à la Philosophie, puis au grand séminaire de Nantes. Dans ces deux maisons les qualités de sa belle intelligence brillèrent d'un vif éclat. — Le frère et la soeur entretenaient ensemble une correspondance aussi intime que suivie; mais c'était surtout pendant le temps des vacances, passé par l'abbé*** au milieu de sa famille, que des liens si précieux se resserraient. De son regard attentif et pénétrant, Marie, alors âgée de 18 ans, étudiait avec respect tous les actes, toutes les paro­les, toutes les attitudes de son frère. La sagesse, la modération, l'oubli de lui-même qu'elle admirait dans le pieux séminariste lui rendaient plus saisissantes ses propres imperfections et stimulaient son ardeur à marcher sur ses traces.

A partir de cette époque, qu' humblement notre Mère appelait celle de sa conversion, sa piété s'accentua, et se traduisit surtout par une lutte plus sérieuse contre sa nature. Dé­sormais, chaque matin, accompagnée par une jeune fermière, elle franchira les trois kilo­mètres qui séparent la Turmelière de l'église paroissiale, pour assister, dès six heures, au Saint Sacrifice. L'intempérie des saisons rendait parfois le trajet pénible, mais l'heure pas­sée aux pieds de Notre-Seigneur, lui faisait oublier ses fatigues. La joie se reflétait si dou­cement sur son visage au moment de la Communion, que les petites filles du bourg demandaient d'aller à la messe pour le seul plaisir de considérer Mlle B*** revenant de la sainte Table. — Elle s'aperçut bientôt que, chaque après-midi, son frère se dérobait pour aller rendre ses hommages au Divin Solitaire du Tabernacle; « Pourquoi, se dit-elle, n'imiterai-je pas Théodore ?» Et dès lors la visite au Saint Sacrement aura aussi sa place mar­quée dans le règlement de la jeune chrétienne, comme elle l'avait dans celui du fervent séminariste. — Ce n'étaient pas seulement les exemples de celui-ci qui animaient sa soeur à marcher dans la voie de la sainteté, elle recueillait encore de ses conseils la direc­tion la plus solide. Elle avait toujours aimé la lecture, celle des livres sérieux, et les vies de Saints; l'abbé Théodore lui procurait les ouvrages les plus propres à la conduire à la perfection, mais surtout, il lui conseillait de ne jamais omettre sa méditation du matin. « Là, lui disait-il, tu puiseras une grande force pour te vaincre dans les difficultés de la journée. » - A l'école de son frère, Marie avait appris à placer Jésus-Christ à la ba­se de sa spiritualité. Regarder le divin Maître, l'étudier, se pénétrer de son esprit pour en retirer lumière et courage, telle était, dès ce temps, la méthode d'oraison de cette âme droite et simple; elle la suivra toujours, et l'indiquera à ceux et celles qui, plus tard, ré­clameront ses conseils.

Engager une âme à suivre Jésus-Christ, c'est lui tracer la voie de l'humilité, du sacrifi­ce. Cette voie, le fervent séminariste la connaissait lui-même, car dans l'art de l'abnéga­tion, il était passé maître. Ceci n'échappait pas à l'oeil perspicace de sa soeur. « Lorsque Théodore, sur l'avis de ses directeurs, quitta Nantes pour aller continuer, à St Sulpice, ses études théologiques, j'étais bien triste, nous racontait notre Mère, lui, au contraire, se montrait gai et souriant. — Je souffre de te voir partir avec tant de joie, lui dis-je, il me semble que tu ne sens rien. » - « Ah ! je ne sens rien !....» me répondit-il tout ému, « je voudrais que ton coeur vît ce qui se passe dans le mien, et tu saurais lequel est le plus sensible. Mais quoi donc !..quand on se donne au Seigneur, est-ce qu'il faut mettre ses propres intérêts en balance avec ceux de la gloire divine ?... Lorsque Dieu se fait entendre, on doit le suivre !..» — « Je l'admirais ; mais cette doctrine me paraissait bien dure. » Cependant, quelque dure qu'elle fût, cette doctrine éclaira notre Marie d' une vive lumière. A ses rayons, elle comprit la grandeur d'une âme assez énergique pour ne pas permettre à une larme d'effleurer sa paupière, à une émotion de se traduire sur son visage, même à l'heure des brisements les plus douloureux. La pieuse jeune fille essaiera donc, elle aussi, désormais à n'avoir que Dieu seul pour témoin de ses luttes. L'énergie, on l'a vu, était un trait distinctif de son caractère. Lorsqu'elle avait reconnu la convenance d'un acte, aucun obstacle ne l'arrêtait dans son accomplissement. — L'abbé Théodore entrevoyait les sommets où sa soeur pouvait atteindre; aussi ne craignait-il pas de l'introduire dans les sentiers ardus du sacrifice. C'était un bonheur pour lui de stimuler son courage et de constater ses pro­grès. Il la vit renoncer aux douceurs dont on avait entouré son enfance, se faire une loi de ne rien prendre entre les repas, supprimer même son petit déjeuner du matin. « Au commencement ces pratiques me furent très pénibles, avouait-elle plus tard; mais je m'y accoutumai. On peut beaucoup obtenir de son corps en l'assujettissant. » — Cet esprit de pénitence la portait aussi à refuser à ses sens les plaisirs que même les âmes chrétiennes s'accordent trop souvent : Engagée un jour par un de ses parents, qui connaissait son attrait pour la musique, à passer devant une terrasse où s'exécutait une entraînante fanfare, elle fit un long détour pour éviter de l'entendre. Il lui arriva encore de faire, avec une pieuse amie, un pèlerinage durant lequel elles gardèrent un silence absolu.

Parfois les conseils de l'abbé * * * arrivaient à sa soeur sous la forme de fines et amicales critiques. Un jour, pendant le repas de la famille, elle s'était laissée aller à tout l'entrain de son caractère, elle avait égayé les convives par ses réparties spirituelles, son frère l'écoutait en silence: « Oh ! ma chère amie, » lui dit-il en sortant de table, et en arrêtant sur elle un de ces regards doux et sérieux qui lui étaient habituels, « Queje te plains si tu dois un jour, comme il est écrit, rendre compte de toutes tes paroles oiseuses! »- « Suís-je répréhensible devant Dieu ? » demanda Marie; - « Je ne le pense pas » lui répondît l'abbé Théodore, en souriant. Puis il ajouta cette phrase qui valait tout un discours: « A Nazareth, la Sainte Famille parlait peu — Les efforts généreux de Melle B*** pour atteindre la perfection n'étaient que la préparation de son appel à la vie religieuse. Dans l'étude de sa vocation, son frère lui fut, comme toujours, un confident, un conseiller. Mais, conseiller sage et prudent, l'abbé Théodo­re. n'oubliant pas son inexpérience, était fort circonspect en dirigeant sa soeur. « Dans mes conversations avec mon frère, je lui parlais souvent de mes inquiétudes, racontait notre Mère ; j'aurais voulu qu'il me dit ce que Dieu demandait de moi. » « Il faut prier, me répondait-il. et attendre en paix que Dieu t'éclaire. Quand le Seigneur demande plus de perfection d'une âme, il le lui fait sentir : une autre voix que la sienne parlerait en vain. » « J'ai reconnu depuis, ajoutait notre bonne Mère, combien cette mesure, que je ne comprenais pas alors, était sage : C'est un grand secret de savoir attendre Dieu et de ne pas le devancer. Pour vouloir trop exiger d'une âme, on la brise. »

Dans des moments où, cherchant parfois à composer avec la grâce, Marie soumettait à son guide ses projets de rester dans le monde: « Je m'y consacrerais aux oeuvres de charité, disait-elle. » A quoi l'abbé Théodore répondait prudemment: « Ce genre de vie n'est pas sans exemple : bien des âmes restent dans le siècle et s'y sanctifient. » Puis il con­cluait toujours ainsi: « Prie beaucoup pour connaître la volonté divine. » La voyait-il par­fois prête à défaillir à la perspective de tous les brisements qui se préparaient pour elle et pour les siens : « Celui qui après avoir mis la main à la charrue, regarde derrière soi, n'est pas propre au royaume des Cieux » était sa réponse; et encore: « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi. » L'écho de cette parole reten­tissait dans l'âme de Marie à de telles profondeurs, que vingt ans plus tard, il y vibrait encore, et s'échappait de ses lèvres pour encourager un coeur lui aussi en proie à de sembla­bles tortures.

Cependant l'abbé*** venait de prendre une importante détermination. En 1840, il en­trait dans la société des Prêtres de Saint Sulpice. Ce départ fut un brisement pour toute sa famille; nul ne le ressentit plus vivement que Marie : Théodore semblait lui être si né­cessaire !!... Néanmoins au milieu de ses larmes elle approuvait en secret son frère. L'ac­te d'une âme se donnant totalement au Seigneur lui apparaissait une chose grande et di­gne de la majesté suprême. Pour elle c'était un exemple. Une correspondance active avec le jeune Sulpicien rendit d'ailleurs l'absence moins pénible. Dans ses lettres, elle lui par­lait ouvertement de ses dispositions, lui faisant connaître les deux courants de ses at­traits; le Carmel et la Congrégation des Filles de Saint Vincent de Paul. — A cette épo­que le Supérieur de la solitude d' Issy était M. l'abbé Mollevaut; ce saint Prêtre, esprit éclairé dans les voies de Dieu, joignait àla plus haute vertu un jugement parfait. L'abbé Théodore lui avait confié les aspirations de sa soeur; le bon Supérieur, découvrant dans les lettres de Mlle B*** un cachet peu ordinaire, demandait parfois au jeune Sulpicien : « La petite soeur a t-elle écrit » et son visage s'épanouissait à une réponse affirmative. Il lui portait un intérêt particulier et ne doutait pas de son appel à la vie religieuse. Lorsque de­vant lui s'agitait la question du choix à faire entre le Carmel et l'institut des Filles de la Charité, le vénérable M. Mollevaut disait à l'abbé Théodore : « Votre soeur sera Carmélite.»

A Nantes, Marie fut mise en rapport, par son frère, avec messieurs les abbés de Courson et Ferret.,l'un Supérieur de la Philosophie, l'autre Directeur au grand Séminaire, dont il de­vint plus tard Supérieur. Ces respectables prêtres, dignes de toute confiance par leur jugement et leur expérience, n'hésitèrent pas à déclarer, après un mûr examen, que cette voca­tion venait de Dieu. Quant au choix de l'institut, ils ne décidèrent rien, se bornant àconseil­ler la lecture de la vie de Ste Thérèse, de Ste Jeanne de Chantal et de Madame Louise de Fran­ce. Déjà Marie, dans ce dernier ouvrage avait appris à connaître la vie du Carmel. Mais avant de prendre une résolution définitive, elle voulut passer quelques jours dans la retraite. La simplicité avec laquelle, pendant ce temps elle traita de sa vocation avec Notre Sei­gneur mérite d'être citée : Elle avait supplié ce bon Maître de lui donner, comme marque do son appel. beaucoup de consolations. « Et voilà que, durant ces huit jours, racontait-elle plus tard, je n'éprouvai que des peines intérieures de toute nature. » C'était clair, Dieu ne la voulait pas religieuse. Dans cette conviction, elle fait part à son directeur de sa prière, ainsi que de ses dispositions, et en tire devant lui la conclusion qu'elle doit rester dans le monde. L'excellent prêtre sourit. « C'est moi, dit-il, qui ai été exaucé. J'avais demandé à Dieu, comme signe de votre vocation, de vous envoyer beaucoup de sécheresses, afin de vous aguerrir contre ce genre d'épreuve, s'il devait vous être réservé dans le Cloître. Il paraît que ma prière était meilleure que la vôtre. » Puis il l'envoya faire le Chemin de la Croix. C'était là l'heure de la lumière divine. En méditant les mystères de la voie douloureuse, Marie vit clai­rement qu'elle était conviée par le Sauveur à marcher à sa suite dans l'étroit sentier du Cal­vaire; sa détermination est prise: elle sera Religieuse, et Religieuse là où la nature aura le plus à s'immoler: elle sera Carmélite. Mais en attendant le jour marqué, la jeune chrétien­ne s'efforcera de vivre dans le monde plus parfaitement encore. Dans ce but elle se traça un règlement où se découvrent les aperçus de perfection que Dieu lui donnait déjà. Cependant, quelque ferme que fût cette résolution, elle ne mit pas fin aux luttes de la nature. Briser les liens si doux de la famille, quitter ce foyer paternel dont elle était devenue l'âme, ces pen­sées se dressent devant la pauvre Marie comme d'infranchissables montagnes. Une perspec­tive plus cruelle encore se présente à sa tendresse filiale: celle de l'isolement dans lequel va rester son vénérable père. Qui veillera sur les jours de sa vieillesse ? qui le secondera dans les soins à donner à ses trois derniers enfants ? autant d'amères questions qui déchirent son âme. Où ira-t-elle chercher son refuge et sa force ; Ce sera toujours dans la prière, mais parti­culièrement dans la Sainte Eucharistie. — On était en 1841. L'abbé Théodore avait reçu la prêtrise, et après son ordination, avait été nommé professeur de Philosophie au séminaire de Nantes. Pendant les vacances de cette année, le frère et la soeur sentirent que l'heure était venue de faire entrevoir à leur père le sacrifice qui se préparait pour lui. A cette nouvelle si inattendue, la douleur paternelle fut poignante; M' B*** voyait dans l'éloignement de Marie l'évanouissement des consolations de sa vieillesse. Eu vain elle et sou frère lui représentèrent-ils que la séparation ne se ferait pas à bref délai: en vain suggérèrent-ils les moyens de la rendre plus acceptable par une bonne organisation du personnel domestique, cette âme brisée n'acceptait aucune compensation humaine. « Mes pauvres enfants, dit-il enfin, vous ne me persuaderez jamais, que près d'un père. une fille puisse être remplacée par des servantes. » A cette objection, les coeurs se serrèrent plus encore. Cependant les sentiments re­ligieux de M. B*** étaient trop profonds pour qu'il refusât à Dieu celle qu'il avait reçue de Lui. Habitué d'ailleurs à s'oublier pour les autres, s'il découvrit à ses enfants la blessure qu'ils venaient de lui faire, il ne voulut pas les affliger par un complet refus. — Mais dans les desseins impénétrables de la Providence, la vocation de notre chère Mère devait subir d'autres épreuves. Le Seigneur, qui dirige toutes choses pour le plus grand avantage de ses élus, semble souvent se faire un jeu divin d'accumuler les obstacles devant leurs plus gé­néreux projets. Ainsi en agit-Il envers sa fidèle servante.

L'année 1842 commençait. Au moment où Mlle B*** entrevoyait l'heure d'un prochain départ, elle fut atteinte d'une fièvre muqueuse; sa santé, naturellement très forte, n'allait- elle pas subir une altération sérieuse et comment alors songer aux austérités de la vie du Carmel ? Ce n'était là cependant que le prélude d'entraves bien autrement douloureuses. Encore sous les étreintes de la maladie, Marie se vit frappée dans l'une de ses plus chères affections: sa soeur aînée quittait la vie à la fleur de l'âge, laissant à son jeune époux deux enfants en bas âge. — Retenue sur son lit de souffrance. Mlle B*** ne put avoir la consolation d'assister aux derniers moments de sa chère Claire. Quelques jours après, elle revit son beau-frère, dont les sentiments chrétiens en une si grande épreuve la remplirent d'admiration. — Cette mort, si cruelle pour la famille entière, avait des conséquences particulièrement graves pour Mlle B***: A elle paraissait incomber la tâche de remplacer auprès des pauvres petits orphelins, la mère que le Ciel venait de leur ravir. C'était pour leur père une sécurité et une consolation de les confier aux mains d'une tante dont il avait appris à connaître la capacité et le dévouement. Déjà il les avait fait conduire chez leur grand-'père, dont la demeure, peu distante de la sienne, lui avait toujours été ouverte avec une affection toute paternelle, méritée par ses sentiments délicats, élevés et profondément religieux. Dès lors, Marie ne devra-t-elle pas renoncer à ses projets du Cloître ? La Volonté divine à cet égard, ne paraît-elle pas se dessiner clairement ? Consacrer son existence à consoler son vieux père, à élever chrétiennement ses neveux, à adoucir le veuvage de son beau-frère par une surveillance intelligente de sa maison, est une mission qui semble lui être naturellement indiquée par la Providence. La chose est incontestable pour tous ceux qui l'entourent, mais que sont les jugements des hommes en face des desseins de Dieu ?... Lorsque la voix du Seigneur se fait entendre à une âme pour l'appeler à monter en des ré­gions inconnues au sens humain, les échos de toute autre voix s'affaiblissent, et la grâce reste triomphante. Ainsi en sera-t-il pour Mlle B ***. L'oeil fixé sur l'Éternité, elle compren­dra. te mystère de la Croix, et, s'appuyant sur Celui qui sauva les hommes par une divine folie, elle aussi se rendra insensée aux yeux du monde pour l'amour de son Dieu, abandonnant aux soins de la Providence ceux qui lui sont plus chers qu'elle-même, elle ira dans l'austère vie du Cloître s'immoler pour les âmes,

Notre future Carmélite redoublait ses supplications afin d'obtenir du Seigneur la lumière nécessaire dans ses difficultés exceptionnelles. Si la voix de la nature parlait bien haut en son coeur, celle de la grâce y avait des accents plus pleins et plus forts, Marie se souvint des exemples donnés par Ste Thérèse et par Ste Chantal, l'une en abandonnant son père, l'autre en passant sur le corps de son fils pour répondre à l'appel de Dieu, elle rappelait encore à sa mémoire la faveur par laquelle la Ste Vierge l'avait comme adoptée, dès l'âge de sept ans, en la faisant revêtir du S' Scapulaire; et la reconnaissance l'entraînait, elle aussi, dans la voie du sacrifice.- L'abbé Théodore était initié aux angoisses de sa soeur. Il les partageait vivement, priait avec elle et s'efforçait de soutenir son courage. Voyait-il la lutte s'enga­ger plus terrible : « Nous qui voulons être à Dieu, lui disait-il, nous devons être des Melchisédech, c'est à dire, agir comme si nous étions sans père, sans mère, sans famille. » Puis il lui répétait : « Celui qui ayant mis la main à la charrue, regarde derrière soi, n'est pas propre au Royaume des Cieux. — Celui qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi. »

De nouveau, on recourut aux lumières et aux conseils de Messieurs de Courson et Ferret. Ces dignes prêtres, après avoir examiné toutes choses et s'être rendu compte des dis­positions d'âme de Mademoiselle B ***, déclarèrent ne voir dans les obstacles dressés devant sa vocation, qu'une épreuve ménagée par Dieu pour l'affermir. Aussi furent-ils d'avis qu'elle ne différa pas son entrée au Carmel.

Sur la prière de l'abbé Théodore, Monsieur de Courson se chargea de faire les premières démarches auprès de la Prieure de Nantes. Notre Monastère était alors gouverné par la Révérende Mère Marie Tharsille de Jésus, de sainte et douce mémoire. Cette vraie reli­gieuse, douée d'une grande délicatesse de coeur, avait eu la grâce d'être initiée à la vie des filles de Sainte Thérèse par notre vénérée Restauratrice, la Mère Aimée de Jésus, dont elle conservait soigneusement l'esprit dans la Communauté. Monsieur l'abbé de Courson avait pour la Mère Tharsille une sincère estime, que celle-ci lui rendait par une entière confiance. Il vint donc avec bonheur lui offrir sa postulante: « Ma Mère lui dit-il, dans l'intérêt que je porte à votre maison, je vous engage à recevoir cette jeune personne. « Les qualités éminentes d'intelligence et de coeur qu'elle cache sous un extérieur simple vous rendront un jour, j'en suis persuadé, de très grands services. » Dieu inspirait sans doute ces paroles prophétiques à son serviteur; nous on avons vu la réalisation.

Peu après cette ouverture, Mademoiselle B*** vint se présenter à la digne Prieure qu'elle charma par son attitude modeste, aussi bien que par sa physionomie agréable et intelligente. S'appuyant sur la recommandation de Monsieur de Courson, la Mère Tharsil­le n'hésita pas à donner à notre postulante l'espérance de son admission.

Si, dans cette détermination, notre future Carmélite remportait un héroïque triomphe sur la nature, elle ne se dissimulait pas qu'il lui restait à soutenir des assauts rudes et fort difficiles. Elle commença sans bruit à tout préparer pour son prochain départ, dispo­sa peu à peu les choses, afin que leur nouvelle organisation fût moins pénible aux siens. Sous un prétexte plausible, elle remit à son beau-frère les chers petits enfants dont elle était devenue la mère. Hélas ! dans ces préparatifs que de brisements pour son coeur !.. Enfin il fallut parler ouvertement. — « Au mois de Juin, écrivait plus tard la Mère Agathe, j'allai passer quelques jours à Nantes pour voir mon frère. Il fut arrêté que j'entre rais au Carmel à la fin de l'année, mais il fallait obtenir le consentement de mon père. « Mon frère se chargea de lui exposer les motifs de ma vocation dans une lettre que je devais lui remettre à mon arrivée. » Peu de semaines après, l'abbé Théodore venait dans sa famille passer une partie des vacances. Pendant ce temps Marie sollicita de nouveau le consentement de son père. Cet­te fois, il ne s'agissait plus de la perspective du sacrifice; mais bien de sa consommation. Les résistances et les objections de Monsieur B *** furent d'autant plus vives que le coup porté récemment à sa tendresse paternelle par la mort d'une fille chérie, les rendait plus naturelles, nous allions dire plus légitimes. Néanmoins, aidée du concours de son cher Sulpicien, Marie obtint la liberté de suivre l'appel divin; la foi du chrétien avait tri­omphé de l'affection du père. Le premier obstacle était franchi           Bien d'autres orages allaient éclater. Il fallait faire accepter la séparation à des frères habitués à compter sur les soins de leur soeur comme sur ceux d'une mère. Puis, sa chère Jeanne mariée près de la maison paternelle, attendait de son affection un concours utile pour l'éducation de ses filles. Tout fut mis en oeuvre par les uns et par les autres afin d'ébranler sa résolution. De­vant les larmes et les supplications qui brisaient son coeur, Marie demeurait dans une no­ble fermeté. Seul son beau-frère, qui cependant, plus que tout autre, avait intérêt à con­server cette soeur si utile à ses chers orphelins, parut comprendre sa détermination. Il manifesta hautement à la famille ses sentiments aussi généreux que chrétiens et promit mê­me à sa belle-soeur de l'accompagner au jour de son départ. Marie lui en fut toujours re­connaissante : elle ne parlait jamais qu'avec admiration de ce cher frère.

Bientôt les échos de ce qui se passait dans l'intimité du foyer paternel, en franchirent les limites. Ils parvinrent tout d'abord à ses oncles. Ceux-ci ne pouvaient comprendre com­ment leur nièce songeât à quitter les siens en de telles conjonctures : « Qu'elle attende au moins, disaient-ils, l'établissement de ses frères, elle sera libre de suivre ensuite son attrait. Dans la paroisse, ce fut une explosion générale de surprise et de désolation : « Quoi, disait-on de toutes parts. Mademoiselle B *** va chercher au couvent le bonheur, tandis qu'elle peut si bien, par sa position, le trouver dans le monde ! Qu'elle reste donc près de son père, qu'elle élève ses petits neveux, ou bien encore, qu'elle accepte « un des partis qui la recherchent ; elle sera bien plus heureuse que dans un cloître. »

Ainsi raisonnait le monde, comme il raisonne toujours dans son ignorance des choses de Dieu. Marie laissait gronder la tempête et soutenait la lutte avec un calme plein de di­gnité, se confiant en Celui qui du haut de son Éternité contemplait ses combats pour les couronner un jour. Mais elle avouait dans la suite qu'il lui avait fallu une grâce de force bien particulière pour n'être pas vaincue. Parfois, elle répondait à ses amies surpri­ses de la voir abandonner ses chers petits neveux : « Le bon Dieu n'a-t-Il pas dit : « Je prendrai la mère et j'aurai soin des orphelins. » — « C'est sur son secours que je compte. Il saura bien me remplacer auprès de ces chers enfants. Ce qui me coûte le plus c'est de quitter mon père; car c'est lui que j'aime le plus au monde. Je sens toute l'amertume du sacrifice, je redoute l'assujettissement à une règle austère; mais après tout, vingt, trente ou quarante années de pénitence sont peu de chose en comparaison d'un bonheur sans fin. Si je passe ma vie loin des miens, j'aurai l'éternité pour jouir d'eux. En restant dans le monde, je me damnerais peut-être. Eh bien ! je dis comme le Saint Religieux Dosithée : «  Je veux me sauver quoi qu'il m'en coûte » — A une autre elle jetait cette énergique parole : « Oui, je pars, et je veux diriger ma vie de manière à ne pas passer un seul jour en Purgatoire »

Un ancien curé de la paroisse, celui là-même qui l'avait baptisée, en apprenant sa déter­mination. se prit à dire : « Mademoiselle B * * * se fait religieuse !.. Alors, ou elle est folle, ou ses petits neveux sont morts. Ce n'était ni l'un, ni l'autre; Marie puit l'en con­vaincre. lorsqu'avant d'entrer dans la maison de Dieu, elle alla demander une bénédic­tion à celui qui l'avait introduite dans le sein de l'Eglise. La seule folie de la généreuse jeune fille c'était la folie de la Croix dont, par le Saint Baptême, il avait déposé le germe en son âme.

Enfin l'aurore du 30 septembre se leva ! C'était le jour fixé pour la séparation ! !.. Nous n'essaierons pas de décrire la scène des derniers embrassements, ni l'émotion de tous les coeurs à cette heure douloureuse. Comprendre ce qui se passe dans celui de notre future Carmélite, n'est chose possible qu'à ceux qui ont une connaissance expérimentale de sem­blables souffrances. Sainte Thérèse les dépeint avec l'énergie de son inimitable langage : « An sortir de la maison de mon père, dit-elle, mon âme éprouva la douleur d'une mystérieuse agonie. Je ne crois pas que la dernière heure me puisse réserver des angoisses plus cruelles. Je sentis tous mes os qui allaient se détacher les uns des autres. » Quelque chose d'analogue se passa dans l'âme de Marie en s'arrachant des bras des siens. Elle-même a raconté souvent qu'après avoir franchi le seuil de la maison paternelle, parvenue à une petite distance, elle crut entendre le bruit de pas précipités. « Oh ! se dit-elle, si quelqu'un, m'annonçant que mon père se trouve mal, m'engageait à retourner près de lui; aurais-je la force de résister... Le bruit entendu n'était que le frémissement de la brise dans les feuilles tombées aux premiers souffles de l'automne. A cet endroit de la route, elle entrevit encore la maison paternelle et y arrêta un long et dernier regard : « Ja­mais, se dit-elle, jamais je ne la reverrai ! » Les larmes la gagnèrent. .... Mais, forte de son énergie et de la grâce divine, elle s'éloigna rapidement en répétant; « A allons ! ! C'est pour Dieu ! ! ! Marchons ! ! ! »

D'autres déchirements se préparaient à quelques pas de là. En entrant chez son beau- frère, elle aperçut les deux chers orphelins. Les pressant sur son coeur, dans une dernière étreinte, elle les confia à Dieu et supplia la Sainte Vierge d'être leur Mère. Elle les quitta ensuite avec courage. Accompagnée de ce parent dévoué, elle se dirigea vers Clisson, d'où le lendemain matin, elle devait partir pour Nantes.

Qu'elle fut longue cette nuit passée dans un hôtel ! Notre chère Marie n'y put goûter un instant de repos. A l'aurore du 1er Octobre, elle prit la diligence de Nantes et, quelques heures plus tard, elle était à la Philosophie près de l'abbé Théodore. On lira avec édifica­tion le récit de cette entrevue, écrit bien des années après par notre chère Mère.

« Quand j'arrivai à Nantes pour entrer au Carmel, mon frère écouta, tout ému, le récit de ce qui s'était passé à mon départ. Il pleura avec moi. Mais bientôt sa foi si vive dominant ses autres sentiments, il me dit avec l'accent de la joie : - « Allons, Dieu bénira ce sacrifice. Notre père en recueillera les fruits. Réjouissons-nous maintenant; voilà que tu vas être toute à Dieu !       Et nous partîmes. Prions Dieu, me dit-il en sortant de la Philosophie. Le trajet qui conduit au Carmel nous fît passer devant les deux Croix indiquant le lieu du martyre des Saints Donatien et Rogatien; mon frère s'y arrêta et nous priâmes ensemble. A l'heure où commençait l'immolation d'une vie religieuse, n'avait- elle pas sa particulière convenance la prière faite devant ces Croix qui rappellent le courage de ces jeunes Héros qui versèrent leur sang pour Jésus-Christ. Je dois sans doute à leur intercession les grâces de force qui me firent triompher des obstacles que je portais en moi-même et que je n'eusse jamais pu surmonter sans une assistance de Dieu toute spéciale. »

L'abbé *** remit avec confiance entre les mains de la vénérée Mère Tharsille cette soeur bien-aimée, qu'il avait si sagement conduite dans les voies de Dieu; car il savait qu'en cet­te digne Prieure, elle trouverait un coeur vraiment maternel. Son émotion fut profonde quand la chère postulante, agenouillée sur le seuil du Cloître, lui demanda sa bénédiction avant de le franchir.

En cette année 1842, le 1er Octobre était un samedi, veille de la fête de Notre-Dame du Rosaire. Ce fut donc sous les auspices de la Très Sainte Vierge, que Marie fit son entrée dans l'Ordre spécialement consacré à cette Reine du Ciel, circonstance qu'elle regarda comme une nouvelle faveur de sa divine Mère. Chaque année elle en célébrait, l'anniver­saire avec reconnaissance.

La Révérende Mère Marie Tharsille de Jésus fit à notre postulante le plus gracieux et le plus bienveillant accueil. Cette vénérée Prieure avait un véritable culte pour les traditions de son Ordre et de sa maison; aussi voulut-elle donner à sa nouvelle fille le nom d'Agathe de Jésus en mémoire de deux anciennes Mères qui, au siècle dernier, avaient gouverné no­tre Carmel avec une grande bénédiction. Ne peut-on pas croire que Dieu lui donna en ce moment une sorte d'intuition de ses desseins Providentiels sur cette jeune Soeur destinée, comme ses saintes devancières, à le glorifier excellemment dans les mêmes charges qu'el­les avaient occupées ? ... Disons-le cependant, ce nom n'était pas sympathique à la chère Marie. Elle l'accepta néanmoins sans observation; mais bientôt les paroles de la Sainte à l'heure de son martyre : — Mon âme est fondée en Jésus-Christ et solidement établie en Lui, — excitèrent sa dévotion envers l'illustre Vierge; dévotion qui s'accrut encore par la réflexion de Monsieur l'abbé Ferret dans une de ses paternelles visites : Le nom de votre Patronne, lui avait-il dit, ayant le privilège d'être inscrit au canon de la Messe; j'ai par là l'occasion de vous donner chaque jour un souvenir particulier au Saint Sacrifice.

En paraissant au milieu de la Communauté, la jeune postulante charma toutes les soeurs par sa simplicité et ses manières à la fois sérieuses et affables. De son côté, elle se sentait à l'aise comme dans une famille. Du reste, l'aspect d'une maison religieuse ne lui était pas étranger; elle avait passé à 1' ombre d'un Cloître une partie de son enfance et de son adolescence: Le Carmel lui rappelait sous plus d'une forme son cher Calvaire d'An­gers. Avec son oeil observateur, son esprit droit, son intelligence des choses de Dieu, elle saisit promptement les usages de la Religion, lesquels lui étaient parfaitement enseignés par son ange. La Mère Sous-Prieure remplissait alors cette fonction auprès des nouvelles arrivées. Religieuse d'une grande régularité, d'une tenue aussi modeste que digne, elle pouvait servir de modèle à celles dont elle devait guider les premiers pas ; son coeur sa­vait comprendre leurs peines, compatir et adoucir leurs difficultés. Soeur Agathe s'ou­vrait facilement à cette excellente Mère, tant afin de recevoir ses utiles conseils, que pour lui demander les explications dont elle sentait le besoin pour pénétrer l'esprit des coutu­mes religieuses. Mais l'ange exigeait une ponctualité que parfois, avouons-le, la chère postulante trouvait un peu minutieuse. Un jour qu'on lui enseignait à balayer deux fois sa cellule : « Est-ce qu'une seule fois ne suffit pas ? observa-t-elle, » — « Retenez bien ceci, répliqua la sage Mère, en Religion, les choses n'ont point été instituées par caprice; elles ont toutes leur raison d'être, et ce que vous ne comprenez pas maintenant, vous en reconnaîtrez l'utilité un jour. » — La leçon fut docilement acceptée, et Soeur Agathe la retint si bien, que, vingt ans plus tard, chargée elle-même d'instruire les Novices, elle la leur répétait en leur indiquant la source où elle l'avait puisée.

Tout ce que notre postulante voyait au Carmel satisfaisait sa piété, mais coûtait horri­blement à sa nature. Elle expérimentait qu'on ne peut gravir le sentier ardu de la perfec­tion sans imposer une continuelle violence à son coeur, à son esprit, à ses sens ; sans se li­vrer un perpétuel combat. — A ces luttes intérieures, venaient s'ajouter les souvenirs de sa chère famille. Elle pensait à l'isolement de son père. Comment supportait-il la privation de sa fille? Dans les jours pluvieux d'automne, qui donc l'accueillerait à son retour de la chasse? Parfois la voix vibrante des jardiniers du voisinage retentissant par dessus les murs du Monastère faisait entendre aux oreilles de Soeur Agathe le nom de Marie. Son coeur en tressaillait. Là bas, dans sa chère Turmeliére, le père tant aimé n'appelait-il pas en vain sa fille chérie ? ... Les images de la maison paternelle se présentaient alors en foule à son esprit, lui appesantissant le poids du sacrifice. Devant ses soeurs, elle s'efforçait de comprimer son émotion, mais à l'oraison, aux pieds de Celui pour l'amour duquel elle avait tout quitté, ses pleurs, prenant un libre cours, parlaient éloquemment de ses souffrances de coeur. «Ah! dira-t-elle un jour, si toutes les larmes que j'ai versées aux premiers temps de ma vie religieuse, avaient fait trous, mes vêtements et mon oreiller eussent été transpercés. »

Les austérités du Carmel lui apparaissaient aussi dans toute leur réalité. Peu après son entrée, elle en fit l'expérience dans les rigueurs de l'hiver. Naturellement sensible au froid, la chère postulante en souffrit beaucoup. Elle se reportait aux larges foyers de la maison paternelle, où pétillait, en cette saison, un feu constamment alimenté par d'énormes sou­ches de bois : « Je ne retrouverai donc jamais, se disait-elle, mes grands brasiers, ni la douceur des causeries de famille pendant les longues veillées. » Mais ranimant tout à coup son courage: « C'est pour vous. Seigneur, s'écriait-elle! » et le calme renaissait momen­tanément. — Notre chère soeur Agathe embrassait avec une grande vaillance, le détail de cette immolation qu'elle était venue chercher au Carmel. Elle comprenait déjà cet esprit de mortification qui est, ainsi qu'elle l'enseignera plus tard, le sel devant entrer dans toutes les actions de la vie Religieuse. Une Carmélite ne peut trouver de bonheur qu'en s'atta­chant à crucifier ses sens intérieurs et extérieurs; elle le devinait et saisissait l'étendue de ce mot : Se vaincre soi-même. Dieu seul a su les secrets de sa longue lutte de 50 années.

Un jour, dans une des visites de l'abbé Ferret, elle demanda à ce saint Prêtre comment il fallait agir avec son corps. Elle en reçut cette originale et profonde réponse: « Traitons-le comme le chien de notre voisin. Je ne dis pas, remarquez-le, comme nous traiterions notre chien, parce que nous serions peut-être tentés de l'épargner, mais comme celui de notre voisin que nous ne voulons pas tuer; mais pour lequel nous n'avons nul égard. » La jeune postulante retint le conseil, le mit en pratique et le répéta bien souvent.

Comme à toutes celles qui entrent au Carmel, on lui avait enseigné à s'abstenir de lever les yeux, particulièrement au Choeur et au réfectoire. Cet usage de modestie lui coûta beaucoup, et pour s'y plier, elle se fit de telles violences, que pendant deux mois elle souffrit, sans relâche des douleurs à la tête; mais la victoire fut si complète que dans la suite, son attitude réservée était remarquée par toutes les postulantes. Notre bonne Mère avouait elle-même avoir acquis sur ses yeux un si complet empire, qu'il ne lui était jamais arrivé de les lever au parloir sur ses Supérieurs, de sorte qu'elle était dans l'impossibilité de les reconnaître à leurs traits.

Chacune dans la Communauté appréciait les remarquables qualités de la jeune Soeur Agathe : son dévouement, ses attentions pour les soeurs souffrantes ou infirmes, sa gaieté, son amabilité, aussi bien que sa bonne volonté. A cette époque, le noviciat de notre Carmel était restreint, mais par l'entrain de son caractère, la chère postulante savait suppléer au nombre et donner une animation charmante aux petites fêtes en usage dans nos familles religieuses. Son imagination inventive, son talent poétique lui valaient souvent l'honneur de remplir les premiers rôles et toujours celui d'être chargée des compositions, honneur que ses aînées lui cédaient très volontiers. Toutes les compositions de Soeur Agathe unis­saient à un cachet de piété et de charmante simplicité, les sentiments les plus affectueux et les plus délicats. On prévoyait déjà que sa dextérité naturelle lui permettrait de rendre de ré­els services à la maison, et que sa forte santé soutiendrait sans difficulté les rigueurs de la règle. Aussi, lorsqu'après quelques mois de postulat, elle sollicita la faveur de revêtir le Saint Habit, les capitulantes n'hésitèrent pas à le lui accorder. Comment dire sa joie à la pensée d'échanger bientôt les livrées du monde pour celles de sa Mère du Ciel !

Le 21 avril 1843 eut lieu la cérémonie de sa vêture. Elle fut présidée par Monsieur l'ab­bé de Courson, heureux d'être député par l'Église pour recevoir au nombre des fiancées de Jésus-Christ celle qu'il avait aidée si paternellement de ses conseils et de ses prières dans la marche de sa vocation. 

La blessure faite au coeur de Monsieur B*** était encore trop saignante pour lui laisser la force d'assister à un spectacle qui renouvellerait toute l'amertume de son sacrifice; mais si, en ce jour solennel, la chère Novice se vit privée de la consolation de recevoir les embrassements et la bénédiction de son vertueux père, elle eut la joie de se voir entourée du reste de sa famille. Chacun put constater qu'en abandonnant pour Dieu les douceurs d'une existence où tout souriait à son coeur, cette soeur, cette amie si chère, avait trouvé dans le Cloître la paix et le vrai bonheur. Tous furent attendris en entendant le discours que l'abbé Théodore adressa, à celle à qui Dieu l'avait attaché par les doubles liens de la nature et de la grâce.

Le pieux Sulpicien n'avait pas abandonné sa chère Marie pendant les six premiers mois de sa vie religieuse, souvent il lui avait prouvé combien son affectueuse sollicitude l'avait accompagnée dans le Cloître. Fréquemment il venait au parloir s'enquérir des dispositions de sa soeur, réconforter son courage par de douces et saintes paroles, par des confidences intimes révélant une vaillance qu'elle n'eut jamais soupçonnée en son frère. Notre bonne Mère le racontait ainsi: « Pendant mon noviciat je parlais à Théodore de mes difficultés et je lui demandais s'il en avait rencontrées de semblables pendant ses études théologiques. » Il me répondit: — « Si j'en ai rencontrées !.....Oh ! mon Dieu, je me demande comment j'ai pu être prêtre. Bien des fois j'ai fait mes paquets pour quitter le séminaire et longtemps je me suis tenu prêt à partir, attendant une occasion. » — « Mais lui dis-je, « tu n'avais pas au moins à lutter contre l' attachement à la famille ?- « Hélas ! autant que toi, pour ne pas dire plus.. .Je sentais mon pauvre coeur se briser en pensant à renoncer à la douceur de la vie de famille, à rompre tous mes rapports avec vous. Dieu seul a pu comprendre ce que j'ai souffert à cet égard ! ... » — « Dieu seul, en effet ajoutait la Mère Agathe, pouvait mesurer ce sacrifice, .j'avoue m'être plus d'une fois affligée de ce que Théodore semblait avoir si peu besoin de nous et de ce qu'il paraissait ne pas même comprendre que nous ayons besoin de lui. »

En commençant son Noviciat, la Soeur Agathe résolut plus que jamais de ne mettre au­cune borne au don d'elle-même à Dieu. Nous trouvons ces généreuses dispositions parfai­tement exprimées dans ces quelques lignes tracées, par elle, sous forme de prière, le jour même de sa prise d'Habit ; elles résument, on peut le dire, tout le plan de sa perfection et peignent d'un trait cette âme droite qui ne visa jamais qu'à Dieu :

« Mon Dieu, vous voyez le fond de mon coeur et vous savez que le seul désir qui y domine est celui de vous aimer uniquement. Rendez-le efficace, ô mon Dieu ! et faites qu'ici-bas ma nourriture soit de faire votre sainte Volonté. Que votre vie soit ma vie, et que je ne recherche de repos qu'en vous. Vous connaissez toutes choses, Seigneur, et tout vous est possible. Faites-moi la grâce de mourir en ce moment, si je devais me rendre indigne de votre amour et de votre miséricorde par ma tiédeur et ma lâcheté. Je mets mon Noviciat sous la protection de Saint Louis de Gonzague et de Saint Anselme. »        

21 Avril 1843  Sr MARIE AGATHE DE JESUS.

Dieu devait laisser vivre longtemps la jeune novice, et quarante cinq ans plus tard, el­le pouvait écrire cette autre page dans les notes intimes d'une de ses dernières retraites : « La crainte de m'être fait illusion s'est présentée à moi, bien souvent, et je me suis demandé ce qui avait pu inspirer ma conduite. Toujours j'ai entendu cette réponse an fond de mon coeur : Je suis venue en religion pour Dieu seul, pour suivre Jésus-Christ. Je n'ai point connu d'autres aspirations dans mon âme, je n'ai point suivi d'autres sentiments dans ma conduite. Jésus-Christ a été aussi, ce me semble, ma lumière dans la direction que j'ai donnée aux autres. »

Le noviciat de notre chère soeur Agathe s'écoula dans ces dispositions de foi et de géné­rosité. Néanmoins ses luttes intérieures étaient loin de diminuer. Si la vie du Carmel répon­dait à ses aspirations, elle continuait à sentir combien lui coûterait la réalisation de ses plans de perfection.

Le Seigneur réserve souvent aux âmes d'élite qu'il destine à étendre son règne, des épreuves qui semblent faites pour renverser ses desseins Providentiels, mais qui ne sont en réalité, que des industries divines pour en mieux assurer l'accomplissement. Telle fut la con­duite qu'il tint avec celle dont II voulait se servir comme d'un instrument de salut auprès d'un grand nombre. Notre chère Mère expliquait elle-même ces secrets agissements de Dieu à son égard : « Le Seigneur, disait-elle, m'a fait passer par certaines souffrances intérieures afin de me donner la lumière dont j'avais besoin pour éclairer les âmes qu'il voulait me confier. »

Quatorze mois après la vêture de Soeur Agathe, la révérende Mère Tharsille de Jésus avait été remplacée dans la charge de Prieure par une Mère très capable, très fervente, fort zélée pour le maintien de l'esprit de Sainte Thérèse dans la Communauté, mais plus accoutumée à diriger les vocations d'attrait que les vocations de foi. Soeur Agathe s'ou­vrait à elle de ses difficultés intimes avec une grande simplicité. L'excellente Prieure était émue des angoisses de sa Novice; mais en même temps elle craignait, en l'engageant dans la vie du Carmel, d'imposer à cette âme un fardeau au dessus de ses forces. En un mot, elle douta de sa vocation. Ce doute alla si loin dans son esprit, qu'elle ne le cacha pas à la pauvre Novice, laquelle crut elle-même, non sans en éprouver un grand brisement, que Dieu ne l'appelait pas à la vie du Cloître. Sa sortie fut donc résolue et le jour en fut fixé. Déjà son vénérable père, averti de cette détermination, était arrivé à Nantes, tout joyeux de ramener sa chère Marie à son foyer. L'abbé Théodore avait été naturellement tenu au cou­rant de ce qui se passait au sujet de sa soeur. Quoique très convaincu de la solidité d'une vocation qui, à son avis, ne faisait que traverser une épreuve, il se voyait contraint d'ac­cepter la décision prise. Un message, envoyé au séminaire, l'avertissait de rejoindre son père au Carmel, afin de recevoir avec lui la chère Marie à sa sortie de la clôture. Dieu permit qu'à cette heure l'abbé *** se trouva absent. Cet incident, insignifiant en apparen­ce, était le |moyen dont le Seigneur se servit pour donner aux esprits le temps d'être éclai­rés. La sortie avait été remise au lendemain, jour où le pieux Sulpicien devait rentrer à Nantes. Pendant ces quelques heures d'attente, la. bonne Prieure encouragée par les ap­préciations de la vénérée Mère Tharsille et celles de la Mère Sous Prieure, désira prendre de nouveau les conseils de Monsieur l'abbé Ferret. Celui-ci confirma le jugement qu'il avait toujours porté sur Mademoiselle B *** et ne parut nullement douter que sa voca­tion ne vînt du Ciel. D'après le sentiment de cet homme de Dieu, il fut décidé que le novi­ciat de la Soeur Agathe subirait une prolongation. Notre jeune novice ne pouvait se lasser de bénir la miséricorde divine qui se montrait si visiblement à elle; mais quels combats n'eut-elle pas de nouveau à soutenir contre la tendresse paternelle! ! ... Monsieur B***, voyant s'évanouir un rêve séduisant pour son coeur, fit à sa chère fille les plus vives ins­tances pour qu'elle ne le laissât pas repartir seul avec celui de ses fils qui l'accompagnait. Ni les larmes, ni les supplications ne purent ébranler la constance de cette âme détermi­née à se donner à Dieu au prix de toutes les souffrances, de tous les sacrifices. Cette fois encore, la grâce remportait sur la nature un éclatant triomphe.

Lorsqu'à Montigné on vit revenir Monsieur B*** sans sa fille, la déception fut générale. Déjà le bruit du retour de Mademoiselle Marie s'était répandu dans la paroisse et chacun le regardait comme un bienfait du Ciel. Le vénérable curé, en particulier, l'estimait une bénédiction accordée à son troupeau. « C'est le bon Dieu qui me la rend, disait-il, pour que je la mette à la tête de la congrégation de la Sainte Vierge que je viens d'établir- « Oui, c'est elle qu'il me faut !... »- Parmi ses amies, la joie était si grande que le jour où on l'attendait, plusieurs d' entr'elles, allèrent à trois kilomètres sur la route pour la rece­voir en triomphe-. Quand elles virent l'heure prévue pour l'arrivée, notablement passée, l'une d'elles dit aux autres : « Retournons dans nos familles; il me vient à la pensée que « Mademoiselle Marie est, en ce moment, bien tranquille dans son couvent et qu'elle n'en sortira jamais. Le pressentiment de la jeune personne devait avoir sa complète réali­sation pour la gloire de Dieu et le bien des âmes.

On était alors au mois d'Août 1844. Seize mois s'étaient donc écoulés depuis la Vêture de Soeur Agathe. L'épreuve qu'elle venait de traverser ne fit que l'affermir dans sa vocation sainte; elle y puisa un plus complet détachement des créatures et d'elle même, un plus grand besoin de se donner à Dieu sans réserve.

Le jour tant désiré, si longtemps attendu par la jeune fiancée de Jésus-Christ, ce jour se leva enfin. Le 14 Décembre 1844. anniversaire de la mort de notre Père Saint Jean de la Croix, la chère Novice se lia à jamais par les saints Voeux à Celui qu'elle avait toujours aimé sans partage.

L'hiver, en cette année, était extrêmement rigoureux. Pendant les dix jours de retrai­te de Soeur Agathe, le froid devint si intense, que l'eau gelait dans les petites cruches des cellules. Quand, la veille de sa Profession, la chère Novice voulut écrire la formule de ses voeux, ses doigts se trouvèrent tellement paralysés qu'il lui fut impossible de tenir une plume. Elle dut. pour retrouver un peu de chaleur, monter et descendre plusieurs fois un escalier.

Au témoignage de nos Soeurs anciennes, la. courageuse retraitante soutint avec une grande énergie cette souffrance, heureuse d'avoir à l'offrir à Dieu comme préparation à son holocauste. Elle écrivit à genoux la formule de ses engagements sacrés, et le len­demain, elle les prononça avec toute la fermeté de sa foi, dans toute l'émotion et la joie de son coeur . Notre Novice regarda toujours comme une grâce de s'être liée à Dieu sous les auspices de Saint Jean de la Croix. Elle admirait singulièrement son esprit d'abnéga­tion et lui avait voué une filiale dévotion. Lorsqu'après l'émission de ses voeux, elle se prosterna. au milieu du Chapitre, pendant le chant du Te Deum, elle demanda à Dieu trois grâces : La première : de suivre la règle toute sa vie ; la deuxième, pour son âme, d'être au Paradis lorsque son corps serait exposé au Choeur pour la sépulture ; la troi­sième : De voiler aux créa turcs tout le bien qu'il Lui plairait de mettre en elle.

L'abbé Théodore voulut présenter, lui-même au Seigneur cette âme bien-aimée. « Le jour de ma profession, écrit quelque part notre bonne Mère Agathe, il offrit le Saint Sacrifice de la Messe dans notre chapelle, pour appeler les bénédictions du Ciel sur mon oblation. Je le vis ensuite au parloir, et, pour nous encourager à servir dignement le Seigneur, nous repassâmes ensemble les miséricordes qu'il nous avait faites depuis notre enfance. » Deux mois plus tard, le 19 Février 1845, la jeune Professe recevait le voile noir des mains de Monseigneur de Hercé, Evêque de Nantes. Nous avons sous les yeux les résolutions que la fervente Religieuse écrivait le jour même où elle se consacrait à Dieu; elles sont le canevas d'une perfection qui peut se résumer en ces deux mots : union à Dieu par la pratique de l'abnégation, dévouement sans limite à la Communauté.

Bientôt le Seigneur mit à l'épreuve ces généreuses résolutions. L'abbé Théodore fut rappelé à Paris par ses Supérieurs. Soumise et oublieuse d'elle-même, la chère Carmélite ne songea qu'à se réjouir de la gloire que son frère procurerait à Dieu sur le nouveau théâtre où il allait désormais se dévouer à l'Eglise. Pourtant combien ce départ brisait son coeur !

A cette abnégation de sa volonté devant la Volonté de Dieu, Soeur Agathe joignit le plus parfait dévouement. En se donnant au Seigneur, elle s'était donnée à ses Soeurs. Elle le fit pleinement, avec toute la délicatesse de son coeur. Ces lignes écrites de sa main nous révè­lent la manière dont la jeune Carmélite entendait l'aménité qui rend si douce la vie de famil­le en Religion : « Notre Seigneur m'a fait comprendre que la perfection de la vie religieuse demande que l'on montre toujours un extérieur gai et content, renfermant en soi tout ce que l'on peut avoir à souffrir, ne cherchant de consolation qu'en Dieu et non dans les créatures. — J'ai pris la résolution de travailler à rendre, autant qu'il dépendra de moi. la récréation douce et agréable à celles de nos Soeurs auprès desquelles je me trouverai, surtout à celles que je pourrai supposer souffrantes ou affligées. Cela aide à supporter les petites peines qui se rencontrent dans la vie religieuse. »

C'était bien encore Dieu et le service de ses Soeurs qu'elle cherchait dans le travail imposé par l'obéissance. Dix-huit mois seulement avant l'entrée de Soeur Agathe au Carmel, la Communauté avait dû quitter le monastère qu'elle occupait depuis l'année l807, pour en venir habiter un autre construit à quelque distance. Mais c'était à peine si les nouveaux bâtiments étaient en état de la recevoir. Les cloisons pour séparer les offices man­quaient encore, et la modicité des ressources de la maison obligeait d'aller lentement dans l'achèvement des travaux. Des toiles recouvertes de papier, ou simplement des ar­moires séparaient les pièces les unes des autres ; les autels des ermitages n'étaient que de modestes tables recouvertes d'un parement fort primitif. L'adresse et l'industrie de notre jeune Professe furent une vraie ressource dans ce temps de pauvreté. On la vit se faire, tour à tour, menuisier, peintre, décorateur ... Avec quelques planches, mises au rebut, elle construisit pour le noviciat un autel et un tabernacle qu'elle orna d'un papier marbré. Le tout était pauvre, mais propre et si bien travaillé, qu'on l'eut pris pour l'oeuvre d'un ouvrier. On dut encore à ses doigts intelligents, les sentences dont les cloîtres, alors com­plètement nus, furent ornés, et à sa composition un chiffre de Notre-Seigneur qui se voit encore sur le piédestal du Christ au Chemin de la Croix.

L'office de la Roberie fut souvent assigné à Soeur Agathe au commencement de sa vie religieuse, soit pour y être employée comme aide, soit, un peu plus tard, pour en avoir la direction. Son aptitude pour ce genre de travail, et plus encore sa charité, le lui faisait aimer; car elle avait promptement saisi que là se rencontrent de nombreuses occasions de renoncement à soi-même, et de dévouement aux autres. L'expérience, en le lui apprenant mieux encore, lui fit dans la suite, tracer ces lignes pour celles qui en devaient être char­gées. « La Robière mène une vie toute d'abnégation. Son travail est assujettissant. Si la « lumière d'en-haut remplit sa solitude elle fera des progrès rapides dans le détachement d'elle-même et de toutes les choses de ce pauvre monde. » Aussi répétait-elle souvent, d'après le sentiment de notre Vénérée Mère Aimée de Jésus : « L'office de la Roberie est celui des âmes intérieures. » Dans le temps où la jeune Soeur Agathe y était attachée comme première officière, elle eut l'occasion de pratiquer un acte signalé d'obéissance.

On préparait l'habit d'une Novice. Au moment de tailler le manteau, en présence de la Prieure, selon les règles ordinaires, la Révérende Mère crut que la Robière se trompait et lui indiqua une coupe différente. Soeur Agathe fit observer que de cette façon le manteau serait perdu. Elle était dans le vrai, mais ne fut pas comprise. De nouveau, elle allégua ses raisons, sans plus de succès. — « Faut-il couper, ma Mère ? dit-elle alors, » — « Oui, « coupez comme je vous l'indique, répond la Prieure. » Soeur Agathe, non sans se faire une grande violence, prend les ciseaux, et se met en devoir d'obéir. A ce moment, la clo­che appelle la Communauté à l'office des Vêpres. Avec le même esprit de foi elle quitte tout pour se rendre au Choeur, bien résolue d'accomplir ponctuellement, à son retour, la volon­té de Celle qui lui tient la place de Dieu. En reprenant leur travail, la Prieure ayant réfléchi, se rendit à l'avis de Soeur Agathe qui, sans avoir consommé son acte d'obéissance n'en eût pas moins le mérite complet devant Dieu.

Quand, après sa profession, notre chère Mère fut placée comme aide à ce même office, elle se vit sous la direction d'une jeune religieuse. Vrai type d'innocence et de piété, mais d'une timidité excessive. La bonté de coeur de Soeur Agathe, sa gaieté naturelle et ce je ne sais quoi d'attrayant que Dieu avait répandu sur toute sa personne, inspiraient à cette soeur une grande sympathie. D'ailleurs elle constatait en son aide un entier dévouement. Soeur Agathe, en effet, pratiquait déjà à la lettre ce conseil qu'un jour elle donnera à d'au­tres: Livrons-nous aux travaux dans lesquels une part nous est donnée, avec le même intérêt que si nous en étions seules chargées. Activons-nous alors le plus possible, sans néanmoins affecter d'aller plus vite que nos compagnes. Montrons-nous toujours disposées à laisser nos vues particulières pour suivre les pensées de celle qui a la direction des choses, prenant adroitement la part la plus pénible sans faire paraître ce que nous en souffrons. Si l'on semble nous plaindre, gardons notre secret, et contentons-nous de répondre que le travail n'est pas au dessus de nos forces. N'insistons pas, lorsqu'après avoir offert nos services, on paraît ne pas vouloir les accepter. Se retirer modestement alors, c'est la marque d'une âme humble. » Cette attitude de la jeune professe avec son officière mettait celle-ci à l'aise, et la portait à s'ouvrir facilement avec elle, soit en récréa­tion, soit dans les jours de licence, de tout ce qu'elle avait peine à communiquer à d'au­tres. Elle se sentait comprise, avant même de s'être expliquée. De son côté. Soeur Agathe rencontrait dans son aînée une élévation de sentiments, une simplicité, une piété, surtout un amour de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge qui faisaient un bien doux écho à ses propres dispositions. Il résulta de cette mutuelle sympathie une union spirituelle qui ser­vit merveilleusement à encourager ces deux âmes dans la pratique de la perfection.

Parmi leurs dévotions les plus chères, celle de Saint Louis de Gonzague tenait un rang à part. Ensemble, et aux mêmes intentions, elles faisaient les six Dimanches en son hon­neur, elles se plaisaient à parler de ses vertus, à se rappeler les traits les plus touchants de sa vie; en un mot, l'angélique Saint était l'ami, le protecteur indispensablement invo­qué par les deux ferventes Carmélites dans leurs difficultés et leurs entreprises spirituelles et temporelles. — Un jour, la première Robière, accoutumée à l'exactitude parfaite de son aide, fut surprise de voir que la matinée se passât sans qu'elle parût à l'office. Attri­buant ce retard à quelque occupation imprévue elle ne fit aucune réflexion. Mais dans la journée le mystère s'explique Soeur Agathe entre toute joyeuse à la Roberie, tenant en main un petit manuscrit, très proprement relié, qu'elle présente à sa chère officière en lui disant qu'elle a permission de lui offrir ce modeste travail. C'étaient trente-neuf maximes ou pensées extraites de la vie du Saint de prédilection, adressées par Saint Louis de Gon­zague lui-même à ses dévots serviteurs. Elle avait terminé ce pieux recueil par une prière de sa composition en l'honneur du Saint, et par quelques sentences intitulées par elle Chemin du Ciel. Impossible de décrire la joie et la reconnaissance de la bonne Soeur en recevant ce pieux opuscule. Jusqu'à la fin de sa vie, il fit ses délices. Une copie, destinée au Noviciat, est, aujourd'hui encore, placée aux pieds de la statue de Saint Louis de Gon­zague. Le petit livre est feuilleté avec édification et profit par les dévotes à ce Saint Pro­tecteur des âmes qui tendent à la perfection.

La chère Robière avait un grand attrait pour la confection de petits objets de piété qu'elle aimait à offrir à ses Mères Prieures, aux jours de leur fête; mais, disons-le, son imagination avait plus de fécondité que ses mains n'avaient d'adresse; de là bien des diffi­cultés. Soeur Agathe, si ingénieuse, était sa grande ressource dans ses constructions de cellules, ermitages, tableaux . L'intérêt qu'elle portait à ce travail doublait le prix de sa complaisance. Dès ce temps, notre chère Mère comprenait que, dans la vie solitaire et silen­cieuse du Cloître, il est nécessaire de donner à l'esprit quelque relâche dans son applica­tion constante aux choses sérieuses. Elle avait toujours été frappée de la réponse de St Jean l'Évangéliste à l'un de ses disciples qui, voyant son Maître se récréer avec une peti­te colombe, lui en témoigna sa surprise: « Mon fils, lui dit l'apôtre, si les cordes de votre arc étaient toujours bandées. qu'arriverait-il ? » — « Elles se rompraient mon Père. » — « Eh bien! reprit Saint Jean, il en est de même de notre esprit. S'il était toujours occupé à des pensées spirituelles, il succomberait » Soeur Agathe s'inspirait de cet exemple pour elle-même comme pour les autres. Dans les heures d'ennui, de dégoût, de langueur, que l'âme la mieux affermie traverse parfois, elle cédait sans scrupule au be­soin de s'accorder quelque occupation matérielle ou intellectuelle. Ainsi dans ses temps li­bres, elle composait volontiers des dessins de broderie ou quelques versifications. Pen­dant une Octave du Saint- Sacrement, se sentant dans une grande impuissance à prier, el­le écrivit de pieux commentaires sur le Chapitre VIe de Saint Jean, qu'elle intitula : Occu­pation pour l'Octave du Saint Sacrement et la Fête du Sacré Coeur. Elle avouait avoir souvent tiré grand profit pour son âme de ces petites industries.

Passionnément désireuses de donner le plus possible à Dieu, Soeur Philomène, ( c'était le nom de la 1" Robière, ) et Soeur Agathe se communiquaient volontiers leurs aperçus sur les moyens de procurer sa gloire. Souvent, après avoir entendu la Mère prieure recom­mander àla Communauté de pauvres pécheurs, refusant les Sacrements à l'article de la mort, ou autres intentions, non moins importantes, les deux ferventes soeurs sollicitaient la permission de faire des pénitences extraordinaires pour obtenir du Ciel miséricorde en faveur de ces âmes en danger. Parfois même, l'ardente Soeur Philomène interprétant les intentions de sa jeune compagne, sans autres pourparlers lui apportait ses instruments de pénitence en lui disant avec une charmante simplicité : « J'ai permission pour vous et pour moi. » Et Soeur Agathe, tout heureuse, se mettait à l'oeuvre.

Plus grande encore était sa ferveur lorsqu'il s'agissait de livrer assaut contre l'enfer pour sauver l'âme de quelque parent de ses Soeurs. Rien alors ne lui paraissait excéder les bornes de la prudence. Dans les années qui suivirent sa Profession, une des reli­gieuses de la Communauté, appartenant à une très estimable et très chrétienne famille de notre ville, avait la douleur de voir son père éloigné de la pratique de la religion. Cette bonne Soeur en souffrait d'autant plus, que les qualités de cet excellent père le lui ren­daient extrêmement cher. Aussi demandait-elle sans cesse à ses Soeurs d'unir leurs prières aux siennes pour obtenir le retour à Dieu de cette âme qu'elle tremblait de voir entrer dans son Éternité sans le secours des Sacrements. La jeune Soeur Agathe se sentait irrésistible­ment attirée à se dévouer par la prière et la pénitence à ce pauvre pécheur. Son zèle était si grand qu'elle avouait n'en avoir jamais ressenti un semblable pour personne. Elle commença dans ces dispositions une de ses retraites annuelles, après avoir promis à la Sr un souvenir très spécial à ses intentions pendant son temps de solitude. Un jour, à l'un de ses exercices, elle ressentit une forte inspiration de redoubler ses instances auprès de Dieu pour cette conversion tant désirée. Suivant immédiatement ce mouvement intérieur, elle conjura Notre Seigneur de sauver cette âme rachetée au prix de tout son sang, de ne pas permettre que les nombreux actes de bienfaisance de ce chrétien demeurassent inutiles à son salut éternel. — Quelle ne fut pas l'émotion de la pieuse retraitante d'entendre, le soir de ce même jour, la Mère Prieure annoncer à la Communauté que M' avait été frappé d'une apoplexie foudroyante; un membre de la famille s'était empressé d'aller chercher un prêtre, mais à l'arrivée de celui-ci, le pauvre moribond venait de rendre le dernier soupir. L'heure où il expirait coïncidait exactement avec celle où Soeur Agathe avait eu l'inspiration de prier pour lui. Il n'est pas facile d'exprimer la douleur de celle qu'une mort arrivée en de telles circonstances atteignait dans ses affections les plus chères. Notre jeune Soeur Agathe en parut elle-même si accablée, qu'on eut dit qu'elle pleurait la perte éternelle de son propre père. Cette impression lui demeura plusieurs années et, jusqu' à la fin de sa vie, elle ne parlait de ce triste événement qu'en ajoutant: «Je crois que j'en ai plus souffert encore que sa propre fille. » Ce fut cependant une grande con­solation pour le coeur si compatissant de notre retraitante de faire luire un rayon d'espé­rance devant l'âme brisée de sa Soeur, en lui racontant sa soudaine inspiration. Ne pou­vait-on pas l'interpréter comme un regard de la miséricorde divine sur le pauvre mourant !

Nous parlons du dévouement de notre chère Soeur Agathe pour ses Soeurs et pour sa Communauté; ce dévouement se fit remarquer après le départ de la petite colonie qui en 1847 se détacha de notre Monastère pour fonder à Luçon un nouveau Carmel. Disons en passant que nos Supérieurs avaient jeté les yeux sur la jeune Professe pour l'adjoindre aux Mères Fondatrices, ne doutant pas que, par ses éminentes qualités d'intelligence et de coeur, elle eût rendu de grands services à cette maison naissante. Mais Dieu la réservait pour faire le bien dans son berceau religieux. Il permit qu'on s'arrêta devant le peu de temps qui s'était écoulé depuis l'émission de ses voeux. « Bénissez Dieu, lui disait à ce propos un saint Prêtre, Père et bienfaiteur de notre Communauté, bénissez la Providence, ma fille, d'avoir dirigé toutes choses pour amener le retard de votre Profession. A cela, vous devez de ne pas quitter votre Carmel de Nantes.

Notre Monastère, par l'éloignement de ses membres, voyait son personnel sensiblement restreint. La Révérende Mère dût faire appel au dévouement de chacune, charger même quelques unes de ses filles de plusieurs offices à la fois. Soeur Agathe ré­pondit généreusement à cet appel. Elle fut une de celles à qui incomba un plus grand sur­croît de travail. Avec la direction de la Roberie, elle fut encore chargée du pain d'autel. Son activité suffisait à tout. Souvent même, elle s'offrait charitablement pour aider les au­tres officières qui, connaissant son bienveillant accueil, recouraient volontiers à elle.

Ce fut surtout pondant une terrible épidémie de grippe que la jeune Soeur fit preuve d'intelligence et d'oubli d'elle-même. Restée seule debout avec une postulante, il lui fallut remplir à la fois tous les offices de la. Communauté. — Souvent il était plus de minuit quand elle quittait le chevet des malades pour aller à la sacristie préparer ce qui était né­cessaire pour la Messe du lendemain. La charité semblait lui donner des forces, et lui faisait oublier les fatigues auxquelles elle eût dû succomber. Fréquemment, dans ces temps de surcharge, Soeur Agathe cuisait le pain d'autel pendant les récréations de midi, en compagnie d'une ancienne Soeur dont elle aimait la simplicité, la charité et l'esprit profondément religieux. C'était avec une grande foi et une pieuse révérence que l'une et l'autre s'appliquaient à ce travail dans lequel, du reste, notre jeune Soeur réussissait fort bien. Mais en même temps qu'elle y trouvait un aliment à sa piété, sa mortification y ren­contrait une occasion d'exercice dont elle sut tirer un vrai profit : Soeur Agathe aimait beaucoup à se trouver avec la Communauté aux heures de délassements accordées par la règle, elle s'intéressait à tout ce qui s'y disait. Presque toujours privée, au milieu de la journée, de cette satisfaction très légitime, elle s'était imposée la loi de ne jamais faire de questions à la récréation du soir sur ce qui avait pu être raconté le matin. Son âme retira, un grand fruit de cette pratique, et c'est peut-étre ce qui lui faisait adresser plus tard ces paroles à celles qu'elle instruisait : « Il est impossible qu'une âme avide de tout entendre et de tout savoir, puisse se remplir de Dieu. Sachons mortifier notre curiosité et usons pour cela de petits moyens dont l'expérience fait reconnaître l'efficacité, comme, par exemple, de ne jamais regarder derrière soi pour se rendre compte de ce qui s'y passe, de ne point faire de questions sur ce que l'on a dit aux récréations en notre absence . Si nous persévérons dans ces exercices d'abnégation, nous vaincrons à la fin cette tendance de notre nature, si préjudiciable à la perfection. »

Dieu communiquait de plus en plus à notre jeune Carmélite les secrets de ses voies. Nous le constatons dans des notes intimes de retraites que nous reproduirions entièrement, si nous ne craignions pas de dépasser les bornes, déjà fort étendues de cette notice. Nous vous citerons Cependant, ma Révérende Mère, quelques faits propres à vous montrer quels fruits produisaient ces divines lumières.

Cette âme fervente, désirant savoir si le Seigneur avait eu pour agréables les jours d'une de ses retraites, pria son cher protecteur, Saint Louis de Gonzague, de lui en obtenir l'as­surance par une bonne humiliation - Elle était á cette époque employée à la sacristie avec une autre Soeur. Celle-ci, pendant l'absence de sa compagne, eut un travail assez bruyant à faire en son office, et fut entendue du Choeur pendant le grand silence. Le chapi­tre se tint peu après, et Soeur Agathe y fut accusée d'avoir doublement manqué à l'obser­vance, en troublant le recueillement du Lieu saint, et en sortant par là même de celui qu'impose à cette heure la règle. Quoique très innocente, de cette irrégularité, notre jeune Soeur baisa humblement la terre, remerciant en son coeur son Bienheureux Patron de la grâce qu'il lui avait obtenue. — Une autre petite humiliation lui fut ménagée: Elle avait demandé la permission de dîner à terre au pain et à l'eau; la Prieure, en donnant ses ordres à la cuisine, se trompa de jour. Soeur Agathe, ne comptant faire sa mortifica­tion qu'ultérieurement, se rendit à sa place à l'heure du réfectoire. Comme elle était na­turellement distraite, la provisoire et la Prieure se prirent à sourire, et celle-ci l'appelant lui dit : « Vous avez donc oublié que vous deviez dîner à terre aujourd'hui; rien n'est prêt pour vous à la cuisine. » — Sans aucune réflexion, notre retraitante sortit du réfectoire pour faire la préparation d'usage, disant tout bas: « Mon cher petit Saint, je vous reconnais; c'est vous qui me procurez cette bonne fortune, merci, merci de votre attention.

Dans les premières années de sa vie religieuse, Soeur Agathe eut à subir une des tenta­tions les plus subtiles et les plus délicates : le doute sur sa vocation. — Nous l'avons dit, elle aimait la vie du Carmel ; mais en sondant d'une part la perfection de cette vie, de l'au­tre sa propre misère et les oppositions de sa nature, elle crut n'être pas dans sa voie. Crai­gnant de ne pouvoir atteindre l'idéal de vertu qu'elle entrevoyait, elle se disait sans cesse: « J'aurais pu faire une bonne chrétienne dans le monde; jamais je ne parviendrai à devenir une bonne Religieuse. » Alors l'appréhension des jugements de Dieu et des peines éternelles s'emparait de son âme à un tel degré, qu'elle en était comme terrassée. Pour comble d'angoisse, elle ne savait comment exprimer sa peine à ceux qui auraient pu la lui adoucir, le Seigneur permettant qu'elle ne trouvât pas en eux de secours. Son cher Sulpi­cien, qui lui eût été si utile, ne résidait plus à Nantes. Dans ce délaissement universel, la pauvre Carmélite se retourna vers Notre-Seigneur, elle le regarda attaché à la Croix, et, en méditant ses souffrances, elle comprit la valeur de l'épreuve et sentit la grâce la grâce de la do­miner généreusement. « Je me relevai, disait-elle plus tard à une âme, en lui confiant le secret de cette agonie, «je me relevai en m'écriant : — Réjouissons-nous! Je suis à Jésus Christ...je porte ma croix après Lui ! ! » — Dès lors, son trouble cessa. — « Depuis « ce temps, je n'ai jamais eu le moindre doute sur ma vocation, ajoutait-elle, et je me suis toujours sentie très heureuse d'être Carmélite. »

L'intelligence remarquable de la jeune Soeur Agathe, les qualités de son coeur, la capa­cité exceptionnelle qu'elle avait déployée dans les offices confiés à ses soins, son dévouement sans borne et son esprit religieux faisaient pressentir à la digne Mère Tharsille qu'un jour la Communauté jetterait les yeux sur elle pour la placer à sa tête. Dans cette prévision, elle crut qu'il serait de l'intérêt de la maison de donner successivement à cette chère Soeur la direction de tous les offices. Ce plan exécuté avec une grande prudence et délicatesse, fit constater mieux encore l'universalité des talents déposés par Dieu en sa servante. Six mois avant les élections de 1853, la bonne Mère le compléta en confiant à sa fille l'important emploi de Maîtresse des Novices. Il y avait à peine quatre ans qu'elle-même avait quitté le Noviciat, où elle en avait passé sept. Dès le premier jour de son installation, les Novices reconnurent le don que le Ciel leur faisait en leur envoyant un tel guide. 

« C'était un Samedi, nous disait l'une d'elles, et nous devions avoir une instruction de notre nouvelle Maîtresse. Nous savions qu'elle n'avait pas eu un seul instant pour la préparer, aussi nous fûmes très surprises de sa facilité à nous parler pendant tout le temps consacré à cet exercice. Chacune de ses paroles était si substantielle, que nous eu étions ravies. » — Cette charge de Maîtresse des Novices, notre bonne Mère Agathe l'occupera à diverses reprises, pendant douze ans et demi. C'est ici le lieu, ma Révérende Mère, d'es­quisser devant vous les conseils qu'elle donnait aux âmes pour leur inculquer l'esprit reli­gieux, le dévouement sans bornes qu'elle leur prodigua, pratiquant dans toute son étendue cette prescription faite par notre Sainte Mère Thérèse à celle qui a cet office : Qu'elle ait soin de ne s'oublier en rien; car sa charge est de nourrir les âmes desquelles Dieu puisse demeurer.

La Mère Agathe visait à faire de ses Novices des âmes énergiques. Loin de les bercer de l'illusion de croire qu'elles rencontreraient dans la Religion un bonheur parfait, elle leur répétait sans cesse que le grand secret pour atteindre la perfection était, non pas de s'af­franchir des difficultés de la vie, mais de les vaincre. Elle ne perdait aucune occasion de leur faire sentir que, sur cette pauvre terre, c'est toujours la lutte, toujours la guerre, toujours combattre, se faire humble et petite, se dégager de tout le créé pour ne s'attacher qu'à Dieu : la paix et le contentement du coeur s'acquièrent à ce prix. Son grand levier pour soulever les âmes, c'était Jésus-Christ ... Jésus-Christ !  elle l'aimait passionné­ment. Il était son conseil, sa lumière, sa force. Aussi le proposait-elle sans cesse comme modèle à l'imitation de ses jeunes Novices. « En toutes circonstances, leur disait-elle, regardez Jésus-Christ ! — Nous servons un bon Maître ; attachons-nous à Lui ; mettons nos pas dans ses pas ; quand on marche généreusement à sa suite, rien ne coûte. »

Rencontrait-elle une de ces âmes pusillanimes qui ne voient partout que des croix, et qui, selon son expression, s'en fabriquent avec des pailles, elle les engageait à se mettre en face de celle de Notre Seigneur pour comprendre ce qui mérite vraiment le nom de Croix. Là elles apprendraient à mépriser les misères de la vie, à les supporter sans fai­blesse, à se dominer et à garder un visage calme, même dans les occasions les plus pénibles.

L'énergique Maîtresse prêchait elle-même d'exemple. Nous voyons dans ses notes de re­traite, au prix de quel travail elle était parvenue à s'établir dans ces régions sereines de la vertu. — Ennemie de cette exaltation pieuse que produit une imagination vive, la Mè­re Agathe cherchait à en détourner ses filles. Parfois elle leur citait, en souriant, la paro­le adressée par notre vénérée Mère Aimée de Jésus à une soeur qui, ayant cette tendance, s'exprimait ainsi : « Ma Mère, le Seigneur m'a dit... » — « Oh ! mon enfant le Seigneur ne vous a point parlé ; dites simplement : Voici ce qui me semble m'être demandé par Dieu. »

Si notre bonne Mère s'efforçait d'inspirer à ses novices une estime profonde, un grand amour de leur vocation, jamais elle ne leur faisait un tableau imaginaire de la perfection de leur Ordre et ne voulait pas les voir affecter de le mettre au-dessus des autres. « Tous les Ordres sont bons, leur disait-elle, parce que tous sont destinés à reproduire, chacun sous sa forme spéciale, les vertus de Notre-Seigneur: sa vie humble et cachée à Nazareth, sa vie Evangélique, sa bonté pour les enfants, sa compassion pour les pécheurs, sa charité pour les pauvres, pour les malades. — Quand on étudie sa vocation, il faut chercher à reconnaître ses aptitudes et par quel genre d'occupation on pourra plus facilement s'unir à Dieu; une fois entrée dans un institut, ayant cru répondre aux inspirations de la grâce, on doit s'appliquer à en prendre l'esprit, à l'estimer particulièrement, aussi bien que la Communauté dont on est membre ; mais gardez-vous de présenter votre vocation comme la plus parfaite; ceci ne convient pas à d'humbles religieuses et est contraire à l'esprit de Jésus-Christ. — L'Ordre le plus parfait, ajoutait-elle, est celui où l'on vit avec le plus de perfection, et la perfection consiste dans une grande charité, dans l'oubli et le mépris de soi. Si dans votre institut, vous trouvez les moyens d'atteindre plus sûrement ce dépouillement de vous-même, il est le plus parfait pour vous; mais il ne le sera pas pour telle âme religieuse qui rencontrerait dans un autre genre de vie plus de facilité à la pratique de ces vertus. D'ailleurs tous les Ordres religieux brillent dans l'Église de Dieu et contribuent chacun, de la manière qui lui est propre, à la beauté de la Jérusalem céleste. »

L'instruction de la Mère Agathe aux novices, après les Vêpres du Samedi, leur était un vrai festin spirituel. Habituellement l'Evangile du Dimanche suivant en fournissait le tex­te: la parole facile et entraînante de l'intelligente Maîtresse savait en faire ressortir de précieux enseignements sur l'esprit de foi, la charité, la pauvreté, le détachement des créatures et de soi-même, l'obéissance et les autres vertus religieuses.

L'esprit de foi, chez elle, avait toujours été très développé: elle l'avait puisé d'abord dans une éducation première basée sur des principes solidement chrétiens; puis il s'était fortifié par les habitudes d'une pieuse jeunesse et enfin accru au Carmel par le contact des religieuses si édifiantes qu'elle y avait trouvées. Cet esprit, notre Mère aimait à le ren­contrer et à le développer chez ses novices, surtout en ce qui concerne l'Office divin, pour lequel elle avait un très profond respect et un très grand amour. Au Choeur, sa tenue di­gne et modeste leur servait de modèle, et elle les formait avec le soin le plus attentif au chant, à la psalmodie et à toutes les cérémonies : « Rappelez-vous, mes soeurs, leur répétait-elle souvent, que le Saint Office est notre premier devoir. Là, nous sommes associées d'une manière particulière à la prière de l'Église; là nous remplissons les mêmes fonctions que les anges au Ciel : comme eux, nous adorons, nous louons la Majesté divine; nous avons l'honneur de faire notre petite partie dans ce concert d'hommages rendus au Très-Haut : soyons jalouses d'y tenir notre place. »

Mais si elle basait sur l'esprit de foi l'éducation religieuse de ses filles, la digne Maî­tresse faisait de la charité un point non moins capital. Elle voulait que cette reine des vertus se traduisît chez elles par une déférence mêlée de simplicité et d'aisance envers les soeurs anciennes, par une grande aménité entr'elles et par un dévouement sans bornes, mais sans ostentation, partout ou elles croiraient devoir rendre service, et ceci, disait-elle, avec un vrai désir d'imiter la charité de Jésus-Christ, qui, comme le rappelle notre sainte Règle, a voulu donner sa vie pour tous nous autres. » Touchant cette bienveillante charité qui doit régner dans nos monastères, notre chère Mère ne se lassait pas de répéter à ses novices: « Prenez-y garde, mes Soeurs, rien n'est plus facile en Religion que de blesser cette vertu. Malheur à celles qui l'amoindriraient dans la Communauté. » — Elle aimait ces âmes qui sont toujours prêtes à supposer des intentions droites. A ce propos, elle faisait cette réflexion à ses filles : « Dans l'état religieux, nous pouvons, sans crainte de nous tromper, prêter à celles qui nous entourent des vues excellentes, même en ce qui parait défectueux en soi; la lumière, le jugement peuvent manquer, rarement la bonne volonté fait défaut. Il peut arriver que nous ayons à souffrir de certaines manières d'agir, mais sachons prendre parti contre nous-même. Cédons, ne heurtons pas ; par là nous pourrons paraître vaincues, en réalité, nous serons les vainqueurs. — La marque d'un bon esprit est de voir le mal en soi, et le bien dans les autres. Un esprit qui est ouvert sur toutes les fautes d'autrui et ne sait pas les excuser, ne s'élèvera jamais à une véritable vertu; quand on est atteint de ce mal, il faut s'appliquer à se mépriser soi-même et demander à Dieu, avec instance, l'Esprit hon à l'exemple du saint Roi David. »

Elle avait cependant pour maxime: la vérité prime la charité : aussi enseignait-elle qu'on ne devait pas blesser la vérité pour être charitable, mais qu'il fallait la dire charita­blement ou se taire.

Aux enseignements, notre chère Mère joignait les exemples. Elle se donnait toute à ses filles ; ses soins, son temps leur étaient prodigués avec une délicatesse vraiment maternel­le. Comment, en retour, les novices ne l'auraient elles pas entourée d'une respectueuse af­fection. Ses conseils leur étaient des oracles. Mais dans ses relations avec elles, la Mère Agathe ne souffrait rien qui sentît la nature ; elle ne cherchait à attirer les coeurs que pour les porter à Dieu. Ce point fut le sujet d'une de ses résolutions de retraites. « Avec mes Soeurs, lisons-nous dans ses notes intimes, être affectueuse, véritablement bonne, mais éviter de leur part, comme de la mienne, tous les témoignages d'affection qui pourraient tant soit peu ressentir la mollesse. Je rappellerai, au besoin, que l'esprit de Jésus-Christ est ennemi de la nature et des sens. Retrancher les conversations inutiles, tout en facilitant la dilatation dont les âmes ont besoin. »

La Pauvreté religieuse faisait souvent aussi l'objet de ses entretiens spirituels ; cette Ste Pauvreté qui chérit toujours le moindre, le plus incommode, et forme par là même le contre poids de la déplorable recherche des aises, tendance de l'esprit du monde. « Mes Soeurs, disait-elle à son petit troupeau, soyez de celles qui s'accommodent de tout, qui ne se plaignent de rien, qui se suffisent avec peu, comme le faisaient les Saints, nos modèles. » Elle aimait à citer cet adage : « Peu suffit au Sage, moins encore au Saint ; et, ajoutait-elle ; « Peu doit suffire surtout au Religieux. » Puis encore cette parole de Saint François de Sales : « Je désire peu de chose et ce que je désire, je le désire fort peu. » Elle- même avait appris de nos vénérables anciennes à rechercher cette sainte Pauvreté, et com­me ces vraies religieuses, elle en respectait le cachet partout où elle le rencontrait; aussi les novices, pour s'instruire des pratiques de cette vertu, n'avaient-elles qu'à étudier les ha­bitudes de leur Maîtresse, ses petites industries pour entretenir et conserver les objets mis, par la Religion, à leur usage : « Montrez-vous jalouses, mes Soeurs, leur disait-elle fréquemment, de n'avoir dans votre cellule que ce que vous y avez trouvé en entrant au Carmel. » Leur faisant l'énumération de ce très pauvre mobilier : « Si la croix que vous « y avez rencontrée est sans Christ, ajoutait-elle, c'est afin de vous rappeler que vous-même devez être la victime. — Tenez à bénédiction d'avoir le plus mauvais balai, le plus méchant plumeau, la plus pauvre sellette; afin de n'avoir à votre usage que les choses les moins commodes. Vous me direz peut-être : « Mais, avec ces vieux ustensiles, on n'avance pas autant. » Qu'importe, mes Soeurs, l'avantage d'imiter la pauvreté de JÉSUS-Christ en vaut bien un autre. »

C'était avec un soin particulier qu'elle leur enseignait les plus minimes usages de pau­vreté en honneur dans la Religion ; comme de ramasser les moindres morceaux de bois en balayant, les épingles qu'on peut trouver à terre, un simple brin de fil : « Ceci, leur disait-elle, vous paraît peut-être des petitesses; mais c'est grand devant le Seigneur. Oui tout ce qui se fait au Carmel est peu de chose en soi; néanmoins tout est ennobli si l'on s'inspire d'un motif surnaturel. Ici il faut être résolue à s'anéantir pour imiter Jésus- Christ, la Sagesse Éternelle, qui s'est fait petit et pauvre pour nous enseigner la voie du Ciel. »

En formant ainsi ses novices au véritable dépouillement, la digne Maîtresse voulait qu'elles s'appliquassent à tout faire le plus parfaitement possible : « Dieu c'est le bien- « Faire bien c'est aller à Dieu. » Ces paroles, que notre chère Mère aimait tant à répéter, nous demeurent comme sa maxime. En conséquence, elle voulait que l'ordre fût parfait, aussi bien sur les personnes, que dans les cellules. Un point manquait-il aux vêtements, les Bréviaires, les livres de lecture avaient-ils besoin de quelque réparation: « Ceci est du désordre, disait-elle, remédiez y promptement. » Jusqu'au dernier jour de sa vie notre bonne Mère nous donna sur ce point d'admirables exemples.

Très souvent elle répétait à ses filles qu'étant revêtues de l'Habit de la Sainte Vierge, elles devaient le porter avec dignité, et éviter tout ce qui touche au laisser aller et à la mollesse. Parfois, pour mieux faire sentir à quelqu'une les défectuosités de sa tenue, elle affectait, en souriant, de les reproduire. La pauvre Novice, toute confuse de se contempler dans ce miroir, était bien tentée de le croire infidèle et exagéré ; mais elle finissait par sourire elle-même, ne doutant pas de l'affectueux intérêt qui avait dicté cette leçon donnée si agréablement. C'est assez dire l'estime que la Mère Agathe faisait de la tenue modeste et religieuse : « Veillez bien mes Soeurs, disait-elle, à observer les prescriptions du cahier d'exaction concernant la modestie du maintien . Ils sont très importants et supposent l'exercice d'un renoncement continuel. Oui il en coûte, et il en coûte beaucoup, je le sais par ma propre expérience, pour ne se relâcher jamais sur ce point. Dans le monde, on se contient bien un instant pour ne pas déroger au bon ton ; mais facilement ensuite on s'accorde plus de liberté. Nous, en Religion, perpétuellement sous l'oeil de notre Epoux, ne devons-nous pas respecter son divin regard, et, soit seule avec Dieu, soit avec nos Soeurs, nous efforcer de nous montrer en tout dignes de Lui ? »

Tout en exigeant l'ordre et la bonne tenue, notre chère Mère reprenait ce qui lui sem­blait soins exagérés, ou trop grande recherche de la propreté ; ceci lui paraissait contrai­re au mépris du monde et de soi-même. — Elle voulait aussi qu'aux récréations les novi­ces portassent un visage gai et épanoui, qu'elles s'efforçassent même de dominer les impres­sions de la nature dans les moments de souffrance, afin que cette heure de délassement, accordée par la Règle, fût vraiment une Récréation pour l'esprit et pour le coeur. Elle n'entendait pas, toutefois, que la gaieté y portât jamais atteinte à la dignité du maintien : « Veillons en particulier, mes Soeurs, recommandait-elle, à ne pas élever démesurément la voix. Parler trop haut, c'est parler avec une sorte de suffisance, et, parler avec suffisance ne nous convient pas à nous, pauvres Carmélites, qui devons nous cacher et nous rapetisser à nos propres yeux comme aux yeux des autres. Agir autrement, ce serait déshonorer l'Habit que nous portons ; ne serait-il pas ridicule d'en être revêtue et de rechercher autre chose que l'obscurité. — Mes Soeurs, ajoutait-elle, à la récréation, comme ailleurs, vous devez garder une tenue digne, pleine de réserve et de respect pour la Communauté. » — Chez elle, ce respect était élevé à la hauteur d'une vertu remarquable.

Sur le mépris de soi d'où découlent, dans la pratique, tant d'actes méritoires, la chère Mère revenait sans cesse : « Le sentiment de notre néant et de notre impuissance, répétait-elle souvent, est celui que nous devons constamment porter devant Dieu ; c'est aussi celui qui attire le plus ses regards sur nous et l'incline à nous communiquer ses secrets. » Cependant elle ne voulait pas que les âmes demeurassent accablées sous le poids de leur indignité et de leur faiblesse : « Oui, répondait-elle un jour à une jeune Soeur qui lui parlait de sa confusion à la vue de ses misères, oui il est pénible de se sentir si peu de chose ; mais s'il est bon de remuer son fumier, c'est à la condition de ne pas rester là et de reprendre courage, en considérant Notre Seigneur Jésus-Christ.

Rencontrait-elle une âme assez élevée pour accepter loyalement et même avec joie et re­connaissance la vérité, celle même qui froisse la nature, elle ne craignait pas de la lui di­re avec une franchise, parfois un peu rude, si elle le croyait utile à sa perfection ou an bien général. Elle ne cherchait pas, néanmoins à humilier de parti pris les âmes, croyant que le grand secret pour les faire avancer dans la vertu, n'est pas de les écraser, par des phrases mortifiantes, mais plutôt de les éclairer, et pour cela de leur présenter la vérité sous un jour qui la leur fasse aimer. Une page écrite de sa main sur ce sujet, peint en mê­me temps, et l'étendue de son expérience, et la sagesse de son jugement. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de vous la citer textuellement : — « A Dieu ne plaise que nous paraissions combattre les exemples des Saints nos maîtres et modèles. Mais nous osons dire que les Saints avaient une grâce et une vertu qui leur permettaient de se poser avec une autorité qu'il ne convient point à un pécheur de prendre. La conduite qu'ils ont tenue à l'égard de quelques uns de leurs disciples, ne doit pas être considérée comme une règle générale à suivre. Elle ne peut convenir à tout le monde. Ceux qui ont reçu la charge de diriger, de commander, doivent s'appliquer à le faire avec sagesse ; il restera toujours assez d'exercice à la vertu des autres, dans l'obéissance qu'ils doivent leur rendre. Au reste, la parole de Notre-Seigneur est là, et ses exemples dans la formation du Collège Apostolique nous servent de base dans ce que nous avançons ici : Les Rois des nations leur commandent, disait ce Souverain Maître, et ils les dominent. Pour vous, ce n'est point à cela que vous êtes appelés. Avec quelle mansuétude Jésus-Christ ne corrigeait-Il pas les défauts de ses chers Apôtres ! Ils contestent pour savoir lequel d'entr'eux est le plus grand ; ce divin Sauveur se met à leur laver les pieds pour leur faire comprendre dans quel esprit ils doivent marcher. Ailleurs II leur dit qu'il est doux et humble de coeur ; enfin II leur prescrit que celui qui voudra être le premier, doit se faire le serviteur de tous. C'est dans ces sentiments que doivent agir ceux qui veulent marcher sur ses traces, ceux-là surtout qui sont appelés à représenter son autorité. A part quelques âmes parfaitement simples, et comme sans fiel, avec lesquelles on peut parler en toute franchise, il faut généralement prendre toujours des ménagements pour dire la vérité, quand elle doit être pénible à entendre. Il faut savoir la faire goûter pour la rendre avantageuse, s'étudier à l'envelopper, si l'on peut ainsi parler, de toutes les délicatesses de la charité. — Il se rencontre des âmes assez vertueuses pour supporter qu'on les mortifie; quand elles reconnaissent que c'est avec calcul, elles peuvent même arriver à s'y montrer insensibles ; mais la vertu de ces âmes n'empêche point qu'il n'en résulte, chez elles, une gêne et une certaine réserve dans leurs rapports avec ceux qui les conduisent. Il suffit de descendre dans son propre coeur pour s'en rendre compte. Cela est regrettable, et nuit à l'esprit qu'il convient d'établir dans une Communauté, la- quelle doit être une famille où règne un parfait abandon entre tous les membres; mais surtout avec ceux qui ont charge de gouverner. »

Le grand esprit de foi de notre chère Mère Agathe lui inspirait un profond respect pour ses Supérieurs, pour la Règle et les Constitutions de son Ordre. Ce respect elle cherchait à le transmettre aux novices placées sous sa direction ; leur signalant ainsi l'obéissance comme le pivot de la vie religieuse. « Voyez toujours Dieu dans vos Supérieurs, leur di­sait-elle, en rappelant ce point de notre Sainte Règle : Vous honorerez votre Prieur avec entière humilité, le reconnaissant pour Jésus-Christ davantage que pour ce qu'il est en soi. Elle leur recommandait par dessus tout de ne jamais chercher à dérober la moindre action à la connaissance de leur Prieure. « Tenez-vous en garde, leur répétait-elle, contre une Soeur qui tenterait de vous faire quelque confidence en vous recommandant de ne pas la communiquer à notre Mère, Répondez-lui hardiment que jamais pareil engagement ne sera pris par vous, parce que vous ne voulez avoir aucun secret pour Celle qui vous tient la place de Dieu. Toute autre conduite tend inévitablement à la ruine des âmes et des Communautés. »

Un jour, la bonne Maîtresse donna à son cher troupeau un remarquable exemple d'ab­négation de son propre jugement devant celui de sa Prieure. Dans le but de combattre une indisposition, le médecin lui prescrivit un remède qu'elle savait être contraire à son tempérament. La chère Mère en fit humblement l'observation ; néanmoins l'ordonnance du docteur prévalut. Malgré sa répugnance et la certitude des suites fâcheuses qui al­laient se produire, elle accepta le remède sans aucune réflexion, se souvenant que Notre Seigneur s'était rendu obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la Croix. Presqu'à l'instant une enflure générale se produisit. L'éruption se porta principalement à la tête et rendit son visage méconnaissable. La bonne Mère Agathe souffrait beaucoup ; mais pas une plainte ne sortit de ses lèvres: «  Je savais bien, se contenta-t-elle de dire, ce qui arriverait... J'ai obéi... cela me suffît. » — Bien des années plus tard, elle avouait avoir toujours ressenti les conséquences de cet accident.

Nous vous avons exposé, ma Révérende Mère, la doctrine enseignée par cette sage di­rectrice. Elle ne s'en départira jamais, qu'il s'agisse de jeunes novices, de ses Soeurs en Religion, ou des âmes qui, à un titre ou à un autre, sente le besoin de recourir à ses lumières.

L'heure était venue où les prévisions de la Révérende Mère Tharsille devaient se réaliser. En confiant à son humble servante l'autorité supérieure, Dieu allait faire briller d'un éclat plus vif encore les qualités éminentes dont II l'avait douée.

Ce fut au mois d'Avril 1853 que s'ouvrit pour notre Mère bien-aimée cette période des quarante années de charges qui devaient être si fructueuses pour la Communauté et pour les âmes. Les élections furent présidées par Monseigneur Jacquemet, alors Évêque de Nantes et Supérieur immédiat de notre Carmel. Ce digne Prélat, en se réservant la supériorité de notre Monastère, en était devenu le véritable Père par l'intérêt exceptionnel qu'il lui portait. Il aimait à le visiter, à se rendre compte des moindres détails le concer­nant. Avec son coup d'oeil perçant et sûr, il avait discerné la jeune Soeur Agathe, à la te­nue si modeste, à la physionomie si intelligente. Elle ne lui était pas inconnue d'ailleurs. A Saint Sulpice, il avait eu quelques rapports avec son frère, et il avait entendu M. l'abbé de Courson parler de la petite Carmélite dans les termes les plus propres à le prévenir en sa faveur. Ce fut un bonheur pour le saint Évêque de voir les Capitulantes porter leurs suffrages sur un sujet qu'il appréciait lui-même ; il ne fut pas moins édifié de l'esprit reli­gieux avec lequel les vénérables anciennes plaçaient à leur tête cette jeune Professe, âgée seulement de trente-trois ans.

Comment redire les angoisses de la Soeur Agathe en apprenant ce qui l'attendait ?...Que de larmes elle versa au matin du 16 Avril quand elle entendit proclamer son élection ! Son émotion redoubla lorsque, suivant l'usage de la Religion, elle vit à ses pieds chacune de ses Mères et Soeurs lui rendre, pendant le chant du Te Deum, l'hommage de leur obéis­sance. Beaucoup d'entr'elles avaient déjà fourni une longue carrière au service du Sei­gneur. Presque toutes l'avaient précédée au Carmel, et toutes, s'agenouillant devant elle, lui baisaient la main dans l'attitude de la dépendance et de la soumission totale. « A cet instant, avouait-elle plus tard, le fardeau de la Supériorité me sembla lourd. Mon effroi était grand, surtout en pensant que j'allais peut-être perdre le fruit de tant d'efforts que j'avais faits, de tant de combats que je m'étais livrés pour me dégager des choses d'ici-bas. Mon Dieu, me disais-je, il m'a été si difficile de m'établir dans le dépouillement, de briser mes liens; pourquoi faut-il que je me trouve plongée de nouveau dans ce qui m'a si fort coûté à vous immoler ! »

Un petit incident vint cependant consoler la nouvelle élue : Au moment où elle donnait sa première bénédiction à la Communauté, ( selon l'usage primitif de l'Ordre, ) l'aumônier sortait le saint Ciboire du Tabernacle pour communier une des Tourières. La jeune Mère en eut une joie sensible, regardant cette coïncidence comme un gage de la bénédiction même de Notre-Seigneur, accordée réellement, par son entremise, à sa chère famille reli­gieuse. — Le lendemain de ce jour, la Mère Agathe recevait de son Évêque les lignes suivantes, si propres, dans leur brièveté, à relever son courage.

Ma chère fille,
« Je vous accorde tous les pouvoirs qu'avait la Révérende Mère Tharsille — Je vous bénis mille fois. — Dieu tirera sa gloire et votre sanctification de l'événement d'hier matin. Je l'en remercie avec effusion.
Ayez bon courage. Notre-Seigneur est plus près de vous.
Adieu, ma fille. »
Alexandre. Évêque de Nantes.
Le 17 Avril 1853.

 

Désormais l'estime du saint Prélat pour la Prieure du Carmel ira toujours croissant; car les rapports que, comme Supérieur, il aura fréquemment avec elle, découvriront de plus en plus à son regard profond et scrutateur, les richesses de coeur et d'intelligence déposées par Dieu dans cette âme d'élite. Cette estime il ne la dissimulera pas autour de lui : « Connaissez-vous, dira-t-il quelquefois aux personnes du monde, connaissez-vous la Prieure des Carmélites ? Quelle sainte âme ! comme elle est près de Dieu !!..» — ou bien encore : « Vous revenez du Carmel ; avez-vous vu la Mère Agathe ? C'est une femme d'un grand mérite. » — Aux prêtres de sa famille épiscopale : « La Mère Agathe se joue dans le surnaturel, comme les autres dans le naturel.»

Souvent il adressera à cette jeune Mère, pour réclamer ses conseils, ceux et celles qui viendront le consulter lui-même, fussent-ils Prêtres. « Ouvrez-vous à elle, leur dira-t-il ;

Sun jugement est sûr et éclairé de Dieu. » Et quand, à diverses reprises nos Monastères solliciteront son autorisation, soit pour mettre cette digne Mère à leur tête, soit pour qu'on la leur cède momentanément, afin de résoudre des affaires difficiles et importantes, le prudent Evêque ne consentira jamais à priver son propre Carmel de celle qu'il jugeait en être l'âme.

Dieu venait de manifester sa volonté ; l'accomplir, la chère élue le comprenait, c'est le secret de la sainteté ; aussi l'embrassa-t-elle avec toute son énergie. N'avait-elle pas écrit récemment. après l'avoir méditée aux pieds du bon Maître, cette pieuse pensée ? « La voie la plus certaine et la plus directe pour arriver à une union intime avec Notre-Seigneur, c'est la conformité de notre volonté avec la sienne dans tous les événements de la vie, quelques fâcheux et contraires qu'ils nous soient. C'est par cet exercice que nous devenons son frère, sa soeur, sa mère, comme le dit l'Évangile. Il nous fait jouir d'une inaltérable paix. — Une âme de bonne volonté n'a qu'une vue, ne veut qu'une chose : contenter Dieu. Dieu seul ! elle le cherchera par la voie la plus droite; c'est là la véritable sagesse. »

Cette voie de la simplicité chrétienne et religieuse, où l'on ne vise qu'à l'accomplissement du bon Plaisir divin, sera bien celle où marchera toujours la digne Prieure. — Nous avons maintenant, ma Révérende Mère, à la suivre dans cette longue période de sa vie, à la voir à l'oeuvre sur le terrain du dévouement, cette intelligence élevée et clairvoyante, ce jugement droit, ce coeur essentiellement bon, cette volonté persévérante et d'une indomptable énergie pour mener à une heureuse fin ses entreprises.

Écoutons tout d'abord notre vénérée Mère Agathe se tracer la ligne de conduite qu'elle devra tenir dans la sphère où la volonté de Dieu l'a placée. « Notre-Seigneur, lisons-nous dans une page de ses notes intimes, écrite quelques semaines après son élection, Notre-Seigneur, en faisant remarquer à ses Apôtres qu'il se tenait au milieu d'eux comme celui qui sert, a voulu enseigner à ceux qui sont élevés au-dessus des autres la manière de se conduire. Ces paroles devront être ma règle tout le temps que je serai en charge, et ne jamais sortir de mon esprit et de mon coeur. Elles devront être la mesure de mon oeil, la base du jugement que je rendrai contre moi-même, en faveur des autres, dans les circonstances où je me sentirai portée à me plaindre des importunités, des manques d'égard et de tout ce qui peut être pénible dans la conduite d'autrui. »

Oui, Mère, bien aimée, c'est en effet sur le Maître Divin qui a livré sa vie pour tous, nous autres que vous vous êtes modelée : Celles qui pendant vos vingt-six années de Priorat vous auront vue à l'oeuvre, pourront en rendre témoignage. A quelle heure de votre vie, ne vous êtes- vous pas donnée à vos filles ?. .. . Avec quel oubli de vous-même l'étiez-vous pas toute à elles ! Ah..! Vous la compreniez si bien, dans la pratique, cette abnégation qui fait compter pour rien les peines, les fatigues, les labeurs, quand à ce prix peut procurer la consolation d'une âme ! ! C'est que vous alliez chercher l'intelligence de vos devoirs auprès de l'Hôte du Tabernacle, de la Victime du Calvaire ! Lisons ces lignes que notre chère Mère écrivait un jour, en la fête de la Toussaint ; elles nous mon­treront comment Dieu dévoilait à son coeur les secrets de la vraie sainteté : « J'avais l'esprit tout appliqué à la considération de la félicité dont les Bienheureux jouissent dans le Ciel. Je me sentais remplie d'un extrême désir d'y être associée; mais, en même temps, je me voyais bien éloignée de cette pureté d'esprit et de coeur que Dieu veut en ses élus. Je pensais, pour m'encourager, que tous ces amis de Dieu n'ont pas toujours été des Saints, et qu'ils le sont devenus en combattant peut-être les mêmes obstacles que moi. Et comme je réfléchissais aux moyens à employer pour me sanctifier, je m'adressai à ces Bienheureux : « Serviteurs de mon Maître, leur disais-je, que faut-il que je fasse pour arriver où vous êtes ? » Il me sembla entendre cette réponse au fond de mon âme: « Abnégation ! ! abnégation !... En même temps je comprenais la signification, l'étendue de ce mot, et ma nature en était effrayée. Je me sentais cependant éprise d'un ardent désir de travailler à entrer dans cette voie, et de la suivre, quelque pénible qu'elle dût être. »

Dans une humble défiance d'elle-même, notre chère Mère voulut, dès le début de sa charge, qu'un oeil charitablement attentif veillât sur toutes ses démarches, afin de lui si­gnaler celles qui s'écarteraient tant soit peu de l'esprit de Jésus-Christ. Elle demanda donc à l'une de ses soeurs, dont le jugement et la vertu lui inspiraient une grande con­fiance, de lui servir d'admonitrice. Celle-ci, remplie de confusion devant une telle proposi­tion, s'en défendit d'abord ; mais comme la simplicité est le cachet des enfants de Dieu, elle finit par se rendre au désir de sa Prieure. C'était toujours avec reconnaissance qu'était accueillie la respectueuse franchise de la bonne Soeur, signalant à sa Mère les points qui semblaient défectueux. Plus tard cette digne Mère avouait, avec humilité, avoir retiré beaucoup de profit des observations qu'on avait eu le courage de lui faire.

A l'époque où la Révérende Mère Agathe entrait en charge, notre Carmel était composé, en grande partie, de Soeurs âgées dont les solides vertus portaient le cachet religieux imprimé par notre vénérée Restauratrice à toutes ses filles. La jeune Prieure se tenait assurée de trouver dans leur soumission filiale un grand allégement à ses sollicitudes ; mais ce que le coeur de ces respectables anciennes désirait faire, leurs forces physiques ne leur permettaient pas toujours de l'exécuter. Alors notre chère Mère leur venait en aide avec une simplicité charmante, prenant pour elle le plus onéreux ; car, véritablement Mère, elle ne visait qu'à procurer à ses filles soulagement et consolation.

C'était surtout au chevet de la souffrance, qu'elle déployait son dévouement. Là elle était dans son élément, et sa charité y brillait d'un éclat d'autant plus vif, qu'elle était servie ainsi que nous l'avons dit plus haut, par de remarquables intuitions pour soulager l'infir­mité. Durant les épidémies qui visitèrent la Communauté, notre Mère bien-aimée, toute à ses chères malades, allait de cellule en cellule, d'infirmerie en infirmerie, veillant à ce que rien ne manquât à personne, prodiguant à chacune les soins les plus intelligents et les plus délicats. Afin de procurer aux infirmières quelque repos, elle se réservait les veilles de la nuit. Je serais morte, disait une de ses filles, gravement atteinte dans une semblable circonstance, si notre Mère ne s'était pas constituée mon infirmière . » Dieu lui offrit de très fréquentes occasions de se dépenser ainsi pour ses Soeurs souffrantes, Que de choses pleines d'édification nous aurions à raconter, s'il nous était permis d'entrer dans des détails ; laissez-nous néanmoins citer deux traits pris au milieu de tant d'autres. — Quelques mois après l'élection de la Mère Agathe, une Religieuse, jeune encore, succombait sous les étreintes d'une longue et pénible maladie. Toutes les industries de la charité étaient employées pour adoucir ses souffrances ; hélas ! c'était habituellement en vain. La pauvre malade faisait alors appel à sa bonne Mère; celle-ci, avec son coeur et son adresse singulière, parvenait toujours à la soulager.

Plus tard c'était une respectable ancienne devenue paralytique. Cinq mois avant sa mort des plaies douloureuses se formèrent sur sa jambe et la gangrène, l'ayant envahie, la fit tomber en lambeaux ; le membre atteint ne tarda pas à présenter l'aspect d'une totale décomposition dont la vue seule suffisait pour faire reculer d'effroi. Autant que ses occupations le lui permettaient, la charitable Mère ne manquait pas de se trouver aux longs et difficiles pansements ; avec sa dextérité innée, elle accomplissait elle-même les fonctions de chirurgien, en coupant les chairs mortes de cette plaie hideuse. Jamais elle ne quittait la pauvre patiente sans lui adresser quelques paroles du coeur, un mot dicté par la foi, l'aidant ainsi à supporter, á sanctifier sa cruelle éprouve.

Notre chère Mère Agathe avait reçu un don spécial pour soutenir ses filles dans le der­nier combat. Combien étaient touchantes les pensées qu'elle leur suggérait à ce moment suprême !.... Avec quel accent ému elle faisait vibrer à leurs oreilles des paroles d'espé­rance ! « Courage, courage !... disait-elle, le Seigneur est proche; encore quelques instants et vous serez dans le sein de Dieu. » — Grande était la souffrance de notre excel­lente Mère quand, malgré ses efforts, elle se voyait dans l'impuissance de soulager ses chères agonisantes. Que de fois cette exclamation n'est-elle pas sortie de ses lèvres : « Mon Dieu !... Mon Dieu !... qu'il est dur d'être témoin de tant de douleurs sans pouvoir y porter remède ! » — Mais surtout on la sentait brisée lorsque les circonstances ne lui permettaient pas de procurer aux Soeurs, à leurs derniers moments, tous les secours reli­gieux. Il lui arriva de fondre en larmes dans une de ces occasions, où, par suite d'un acci­dent subit, on dut voir mourir, sans sacrements, une Religieuse modèle.

Si Dieu éprouvait fréquemment le coeur maternel de la bonne Prieure, en la séparant de ses filles. Il lui donna la consolation de voir les vides faits dans son cher Carmel se com­bler par l'entrée de jeunes âmes véritablement désireuses d'être entièrement au Seigneur. Néanmoins le Divin Maitre lui fit attendre longtemps cette joie. Elle l'obtint par l'inter­cession de Saint Joseph, en l'honneur duquel elle avait promis, par voeu, de faire porter le nom des trois personnes de la Sainte Famille aux trois premières postulantes qui entre­raient; de conduire processionnellement la Communauté au pied d'une statue du glorieux protecteur de l'Ordre, tontes les fois qu'elle recevrait les engagements d' une Soeur, et de

donner au jour de chaque profession un dîner à une famille pauvre. Le Seigneur montra, par la promptitude avec laquelle II exauça sa servante, combien sa confiance lui avait été agréable. Il daigna l'en assurer par la bouche d'un vénérable ecclésiastique, aumônier de notre Monastère, en grande estime dans la Communauté. La bonne Mère avait confié sa peine à ce saint prêtre, en lui demandant de l'aider de ses ferventes prières. « Soyez tranquille, ma Mère, avait répondu l'homme de Dieu ; Notre-Seigneur vous enverra tant de sujets, que vous serez obligée de les adresser ailleurs. » La prédiction se vérifia à la let­tre, et, dans la suite, la digne Prieure eut lieu de diriger de nombreuses aspirantes soit vers nos différents Monastères, soit vers d'autres Instituts. Certes, la Mère Agathe était heureuse de voir de jeunes chrétiennes s'engager dans la voie de la perfection; sa prudence, toutefois, lui faisait prendre toutes les précautions possibles pour s'assurer de la solidité de leur vocation. Une postulante sollicitait-elle son entrée au Carmel, elle ne manquait pas de lui représenter que le choix de la vie religieuse devait être un acte par­faitement libre de la volonté : « La vocation, disait-elle, c'est le vouloir répondant docilement aux inspirations de la grâce. Voulez-vous être à Dieu ? écoutez ses inspirations, et voyez ce que vous voulez faire. Jamais personne ne vous dira : soyez religieuse ; vous seule devez trancher la question dans un sens ou dans un autre. »

A une jeune personne qui la pressait de lui déclarer la volonté de Notre-Seigneur sur elle : « Je ne puis vous affirmer, répondit-elle, que Dieu vous veut au Carmel, parcequ'il n'exige jamais, dans la rigueur de l'expression, un pareil sacrifice; mais II manifeste ses désirs à une âme en l'attirant, en l'inclinant doucement ; à elle d'écouter cette voix « du Maître. Ceux et celles qui vous dirigent doivent simplement examiner si vous savez vouloir. D'après ce que je connais de vos inclinations, de votre caractère, je crois que vous pourrez faire une bonne Carmélite ; mais je dois vous dire que pour cela, deux choses sont nécessaires : Quitter tout ; puis, suivre Jésus-Christ. — Quitter tout !.... Avez-vous bien envisagé ce sacrifice sous toutes ses formes ?.... Suivre Jésus-Christ !....Comprenez-vous bien que cela veut dire se renoncer soi-même, redevenir enfant entre les mains de ses Supérieurs, lutter contre sa nature, se vaincre toujours?.... Voilà la vie religieuse ! »

La question était-elle résolue affirmativement, elle n'aimait pas qu'on en différât l'exé­cution, et, tout en compatissant sincèrement aux brisements qui se préparaient, elle n'hé­sitait pas à conseiller une prompte séparation. « Faites connaître franchement vos intentions à vos parents, disait-elle à une postulante qui reculait devant un aveu immédiat, hâtez les choses ; en les faisant traîner, vous souffrirez davantage, et les vôtres aussi. Un jour ils comprendront que leur fille a choisi la meilleure part. »

A la même elle écrivait huit jours avant son entrée : « Ma bonne enfant, je comprends sans peine les sentiments qui se pressent dans votre âme ; je m'efforce de vous aller en aide en priant pour vous du fond de mon coeur. « Je voudrais pouvoir vous enlever, et à vos chers parents, le déchirement du sacrifice que vous allez faire ; mais ce sont ces déchirements qui en feront le mérite. Courage, chère enfant! C'est pour Dieu, pour suivre Jésus-Christ, que vous immolez les sentiments de la nature dont II est Lui-même l'auteur. Il se fera, Lui aussi, votre grande récompense.

Je vois avec satisfaction que la grâce du Seigneur vous soutient, et que vous marchez bien résolue à entrer dans la lice, à commencer cette longue lutte contre vous-même qui durera autant que votre vie. — Je veux cependant vous crier de loin encore : Courage, mon enfant ! parceque je sais qu'il vous en faudra beaucoup pour vous arracher du milieu de ces bons parents qui vous aiment si tendrement ; pour leur imposer un tel sacrifice. Une énergie non moins grande vous sera nécessaire pour vaincre les difficultés que votre ardente nature pourra rencontrer dans une grande solitude, pour soutenir le travail qu'il vous faudra faire afin de l'assouplir, de la soumettre au joug du saint renoncement, de l'abnégation, et devenir humble, petite, à l'exemple de Jésus-Christ et pour son amour. »

« Oui chère enfant, courage !... Vous dites bien. Dieu vous a fait une grande grâce en vous appelant au Carmel; mais là, comme partout, et peut-être plus qu'ailleurs, il faut ravir le Ciel, il faut combattre. »

Permettez-nous, ma Révérende Mère, d'ajouter encore à ces citations ces belles pages tirées de la correspondance de notre chère Mère avec une jeune postulante, fille unique et tendrement aimée de parents chrétiens.

« Ma bonne et chère enfant, vous voilà donc dans la voie douloureuse ; elle est d'autant plus rude, que vous y voyez marcher avec vous ces bons parents pour lesquels vous eussiez voulu que la vie fût sans amertume. Ne vous effrayez pas des luttes de votre pauvre coeur, de le sentir même comme à l'agonie. Regardez Jésus-Christ dans le chemin qu'il fit du jardin des Oliviers jusqu'au Calvaire, et marchez en esprit après Lui, en portant la croix que vous voulez embrasser pour son amour. Criez Lui : « Seigneur «je veux vous suivre, soutenez-moi. » — Si la force vous manque pour vous tenir debout, marchez, en esprit encore, à genoux, sur la trace de votre Divin Maître ; baisez-la avec effusion, afin de remonter vos forces. On ne peut pas avoir le Ciel pour rien, ni suivre Jésus-Christ sans qu'il en coûte. Avancez sans goût, sans sentiment, s'il le faut; mais ne vous arrêtez pas ; ne reculez pas; vous arriverez... Et ces chers parents que vous entraînez après vous, malgré les déchirements de la nature, eux aussi arriveront au port du salut. Comme vous bénirez Dieu ensemble quand vous vous y trouverez réunis un jour ! Comme vous jouirez alors d'avoir accompli ce grand sacrifice !.... Courage !. Courage !... chère enfant. »

On le voit, tout en exposant sans détour la vérité aux âmes, notre chère Mère savait leur découvrir son coeur : soit dans sa correspondance avec elles, soit dans leurs visites au parloir,elle ne manquait pas de leur adresser des paroles comme celles-ci : « Celui qui vous appelle à tout quitter, Jésus-Christ sera avec vous. Vous trouverez aussi des Mères et des Soeurs au Carmel, et elles se feront un bonheur de vous adoucir les aspérités de la vie où vous voulez entrer. Nous ferons route ensemble vers le Ciel, en nous appuyant les unes sur les autres ; vous partagerez nos labeurs, mais aussi nos espérances. Venez donc, chère enfant, vous serez accueillie avec une sincère affection. Nous prions toutes pour vous. »

Combien, en effet, était compatissante la tendresse avec laquelle elle bénissait ses nou­velles filles en les recevant au seuil du Cloître ! Quelles paroles fortifiantes sortaient de son âme à ce moment! «Pauvre enfant, leur disait-elle, en les embrassant ; Dieu compte tout !.... Quel beau triomphe vous remportez aujourd'hui sur le monde !.... Désormais je suis votre Mère, ne l'oubliez jamais ; exposez-moi vos besoins comme vous le feriez à votre chère maman. » — Puis, quelles délicates attentions envers les parents, pour leur prouver que Dieu, en leur demandant leur fille, ne leur enlevait pas son coeur. Ainsi elle voulut que, dès le soir de son entrée, une jeune postulante écrivît à sa mère quelques lignes ; et le lendemain matin, elle les fit porter à celle-ci, en recommandant de lui don­ner des nouvelles de la première nuit passée, par son enfant, au Carmel. Cette attention, le coeur maternel qui en fut l'objet ne l'oublia jamais.

Un jour une postulante, dont l'entrée était décidée, désira présenter à sa future Prieure sa mère, vaillante chrétienne, mais brisée par la perspective de la séparation d'une fille unique. La Mère Agathe, comprenant quelle note il fallait toucher pour consoler une pareille douleur, accueillit cette âme broyée avec des paroles de foi, la félicitant, comme d'un honneur, de pouvoir sacrifier son enfant à Dieu et d'imiter ainsi les mères des Mar­tyrs. Quelques jours plus tard, lorsque la généreuse femme amena elle-même son cher Isaac à l'autel de l'immolation, la vénérée Prieure sut encore la fortifier, elle et les siens, d'une manière surnaturelle. «Comme j'aurais voulu, leur dit-elle, faire descendre le Ciel entier, ce matin, pour vous aider tous à accomplir votre grand sacrifice ! » Eux, à leur tour, émus et reconnaissants, disaient : « Oh ! cette bonne Mère, comme elle sait parler de Dieu et relever le courage ! »

Quand la compatissante Prieure surprenait des larmes dans les yeux de quelque nou­velle entrée, elle l'appelait en particulier pour en savoir la cause, et comme souvent l'émotion était provoquée par le souvenir de la famille, pour encourager la chère postu­lante, : « Ah ! disait-elle, comme vous, j'ai versé bien des pleurs en pensant à mon père ! Pauvre enfant !... vous aimeriez à voir ce qui se passe au foyer paternel ! .... Quand ce désir se forme dans votre coeur, regardez Jésus-Christ et dites : « Pour vous Seigneur ! marchons en avant ! !...»

Jamais, à la réception d'un sujet, la question de la dot ne devint un obstacle ]pur notre chère Mère. Un fait pris entre plusieurs autres, suffira pour montrer sa largeur envers les familles en ces circonstances: Une jeune personne se présentait un jour, sollicitant une place dans le Monastère. Après s'être fait connaître et avoir reçu l'espérance de son admission, elle demanda à la bonne Mère ce qu'il y aurait à faire relativement à la dot. La Mère Agathe n'ignorait pas la position peu aisée de sa famille. Elle se contenta de répondre avec beaucoup de délicatesse : « Mon enfant, ceci ne vous regarde pas. Je vous défends de toucher ce point avec vos parents; s'ils vous en parlent, vous répondrez simplement : La bonne Mère a tout arrangé. » La jeune postulante, comprenant la généro­sité de la Prieure, voulut lui en témoigner sa reconnaissance ; mais celle-ci l'arrêtant : « Mon enfant, lui dit-elle, nous avons toutes à remercier la Communauté de la grâce qu'elle nous a faite en nous recevant. Quand vous serez entrée, dévouez-vous à vos Mères et à vos Soeurs, faites-vous la servante de toutes, soyez sainte, et par là vous acquitterez votre dette. »

Cette largeur de procédés envers nos familles se retrouvait en toutes circonstances. Avec quel désintéressement notre généreuse Mère savait renoncer aux pensions de ses filles en faveur de leurs proches, éprouvés par des revers de fortune, ou dans la gêne d'une position médiocre. Et lorsque celles-ci insistaient pour maintenir des arrangements convenus: « Nous pouvons faire cela, chère enfant, disait-elle du ton le plus affectueux, la Communauté peut se passer de cette ressource. Le bon Dieu ne permettra pas que nous manquions. » Elle allait même parfois jusqu'à prendre une attitude d'autorité, contre les répugnances d'une délicatesse qui cherchait à rivaliser avec la sienne.

Nous vous avons fait connaître plus haut, ma Révérende Mère, les principes dans les­quels notre vénérée Mère Agathe élevait les novices, alors que, comme Maîtresse, elle était chargée de leur formation. Devenue Prieure, sa sollicitude n'était pas moins grande pour que cette éducation, à la fois forte et maternelle, leur fut continuée. « Si vous voulez être Carmélites, leur répétait-elle souvent, ne le soyez pas à demi ; ne vous contentez pas du médiocre ; donnez vous tout entière à Dieu. » Mais toujours et en toutes circonstances son coeur se faisait sentir.

Dieu avait donné à la Mère Agathe un coup d'oeil profond qui scrutait les âmes et savait découvrir en chacune d'elles son trait distinctif de force ou de faiblesse, souvent ignoré d'elle-même. Son principe fondamental était que Notre-Seigneur ne les appelle pas toutes à la même perfection, que, par conséquent, pour les bien conduire, il est nécessaire de suivre l'action de la grâce et d'attendre les moments de Dieu. De là naissaient chez elle une patience, une longanimité qui ne se rebutaient jamais. Elle employait tour à tour à ce travail, toutes les armes : la bonté, la tendresse maternelle, une indulgente condescen­dance ; et, si besoin en était, la fermeté, la vigueur énergique, jusqu'au trait qui blesse pour mieux guérir ; car si, de parti pris, elle ne cherchait pas à humilier les âmes, elle se fut reproché de leur taire ce qu'elle voyait en elles de contraire à 1a perfection religieuse. Rencontrant un jour une Soeur accablée par la tristesse et le découragement en présence d'un sacrifice : « Comment, lui dit-elle, n'êtes-vous pas capable de faire quelque chose pour Dieu ? » La force avec laquelle ces paroles furent prononcées, donna immédiate­ment le courage d'embrasser la Croix à celle qui voulait la fuir.

Que de fois, en terminant ses directions intimes, cette âme vaillante laissa tomber ces mots, accentués du geste et du regard : « Vive le Seigneur! ....Combattons avec courage pour JESUS-CHRIST !.... ne soyons pas indignes du grand Maître que nous servons... C'est le Seigneur ! .... » Elle disait encore à ses filles : « Dès lors qu'une chose vous coûte, soyez assurée que l'heure sonne où Dieu vous appelle à vous vaincre : vous n'arriverez jamais à la perfection si, pour embrasser ce qui vous est pénible, vous attendez la parole de l'autorité ; il faut vous accoutumer à vous déterminer vous-même au sacrifice. »

Un jour, à l'occasion de la distribution des emplois à la Communauté, elle parlait ainsi: « Nous pouvons recevoir nos obédiences avec deux sortes de dispositions : ou avec de l'attrait pour la chose ordonnée, ou avec de la répugnance. La première de ces tendances est la plus dangereuse, et nous devons extrêmement nous en défier, parceque nous y retrouvons la nature, et que ce qui se fait par nature ne se fait pas pour Dieu. En ce cas, renonçons intérieurement à notre satisfaction propre, pour ne regarder que l'ordre de notre Maître. Lorsqu'au contraire nous sentons de l'éloignement, croyons que la perfection est proche, parceque nous n'agissons jamais plus purement pour le Seigneur que quand nous agissons contre nous-même. Etreignons alors, pour ainsi dire, à deux bras notre obédience ; elle nous servira d'échelon pour nous aider à monter vers Notre-Seigneur, elle nous offrira un moyen infaillible de plus grande sanctification. Contrairement à la nature, qui finit par se lasser de ce qui lui souriait d'abord, la grâce adoucit ce qu'elle touche et fait trouver de la jouissance dans un acte difficile accompli pour Dieu. Oui, il est des âmes qui jouissent véritablement dans l'immolation ; efforçons-nous d'être de ce nombre. Ceci nous est possible, avec le secours du Ciel. »

Le dévouement à ceux qui nous entourent est une des formes de notre générosité envers Dieu. Le dévouement, notre chère Mère Agathe le demandait à ses filles ; et n'en avait-elle pas le droit, elle qui, chaque jour, leur en donnait les plus excellents exemples : « Mes enfants, répétait - elle sans cesse, dévouez-vous sans compter, pour votre Communauté. Ne vous épargnez pas quand il s'agit de soulager vos soeurs. Si parfois vous vous sentez défaillir dites-vous : Allons encore, allons quand même ; la bonne affaire si l'on tombait comme écrasée dans l'exercice de la charité. Heureuses celles qui savent adoucir aux autres les difficultés de la vie ; le Seigneur leur adoucira les jours mauvais. Pour moi, ajoutait-elle, quand je me suis ainsi dépensée pour rendre service, il me semble, le soir, sentir Notre-Seigneur poser ses deux mains sur ma tête et me dire : Puisque tu as fait cela, je te bénis !... »

Avec son esprit si juste et si large, elle donnait un jour cette règle à une Soeur qui, en direction, lui demandait une ligne de conduite pour accorder la régularité avec une chari­table condescendance. « On peut, on doit même quelquefois quitter Dieu pour Dieu, c'est- à-dire laisser la prière, les exercices religieux, quand la charité le demande. Les Saints ont suivi cette règle. On ne doit jamais, cependant, quitter les observances régulières à moins de nécessité ; mais on peut, avec mérite, sacrifier des dévotions privées pour se prêter aux désirs des autres; le moindre service rendu eu vue de Notre-Seigneur, par conformité à ce commandement : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés attire d'abondantes bénédictions. » Autant la Mère Agathe préconisait le dévoue­ment, autant elle engageait ses filles à se tenir en garde contre la tendance qu'ont certai­nes natures actives à donner en toutes circonstances leur concours. Nous aimons tous naturellement à agir, leur disait cette bonne Mère, à être employés ; mais il est plus parfait d'attendre qu'on réclame nos services, que de nous empresser à tout faire. » Une de ses maximes était : « Dans l'exercice de la charité, il faut aimer ses Soeurs pour elles- mêmes et non pour soi. » Elle eut toujours soin d'agir ainsi.

Cette digne Mère était pour ses filles une véritable amie. Son coeur savait promptement découvrir une tristesse, une angoisse qu'on eût voulu dérober à sa connaissance. Quel accueil compatissant elle faisait aux âmes souffrantes ; mais aussi, avec quelle énergie elle inculquait le mépris de soi et cherchait à élever jusqu'à l'amour de la Croix !

U n jour, une novice, dont la santé était un peu ébranlée, vint frapper à sa porte ; en l'aperce­vant, la Mère Agathe lui sourit et d'un accent tout maternel : « Ma pauvre petite fille, que le Bon Dieu crucifie intérieurement et extérieurement, lui dit-elle! ... Puis aussitôt: Mais j'aime cela ; on voit au moins de quoi les âmes sont capables !... Chère enfant !... C'est bon de souffrir !... » Ces derniers mots, prononcés du ton le plus convaincu, en se gravant pour jamais en cette âme endolorie remontèrent son courage. Elle quitta sa Prieu­re le coeur rempli d'un ardent désir de marcher à la suite de Jésus-Christ.

Dans l'intimité de la direction, il arrivait souvent à la bonne Mère de communiquer à ses filles avec un abandon tout maternel, ses sentiments particuliers, ou même certaines touches de la grâce que son âme avait reçues dans le passé. — Une Soeur, à la fin de sa retraite annuelle, lui rendait compte de ses impressions sur ce mot de Notre-Seigneur : Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et nous ferons en lui notre demeure, la véné­rée Prieure, faisant écho aux pensées de sa fille et les lui développant, raconta ce qui suit : « Pendant ma jeunesse religieuse, le saint jour de la Pentecôte, toute occupée du désir de recevoir une abondante communication du Saint-Esprit, je fus saisie, en me rendant à la Communion, de la pensée que ce divin Esprit, en vertu de l'union hypostatique, rési­de dans la Sainte Eucharistie. A peine eus-je reçu le corps de Notre-Séigneur, que je sentis l'hostie se diviser en trois parties sur ma langue. Ce fait se renouvela aux trois fêtes de la Pentecôte et chaque fois je fus inondée de lumière, pénétrée de reconnaissance et d'amour. ! »

Ces lumières, le Seigneur les répandait à profusion dans l'âme de notre bonne Mère, et elle s'en servait pour le bien de ses filles ; aussi pendant les quarante années qu'elle les dirigea , soit comme Prieure, soit comme Maîtresse des novices, quel bien ne fit-elle pas ? Et avec quel tact, quelle sagesse, quelle prudence, elle savait donner, au temps voulu, un conseil dans les affaires les plus épineuses. En bien des circonstances elle eut à diriger les relations de ses Soeurs avec des hommes de loi : sa capacité, sa haute intelligence faisaient l'étonnement des avocats eux-mêmes. Un jour, l'un d'eux ne put s'empêcher de lui dire : « Mais Madame, on croirait que vous avez fait votre Droit. » — « Non Monsieur, répondit-elle avec simplicité, je n'ai jamais étudié le code ; je suis seulement les indications de ma conscience. »

Pasteur vigilant de tout le troupeau que le Seigneur lui avait confié, notre vénérée Mère Agathe n'oubliait aucune de ses brebis. Nos chères Soeurs Tourières avaient donc, elles aussi, une large part à ses sollicitudes. Quand elle avait occupé l'emploi de première Portière, Soeur Agathe avait compris le dévouement de ces bonnes filles, de même que leurs privations. Cherchant à les leur adoucir, elle veillait sur les besoins du Tour avec une délicatesse qui faisait dire à l'une d'elles, parlant à ses compagnes: « Vous verrez qu'un jour ma Soeur Agathe sera notre Mère. » Devenue Prieure, cette chère Mère sen­tit mieux encore la nécessité de s'occuper beaucoup du Tour, et d'y développer l'esprit religieux. Elle se fit une loi de visiter souvent ces excellentes Soeurs, de les instruire de leurs devoirs, de les encourager dans leurs difficultés, de leur inspirer une haute estime de leur humble vocation, en faisant ressortir les mérites qui peuvent y être acquis.

Afin d'affermir au Tour un solide esprit religieux, la Mère Agathe remit en ordre le rè­glement laissé par notre digne Restauratrice, la Mère Aimée de Jésus, et le soumit à l'exa­men de Monseigneur Jacquemet, dont elle obtint l'approbation. Plus tard, sentant la né­cessité de développer ce règlement, elle composa une sorte de cahier d'exaction qui redit à toutes ses pages l'esprit de foi de son auteur, sa sagesse, son jugement éclairé par l'ex­périence.

Parmi les dons que le Seigneur avait si largement départis à notre Mère, on peut ran­ger celui de la parole. Elle le possédait à un haut degré, et il lui devint un puissant mo­yen de direction. Rien n'était plus attrayant que ses instructions au Chapitre, où elle savait, dans un langage simple et précis, développer les pensées les plus profondes. Ce­pendant elle y parlait toujours d'abondance. En toutes ses exhortations, on trouvait une doctrine entièrement basée sur l'esprit de mort à soi-même, et sur la charité de JÉSUS- CHRiST. Comme elle était éloquente en parlant des mystères de Notre-Seigneur ! ... Nous nous souvenons toujours, avec attendrissement, de ses discours du Vendredi-Saint. En­core sous l'impression d'une nuit passée à contempler les scènes douloureuses de la Pas­sion, elle y laissait déborder de son coeur ses sentiments de compassion, d'amour, de reconnaissance. Combien pénétrante était alors sa parole ! Et lorsque, quelques heures plus tard, l'Alleluia avait remplacé les tristesses de la grande Semaine, avec quelle effu­sion nous parlait-elle du triomphe de notre divin Rédempteur, de la joie des Apôtres et des saintes femmes à la vue de Jésus ressuscité !... — A Noël, la note changeait de ton ; mais ne cessait pas de chanter l'amour de Jésus-Christ : sur ce thème notre Mère était inépuisable. Parfois, dans ses instructions, elle abordait, sans préambule, quelque point de régularité ; très souvent elle insistait sur l'observation du silence, rappelant qu'il doit être comme le face du Monastère : c'était son expression. L'exactitude aux actes de Communauté était aussi l'objet fréquent de ses recommandations ; « Mes Soeurs, répétait-elle, avec ce ton convaincu qui faisait luire sur les âmes le plein rayon de la vérité, là où est la Communauté, là est Dieu ; là aussi le Seigneur a marqué notre place. Lorsque, par notre faute, nous laissons cette place vide, nous nous privons de la bénédiction qui se fut répandue sur nous à l'heure où nous eussions dû l'occuper. Dieu est jaloux de notre fidélité ; soyons jalouses nous-mêmes de ne rien dérober de ce que nous lui avons promis. L'oeil du Seigneur plane sur tout l'univers ; Il considère comment chaque créature s'acquitte de ce qu'elle Lui doit : tous les chrétiens, comme tels, ont des devoirs de précepte à remplir envers Lui ; mais nous, nous avons voué davantage ; pour son amour, nous sommes engagées dans la voie des conseils, et volontairement assujetties aux exercices de la vie religieuse. Bien que ces exercices ne forment pas la matière d'un voeu spécial, nous avons néanmoins promis d'y être fidèles ils sont pour nous ce qu'étaient pour le saint Roi David les voeux qu'il voulait aller rendre chaque jour au Seigneur sur la montagne sainte. Le regard divin se tient attentif sur nous, pour voir comment nous nous acquittons de nos promesses. Oh ! qu'il fait bon pouvoir dire chaque soir à Dieu : « Mon Maître, j'ai fait aujourd'hui tout ce que j'ai pu pour vous servir. »

La Mère Agathe, nous l'avons vu, voulait qu'on apportât aux récréations une gaieté franche. Là particulièrement, elle devenait l'âme de la Communauté. Rarement elle se dis­pensait de se rendre au milieu de ses filles, à cette heure si propre à resserrer les liens de la charité et de l'union des âmes dans une famille religieuse ; il fallait pour qu'elle s'en absentât des causes exceptionnelles et entièrement indépendantes de sa volonté. Lors­qu'elle ouvrait les portes de la salle commune, tous les visages s'épanouissaient ; on sen­tait le coeur d'une mère apportant à ses enfants la dilatation. « Il m'a semblé reconnaître, écrivait-elle, à une jeune Prieure, sur ce sujet, que de dilater les esprits et les coeurs est un moyen de les aider à aller à Dieu. J'ai souvent rappelé ce qu'enseigne notre Sainte Mère Thérèse, que c'est une grâce de pouvoir donner récréation aux autres. J'ai tenu fermement à ce qu'on ne se permît là aucune parole pénible à ses Soeurs, aucune allusion blessante, et j'ai toujours repris fortement au Chapitre ce qui s'écartait de ces principes. Chacune doit être à l'aise à la récréation et en sortir le coeur satisfait. Ces règles bien gardées contribuent beaucoup à entretenir le bon esprit dans une Communauté. »

Notre chère Mère rappelait souvent l'esprit de pénitence. « Hélas ! disait-elle, sans cet esprit que serait notre vie ! La mortification, c'est le sel qui doit entrer dans tous nos actes ; nous ne trouverons de vrai bonheur au Carmel qu'à la condition de nous priver des jouissances sensibles. Que sommes-nous, en effet, venues chercher en Religion ? L'union à Dieu !... mais l'union à Dieu n'est possible que par cette mortification intérieure et extérieure qui fait de tout notre être un parfait holocauste. Sans mortification, disait-elle encore, point d'oraison ; et sans oraison, point de perfection. Or sans perfection je ne sais ce que nous pourrions présenter à Dieu, et dans quel but nous serions Carmélites. »

   Cette doctrine, oh ! comme notre courageuse Mère était habile à la mettre en pratique !

« J'ai taché, avouait-elle un jour en confidence, de m'appliquer cette règle et de la faire goûter aux autres, qu'il faut porter en soi la mortification de Jésus-Christ. J'ai dit souvent qu'il est bon de ne laisser passer aucun jour sans en faire sentir les pointes à son corps. Ici nous pouvons affirmer que, sur ce terrain, elle n'a jamais rien accor­dé, qu'après avoir expérimenté elle-même ce qu'elle autorisait. Ajoutons cependant que, ni pour elle, ni pour ses filles, les limites de la prudence n'étaient dépassées ; elle était loin de faire consister la perfection en ces sortes de pratiques. — Ne séparant pas l'esprit d'humilité de l'esprit de pénitence : « Le Seigneur, disait-elle, aime les coeurs abaissés devant Lui, et devant les hommes, pour l'amour de Lui, les coeurs qui reconnaissant leur misère, descendent volontiers dans leur néant. Il faut s'être tenu longtemps comme un atome devant la grandeur infinie de Dieu, pour consentir à être foulé comme un ver de terre par les créatures. »

Nous terminerons cet aperçu, sur la doctrine de notre chère Mère Agathe, par l'exposé de ses principes sur la manière la plus parfaite d'allier la pratique de la sainte Pauvreté avec la possession légale des biens temporels, telle qu'elle existe en France pour les reli­gieuses depuis le Concordat.

Une Soeur, entrée en religion depuis la mort de ses parents et jouissant de son patrimoi­ne, se trouvait momentanément dans un autre Monastère. Par affection pour son berceau religieux, elle obtint la permission d'offrir un vase sacré à notre sacristie ; elle communi­qua son projet à la Mère Agathe. Voici la réponse qu'elle en reçut ; en y recueillant des notions vraies, nous y verrons une nouvelle preuve du désintéressement de notre bonne Mère, de sa délicatesse envers les familles de ses Soeurs et de son esprit de pauvreté....

            « Je ne vous ai encore rien dit de votre offre si généreuse; nous en avons cependant été bien touchées, chère et bonne Soeur. Laissez-moi toutefois vous dire ici, à ce sujet, toutes mes pensées, comme je le ferais si vous étiez encore auprès de moi. Je voudrais que vous examinassiez bien s'il ne conviendrait pas que vous missiez en réserve pour votre frère, le revenu que vous avez en plus de votre pension ; alors je vous dirai, comme je l'ai fait et le fais encore autour de moi : Désirez avant toutes choses, acquérir les mérites de la sainte Pauvreté, et, pour rendre la vôtre parfaite, renoncez à la consolation que vous éprouveriez à faire certaines oeuvres chères à votre piété. — Je crois que notre Saint Père le Pape recommande, de nos jours, que l'on tienne à ce que les Religieuses qui sont propriétaires aux yeux de la loi, se donnent de garde de faire d'elles-mêmes quelque acte d'administration ou de jouissance des biens qu'elles ont, ni aucune aumône en propre. Pour cela, il convient qu'elles remettent à leur Prieure ou Supérieurs, la part de leurs revenus qui ne doit pas rester à leur famille. Elles doivent enfin se considérer comme ne possédant rien, et ne pouvant disposer de rien. Monseigneur Richard, ( aujourd'hui Cardinal, Archevêque de Paris, ) nous a fait donner dernièrement des explications très précises à ce sujet. — Je viens de lire aussi une lettre Pastorale de Monseigneur de Rodez, adressée aux Communautés des divers Ordres établis dans son Diocèse, où il explique de la même sorte le voeu de Pauvreté. Il dit, cependant, qu'on peut confier une partie de son revenu à sa Supérieure avec prière, mais non injonction, de l'employer à telle ou telle oeuvre.

« Dans ces temps de décadence où tout croule, même l'esprit religieux, je crois qu'il est bon de s'attacher à ce qu'il y a de plus parfait. Par exemple : ayant obtenu la permission de laisser à quelques membres de ma famille, le revenu qui m'est échu par la mort d'un de mes oncles, je me propose de renouveler cette permission tous les ans et de dire chaque fois à ceux à qui je donne cette rente, que mes Supérieurs leur laissent telle somme.

« .J'ai tenu à vous dire cela, ma chère enfant, pour compléter les instructions que je vous ai données. Je désire que mes filles soient des plus avancées dans le dépouillement de toutes choses et d'elles-mêmes, enfin dans la pratique de la sainte Pauvreté pour l'amour et à l'exemple de Jésus-Christ. »

Maintenir l'esprit religieux dans son cher Carmel, transmettre aux générations qui doivent s'y succéder le dépôt sacré des principes qu'elle-même avait reçus de nos vénéra­bles anciennes, telle était la constante sollicitude de notre bien-aimée Mère Agathe. C'est cette sollicitude qui lui fit entreprendre un travail considérable : la rédaction des usages de tous les emplois et charges de la maison. Des notes précieuses avaient été laissées en chaque office par notre vénérée Mère Aimée de Jésus ; mais elles étaient un peu éparses. Tout en conservant les coutumes primitivement établies, certaines modifications avaient été jugées nécessaires. Depuis longtemps notre bonne Mère sentait la nécessité de réunir en un seul corps tous ces documents, afin d'assurer la fixité des usages, si désirable au bon ordre et à la durée d'une maison religieuse. L'entreprise était importante ; pour qu'elle réussît, il fallait de l'expérience, des ressources intellectuelles et une grande influence morale en celle qui s'y dévouerait. Dieu avait réuni ces conditions en notre chère Mère ; Il lui inspira de commencer l'oeuvre, et ce fut avec une persévérance digne de son énergique volonté, qu'elle se livra aux recherches voulues pour la conduire à bonne fin. Ce recueil est un vrai trésor pour notre Communauté.

Tout en maintenant la pauvreté et la simplicité religieuses dans l'organisation des offi­ces, la Mère Agathe donnait libre carrière à la largeur de son esprit et à la bonté de son coeur. Alléger le travail de ses filles, imprimer au Monastère un aspect plus pieux, en y multipliant les ermitages et en y érigeant des statues de Saints, était pour elle un réel bon­heur. Quand par d'heureuses combinaisons, ou par le concours de son propre labeur, elle arrivait à un résultat satisfaisant, son coeur jouissait véritablement des consolations ou du bien-être procuré à son cher Carmel. Quelle douce satisfaction n'éprouva-t-elle pas au commencement de sa seconde charge en 1862, le jour où le Cardinal Richard, alors Vicai­re général à Nantes, vint bénir, dans l'enclos du Monastère, le Cimetière dont l'érection avait été sollicitée et obtenue, quelques mois auparavant, par la Révérende Mère Marie de Saint Pierre, à cette époque. Prieure de notre Carmel. D'après les ordres de la Mère Agathe, et par ses soins, les restes de neuf de nos Soeurs défuntes purent être exhumée du Cimetière de la paroisse, et apportés dans notre petit Campo Santo, où furent également déposés ceux d'une insigne bienfaitrice, mère de la vénérée Mère Tharsille. Digne fille de Sainte Thérèse, dont le coeur se souvenait des moindres dons reçus, notre chère Mère conservait dans le sien un profond sentiment de reconnaissance pour les bienfaiteurs; elle n'eut donc garde d'oublier en cette translation les largesses qui avaient acquis à cette généreuse amie de notre Carmel le droit de sépulture dans l'intérieur du couvent ; et elle fut heureuse, par là-même, de procurer à la digne Mère Tharsille la consolation de prier sur la tombe de sa mère. Ces saintes dépouilles furent reçues avec respect et attendrissement par la Communauté qui, après l'Office et la Messe des défunts, chantés dans notre chapelle, les accompagna au lieu bénit où notre bonne Mère aimera désormais à conduire souvent sa famille religieuse.

En nous étendant, ma Révérende Mère, sur les soins intelligents apportés par notre chère Mère Agathe au gouvernement des choses extérieures, notre coeur se sent encore tout ému en mentionnant ici l'important travail où elle épuisa le reste de ses forces : nous voulons parler de la construction de nos cloîtres . Ce fut sa dernière oeuvre, la couronne de son dévouement.

Jeune religieuse, elle avait quelquefois entendu ses Mères exprimer le regret que des cloîtres n'eussent pas été ménagés dans l'érection du nouveau Monastère qu'on avait été contraint de bâtir en 1840. La chose à ce moment eut été facile ; mais, après l'achèvement des travaux, elle devenait dispendieuse et offrait de très grandes difficultés ; aussi pen­dant les vingt-cinq premières années de ses Priorats, notre bonne Mère n'avait pas osé se lancer dans une telle entreprise. Néanmoins, reconnaissant les avantages que la Commu­nauté retirerait de cette amélioration, elle avait dressé tous ses plans, en laissant à la Providence de déterminer l'heure de l'exécution. On était aux premières semaines de 1890. Certains travaux devenaient urgents ; mais où conduiraient ces constructions partielles ? C'est alors que notre bonne Mère pensa sérieusement aux cloîtres et à l'agrandissement de nos infirmeries. Selon sa pieuse coutume avant tous ses actes importants, elle recourut d'abord à la prière, s'adressant particulièrement à la Très-Sainte Vierge sous le titre de Notre-Dame de Bon Conseil. Plus tard elle rendait grâce à cette divine Mère de l'assistance qu'elle lui avait donnée. Selon sa règle inviolable, ses pensées furent soumises à son Supé­rieur, qui les approuva et l'engagea à se mettre à l'oeuvre.

La Providence, depuis quelques années, avait envoyé à notre Communauté des ressour­ces permettant à la Mère Agathe de faire quelques économies, précisément en vue de ces constructions ; car quoiqu'en tout fort large, elle était très prudente dans l'administration du temporel, et ne se fut jamais jetée dans de tels travaux sans avoir les fonds nécessaires pour les achever. Ce principe : Il faut savoir plutôt se passer des choses que de contracter des dettes, fut toujours le sien ; elle le tenait des dignes Mères qui l'avaient précédée dans le gouvernement de la maison, et le conservait religieusement.

Dieu, en aplanissant les difficultés, semblait donc approuver lui-même les projets de la sage Prieure. Ainsi le comprit la Mère Agathe. Sans calculer alors avec les peines et les immenses fatigues qu'elle aurait à supporter, elle se mit à l'oeuvre sans architecte, s'appuyant sur le concours de la dévouée dépositaire et sur les avis du Révérend Père Supé­rieur des Prémontrés, désigné par Monseigneur pour être son conseiller. Tout fut si bien organisé, que pendant la durée des travaux, s'il y eut quelque gêne à subir, aucun des exercices de communauté ne fut omis.

Il serait impossible de raconter en détail, ma Révérende Mère, tout ce que notre Mère bien-aimée déploya d'intelligence et de dévouement pendant cette laborieuse période. On la voyait aller plusieurs fois par jour examiner ce qui avait été fait, prendre et indiquer les mesures pour la nouvelle distribution des offices, rectifier les erreurs commises , et cela au péril de sa santé, dès ce temps, sensiblement altérée. Parfois, c'était à peine si ses pieds chancelants pouvaient se soutenir au milieu des décombres qu'il lui fallait traverser. « J'ai de mauvaises jambes, disait-elle agréablement, mais j'espère qu'elles ne feront que hâter mon arrivée en Paradis. » — Enfin, après cinq mois d'excessifs labeurs, elle eut la consolation de jouir d'un résultat des plus complets. « C'est le bon Dieu qui a tout fait, disait-elle, avec un accent plein de foi et de reconnaissance, je confesse qu'il m'a assistée d'une manière visible en cette circonstance ; sans un secours particulier, je n'aurais jamais pu réussir dans cette difficile entreprise. » La bonne Mère avait, en effet, accom­pli un tour de force. Pour l'exécuter, il n'avait rien moins fallu que l'énergique persévé­rance d'une volonté qui ne connaissait pas d'obstacles.

A l'achèvement des travaux, la généreuse Prieure voulut témoigner aux nombreux ou­vriers qui s'y trouvaient employés, la satisfaction que lui avait donné leur attitude vrai­ment convenable; elle leur fit remettre une gratification par l'entrepreneur, puis se ren­dit avec la Dépositaire et les portières dans la cour intérieure au moment où ces braves gens rentraient à leur travail. Après les avoir invités à prendre, pour eux et pour leurs familles, des scapulaires et des chapelets disposés à leur intention sur une petite table, elle leur adressa des paroles de remerciements et d'éloges quelques mots heureux, comme elle savait en dire, pour les porter à Dieu et à leurs devoirs. Chacun lui témoigna la plus vive gratitude, et se montra avide d'emporter une grosse provision de ces pieux objets. Notre Mère, au coeur si bon, se dilatait véritablement quand elle trouvait ainsi l'occasion de ré­jouir les petits et les humbles.

Ici, ma Révérende Mère, nous sommes amenée à vous parler de sa charité envers les pauvres. Elle, si parcimonieuse à s'accorder même le nécessaire, laissait ses aspirations de générosité prendre leur essor quand il s'agissait de secourir les malheureux. « Les bénédictions des pauvres, disait-elle, sont un bien auquel une maison religieuse ne doit pas être indifférente. » Dieu sembla vouloir seconder ses nobles inclinations en lui met­tant entre les mains d'abondantes ressources pendant ses dernières charges : « Combien je remercie le Seigneur, disait-elle, de me permettre de faire des heureux ! Oh ! que je souffrirais si j'étais obligée de retrancher les adoucissements à la santé de nos Soeurs et de refuser l'aumône aux indigents et aux bonnes oeuvres ! »

Dieu seul a le secret de tout le bien que notre chère Mère a fait, non seulement autour de notre Monastère, mais encore sur tous les points de la France, et jusque dans les mis­sions les plus reculées du monde catholique, d'où arrivaient sans cesse à sa générosité bien connue, les requêtes les plus intéressantes. Nous ne pouvons ici que glaner quelques épis dans cette riche moisson de charité dont la valeur ne sera révélée qu'au jour des grandes manifestations.

Déjà nous avons vu la largeur de ses procédés avec les familles de nos Soeurs, tom­bées dans la gêne. Les assister devenait pour elle plus qu'un besoin, c'était une sorte de devoir, surtout lorsque le salut des âmes semblait compromis par le manque de res­sources. Que de fois s'est-elle trouvée en présence de pauvres jeunes filles, dont la si­tuation périlleuse causait de mortelles inquiétudes à une soeur ou à une tante Carmélite ! Notre digne Mère ne reculait alors devant aucune démarche, aucun sacrifice, aucune peine, pour sauver ces chères exposées. Elle les plaçait à ses frais dans des ouvroirs ou chez des personnes sûres, et même l'une d'elles reçut au Tour l'hospitalité pendant plu­sieurs mois. Ses efforts n'étaient pas toujours couronnés de succès ; son zèle ne s'en déconcertait point, ce n'était qu'après avoir reconnu l'inutilité absolue de nouvelles tentatives, que notre bonne Mère, confiant ces âmes à la Providence, cherchait à faire par la prière, ce qu'elle n'avait pu obtenir par l'action.

Elle aimait cet usage traditionnel de notre maison de joindre le mémoire du pain des pauvres à celui du pain de la Communauté. Pendant un certain nombre d'années, elle en fit porter tous les jours à une mère de vingt enfants, tombée dans la misère après avoir connu l'aisance. — Une fois, en examinant les comptes annuels, voyant que l'état finan­cier de la maison permettait de consacrer une certaine somme aux bonnes oeuvres, elle envoya aussitôt chez le boulanger, acquitter les dettes des familles les plus nécessiteuses de la paroisse.

En combien de rencontres, nos bonnes Soeurs Tourières ne furent-elles pas députées dans de pauvres mansardes, pour y déposer en secret des secours qu'on aurait rougi de recevoir d'une autre main. Que d'ouvriers sans travail assistés ! Que de vieillards et de malades visités par ces pieuses auxiliaires ! Tout cela se faisait avec une largeur, une dé­licatesse dignes de son grand coeur.

En vraie fille de Sainte Thérèse, la Mère Agathe comprenait de quelle importance est pour l'Église la sainteté des âmes sacerdotales, aussi leur donnait-elle toujours une très large part dans ses prières. Elle devait cet attrait à une impression de grâce reçue pen­dant une de ses retraites. Les communications qu'elle eut durant ses longues années de charge avec de nombreux ecclésiastiques excitèrent son zèle, et lui firent comprendre de plus en plus sur quelle vertu doit être basée la formation du prêtre, et combien lui est nécessaire le secours du Ciel. Elle avait également une particulière dévotion à contribuer à l'éducation des élèves du sanctuaire, dévotion que le Seigneur bénit et sembla encourager.

Un pieux enfant de notre voisinage fut tout spécialement l'objet de ses bienfaits. Nos Soeurs Tourières l'ayant remarqué, le lui proposèrent pour répondant de Messe. Il devint bientôt l'enfant de la maison. Un trait qui révéla la bonté de son coeur, fit comprendre à Notre Mère les ressources que cette jeune âme semblait offrir pour la vocation sacerdo­tale. Il fut examiné par un digne prêtre, et, interrogé sur ses dispositions, il accepta avec autant de joie que de gratitude l'offre qui lui fut faite d'entrer au petit Séminaire, et de commencer aux frais de la Communauté ses études cléricales. La bonne Mère le suivit jusqu'à la fin avec un intérêt tout maternel, veillant avec soin à ce que rien ne lui manquât.

Grand fut le bonheur de part et d'autre lorsqu'il monta pour la première fois à notre autel, et quand, quatre ans plus tard, le petit choriste d'autrefois, assistant aux noces d'or de sa bienfaitrice, célébra la Messe d'action de grâces qui était bien celle de la recon­naissance.

Dans le temps où il faisait encore ses études, un de ses condisciples, protégé par notre Père Supérieur, se trouvait sans asile pendant les vacances. Notre chère Mère, touchée de son délaissement, lui offrit de venir partager l'hospitalité donnée à son ami dans les bâtiments occupés par Monsieur notre Aumônier, doublant ainsi le mérite d'une charité qu'elle avait le secret de traduire par des délicatesses dignes de son grand coeur.

C'était surtout lorsqu'il s'agissait de venir en aide aux maisons éprouvées de notre saint Ordre, que la bonne Mère se montrait généreuse et empressée. Son âme ressentait une véritable souffrance au récit de leur détresse ; elle eut voulu couvrir tous leurs be­soins ; « Mon Dieu ! Mon Dieu ! s'écriait-elle en ces rencontres, joignant les mains et levant les yeux au Ciel, quels trésors on voudrait posséder pour les distribuer à ces chères Mères qui doivent tant souffrir en de telles positions. »

Elle était au Dépôt, lorsqu'on 1869 les Carmélites de Quito, jetées dans le dénuement par les désastres d'un épouvantable tremblement de terre, firent alors appel à leurs soeurs de France. Le coeur de notre compatissante Mère s'émut au récit d'un pareil malheur. La somme dont notre Communauté pouvait disposer en leur faveur lui paraissant trop mini­me, elle sollicita de sa Prieure la permission de présenter aux amis du Monastère et aux Communautés de la ville, une liste de souscriptions : Dieu bénit cette pensée généreuse en inclinant les âmes vers une oeuvre si digne d'intérêt. Plus d'une fois la bonne Mère versa des larmes d'attendrissement en voyant de pauvres ouvrières venir déposer, toutes joyeu­ses, entre ses mains leur aumône, relativement considérable, et grossie encore du produit des quêtes faites par elles-mêmes dans l'humble cercle de leurs connaissances.

Quelle consolation n'éprouva-t-elle pas à voir les portes de notre Couvent s'ouvrir en 1870, pour recevoir le cher Carmel de Saint Denis, que sa situation près de Paris rendait plus exposé aux dangers de la guerre, et qui, d'après de graves conseils, venait chercher un refuge sur la terre de Bretagne. Etant alors en charge, et la Mère Agathe Dépositaire, nous aimions à nous reposer sur son intelligence et son dévouement, assurée de trouver dans son génie inventif des ressources précieuses pour l'installation convenable de nos deux familles religieuses sous le même toit. De leur coté, les chères exilées ne tardèrent pas à reconnaître les grandes qualités de coeur et d'esprit de la bonne Dépositaire, qui d'ailleurs n'était pas pour elles une inconnue.

En 1880, d'odieux décrets avaient jeté hors de leurs saintes demeures tous les religieux de notre ville. A quelques pas de notre Carmel, s'était récemment établie la Communau­té des Révérends Pères Prémontrés. Notre Mère, heureuse d'un événement qui pouvait procurer la gloire de Dieu et contribuer au salut des âmes, avait écrit au digne Supérieur le jour même de son arrivée, pour lui donner un précieux témoignage de sa bonne volonté à lui rendre service. Celui-ci, touché de cette démarche, y avait répondu en se montrant heureux d'établir avec notre maison des rapports remplis de bienveillance. A l'heure donc où ces vénérables Pères eurent, eux aussi, à subir l'expulsion, notre chère Mère, par un élan tout spontané, se hâta de leur offrir l'hospitalité, mettant à leur disposition notre salle de réception où, deux fois par jour, ils trouvaient un repas servi. La bonne Prieure regardait comme une bénédiction pour la Communauté la présence de ces hom­mes de Dieu ; et lorsque, cinq ans plus tard, les respectables proscrits, rentrés dans leur Couvent, vinrent lui exprimer leur reconnaissance, elle-même, dans un mouvement de son coeur délicat, profita du Chapitre suivant pour remercier ses filles du concours que chacune dans son emploi avait prêté à cette oeuvre tant appréciée de sa foi.

Ce coeur si large ne se rétrécissait pas pour ceux qui souffrent quand, au temps venu, elle déposait la charge de Prieure et devait accepter celle de première Dépositaire. Auxi­liaire active, intelligente et dévouée des Mères qui lui succédaient dans le gouvernement de la maison, leur appui, et en tout leur conseil ; c'était toujours avec joie et empressement, qu'elle secondait leur générosité en faveur des malheureux. Disons ici, que parfaitement initiée d'avance aux affaires de cet emploi, elle les traitait avec l'ordre, l'exactitude qu'elle savait apporter à toutes choses, apposant partout un remarquable cachet d'organisation. Pendant les neuf ans qu'elle passa au Dépôt, par quelles peines, par quelles fatigues ne s'efforça-t-elle pas de procurer à chacune de ses Soeurs le bien-être rêvé par sa tendre affection. Comptant sans mesure sur une santé dont elle abusait parfois, son dé­vouement lui occasionna des infirmités graves dont elle souffrit, sans jamais se plaindre, jusqu'au dernier jour de sa vie.

Notre chère Mère Agathe ne limitait pas l'exercice de sa charité à la distribution d'au­mônes temporelles ; par un conseil, par une parole venant du coeur, elle savait toujours consoler, remonter le courage de tous ceux qui venaient lui exposer leurs épreuves, solli­citer ses prières. Aux grands, aux petits, aux Prêtres, aux Officiers de l'armée, aux âmes tendant à la perfection, comme aux pauvres coupables, elle parlait le langage qui leur était propre, et chacun se retirait, admirant les trésors de bonté et d'indulgence que le Seigneur lui avait départis.

Une âme du monde, profondément pieuse, adressée par la divine Providence à la digne Mère pour être guidée dans les voies spirituelles disait : « J'ai surtout admiré, avec son aimable simplicité, sa sincère humilité ; rien de mesquin en elle, elle sait reconnaître les dons que Dieu lui a faits et s'en servir pour le glorifier. Comme cette femme supérieure m'édifiait en me racontant que, dans ses oraisons, elle aimait à passer toute la Communauté en revue, à examiner les qualités, la vertu dominante de chacune de ses Soeurs; se trouvant loin de leurs mérites, elle se mettait au-dessous de toutes. Oh ! qu'elle devait être agréable à Dieu, celle qui à ses propres yeux était la moindre de sa Communauté. »

Écoutons encore le témoignage d'un Prêtre qui, ayant eu occasion d'admirer la sûreté de jugement de la Mère Agathe, lui avait confié avec la plus grande ouverture, les secrets de son âme, avant de prendre une détermination des plus graves. Bien que toute émue et confuse d'une telle franchise, la bonne Mère ne laissa pas que d'y répondre, et elle le fit avec une justesse de vue qui faisait dire à cet ecclésiastique, devenu religieux : « Quelle maîtresse femme que la Prieure des Carmélites ! On peut, on doit s'incliner devant sa sagesse. » Puis, quelque temps plus tard, écrivant à une Soeur de notre Communau­té : « Je remercie très vivement votre Mère, disait- il, de sa bonté maternelle et de son approbation qui m'est si précieuse en toutes circonstances. Assurez-la de ma filiale confiance et de ma profonde gratitude. Profitez bien d'une telle femme, et devenez une autre elle-même. »

Combien grande était la condescendance de la charitable Mère envers d'humbles arti­sans venant parfois la prier d'arranger leurs affaires de famille, de rétablir la paix entre des parents désunis, de prendre en mains leurs petits intérêts ! Combien surtout elle s'in­géniait à procurer des situations moins dangereuses pour les âmes ! -Quelquefois, à la récréation, pour distraire ses Soeurs, elle leur racontait, d'un ton inimitable, les propos échangés avec ceux qu'elle nommait en souriant ses Fils spirituels ; leur faisant connaître les succès ou les déceptions de ses industrieuses manoeuvres. Ces détails, à son insu, dé­couvraient et sa bonté, et son tact exquis.

Si le dévouement de notre Mère pour tous fut souvent récompensé par de vrais triom­phes de la grâce, il ne lui procura pas hélas ! les mêmes consolations dans les efforts qu'elle fit pour arrêter aux bords du précipice un malheureux et célèbre transfuge sur le point de souiller le manteau blanc de notre Ordre. La vénéra,ble Mère, ayant eu occasion de le con­naître, alors qu'il donnait à l'Église de belles espérances, admira, comme tant d'autres, les dons d'intelligence que le Ciel lui avait départis. Mais dans une visite qu'il fit au Carmel, peu avant sa chute, son regard exercé entrevit les agitations de cette âme. L'enten­dant avancer des opinions erronées : « Prenez garde, lui dit-elle, qu'à force de chercher « la vérité, vous ne vous plongiez dans des ténèbres profondes ! » La sinistre prévision ne devait que trop s'accomplir ! ... Lorsqu'elle apprit la consommation de la chute, dans son zèle pour le salut de cet infortuné, et après avoir pris conseil, elle essaya, dans une lettre pleine de force et de douceur, de faire vibrer en sa conscience coupable les cordes les plus sensibles. Jamais elle ne reçut de réponse ; mais jusqu'à son dernier jour, elle eut pour ce pauvre pécheur devant le Dieu des miséricordes, des gémissements et des prières aux­quels le Seigneur, espérons-le, attachera des grâces de retour.

Dix ans environ avant sa mort, notre vénérée Mère fut amenée à s'occuper d'une oeu­vre où la gloire de Dieu lui parut intéressée. Des circonstances providentielles établirent des relations entre le Tiers-Ordre du Mont-Carmel et notre Monastère. De pieuses demoisel­les, influentes dans cette Congrégation, réclamèrent des conseils en certaines difficultés. La Prieure, alors en charge, les adressa à la Mère Agathe qui s'employa avec dévoue­ment à cette mission délicate. De leur côté, les bonnes Tertiaires donnèrent leur entière confiance à la digne Mère qui n'épargnait rien pour leur insinuer le véritable esprit de Jésus-Christ. Elle voyait par là un moyen de le répandre dans un milieu qui, tout en se disant chrétien, tend de plus en plus à s'écarter de la morale évangélique. Sa correspon­dance avec la Maîtresse des novices, deux retraites composées comme préparation à la Vêture et à la Profession, des conseils donnés au parloir sont empreints de cette doctrine énergique que la Mère Agathe savait si bien puiser dans l'étude de Notre-Seigneur. Enfin on peut avancer qu'elle était devenue une vraie Mère pour ces âmes, chez qui elle aimait à reconnaître un réel désir de la perfection. Elle leur continua le même dévouement jusque sur son lit de mort. Les lignes suivantes, adressées à l'une d'elles quelques mois avant son décès, en font foi.

« Il faut lutter toute la vie, sans jamais vouloir rendre les armes. Il ne faudra les déposer qu'aux pieds de Jésus-Christ quand nous le rejoindrons au Ciel, en le bénissant de nous avoir fait la grâce de vaincre le monde après Lui, et de nous vaincre nous-mêmes. « Courage, pauvre enfant !... Ne cherchons pas à fuir la Croix, ce serait inutile ; nous la trouverons plantée partout où nous nous arrêterons ici-bas; mais il faut vouloir la porter généreusement    Encore une fois, demeurez ferme ; ne laissez pas au démon le plaisir de se jouer de vous. Réjouissez-vous de tout ce qui peut vous rendre semblable à Jésus- Christ : humiliations, souffrances, peines de toutes sortes, intérieures et extérieures. « Ne recherchez pas les consolations sensibles, cela ne vaut rien ; rendez votre âme virile. Pas trop de recherche d'épanchement. Allez à Notre-Seigneur, confiez-Lui tout. Courage et confiance ! Lorsque vous aurez fait quelque chose pour ce divin Maître, sa main, en récompense, se posera sur votre tête et vous bénira. »

En secondant ainsi la divine Providence dans ses desseins miséricordieux sur les âmes la Mère Agathe était loin de rechercher les communications avec le monde ; moins encore désirait-elle s'attirer son estime. A l'époque où, pour la première fois, elle fut élevée à la supériorité, elle avait écrit cette page dans ses notes intimes : « Loin de moi cette vaine prudence qui, sous prétexte de l'honneur de la religion et du bien de notre maison, me suggérerait la pensée de rechercher l'estime de qui que ce soit, d'agir dans le but de m'attirer l'approbation de ceux qui sont haut placés ou qui jouissent de quelque considération, fussent-ils même des saints. — Ce ne sont pas les puissants, les savants, les grands esprits qui honorent Jésus-Christ à sa suite, mais les âmes humbles. Ce sont aussi celles qu'il chérit davantage. » — Celle ligne de conduite, notre chère Mère la suivit constamment. Jamais le parloir n'eut ses attraits ; seul l'intérêt des âmes la faisait s'y rendre. Le même motif l'inspirait dans sa correspondance. Des circonstances diverses l'avaient mise en relation avec un certain nombre de nos Monastères. On aimait à exploi­ter les ressources de sa vaste intelligence, les richesses de son grand coeur ; volontiers on recourait à ses conseils dégagés de tout intérêt propre. Aux questions qui lui étaient sou­mises, elle répondait avec franchise, droiture et netteté ; mais elle ne s'immisçait jamais dans les affaires où son intervention n'était pas requise. « Je me suis fait une loi, écrivait-elle, et je l'observe fidèlement ; celle de ne point chercher à savoir ce dont on ne me parle pas. » Elle citait volontiers aux natures trop actives cette leçon donnée par Mon­sieur Olier à une Religieuse qui, dans son ardeur pour les oeuvres tendant à la gloire de Dieu, lui disait : « Mon Père, beaucoup aimer et beaucoup faire. » Le saint homme répon­dit : « Mère Madeleine, beaucoup aimer et ne rien faire. » — On fait beaucoup, ajoutait la Mère Agathe, en acceptant de ne rien faire pour l'amour de Jésus-Christ, mais surtout en s'appliquant à reconnaître qu'on ne sait rien faire. » — Ce conseil de Monsieur Olier était d'autant plus cher à notre digne Mère, qu'elle avait une grande vé­nération pour le fondateur de Saint- Sulpice, dont elle goûtait extrêmement les ouvrages, et saisissait si bien l'esprit, que son frère, Monseigneur de Périgueux, a pu dire qu'elle comprenait mieux que lui-même le Catéchisme de la vie intérieure.

La réserve discrète de la Mère Agathe ne contribuait pas peu à augmenter la confiance que l'on avait en elle. Avec le temps, sa correspondance prit des proportions qui l'obligè­rent souvent d'y consacrer une partie de la nuit. Que de fois, en sortant de l'Office des Matines, qu'elle ne manquait jamais, sans des raisons majeures, elle se retirait dans son cabinet, et là, à la lueur de sa modeste lampe, elle écrivait des pages de conseils, d'en­couragement ou de consolation, ne s'arrêtant ordinairement que longtemps après avoir entendu l'horloge sonner minuit

Quelquefois, c'était à une âme religieuse qu'elle adressait des lignes comme celles-ci : « C'est en Jésus que se trouve la force, la joie et la paix. La force, pour arriver à ce mépris de soi que vous ambitionnez, à un triomphe complet sur cet orgueil que nous sentons tous en nous. La joie, au milieu des difficultés, des ennuis de cette pauvre vie, parce que nous savons qu'il nous récompensera dignement un jour de tout ce que, pour son amour, nous aurons fait et souffert. La paix, parce que nous savons encore que rien ne peut nous enlever Dieu, notre unique bien, et que nous le rejoindrons dans son éternel royaume. Marchons généreusement à la suite de notre bon Maître, sans trop prendre garde à ce qu'il nous en coûte. — Je conseille quelquefois autour de moi de faire ce que l'on dit communément en notre Bretagne : Jeter son bonnet par dessus les moulins, pour signifier qu'il faut marcher, courir, sans s'arrêter afin d'atteindre son but. Tous les jours, je me répète cela à moi-même pour m'aider à m'élever au dessus de ce qui se dresse comme un obstacle devant ma lâche nature. Prenez courage ! Si vous saviez combien on regrette à la fin de la vie de n'avoir pas fait davantage pour Dieu ! Rendez-vous bien petite, souffrez patiemment, sans amertume, qu'on ne fasse pas grande attention à vous. Gardez-vous de la susceptibilité. Prenez parti contre vous-même; dites-vous: « misérable, tu ne mérites que le mépris. Criez vers Dieu : Seigneur, ayez pitié de cette pauvre, ne permettez pas qu'elle oublie son néant et qu'elle veuille des égards. A vous seul. Seigneur, la gloire, et à moi la confusion. Ne vous inquiétez pas de ne pas sentir en vous de grands sentiments et une ardeur persévérante pour la perfection ; mais ne souffrez rien dans votre conduite qui ne soit profondément humble. L'humilité attirera la lumière d'En-Haut dans votre âme, et vous obtiendra de nouvelles forces.

« Oui, veuillez fortement être humble ; demandez à Notre-Seigneur de vous écraser Lui-même, s'il le faut, pour vous faire atteindre ce but, puis joignez-vous à Lui, pour détruire tout ce qui peut empêcher son règne dans votre âme ; bientôt vous verrez son amour y prendre de grands accroissements. Je ne vois rien de plus avantageux pour la perfection que la sainte humilité, le mépris de soi : entrez courageusement dans cette voie, et demandez au Seigneur de me faire cette grâce ; j'ai tant besoin qu'on m'aide à finir saintement ma course ! ! »

Une jeune Sous-Prieure, défiante d'elle-même et effrayée de sa charge, avait demandé à notre bonne Mère de lui envoyer ses pensées pour lui aider à la remplir dignement. Elle en reçut une réponse où la largeur des vues de celle qui la donnait et son esprit religieux sont si bien retracés, que nous nous permettons d'en transcrire ici quelques passages :

« Je m'explique sans peine la cordiale affection que l'on veut bien m'accorder à *** parce « que je trouve en moi les mêmes sentiments pour ce petit Carmel. Je n'en suis pas moins confuse de la confiance que l'on me témoigne, car je ne puis oublier que je ne suis qu'une pauvre fille. Je veux cependant répondre à votre lettre, ma chère Mère, espérant que Dieu qui voit la droiture de nos âmes et qui, j'aime à le penser, dirige nos rapports daignera aussi les bénir.

« Ce ne sont pas néanmoins des conseils que je me permets de vous donner, je ne vous connais pas assez pour cela , mais volontiers je viens causer avec vous, vous dire mes pensées, comme je le fais ici avec mes Soeurs. Votre sens droit vous y fera discerner ce qui peut vous être utile dans la charge que le Seigneur vient de vous imposer. Ce divin Maître a beaucoup fait pour vous aider à la bien remplir, ma bonne Mère, en vous laissant voir votre pauvreté et votre incapacité. Conservez soigneusement cette vue et, si quelque chose pouvait la voiler parfois à vos yeux, efforcez-vous promptement de déchirer ce voile, de retrouver vos convictions actuelles, elles vous feront marcher et agir droitement, faire ce que Dieu demande de vous, édifier les âmes qui vous entourent, les aider à s'élever vers Lui.

Notre Révérende Mère Aimée de Jésus a dit : « La Sous-Prieure ne doit être ni le pied ni la main de la Prieure, mais son oeil. » J'ajoute : Tout le monde doit savoir que la Sous-Prieure ne fait qu'un avec la Prieure ; mais il faut que leur intimité ne nuise en rien aux rapports de cordialité qui doivent exister entre elles et les membres de la Communauté. Tout le monde doit aussi voir clairement que la Sous-.Prieure aime et honore Dieu en sa Prieure, et que c'est l'autorité divine qu'elle respecte en elle. Elle doit commander à toutes ce même respect par son exemple ; et, si elle était témoin d'actes capables de l'altérer, elle devrait rappeler avec modestie, mais fortement, qu'oublier ce qui est dû à celle qui tient la place de Dieu c'est s'écarter de son devoir et de l'esprit religieux. Si elle n'avait à reprendre qu'un manque de formes, il lui suffirait de dire simplement, s'adressant à toutes les Soeurs, en l'absence de la Prieure, qu'on se permet parfois avec notre Mère certaines façons d'agir tendant à affaiblir le sentiment de la vénération profonde dont on doit l'entourer.

.l'ai souvent dit que la meilleure Prieure est celle qui sait se montrer Mère ; je dis également que la meilleure Sous-Prieure est celle qui se montre plus véritablement la Soeur, l'amie de toutes. Elle doit être gaie, cordiale, aimer à se confondre dans les rangs de ses Soeurs, paraissant plus jalouse de les mettre à l'aise que de s'attirer leur respect.

La Mère Sous-Prieure doit prendre pour elle les recommandations et les avertissements que la Prieure peut adresser à la Communauté , et, quand l'occasion le demande, « dire simplement : « Notre Mère veut que nous fassions telle chose. En tout ce que la Mère Sous- Prieure peut avoir à dire aux Soeurs, à leur demander, soit pour le Choeur, soit pour les ouvrages dont elle a la direction, elle doit prier plutôt que commander. La Prieure seule peut parler comme ayant autorité. »

Parfois, particulièrement dans les dernières années de sa vie, la correspondance de notre vénérée Mère laissait entrevoir le besoin de repos et de recueillement en Dieu qu'é­prouvait son âme. « J'applaudis à vos sentiments et de tout mon coeur je m'y associe, écrivait-elle à une Prieure nouvellement déposée. Oui, bénissez Dieu de n'avoir plus qu'à regarder Jésus-Christ et à mettre vos pas dans ses pas, sans vous inquiéter de ce qui se passe autour de vous, puisque vous n'avez plus à répondre que de vous-même. Je vous félicite d'avoir retrouvé la vie commune. Un instant j'ai cru que ce privilège allait aussi m'être rendu ; mais me voici, encore une fois, clouée à la première place pour trois ans. Verrai-je ce terme ? Ce n'est pas bien sûr ! Je me demande encore avec anxiété si, au bout de cette dernière charge, il me restera assez de vigueur dans l'esprit pour profiter de la liberté qui me sera enfin donnée de reprendre cette petite vie humble et cachée, dont il m'eût été avantageux de ne jamais sortir. C'est là, je le reconnais, que j'ai le plus gagné pour le Ciel, et que j'ai pratiqué un plus véritable dévouement à Dieu et à mon entourage. — Priez pour moi dans votre solitude, en attendant que, moi aussi, je réalise mon beau rêve.

Nous nous bornons à vous citer ici ces quelques fragments de lettres pris dans la correspondance étendue de notre vénérée Mère, que nous avons en partie sous les yeux, grâce à l'obligeance de personnes qui lui étaient profondément attachées et qui ont su comme nous apprécier sa sage direction.

 

Nous avons maintenant à vous parler des rapports de notre Mère bien-aimée avec sa famille. Là encore le Ciel lui ménagea de nombreuses occasions d'exercer un véritable apostolat.

En appelant la Religieuse au dépouillement des choses d'ici-bas, le Seigneur n'anéan­tit pas pour elle les liens de la famille. Plus elle monte haut dans la voie du sacrifice et de l'amour divin, plus ses affections naturelles s'épurent, se perfectionnent et se divini­sent, en quelque sorte. Ainsi en fut-il, nous avons pu le constater, pour notre bonne Mère.

Et d'abord, comme il devint surnaturel l'attachement qu'elle avait pour le saint frère à qui, après Dieu, elle devait la grâce de sa vocation ! A Saint Sulpice comme à Nantes, l'abbé Théodore se donnait tout entier au bien des âmes, à leur sanctification. Sa haute intelligence, son profond savoir et surtout sa bonté, lui avaient vite acquis une influence qui s'étendait bien au-delà des murs du Séminaire. La Mère Agathe le savait ; elle s'en réjouissait dans la conviction que son frère n'avait en vue que la gloire de Dieu et le ser­vice de l'Église ; mais parfois elle redoutait pour l'éminent Sulpicien le danger des louan­ges et ne craignait pas de s'en ouvrir à lui-même. Ce savant Théologien aimait à revenir chaque année, au temps des vacances, dans son cher pays du Bocage où il retrouvait, avec tous ses souvenirs, le foyer paternel. Il n'oubliait pas, à son passage à Nantes, sa Carmélite. Dans un de ces entretiens aussi pieux qu'intimes, la soeur dit à son frère : « On parait t'estimer, te louer si fort, que j'appréhende qu'on te fasse oublier ce que tu es. Je demande à Dieu d'y veiller .» Combien fut-elle consolée et édifiée d'entendre cette humble réponse : « Je t'en remercie. Eh ! mon Dieu la réputation bonne ou mauvaise est comme le vent qui pénètre partout, sans qu'on sache quand et comment. Quand une fois on a émis un sentiment sur une personne, tout le monde en est plein ; on en parle partout sans la connaître. Ainsi vont les choses en cette vie ! »

Bientôt des heures d'une solennelle importance devaient sonner pour le frère ; ces heu­res ne pouvaient être traversées par la soeur sans d'exceptionnelles émotions.

On était au mois de Janvier 1861. La Mère Agathe reçut un jour de son cher Sulpicien une lettre lui demandant de prier instamment le Seigneur de l'éclairer, de lui manifester sa volonté relativement à une décision des plus graves qu'il avait à prendre. Quelques jours plus tard, le Moniteur annonçait la nomination de l'abbé Théodore B *** au Siège de Périgueux,

Le Sacre du digne Prélat eut lieu à Paris, au mois de Mai de cette même année. L'avant- veille, la Mère Agathe recevait avec attendrissement de Monseigneur Jacquemet la lettre suivante, accompagnée d'un petit écrin renfermant un anneau Pastoral, offert par sa Grandeur au nouvel Évêque.

Nantes, 2 Mai 1801.

Ma chère fille,

« Hier, pendant la Sainte Messe, j'ai déposé sur l'autel l'anneau du Sacre de Monseigneur votre frère signe de son union avec son Eglise ; et, après la Messe, je l'ai bénit avec amour. Je vous l'envoie ; je veux que vous soyez la première à baiser cet anneau. Il partira demain pour Paris.

Je députe Messieurs Lepré et de la Guibourgère, pour assister au Sacre en mon nom et au nom de mon Eglise.

Veuillez prier pour nous, et agréer l'assurance de mes sentiments les plus dévoués. »

+ Alexandre Evêque de Nantes.

 

Inutile de dire combien ces lignes, ce procédé si paternel, furent sensibles à la digne Mère : c'était une preuve de plus de la délicatesse de son coeur que lui donnait le saint Évêque.

Le Dimanche, 5 Mai, notre pieuse Mère voulut consacrer la journée entière à prier, devant le Tabernacle, pour celui qu'elle n'allait plus seulement aimer comme un frère, mais qu'elle vénérerait dorénavant comme un Prince de l'Église. A partir de cette heure, son langage avec lui sera empreint du respect commandé par sa foi, elle le dégagera de tout terme familier. Hélas ! désormais les relations épistolaires seront les seules qu'elle aura avec le cher Évêque, elle ne devait plus le revoir en ce monde. Une correspondance active avec lui, pendant son trop court Épiscopat, sera du moins sa consolation.

Ce que renferme d'édifiant cette correspondance, Dieu seul en a maintenant le secret. Après la mort du saint Prélat, les nombreux autographes conservés par lui furent remis à la Mère Agathe, qui s'empressa de les brûler, ainsi que toutes les lettres de son frère. Nous savons seulement de source certaine, que le savant Évêque avait une telle confiance en la sûreté du jugement de sa chère Carmélite qu'il n'hésitait pas à lui demander ses pensées sur certaines questions relatives au bien de son Diocèse. « Ma Soeur, disait-il, avec l'humilité ordinaire aux esprits supérieurs, ma Soeur a des vues plus étendues que les miennes ; elle a plus de pondération que moi dans le jugement. »

La Mère Agathe n'aidait pas seulement le pieux Prélat de ses conseils, elle multipliait pour lui les supplications et les sacrifices, elle remerciait aussi le Seigneur des bénédic­tions répandues sur ses premiers travaux, travaux qui inspiraient à son peuple les meil­leures espérances. Mais que sont les prévisions humaines devant les desseins de l'Éternelle Sagesse ! ! Mes pensées, dit le Seigneur, ne sont pas vos pensées, et mes voies ne sont pas vos voies. Il est des jours dans la vie où l'homme ne peut qu'incliner son es­prit et son coeur, et s'abandonner en silence a l'action crucifiante de la Providence. Le Diocèse de Périgueux et la respectable famille de son Évêque touchaient à l'un de ces jours. Au sein de cette famille, déjà la mort avait frappé un coup bien douloureux.

Cinq mois à peine après le Sacre de son fils, le vénérable Père qui avait offert si géné­reusement à Dieu les deux enfants de sa tendresse, s'était éteint dans les sentiments d'une foi profonde, et en donnant aux siens les plus édifiants exemples de la patience chrétienne. C'était en Octobre I86I. A son lit d'agonie, après avoir reçu les derniers Sacrements, il bénit sa nombreuse famille, sans oublier ses chers absents. Ils avaient écrit l'un et l'autre, l' Evêque en envoyant, lui aussi, au pieux mourant sa bénédiction de Prêtre et de Pontife, la Religieuse, lui donnant rendez-vous au Ciel. Une de ses novices lui ayant dit le lende­main de ce jour : « Oh ! ma Mère, quel douloureux réveil vous avez eu ce matin ! »

« Mon enfant, répondit-elle avec un accent de grande douceur, le coeur sent bien qu'il n'a plus de père ici-bas, mais il regarde le Ciel, et se réjouit dans l'espérance de l'y rejoindre bientôt. » — Cette tristesse n'était que le prélude d'une autre plus inattendue.

La santé frêle et délicate du saint Evêque de Périgueux donnait depuis quelque temps des inquiétudes sérieuses. A la fin de l'année 1862, dix-huit mois après son sacre, le dan­ger devint imminent. L'illusion n'était plus possible : la mort approchait à grands pas. Notre bonne Mère, soigneusement tenue au courant de la marche de la maladie, en sui­vait, anxieuse mais avec une grande force d'âme, tous les progrès. Lorsque le pieux Évêque reçut les derniers Sacrements, lui-même voulut en prévenir sa chère Carmélite, Tou­tefois la mort ne devait pas arriver immédiatement; un mieux relatif se produisit. Comme tous les malades. Monseigneur B**' sembla se rattacher à l'espérance d'une guérison ; et malgré des symptômes effrayants qui ne tardèrent pas à se manifester de nouveau, l'en­tourage du mourant cherchait à entretenir en lui l'espoir d'un retour à la santé. La Mère Agathe le sut ; et, sans condamner ces ménagements qu'explique une respectueuse affec­tion, elle voulut, dans sa foi profonde, assurer à son frère tout le mérite d'une mort bien acceptée. Mais qui donc chargera-t-elle de mettre ce digne Prélat en face du sacrifice su­prême? Personne autre qu'elle ne pouvait remplir cette douloureuse mission ; elle n'hésita pas, et lui écrivit : « Le temps est proche où l'Epoux va dire à l'épouse : venez. » Au moment où le pieux Évêque recevait sa lettre, un prêtre de ses amis, venu de Paris le vi­siter, était à son chevet. « Lisez, lui dit le mourant en la lui présentant, lisez pour vous seul. » — Ce digne Ecclésiastique, ému à la lecture de ces pages d'une énergie sublime, prévoyant que la faiblesse du malade ne lui permettrait pas d'y répondre, s'offrit à le faire en son nom. Le vénéré Prélat accepta : « Ecrivez à ma soeur, dit-il, que je la remercie de son affection et de la preuve qu'elle m'en donne ; dites-lui que je me demande à chaque instant si ce n'est pas le dernier. » — Monsieur l'abbé *** assura plus tard que s'il n'eût recueilli dans sa dernière visite à Monseigneur B *** que le bonheur de lire la lettre de la courageuse Prieure, cela lui eût suffi.

Ce fut le 28 Mars 1863 que sonna l'heure suprême. En recevant la fatale dépêche, la Mère Agathe tomba à genoux, et fit monter vers Dieu ses premiers suffrages pour cette âme tant aimée; mais comment sonder la profondeur de la blessure faite à son coeur! Une page tracée par notre Mère quelques jours après le 28 Mars, nous peint cette doulou­reuse agonie. Entrée en retraite peu avant cette date cruelle, voici le tableau qu'elle fit de ses angoisses pendant sa solitude.

Mars 1863

« Mon coeur, en face du grand sacrifice qui allait m'être demandé par la mort de mon frère, dont j'attendais l'annonce chaque jour, n'a guère eu d'autre occupation que de se soumettre à la Volonté do Dieu. Je n'avais point encore trouvé cette Volonté si rigoureuse. Cent et cent fois, ce pauvre coeur s'est élevé vers le souverain Maître de toutes choses, pour adorer son Vouloir suprême, par l'acceptation du coup qui allait le frapper ; et il retombait comme écrasé en disant : Seigneur, ayez pitié de moi ! ... J'ajoutais avec effort : Seigneur, que votre volonté soit faite ! mais par la crainte de n'être pas en réalité assez soumise, j'éprouvais intérieurement un combat si violent, que je sentais le besoin de recommencer à dire : Fiat. Voluntas tua ! ! Mon Dieu ! ... Vous avez vu ce combat... mes angoisses, ma douleur! ... soyez-en glorifié ! ... Vous connaissez le limon dont j'ai été formée. Ce n'est qu'après la consommation de mon sacrifice que j'ai pu écrire ces lignes. »

Lui, le Seigneur dut être glorifié par les souffrances de cette âme qui, en cette doulou­reuse circonstance, non seulement chercha sa force en Lui, mais encore s'employa à rele­ver par des pensées surnaturelles le courage des siens. — En détachant de plus en plus son coeur de la terre, ce grand brisement lui donna une énergie nouvelle pour éclairer les âmes et les entraîner vers Dieu.

Bien des fois la véritable et sincère affection de notre bonne Mère pour chacun de ses proches, eut a consoler d'amères douleurs ; car la mort vint fréquemment briser parmi eux des existences précieuses. Un jour c'était son plus jeune frère, qui, devenu père d'une nombreuse famille, était frappé dans ses meilleures espérances : il perdait un fils de dix-huit ans, objet de ses rêves les plus doux. Cet enfant était particulièrement aimé de sa tante, parceque sa nature élevée, son esprit profond et observateur lui semblaient un reflet du coeur et de l'intelligence du saint Evêque de Périgueux. Déjà elle entrevoyait l'heure où le pieux jeune homme irait peut-être prendre à Saint Sulpice la place de l'on­cle vénéré qui avait laissé là de si édifiants souvenirs ; déjà elle le voyait, ainsi que l'était autrefois son cher Théodore, le prudent conseiller et le plus sûr appui de sa famille ; aus­si combien fut-elle profondément atteinte, lorsqu'après la pénible maladie qui le condui­sit au tombeau, la mort vint consommer le sacrifice. La foi de la chrétienne, de la religieuse surtout, domina le sentiment de la nature ; mais notre Mère si bonne, si sensible, souffrait cruellement de la douleur des siens. Quand, cherchant à jeter le baume des consolations surnaturelles dans le coeur des pauvres parents, elle les entendait répéter, au milieu de leurs sanglots : « Nous avions pourtant besoin de notre fils ! » toute émue elle-même, elle leur montrait de nouveau le Ciel, et leur en découvrait les espérances en mêlant à leurs larmes, ses propres larmes.

C'est ainsi que dans les épreuves de toutes sortes souvent ménagées à ceux qu'elle aimait, la Mère Agathe sut toujours trouver dans son coeur le mot de Dieu qui remonte les courages. Mais les âmes surtout furent l'objet de sa sollicitude. Parmi les nièces et les nombreux neveux auxquels elle cherchait à inculquer les solides principes religieux, une jeune orpheline fut particulièrement l'objet de ses soins. Un jour, cette enfant vint au Carmel avec ses parents, visiter la vénérée Prieure. Elle s'approcha de la grille, et avec l'ingénuité de son âge: « Tante, dit-elle, je voudrais bien vous parler toute seule. » « Eh bien ! ma petite fille, lorsque ton père et tes frères se retireront, tu resteras avec moi. » — Ceux-ci sortis du parloir : « Marie, lui dit notre Mère, que veux-tu donc me raconter? » — « Tante, répondit l'enfant fondant en larmes, je n'ai pas de maman et j'ai bien du chagrin; voulez-vous être ma maman? » — « Oui, je le veux bien, je serai ta maman et tu seras ma petite fille. » — « Oh ! merci tante ! vous aurez soin de moi n'est-ce pas ? » — « Oui, je te le promets. » — Alors les larmes cessent de couler, et la douce et gentille physionomie de Marie reprend son air épanoui et heureux.

La Mère Agathe n'attacha pas d'abord d'importance à cette ouverture enfantine ; mais la chère petite n'oublia pas la promesse qui lui avait été faite. Désormais la tante Carmé­lite sera vraiment sa mère, l'orpheline aura pour elle toute la tendresse et la confiance d'une fille, aucun repli de sa petite âme si droite, si candide ne lui sera caché. Les con­seils les plus judicieux, les plus maternels, seront donnés par la mère adoptive ; quelque­fois ils arracheront des pleurs, car celle-ci exigera des sacrifices ; mais cette fermeté par­tant si visiblement d'une affection sincère, Marie obéira toujours.

L'enfant grandit. Placée par les soins de la chère Mère Agathe dans un pensionnat de Religieuses, elle venait souvent au Carmel : pour elle quels jours de fête ! Toutefois depuis la première Communion un nuage assombrissait ses visites; le terrible rideau noir n'était plus levé, il fallait se contenter de se parler sans se voir ; c'était bien dur !... Une pensée lumineuse traverse l'esprit de la jeune pensionnaire. Elle va trouver Monsieur l'abbé Richard, alors notre Supérieur, lui représente qu'il a tout pouvoir au Carmel et le supplie d'ordonner que la grille lui soit ouverte. Le succès fut complet ; le bon Supérieur promet de parler à la Mère Agathe. Marie était au comble de la joie. Hélas ! elle avait compté sans l'inflexible régularité de la digne Prieure. La Mère Agathe, après avoir témoigné à Monsieur l'abbé Richard sa gratitude, lui fit respectueusement observer que l'exemption accordée n'étant d'aucun avantage pour l'âme de sa nièce, elle le priait d'agréer qu'elle ne se permît pas ce que la règle l'obligeait de refuser à ses Soeurs. — La jeune fille con­tinua néanmoins à venir chercher près de sa tante des conseils qui, développant en elle ses pieuses dispositions, l'amenèrent à se consacrer à Dieu. Elle mourut, jeune encore, après s'être dévouée pendant dix ans au service des pauvres dans la Congrégation des Filles de Saint Vincent de Paul.

Sous une forme différente, notre digne Mère vint en aide à une autre de ses parentes. Religieuse dans une Congrégation enseignante ; elle venait d'être nommée Directrice d'un Pensionnat, notre Mère, répondant au désir de cette jeune Soeur, rédigea pour elle tout un code de principes et de conseils les plus propres à l'éclairer sur ses différents devoirs. Ces pages lues avidement par elle et par ses compagnes, sont encore précieusement conservées.

La gloire de Dieu, le triomphe de l'Église, l'honneur des Saints et celui de notre saint Ordre furent la passion constante de notre chère Mère Agathe. Toutes les nobles entrepri­ses intéressant ces grandes causes la faisaient tressaillir, enflammaient son zèle. Ce zèle ar­dent, elle le déploya dans l'organisation des solennités religieuses qui eurent lien dans la chapelle de notre Monastère, soit à l'occasion de la reconnaissance du. culte immémorial de nos Bienheureuses Françoise d'Amboise et Marie des Anges, soit pour célébrer les cen­tenaires de la Réforme, de notre Sainte Mère Thérèse et de notre Père Saint Jean de la Croix. Nous citerons en particulier les industries de sa piété pour honorer l'illustre Du­chesse de Bretagne. Saintement jalouse de lui faire rendre le premier culte public, elle obtint que le Triduum de notre Monastère fut célébré dès le mois de Novembre 1865, à l'anniversaire de sa mort. Elle sut rendre aussi complètes qu'édifiantes ces fêtes qui n'étaient que le prélude des magnifiques solennités Nantaises de Mai 1866.

On avait confié à notre Carmel l'ornementation du reliquaire contenant le chef de la Bienheureuse, lequel devait être conservé dans le trésor de la Cathédrale, après avoir été exposé à la vénération des fidèles et porté processionnellement dans la ville. La Mère Agathe s'employa elle-même à ce travail et le fit exécuter avec le meilleur goût. Pendant le long séjour des Saintes Reliques dans notre Communauté, elle les entoura de respect et d'honneur ; et les porta en procession par tout le Monastère. Elle eut encore la consolation d'en envoyer quelques parcelles à chacun de nos Carmels de France. N'était-ce pas un bien de famille ?

La soif de procurer la gloire de Dieu rendait notre Mère ingénieuse à en trouver les moyens. Dans le but de suggérer une bonne pensée, un généreux mouvement, elle aimait à écrire, sous une forme ou sons une autre, de courtes inscriptions pour être placées dans les Ermitages,

A la prière de ses filles, elle écrivit pour le mois du Sacré-Coeur, trente-trois Considéra­tions sur la Vie de Jésus-Christ, où se dévoile, sous un style simple, son ardent amour de Notre-Seigneur. Cet amour lui rendait cher entre tous le culte du Saint-Sacrement, tout ce qui s'y rattachait était l'objet de ses soins les plus attentifs. Ce lui fut une grande consolation de voir s'établir dans notre chapelle, comme dans les paroisses de la ville, trois jours d'Adoration solennelle; elle n'épargna rien alors pour préparer au Dieu de l'Eucharistie le trône où II devait être exposé. Elle était heureuse des hommages dont Notre-Seigneur était entouré, surtout durant le pieux exercice qui termine chacun de ces jours.

Si notre chère Mère trouvait dans le Sacrement de nos Autels le centre de son âme, les Mystères de la sainte Enfance avaient un charme particulier pour son coeur. Elle s'y plon­geait, les étudiait, les savourait.

Du don d'elle-même que, toute enfant, notre bonne Mère avait fait à la Très-Sainte Vierge, naissait un amour filial qui ne fit que s'accroître avec les années. — Elle venait d'être élue Prieure pour la première fois, lorsque la promulgation du dogme de l'Imma­culée Conception vint réjouir l'Eglise, et donner lieu aux magnifiques manifestations auxquelles notre Communauté et sa jeune Mère s'associèrent avec tant de bonheur.

Recourant en toutes circonstances à cette divine Reine, la Mère Agathe l'invoquait sous de nombreuses dénominations ; elle lui confiait ses intérêts, sollicitait de ce Refuge des Pécheurs, la conversion des âmes. — Durant le mois consacré à Marie, notre Mère redoublait envers Elle ses hommages, visitait chaque jour une des statues du Monastère, l'ho­norant sous l'un des titres dont sa piété avait fait choix. Elle avait de même composé, avec ses filles, un recueil de pieux cantiques destinés à être chantés à l'exercice quotidien qui se fait à cette époque.

Nous ne nous étendrons pas ici sur la dévotion de notre digne Mère envers Saint Joseph, l'ayant déjà mentionnée dans le cours de cette trop longue circulaire. Une de ses plus douces consolations, au début de ses charges, fut d'ériger au Saint Patriarche une statue la pauvreté de notre maison ne lui ayant pas permis jusque-là de s'en procurer. Devant cette image bénie, elle aimait à prier celui qu'elle appelait, avec un particulier accent de tendresse, son Bon Père. Elle lui exposait ses désirs, ses projets ; et bien des fois le résultat de ses prières lui prouva toute la puissance du glorieux Protecteur qu'elle s'était choisi.

Un jour que Monseigneur Jacquemet entra dans la clôture, le pieux Evêque s'arrêta devant cette statue : « Monseigneur, lui dit la Mère Agathe, voilà tout ce que j'ai fait de mieux dans ma charge. » Il y a lieu de douter que les appréciations du vénéré Prélat se soient trouvées d'accord avec celles de la Prieure.

Nous n'ajouterons qu'un mot, ma Révérende Mère, à ce que nous avons dit de la dévo­tion de notre Mère envers Saint Louis de Gonzague qu'elle avait pris pour patron en se donnant à Dieu. — Étant jeune, elle avait bien souvent lu la vie de cet angélique Saint, dans les exemples duquel, de son propre aveu, son âme puisa les lumières les plus pré­cieuses pour comprendre le détachement du monde, l'abnégation de soi-même. — Elle conseillait son culte à ses filles, et conserva pour lui jusqu'au dernier jour, l'admiration et la tendresse qu'elle lui avait vouées de si bonne heure.

Dès son enfance, la Mère Agathe voua également un culte spécial au Père de Montfort, si populaire en Vendée. Dans le monde, elle aimait à visiter son tombeau ; en Religion, elle conserva cette même vénération pour le serviteur de Dieu ; et vers la fin de sa vie, ce lui fut une grande joie de le voir élevé au rang des Bienheureux.

Au milieu des travaux et des sollicitudes de ses charges, la vénérée Mère n'oubliait pas sa maxime si souvent répétée : La plus grande gloire que nous puissions rendre au Seigneur, est celle que lui procure notre propre sanctification. Cette maxime elle ne la perdit jamais de vue.

Être à Dieu sans partage, voilà où tendaient toutes ses aspirations ; et c'était dans le commerce intime avec Notre-Seigneur dans l'oraison, qu'elles trouvaient leur aliment.

L'oraison...Là se vivifiait cet esprit de foi qui fut l'un des caractères les plus saillants de sa physionomie religieuse, là se ravivait sans cesse sa ferme et inébranlable confiance en la bonté divine ; là s'épurait cette charité pleine de charme que nous avons vue, en toutes les circonstances de sa vie, se traduire sous les formes les plus touchantes. C'était dans ce regard sur son Maître et son Modèle qu'elle se pénétrait de l'amour de la Volonté divine, qu'elle apprenait la valeur des voies crucifiantes, science qui lui faisait dire un jour : « Ce sont les difficultés de la vie qui font les héros pour le Ciel, et j'entends une voix répéter à mon âme : Je suis glorifié par la souffrance ; Celui qui triomphe de la nature par une vertu généreuse, fait triompher Jésus-Christ en lui. » Ce ne fut toutefois pas sans luttes qu'elle apprit cette science de la Croix. Si encore elle en eut senti l'onction ! mais non, souvent Dieu se plaisait à lui montrer l'austère devoir dans toute sa nudité ; elle avouait ingénument qu'elle ne demandait rien autre chose, que la volonté de le remplir. — Tout était d'ailleurs très simple dans ses rapports avec Dieu. Écoutons-la nous le dire dans une lettre pleine d'abandon, adressée à une personne du monde qu'elle dirigeait dans les voies de la perfection.

« Vous me demandez, ma chère enfant, de vous parler de l'oraison, de vous dire comment je fais oraison. Je dois vous avouer que je ne suis point éclairée dans cette sublime science. Je me suis toujours aidée des lumières des autres; les miennes sont très pauvres. — J'ai compris de bonne heure, grâce à la miséricordieuse bonté du Seigneur, qu'il faut absolument dégager son coeur de l'affection des créatures, pour pouvoir faire oraison. J'ai à le bénir de m'avoir donné de rudes leçons pour me faire arriver à ce dégagement. Il m'a obligée à ne m'appuyer que sur Lui. — L'EVANGILE a été pour moi la révélation divine ; tous les livres me disent peu de choses auprès de celui-là. Aussi je n'ai jamais eu besoin de beaucoup lire. La nature a souvent aidé mon intelligence à atteindre les vérités que nous propose notre sainte religion ; mais c'est l'étude de JÉSUS- CHRIST qui m'a fait comprendre l'amour divin et m'a fait sentir le besoin d'aimer le « Dieu qui nous a tant aimés. — C'est ce sentiment qui m'a fait trouver le bonheur dans ma sainte vocation, dans les renoncements qui s'y trouvent, dans le dévouement à Dieu, et au prochain qu'elle nous impose,

« Et maintenant je viens à ce qui est, à proprement parler, l'Oraison. — Pour commencer ce saint exercice, je m'applique à bien me mettre en la présence de Dieu, sous son oeil, et je m'efforce d'attirer son divin Regard sur moi, en me pénétrant de la vue de ma pauvreté et en l'exposant aux yeux de mon Maître Tout-Puissant. Je trouve, chère enfant, qu'il ne faut jamais omettre cet exposé de son indigence devant Dieu, ne jamais craindre de demeurer trop longtemps dans ce sentiment ; et quand on n'aurait fait que cela durant son oraison, j'oserais dire qu'elle est excellente.

« Nous si pauvres, si misérables, nous n'avons point de moyens plus efficaces d'honorer Dieu, de l'adorer véritablement, que de nous humilier devant Lui, et c'est aussi ce qui l'incline à nous accorder les grâces dont nous avons besoin. On est puissant sur le coeur de Dieu quand on est bien convaincu de sa bassesse et de son indigence; ce cri d'une âme humiliée : Seigneur, ayez pitié de cette pauvre ! !... arrive sûrement à ce Souverain Seigneur. — Les Élévations sur la Sainte Communion, dont vous avez une copie, je crois, vous donneront une idée de la manière dont on peut, ce me semble, parler à Notre-Seigneur. L'amour qu'il nous a témoigné dans tous les mystères de sa vie nous autorise à nous approcher de Lui avec la plus entière confiance. Il n'est point d'ami plus vrai et plus puissant, donc nous pouvons tout oser Lui demander. Nous savons qu'il aime à donner ; entendons-le dire à la Samaritaine : Si vous connaissiez le Don de Dieu, quel est Celui qui vous demande à boire, peut-être que vous lui en auriez demandé et IL vous aurait donné de l'eau vive. Dans ce sentiment, notre Sainte Mère aimait à répéter : Seigneur donnez-moi de cette eau. — On ne saurait mieux faire que de suivre l'exemple de cette savante Maîtresse. Nous avons tant de choses à demander ! Et quand nous ne ferions que répéter la même prière tout le temps de l'oraison, la répéterions-nous cent et cent fois, nous ne pouvons douter que le Seigneur ne l'écoute avec bonté. Il nous a même fait entendre qu'il se rendrait à notre importunité.

La prière m'a toujours paru la partie la plus essentielle de l'oraison, celle qui doit nous occuper pendant le plus long temps.

«Une fille de l'Église, (et toute âme chrétienne a droit à ce titre, ) ne doit jamais quitter l'oraison sans avoir recommandé à Dieu, avec un désir véhément, les besoins de cette sainte Église. Elle fait même bien de se présenter devant Dieu dans le seul but de le prier à cette intention. La préparation est la même ; il faut commencer par se mettre en la présence de Dieu, et s'y pénétrer de sa bassesse ; pour moi j'aime à rester devant Notre-Seigneur comme si je le voyais véritablement, et à lui parler avec l'abandon des saintes Femmes qui le suivaient, l'appelant tantôt : Mon Dieu ! tantôt : Mon Seigneur et mon Maître ! Mon bon Maître ! Seigneur Jésus ! etc....

« II est des temps où l'âme fatiguée, l'esprit comme affadi se sent incapable d'autre occupation pendant l'oraison que de se tenir dans une vue amoureuse de Dieu, attachant un simple regard sur ses attributs. Cette manière de s'occuper m'a toujours paru bonne, et je crois qu'il ne faut jamais violenter son esprit par des considérations où il se lasserait sans profit. Enfin il arrive des jours où le coeur, comme l'esprit, demeure impuissant à s'occuper de Dieu, à lui parler, à le prier et même à seulement le regarder. II n'en faut pas moins persister à se tenir devant la divine Majesté, dans un maintien respectueux, quoi qu'il en puisse coûter ; s'efforçant d'offrir au Seigneur, comme une adoration, cette souffrance de demeurer péniblement à ses pieds, sans sentiment.

« Voilà, ma chère enfant, tout ce que ma pauvreté me permet de vous dire, comment je cherche à m'unir à Dieu dans l'oraison, et comment, il me semble, que tout le monde doit s'appliquer à se rendre ce saint exercice profitable, comme à le rendre agréable au Seigneur. S'il plait à ce divin Maître de dire à quelqu'âme privilégiée : Montez plus haut, s'il l'appelle à des états d'oraison plus élevés, elle n'a qu'à suivre son appel ; mais il serait dangereux de les désirer. On peut facilement se faire illusion en suivant son imagination, s'égarer en se figurant être dans des voies extraordinaires. Que cela ne vous effraie pas, ma bonne enfant, je n'ai pas la pensée que vous ayez à craindre ce danger.

Je termine enfin cette longue causerie ; qu'elle ne soit que pour vous. Il faut bien que je vous regarde comme mon enfant pour vous écrire avec cet abandon. »

La simplicité filiale que notre chère Mère apportait dans ses rapports avec Dieu à l'orai­son, elle la conservait en s'unissant à l'adorable Victime à la Sainte Messe. Quelle haute idée sa foi lui donnait de ce divin Sacrifice, des sentiments de respect avec lesquels tout chrétien doit y assister, de l'empressement que nous devons mettre à nous y rendre et du recueillement qu'il faut y garder. « C'est là, disait-elle, qu'on peut tout demander à Dieu. » Lorsqu'on recommandait à ses prières quelque intention importante : « Oui, répondait-elle, «j'y penserai ; au moment de l'Élévation, je le présenterai à Notre-Seigneur dans la sainte Hostie, avec tout ce que j'ai de plus cher. »

Quelques mots sur ses retraites achèveront, ma Révérende Mère, de vous initier à la vie de notre bien- aimée Mère Agathe, et vous rediront sa méthode de s'unir à Dieu pen­dant ces jours de récollection spirituelle. Laissons-la encore parler elle-même.

«...Je me dispose, lisons-nous dans une de ses lettres, à commencer ma retraite

« Dimanche soir. Ma méthode est toute simple, ma bonne et chère enfant. Je m'efforce de m'unir à Dieu de toute l'ardeur de mon âme, je renouvelle ce désir chaque fois que j'entre en oraison. Souvent je m'aide à fixer mon esprit et mon coeur, en priant en union avec Notre-Seigneur au désert, et je me sers de ce que Catherine Emmerich en rapporte, bien que je prenne toujours un livre de retraite que je lis attentivement. Celles du Père Nouët ont souvent mes préférences, tantôt l'une, tantôt l'autre. Je demande du fond du coeur les lumières qui me sont nécessaires pour me bien connaître, et pour suivre JÉSUS- CHRIST. Je note brièvement ce qui me semble la vérité : c'est dans ces notes intimes que j'aime à la chercher et à la trouver en tout temps.

Les exercices sont sûrement les mêmes ici qu'à *** : une demi-heure de lecture avant les oraisons ; une demi -heure au Choeur, avant les Vêpres pour la lecture de la Règle, des Constitutions et des Règlements de 1748, pendant laquelle aussi on prie pour la Communauté, sa famille et la conversion des pécheurs. Il est dans mes habitudes de réciter le Rosaire tout entier pendant la récréation du soir. Je fais le Chemin de la Croix après Complies. »

A une autre âme qui cherchait à s'éclairer de ses conseils, à des heures de ténèbres, pendant ses jours de solitude, elle répondait : « Que vous dire pour vous aider à tirer profit de votre retraite? Je n'en sais vraiment rien. Il m'est arrivé quelquefois de me trouver moi-même sans aucune vue ; je me proposais alors de prier Dieu avec ardeur de me par1er, d'envoyer à mon âme quelques unes de ces lumières qui sont toute une révélation.

Puis je lisais mes méditations avec une grande attention et j'écoutais !        

Faites de même, ma bonne enfant ; peut-être que le Maître fera couler dans votre âme quelques uns de ces sentiments pleins de vie qui donnent une nouvelle force. Courage ! » Notre chère Mère conservait avec un grand soin les notes de ses retraites : elle en avait fait un petit recueil dont elle aimait à relire quelques pages chaque jour. Rien ne me fait plus de bien que cette lecture, disait-elle, je retrouve là les paroles de vérité que Dieu m'a fait entendre directement. Nulle lumière n'est plus vive à mes yeux. »

Nous avons devant nous ces notes édifiantes, ma Révérende Mère. En nous initiant aux sentiments intimes de cette belle âme, elles nous ont aidée à découvrir ses élans vers le souverain Bien, sa droiture, la simplicité de ses aspirations. Par leur moyen, il nous a été donné de rendre plus vives les couleurs sous lesquelles nous avions à peindre le caractère vraiment supérieur, les dons que notre Mère bien-aimée avait reçus du Ciel, ses oeuvres et ses vertus comme aussi ses luttes contre la nature et ses victoires par la grâce.

C'est là encore que nous allons puiser pour achever notre tableau, en faire ressortir les derniers traits, les plus accentués peut-être et les plus saisissants.

Le robuste tempérament de notre dévouée Mère lui avait permis, depuis son entrée en religion, de se dépenser sans mesure pour sa chère Communauté ; mais, les longues veilles, les incessants travaux avaient peu à peu miné sa constitution. Depuis quelques années surtout, elle sentait un certain affaiblissement physique ; néanmoins si la nature s'en attristait, son âme sut toujours demeurer ferme et parfaitement maîtresse d'elle-même. Les lignes suivantes, souvenir d'une de ses retraites, nous révèlent ses dispositions intimes à cette époque : « J'ai éprouvé une réelle tristesse en me reconnaissant plus impuissante, et peut-être aussi plus lâche à imposer à mon corps le joug de la mortification. J'ai regretté hélas ! mais en vain, de n'avoir pas mieux employé le temps lorsque j'avais plus de vigueur. Je me suis souvent demandé comment je devais maintenant réparer le temps perdu, ou du moins utiliser celui que Dieu peut me donner encore, et me tenir unie à Jésus-Christ, je ne recevais que cette réponse : S'oublier le plus possible, se suffire avec peu, s'attacher à suivre la vie commune, à tenir sa place à tous les actes de Communauté. J'ai compris qu'il fallait rendre hommage à Dieu, en acceptant avec soumission mon impuissance et l'anéantissement de mon organisation, m'appliquant à soutenir la vigueur de mon esprit en voyant toutes choses en Dieu, voulues par Dieu ; demeurer calme et paisible sous l'oeil de ce Maître Souverain, attendant tout de sa miséricorde pour le temps et l'éternité.  

« Mon Dieu, je veux accepter la destruction de mon être par conformité à votre Volonté sainte, je veux m'appliquer toute entière à sanctifier les derniers jours que je dois passer sur cette pauvre terre, les travaux qui doivent marquer la fin de ma vie, et les unir aux vôtres, ô mon Maître, à ceux que vous avez endurés pour sauver le monde. Et parce que j'ai compris, à la lumière de votre grâce, que la souffrance est ce qui nous unit le plus étroitement à vous, sous quelque forme qu'elle se présente, je veux l'accueillir généreusement ; celle surtout qui oblige l'esprit et le coeur de ne s'appuyer que sur vous.

De tout ce qui est contraire à ma nature et peut l'affecter malgré moi, je m'efforcerai de construire la Croix que je porterai avec amour chaque jour à la suite de mon Sauveur, en tenant mon regard attaché sur Lui ; l'accompagnant dans tous les lieux où Il a souffert pour nous . ... Seigneur Jésus, soyez ma force, et que mon unique soin soit de marcher après vous, de souffrir en union avec vous. »

Quelques jours plus tard, elle écrivait à l'un de nos Carmels : « Je ne vaux plus grand chose, ma vue baisse, tout en moi s'affaiblit; et ma tête va décliner, je ne veux pas m'en affliger, mais me réjouir dans l'espérance que cette porte du Ciel si basse, si étroite, s'ouvrira bientôt pour moi. Veuillez m'aider par vos prières à me faire si petite que je n'aie plus besoin d'aller achever ce travail en Purgatoire. »

Lorsqu'elle se sentait terrassée par le mal, la bonne Mère acceptait, avec simplicité, les soins nécessaires ; mais, à la première lueur de mieux, mettant de côté tout soulagement, elle reprenait aussitôt sa vie austère et mortifiée. Même dans les périodes où elle devait refaire sa santé, que de retranchements n'imposait-elle pas à sa nature !... Comme elle retenait bien cette résolution prise dans l'une de ses retraites : « Il m'a semblé que Dieu me demande plus de mortification et de pauvreté dans les soins que réclame quelquefois ma santé. Un vrai pauvre ne doit pas vouloir ne manquer de rien, je veillerai à ne m'accorder que le strict nécessaire. »

A mesure que les années s'accumulaient et par leurs traces douloureuses faisaient pres­sentir à cette grande âme la fin de l'exil, ses pensées s'élevaient, plus dégagées de la terre, vers les régions éternelles. — La Mère Agathe, plus que d'autres peut-être, éprouvait cette horreur instinctive de la destruction, innée en la créature immortelle ; aussi se plongeait-elle avidement dans les espérances d'une vie immuable et indéfectible au sein de Dieu.

Parfois, s'épanchant avec ses filles, elle leur disait; « Dans le passé, je faisais des projets pour l'avenir, me proposant de m'occuper de telle chose, de telle autre ; maintenant quand ces pensées se présentent à mon esprit, je m'arrête en me disant : Je n'ai plus le temps.» Puis elle ajoutait : « Que tout est pauvre en cette vie ! Tout y fuit comme une ombre, s'évanouit comme un rêve... Quand je jette un regard sur mon passé où je me suis trouvée mêlée à tant d'affaires, je me demande : Que deviendra cet échafaudage ? que trouverai-je de tout cela ? » Et elle concluait : « Attachons-nous à Jésus-Christ, suivons-le de très près, afin que rien ne nous fasse perdre sa trace. Levons les yeux vers Dieu, disant : Le Ciel !... Le Ciel !... Bientôt le moment sera venu où nous rejoindrons notre Maître ; comme nous apprécierons alors les ennuis, les renoncements de notre vie, tous nos labeurs !... C'est tout ce qui nous sera compté. »

Ces ombres de la mort, en descendant peu à peu sur notre bien-aimée Mère, loin de diminuer sa vaillance, étaient un stimulant à sa vertu. Nous la voyions toujours aussi exacte au devoir, aussi ardente à procurer la gloire de son Seigneur. Cependant cette âme aux intentions si droites, si complètement à Dieu, s'arrête à l'heure des derniers dévoue­ments, elle s'interroge elle-même, se demande si elle n'est pas dans l'illusion. Écoutons la réponse de sa conscience, ne pouvons-nous pas la regarder comme celle même du Souve­rain Juge ?

« Mon Dieu, que désirez-vous que je fasse ? Je crois que si vous me le montriez, je voudrais le faire, me livrer sans réserve à votre bon Plaisir. Au souvenir de mon passé, une certaine frayeur s'empare de mon âme ; cependant il me semble encore que si je devais recommencer à vivre, je voudrais suivre la même ligne de conduite, mais avec plus de perfection. J'ai cru que je pouvais repousser la crainte qui menace de m'envahir à mesure que j'avance dans la vie, et m'en aller avec confiance à Celui que j'ai voulu aimer par-dessus toutes choses et suivre fidèlement. Il a vu les désirs de mon coeur, j'ai mis en Lui tout mon appui et toute mon espérance. Avançons donc, ô mon âme ! dans cette voie que nous avons parcourue et qui touche à son terme. Suivons Jésus-Christ doux et humble ; ne cherchons que son regard, mettons notre joie dans cette pensée: Il sera « notre Juge. »

Ces deux sentiments de crainte et de confiance se combattaient souvent en notre chère Mère, mais nous le voyons, la confiance dominait toujours et la faisait se jeter, selon son expression, « A corps perdu » dans la pensée des miséricordes du Seigneur. C'était là sa force, c'était là toute son espérance.

Néanmoins, ma Révérende Mère, nous constations chez elle, avec tristesse, un affaiblissement de plus en plus sensible, et il nous semblait urgent de lui procurer un repos com­plet, incompatible avec les travaux des charges. Elle le sentait elle-même et désirait ar­demment ce repos. Nos élections de 1891 le lui donnèrent. Elle accepta toutefois l'emploi de troisième Dépositaire qui ne lui occasionnait aucune fatigue, et ne lui prenait d'autre temps que celui qu'elle employait à fournir à la nouvelle Dépositaire les renseignements sollicités de sa longue expérience et de son coeur maternel. Avant de quitter la charge, notre chère Mère reçut de la divine Providence une douce consolation. Cette joie sembla lui être accordée comme la récompense de ses longs dévouements. Une de ses petites niè­ces, attirée à la vie religieuse par l'influence des exemples de sa vénérée tante, était entrée parmi nous depuis dix-huit mois. En recevant les voeux de cette chère enfant, quel­ques semaines avant sa déposition, notre digne Mère attacha le dernier fleuron à la couronne des vingt-et-une Professes qu'elle avait offertes au Seigneur pendant ses vingt-six années de Priorat.

Si le fardeau des charges ne pouvait plus être imposé aux forces défaillantes de cette vénérable Mère, elle demeurait l'appui, le conseil, et habituellement le secrétaire de sa Prieure toujours empressée de recourir à ses lumières, aux ressources de son intelligence, aux délicatesses de son coeur. Mais dans l'exercice de son dévouement, jamais la Mère Agathe ne se départit de la respectueuse soumission due à celle qui, autrefois sa novice, lui tenait maintenant la place de Dieu. Cette déférence fut grandement édifiante dans le cas suivant. L'insigne faveur de l'indulgence de la Portioncule venait d'être attachée par le Souverain Pontife aux visites faites le jour de la solennité de Notre-Dame du Mont-Carmel aux églises de nos Monastères. Notre pieuse Mère en avait éprouvé une immense joie, et dans son zèle, elle eût voulu répandre partout la bonne nouvelle, afin d'accroître le culte de Marie et de procurer un plus grand soulagement aux âmes du Purgatoire. Dans ce dou­ble but, elle demanda à sa Prieure la permission d'écrire aux Communautés de la ville pour leur donner connaissance de ce privilège. et les inviter à venir le 16 Juillet en pèle­rinage à notre chapelle, ainsi qu'elle l'avait fait pour les divers Triduum célébrés précédemment. La Révérende Mère Marie de Saint Bernard était aussi désireuse que la bonne Mère Agathe de procurer la gloire de la Très-Sainte Vierge, mais comme il était dans sa nature timide de fuir tout ce qui pouvait attirer l'attention, elle sembla ne pas goûter ce projet. Sans faire aucune instance, la vénérée Mère Agathe dit simplement: « Ma Mère, vous avez grâce, n'en parlons plus. » Quelques jours après, la perspective de faire honorer la Reine du Ciel triomphant de l'humilité de la Prieure, celle-ci venait de­mander à la Mère Agathe d'écrire les lettres d'invitation. Aussitôt cette dernière se mit à l'oeuvre avec le même mouvement d'obéissance qui lui avait fait retirer sa proposition, et grande fut sa joie de voir les âmes chrétiennes et religieuses de Nantes répondre par un consolant élan, à ce nouvel appel fait à leur piété.

Ce repos procuré à notre chère Mère ne parvenait pas à lui rendre ses forces. La souf­france la saisissait sous toutes formes, et un invincible dégoût pour la nourriture transfor­mait ses repas en un véritable supplice. Elle était envahie par une faiblesse qui ne faisait que trop prévoir quelque redoutable accident; néanmoins elle ne s'en alarmait pas. Conti­nuant à accueillir cette souffrance comme un présent de Dieu, elle ne laissait pas de ren­dre à ses Mères et à ses Soeurs tous les services en son pouvoir. Parfois même, elle se chargeait de certains travaux d'adresse demandés à la Communauté par de pieux chré­tiens, soit pour les églises, soit pour les processions du très Saint-Sacrement. C'est ainsi que quelques mois avant sa mort, on la vit se livrer avec ardeur au dessin d'un parement d'autel, ouvrage qu'elle ne quitta malgré son excessive fatigue, qu'après un complet achèvement.

Consultée par la Prieure pour la distribution des emplois, la Mère Agathe avait indi­qué une des plus jeunes professes pour diriger l'office de la Roberie, demandant humble­ment de devenir son aide. Dans sa joie de se retrouver enfin, comme par le passé, sous la dépendance d'une officière, elle ne put attendre la proclamation des obédiences, et, à l'heure de la récréation, elle alla toute heureuse annoncer à cette Soeur le double choix arrêté. «Je vais être votre petite aide, lui dit-elle, je n'avancerai pas beaucoup, mais je ferai tous mes efforts pour vous soulager. » La jeune religieuse supplia la Mère Prieure de vouloir bien changer les rôles ; mais les instances de la Mère Agathe furent telles, qu'elle triompha, toutefois il fut convenu que rien d'important ne se ferait à la Roberie sans son avis.

Il était touchant de voir cette vénérable Mère saisir avec empressement tous les mo­ments libres que lui laissaient ses écritures multiples pour alléger un peu le travail de son officière, et, lorsque celle-ci recourait à ses conseils, la former aux moindres usages de son emploi, car elle tenait religieusement à les transmettre à ses filles tels qu'on les lui avait appris à elle-même, à son entrée au Carmel. « Si cependant, disait-elle, une autre Prieure jugeait qu'elle dût apporter quelques modifications dans les usages, quels qu'ils fussent, et cela peut devenir nécessaire pour le bien de la Communauté, il faudrait vous souvenir qu'elle en a le droit, et vous soumettre. Je n'aime pas, disait-elle encore, les règlements trop multiples ; mais j'ai pour principe de garder soigneusement ceux qui sont établis, sans cela les meilleures organisations croulent. »

Rien n'était petit, en effet, aux yeux de cette vénérée Mère, quand il s'agissait de con­server les traditions, et surtout celle qui concerne la forme de l'Habit religieux ; c'est ce qui lui fit s'imposer la loi, lorsqu'elle était Prieure, de présider la coupe de ce saint Habit. Dans les dernières années de sa vie, alors qu'elle avait peine à se tenir debout, on la vit pendant une heure entière, le corps courbé, aidant la robière à rectifier sur une Soeur les défauts de sa robe. En vain lui faisait-on observer que cette occupation était au-dessus de ses forces, elle ne la quittait qu'après une parfaite réussite. — C'était avec une bienveil­lance et une grâce charmantes que cette chère Mère accueillait celles d'entre nous qui avaient la permission de lui demander un conseil, un renseignement, ou de lui confier quelque peine de famille, quelques sollicitudes pour lesquelles on était sûr de retrouver son intelligence et son coeur. Chacune sentait que la Mère Agathe était toujours l'âme de la Communauté.

Le grand travail auquel la vénérée Mère s'appliquait par-dessus tous les autres était celui de sa propre perfection, travail qu'elle basait de plus en plus sur l'humilité de Jésus-Christ, c'est-à-dire sur le profond abaissement de la créature devant l'Immensité divine.

A mesure qu'une âme se laisse éclairer par la lumière de la vérité, à mesure aussi l'abîme de son néant se creuse devant elle, et elle sent un besoin comme irrésistible de s'y précipiter, de s'y tenir cachée, d'y disparaître en présence de la Perfection infinie. C'est alors que s'opèrent les transformations merveilleuses qui achèvent ce grand oeuvre de la puissance et de la miséricorde de Dieu qui s'appelle un Saint. — Il nous reste à contem­pler avec vous, ma Révérende Mère, ces opérations de la grâce, en celle dont nous avons essayé d'esquisser l'existence vraiment apostolique. Nous verrons que si, par son actif dévouement, la Mère Agathe donna beaucoup au Seigneur, elle ne lui procura pas une moindre gloire en se tenant passive sous sa main purifiante. Ecoutons d'abord l'écho de ses pensées notées au sortir de sa retraite de 1891, de laquelle, par une sorte de pressenti­ment elle avait dit : « Ce sera la dernière, » prédiction qui ne devait, hélas ! que trop tôt s'accomplir !

« Ier Septembre 1891.

« Mon Dieu que vous êtes grand ! et combien moi je suis pauvre ! ! Jamais peut-être ces sentiments n'avaient si profondément occupé mon esprit, rempli mon coeur, que pendant cette retraite. Oh! je ne veux pas qu'ils m'éloignent de vous, Seigneur ! Non, je veux au contraire me rapprocher toujours davantage de vous. Seigneur, vous êtes grand et le Tout-Puissant ; mais cela même doit rehausser ma confiance, à moi, pauvre néant ; parceque vous êtes infiniment bon, ô mon Dieu, et que vous avez pitié du pauvre, du pécheur. Vous l'aimez puisque c'est son extrême misère qui vous a fait vous incarner, venir en ce monde, y souffrir, y mourir pour le racheter. — 0 mon Maître ! je veux donc aimer mon indignité, puisque c'est elle qui vous a rendu miséricordieux, je veux toujours à vos pieds m'accompagner de ce sentiment de ma profonde misère, et vous dire : Seigneur ayez pitié de cette pauvre !... Oui, quand même je me figurerais être loin de vous, je veux sans cesse vous tendre les bras, lever les yeux vers vous avec confiance et attendre en paix votre secours.

« Je me propose, avec votre grâce, ô mon Dieu, de remplir toutes nos saintes observances avec une grande fidélité pour racheter, s'il est possible, les fautes dont j'ai pu me rendre coupable à cet égard. Je n'ai plus maintenant d'occupations qui mettent obstacle à mon exactitude. Je ne m'attarderai que si Notre Mère elle-même m'arrête. Je ne dois plus me mêler de rien ; je ne donnerai plus mon sentiment sur ce qui se fait, ou ne se fait pas, à moins que Notre Mère ne me demande ce que j'en pense, ou que je ne sois zélatrice ; car alors ce m'est un devoir de parler. — Seigneur, mettez un sceau sur mon coeur et sur mes lèvres. »

Avec quel soin notre Vénérable Mère garda-t-elle sa résolution de remplir fidèlement nos saintes observances ! On la voyait avec édification quitter tout au premier son de la cloche et se rendre avec empressement aux actes de Communauté où elle tenait à bénédiction d'occuper toujours sa place, malgré son état de faiblesse qui s'accentuait de plus en plus. Elle l'écrivit ainsi un jour simplement et humblement à l'une de ses filles : « Ma tenue au Choeur n'est pas brillante, croyez-le, ma bonne enfant, et ma vue ne vous enflammerait pas. Je n'ai plus qu'une misérable voix bien cassée; je fais cependant profession de me tenir droite et ferme, comme je le demandais autrefois aux autres ; mais je sens que, malgré mes efforts, ma tête tombe sur ma poitrine, et que mon dos se voûte. Au moins j'aime à me dire : Celui qui connaît les désirs du coeur sait lire dans le mien ; puisse-t-Il y voir jusqu'à mon dernier soupir la volonté de Lui rendre une louange parfaite. »

Oui, ma Révérende Mère, le Seigneur devait arrêter un regard de complaisance sur cette âme vaillante dont la ferveur semblait croître avec les défaillances de la nature. Nous étions nous-même journellement témoin du courage avec lequel, malgré ses infir­mités, notre chère Mère assistait à l'Office divin et à l'oraison, se tenant debout ou àgenoux aux temps voulus, et donnant de tout son coeur, au chant et à la psalmodie, une voix que par instants nous aimions à retrouver pleine et sonore comme autrefois.

Dans l'intérêt d'une santé si chère, la Mère Marie de Saint Bernard eût voulu exempter notre bonne Mère Agathe de l'assistance à l'Office des Matines. Presque chaque jour elle lui intimait l'ordre de le réciter en particulier ; mais à la récréation du soir on voyait cette vénérable Mère s'approcher de sa Prieure, l'assurant qu'elle était en état de suivre la Communauté. Pour toute réponse, elle n'obtenait ordinairement que la confirmation de l'ordre reçu ; alors souriant avec une grâce charmante, elle affirmait à sa Prieure qu'en se rendant à ses désirs, elle obtiendrait pour elle-même une bénédiction spéciale de Dieu, et que le Saint dont on faisait l'office lui accorderait de particuliers secours. Quel­quefois la Mère Marie de Saint Bernard se laissait attendrir et donnait un consentement dont la vénérée solliciteuse se montrait heureuse et fière. Un jour que notre respectable Mère avait ainsi expérimenté la vérité de cette parole : « Demandez et vous recevrez, » une de ses filles lui dit : « Mais, ma Mère, vous nous avez pourtant enseigné qu'il ne fallait pas réitérer plus de deux fois, ces sortes de demandes. » — « Oh ! répliqua-t-elle d'un air triomphant et tant soit peu malicieux: Il y a des Prieures avec qui non est non mais il y en a d'autres qui cèdent. On sent bien quelle est l'intention réelle de notre Mère. » — Hâtons-nous d'ajouter que quand la bonne Mère voyait que le non de sa Prieure était un non sérieux, elle s'inclinait humblement, offrant à Dieu, dans son coeur, un sacrifice d'autant plus méritoire que, peut-être plus qu'une autre, sa nature généreuse se raidissait en présence des soulagements.

Lorsque notre vénérée Mère assistait à Matines, combien il était touchant de la voir à la fin de l'office s'emparer furtivement du petit sablier destiné à mesurer le quart d'heure d'examen. Elle voulait par là engager notre Révérende Mère et la Mère Sous Prieure à aller se reposer sans retard, tandis qu'en leur absence, elle-même donnerait le signe de la retraite.

L'esprit de mortification et l'esprit de pauvreté ne s'affaiblissaient pas plus que l'esprit de ferveur. En entrant dans la cellule de notre chère Mère Agathe on était frappé du cachet porté par chacun des objets qui s'y trouvaient. Sa corbeille à ouvrage, son écritoire, son crayon, ses plumes, jusqu'à ses lunettes raccommodées par elle avec du fil, tout, quoique très en ordre, avait l'aspect de la sainte Pauvreté. Lorsque ses plumes métalliques ne pou­vaient plus écrire, elle trouvait le moyen de les remouler sur un petit caillou et de les faire servir indéfiniment. Veillant avec un soin extrême à se débarrasser de tout ce qui ne lui était pas nécessaire, elle ne voulut jamais accepter dans sa cellule d'autre siège que la sellette de bois qu'elle y avait trouvée à son entrée en Religion. Quand, à raison de ses infirmités, on cherchait à en diminuer la dureté, en y posant un petit coussin bien sim­ple et bien conforme à la mortification, elle se hâtait ordinairement de le mettre de côté, alléguant qu'elle n'en avait pas besoin, que c'était du superflu.

La souffrance, malgré laquelle notre vénérable Mère se montrait si constamment énergi­que dans l'exercice du dépouillement et de l'esprit de pénitence, produisait chez elle un autre effet de grâce ; celui de répandre sur toute sa personne le charme d'une grande dou­ceur. Une de ses filles lui exprimait un jour la peine qu'elle éprouvait de se sentir encore, quels que fussent ses efforts, si éloignée de la mansuétude, suave cachet du Coeur de Jésus- Christ. « Demandez cette vertu à Saint François de Sales, lui répondit-elle avec simplicité il me l'a obtenue. » En effet ma Révérende Mère, cette nature ferme, ardente, absolue même dans certaines rencontres, paraissait maintenant comme subjuguée par l'onction du Ciel. Toutes nous remarquions que si dans 1e cours de sa vie elle avait cru parfois, pour le bien des âmes, devoir déployer toute l'énergie de son caractère viril, elle ne lais­sait épancher désormais que les trésors d'une bonté maternelle.

Il nous semblait que plus cette chère Mère voyait approcher l'heure de la séparation, plus elle avait besoin de laisser déborder sur sa famille religieuse les îlots de tendresse renfermés dans son coeur. Aussi, captivées par cette douceur extraordinaire, nous nous attachions chaque jour davantage à elle, suivant avec une tristesse proportionnée à notre affection, les progrès d'un affaiblissement, avant-coureur du grand sacrifice. Plus que toute autre la Mère Agathe prévoyait la fin prochaine de son exil, et elle préparait chaque chose comme pour un départ. Pendant l'été de 1892, le pressentiment de sa mort s'accentua visiblement : « Je suis, disait-elle dans son mépris d'elle-même, je suis un pauvre ver de terre qui doit mourir de misère. — Dans une rencontre où on lui répondait : « Ma Mère, le bon Dieu vous laissera longtemps encore au milieu de nous, pour notre bien et notre consolation. » — « Non, reprit-elle, d'un ton convaincu, non, l'heure est venue ! »

Lorsqu'on visitait notre chère Mère, on la trouvait constamment occupée soit à détrui­re des lettres ou autres papiers, soit à rafraîchir les images de son Bréviaire, parfois même à raccommoder sa robe, comme pour la laisser en bon état ; car cet esprit d'ordre qu'elle avait toujours su si parfaitement allier avec celui de pauvreté, ne l'abandonna pas un seul instant.

Si nos Soeurs lui exprimaient la joie de célébrer la douce fête de ses noces d'or, dont quelques semaines seulement nous séparaient : « Je n'y serai plus, disait-elle invariablement. » Un jour, l'une de nous lui parlait toute souriante de cet anniversaire désiré et répliquait à son affirmation ordinaire : « Si, ma bonne Mère, vous y serez, et nous aurons la grande consolation de remercier avec vous Notre-Seigneur des grâces qu'il vous a faites pendant vos cinquante années religieuses. » — « Je vous dis, répondit-elle avec « une douce gravité, que je n'y serai plus ; ou, si j'y suis encore, l'état de mes facultés ne permettra pas que l'on me fête. » Hélas ! de prochaines et sérieuses inquiétudes ne devaient que trop tôt justifier ces affirmations. Mais avant d'en parler, écoutons encore cette autre réponse faite avec calme, trois mois avant sa mort, et renouvelée depuis en diver­ses circonstances. Un matin, une Soeur trouvant notre Mère à l'infirmerie, le visage décomposé, lui fit, les yeux remplis de larmes, un signe d'affection, à quoi elle répondit avec une expression forte et sereine : « Chère enfant, ce n'est pas triste d'aller au Ciel ! ... Touchant rapprochement ! c'étaient les mêmes paroles que son frère, le saint Evêque de Périgueux, avait fait entendre à son lit d'agonie. On rapporte que la nuit qui précéda celle de sa mort, le doux Prélat voyant arriver son garde-malade l'accueillit en disant : « Ah ! vous venez garder un pauvre cadavre !» — « N'ayez pas, Monseigneur, des pen­sées si tristes, » lui fut-il répondu. Alors les lèvres du pieux mourant laissèrent tomber cette phrase : « Ce ne sont pas des pensées tristes que celles du Ciel !...»

N'était-ce pas ce frère bien-aimé qui, éclairé plus encore qu'autrefois sur la terre des radieuses et pures lumières de l'Eternité, en obtenait quelques rayons à l'âme de sa chère Marie, prête à le rejoindre dans le sein du Dieu de Vérité ! !...

On était au 2 Août, fête de Notre-Dame dos Anges. La Mère Agathe avait toujours ap­porté un pieux empressement à appliquer aux âmes du Purgatoire les précieuses indul­gences de la Portioncule. Cette année elle parut en ce jour de grâce plus désireuse encore que de coutume de multiplier ses pèlerinages au Choeur; une partie de la journée se pas­sa pour elle en cette sainte occupation. Le lendemain la Communauté eut l'honneur et la grâce de recevoir la visite de son Eminence le Cardinal Richard qui depuis son départ de Nantes, en 1871, ne manque jamais, lorsque les circonstances le ramènent dans notre ville, de venir édifier et bénir ses filles du Carmel. La. Mère Agathe partageait toujours largement le bonheur de sa famille religieuse en revoyant ce Père vénéré avec lequel, comme Prieure, elle avait eu personnellement de si fréquents et si intimes rapports. Jamais elle ne sortait du parloir sans exprimer combien elle se sentait touchée de la bonté de ce vénérable Prélat envers son petit Carmel Nantais. Cette année son Eminence témoigna une bienveillance particulière à la bonne Mère en apprenant qu'on se préparait à célébrer ses noces d'or. Il voulut en savoir la date, et demanda qu'on la lui écrivît afin de pouvoir s'unir à notre fête et bénir de loin la chère Jubilaire. Mais le souvenir du pieux Cardinal auprès de Dieu devait être sollicité avant ce jour, pour obtenir de l'infinie miséricorde l'éloignement de la mort, prête à frapper notre Mère tant aimée.

A cette époque, la santé de la Révérende Mère Marie de Saint Bernard donnait des inquiétudes qui, sans jeter encore l'alarme dans la Communauté, devenaient cependant sé­rieuses. Toujours oublieuse d'elle-même, la bonne Mère Agathe se préoccupait beaucoup plus des souffrances de sa Prieure que des siennes propres. Elle lui faisait de fréquentes visites et cherchait, pour la soulager, à la décharger le plus possible ; mais son coup d'oeil si sûr ne se méprenait pas sur la gravité du mal. « Je vous dis, répétait-elle souvent, que Notre Mère est plus malade qu'on ne pense ; elle n'en reviendra pas. » Hélas ! la chère Mère ne voyait que trop juste ; toutefois elle ne se croyait pas elle-même si près d'un ac­cident dont les conséquences devaient, à trois mois de là, rendre ses filles deux fois orphelines.

Vers le commencement de Septembre, à la suite d'une visite au parloir où son coeur avait souffert, elle se sentit dans un état de malaise extraordinaire. Quoique ayant sa par­faite connaissance, les mots lui échappaient pour exprimer sa pensée. Le médecin consul­té ne dissimulait pas la gravité de cet état : c'était une annonce de congestion céreuse. Cependant aucun des membres ne se paralysait, et la bonne Mère voulut encore suivre la Communauté au réfectoire et à la récréation. Le grand air semblant lui faire du bien, elle passa même quelques heures au jardin les jours suivants. On l'entourait des soins les plus attentifs et les plus affectueux, soins qu'elle recevait toujours avec l'expression de la plus douce reconnaissance. Mais, le Lundi 12, pendant le dîner, elle eut une fai­blesse. Transportée à l'infirmerie, son état parut si grave que, sans attendre l'arrivée du docteur, on alla en toute hâte chercher le Révérend Père Supérieur des Prémontrés. Ce digne Père, tout dévoué à notre maison, arriva immédiatement, et après avoir confessé la chère malade, il jugea prudent de lui apporter le saint Viatique. Ce fut une cérémonie bien édifiante, ma Révérende Mère, que celle où cette vénérée Mère, étendue sur son lit de douleur, entièrement revêtue de son habit religieux dont on ne l'avait pas dépouillée dans la crainte de provoquer quelqu'accident funeste, recevait la visite de son Dieu, entou­rée de toutes ses filles en pleurs, suppliant le Maître de la vie et de la mort de prolonger une existence si chère.

La bien-aimée malade, toute abandonnée au Vouloir divin, demeurait dans un calme parfait, indice de la paix de son âme. Elle suivit avec une entière lucidité d'esprit les prières du Manuel, ainsi que la touchante exhortation que lui adressa le Révérend Père.

Le Seigneur sembla écouter nos voeux. Un mieux ne tarda pas à se produire, et quoique le docteur prévint que le danger pouvait reparaître d'un instant à l'autre, les coeurs cher­chaient à se dilater. Néanmoins, en de si inquiétantes conjonctures, comment préparer les joyeuses fêtes d'une jubilation dont on était séparé par trois semaines seulement ? Beaucoup plus aux appréhensions qu'à l'allégresse, chacune souffrait à la pensée que ce jour du 1er octobre si vivement désiré passerait sans que nous pussions réaliser les pro­jets formés par notre reconnaissance. Aussi voulions-nous espérer que Dieu, qui bénit ces sentiments, entendrait les supplications de notre piété filiale. Notre prière fut exau­cée, et l'amélioration, en s'accentuant, permit qu'on se livrât avec élan aux préparatifs de la fête.

La vénérable Mère paraissait désireuse elle-même de célébrer avec ses filles les misé­ricordes du Seigneur répandues sur elle pendant ce demi-siècle. Si elle ne put passer dans le recueillement d'une retraite les jours qui précédèrent ce solennel anniversaire, son âme reçut sans doute par la souffrance une préparation supérieure à celle que lui eût ménagée la solitude.

Le 30 Septembre au soir tout se trouvait donc disposé pour la pieuse et émouvante céré­monie du lendemain. Jamais le Monastère n'avait revêtu une si gracieuse parure. Les cloî­tres et les dortoirs offraient l'aspect de bosquets et d'allées de verdure. Sur les trumeaux des baies, au milieu de guirlandes de fleurs, des cartouches retraçaient, en caractères illu­minés, les versets du Magnificat. Chaque porte de cellule avait son écusson avec les plus expressives paroles de la tendresse filiale. Au Choeur, la stalle de la Prieure, d'où la bonne Mère avait tant de fois fait monter vers Dieu l'encens du sacrifice de louange, était élé­gamment drapée d'une étoffe blanche sur laquelle se détachait, entouré de fleurs, un car­touche portant la devise du Carmel : Zelo zelatus sum, qu'on pouvait si justement appliquer à la vénérable jubilaire. Au Réfectoire, où si longtemps elle avait présidé la Communauté et entouré ses Soeurs de prévoyantes sollicitudes, au-dessus de la table de la Prieure, gracieusement ornée, on lisait ces mots tracés par l'affection :

Tes enfants et petits enfants, heureux de tes cinquante ans,

Bénissent, d'un coeur sincère,

Le Dieu qui te fit leur Mère.

 

A la salle de récréation, on rappelait délicatement, dans un écusson placé au-dessus du trône d'honneur, les noms des Carmels qui nous sont le plus intimement unis, et qui ve­naient de témoigner à la chère Mère Agathe leur affectueuse sympathie par des lettres et de charmants souvenirs. — Le Dépôt, le Noviciat, le Tour, la Sacristie, chacun des offices témoins du dévouement de la digne Mère, avait des accents pour le proclamer.

Au soir du 30 Septembre, les élans de la piété filiale préludèrent aux fêtes du lende­main. Un généreux bienfaiteur, ayant voulu s'associer aux sentiments de la Communauté, avait envoyé à la chère Jubilaire un magnifique Ciboire en vermeil et une brillante parure destinée à l'exposition du Saint-Sacrement. La poésie la plus expressive avait été compo­sée pour remettre ces beaux présents entre les mains de la bonne Mère. A ce moment, ma Révérende Mère, eut lieu une scène d'inoubliable émotion : profondément touchée de cette exquise délicatesse, aussi bien que de la tendre affection de ses filles, la vénérée Mère voulut à son tour leur dire, comme elle le savait faire si gracieusement autrefois, tout ce qu'éprouvait son coeur maternel. Une phrase charmante vint alors sur ses lèvres ; mais elle ne put l'achever qu'avec notre aide. Un silence de religieuse tristesse se fit inconti­nent, les larmes s'échappaient de tous les yeux ; chacune sentait et partageait la souf­france morale qu'éprouvait la malade. Elle, souriante, jetait sur nous un regard calme, intelligent, serein : ce regard était pour nos coeurs plus éloquent que les plus belles paro­les. Cette scène attendrissante ne nous disait-elle pas, dans son muet langage, que nous étions bien au soir d'un jour brillant, qu'éclipsaient déjà les ombres de la mort.

La journée du 1er Octobre s'ouvrit par la cérémonie religieuse. La bonne Mère, portant sur son front une couronne de roses blanches, agenouillée sur un prie-Dieu orné de lys, put, sans fatigue, assister à la sainte Messe après laquelle une exhortation des plus tou­chantes lui fut adressée par le Révérend Père Augustin. Monseigneur notre Évêque, tou­jours retenu loin de nous par la maladie, avait fait ce digne Père le messager de ses bénédictions pour la vénérée Jubilaire. Elle avait également en ce moment la consolation d'être entourée de sa nombreuse famille, accourue à cette fête avec un empressement égal à l'affection qu'elle lui portait comme à une véritable mère.

Mais l'heure la plus émotionnante fut celle où notre chère Mère Agathe, en l'absence de sa Prieure alors fort malade à l'infirmerie, renouvela ses voeux aux pieds de la petite statue de l'Enfant Jésus, placée par ses soins sur l'autel de l'Avant-Choeur, et qu'elle ho­norait d'un culte particulier. Au milieu de ses Mères et Soeurs, presque toutes introdui­tes par elle dans l'Arche sainte, et qu'elle-même aussi avait présentées au Seigneur au jour de leur Profession religieuse, elle prononça d'une voix ferme et pénétrée, la formule

de ses saints engagements. Avec quelle fidélité, quel dévouement à Dieu et à sa Commu­nauté, ne les avait-elle pas gardés pendant cinquante ans ! Son regard, vraiment illumi­né, se porta, en cet instant solennel sur l'image du divin Enfant avec l'expression d'une tendresse et d'une foi si vives, qu'on eût dit qu'elle jouissait de sa présence réelle.

Pour couronner cette matinée de grâces, la surprise d'une faveur bien précieuse avait été ménagée à notre chère Mère. Le Révérend Père Augustin avait eu la délicate pensée de solliciter une bénédiction particulière du Souverain Pontife et une indulgence plénière pour la vénérée Jubilaire. En terminant la cérémonie il lui annonça la réponse favora­ble reçue de Rome au moment même. Notre Mère se montra profondément touchée de cette insigne faveur. Avec un religieux respect, elle saisit quelques instants après, la lettre qui lui apportait cette double grâce. Elle la couvrait de baisers en répétant ; « Oh !

quelle faveur ! je n'en suis pas digne...C'est trop       ...C'est trop pour une pauvre fille comme moi !... » — Non moins grande furent sa joie et sa reconnaissance en recevant, par le même courrier, la bénédiction paternelle que lui avait promise son Éminence le Cardinal Richard. Cette bénédiction était accompagnée de ces pieuses et douces paroles qui, sur les lèvres ou sous la plume du vénérable Archevêque, ont le secret de pénétrer les coeurs, et que tant de fois déjà la Mère Agathe avait eu l'occasion d'apprécier.

Aucune fibre, en effet, ne résonnait avec plus de force dans cette âme de foi, que celle qui lui rappelait son titre de fille de l'Église. Rien ne pouvait lui être plus consolant à cette heure solennelle de sa vie, que de se sentir sous la main bénissante de ceux qui représentent l'autorité et la paternité de Jésus-Christ.

Après la cérémonie religieuse, vinrent les témoignages de la joie et de la piété filiale. Afin d'éviter à notre Mère bien-aimée les fatigues de réjouissances trop accumulées, au jour de la licence, on les réserva en partie pour l'heure des récréations des deux jours suivants. Trois petits drames racontèrent les diverses phases de la vie de la chère Jubi­laire qui souriait en entendant se dérouler les souvenirs de son enfance, de sa jeunesse et de ses années religieuses, souvenirs tous marqués des miséricordes du Seigneur.

Le soir, on lui faisait parcourir dans une petite voiture, donnée par une famille amie, les cloîtres, les dortoirs illuminés par des lanternes vénitiennes, qu'avaient aimablement prêtées les Religieuses de l'Adoration. Elle paraissait vraiment jouir de l'affection de ses filles qui l'entouraient, marchant en procession, chantant le Magnificat et enviant le plaisir de conduire le modeste véhicule, qu'on arrêtait devant les Ermitages pour y prier avec ferveur la Sainte Vierge et les Saints d'obtenir la complète guérison des deux mala­des tant aimées.

Comme nous l'avons dit, la famille de notre bonne Mère s'était jointe à la Communauté dans ces fêtes d'action de grâce. La chère Jubilaire fut heureuse de recevoir tous les siens au parloir, de leur témoigner cette sainte affection dont elle leur avait donné, en tant de circonstances, les preuves les plus convaincantes, et de leur distribuer des souvenirs qu'ils reçurent avec une véritable vénération. Les amis du Monastère, les nombreuses personnes avec lesquelles la Mère Agathe avait eu de pieuses relations, se montrèrent avides de la voir, de recueillir encore quelques paroles de ses lèvres et de son coeur. Chacun était frappé de l'expression de dignité, de paix, de bonté répandue sur ses traits ; chacun se recommandait à ses prières avec la confiance qu'inspire une âme que l'on sent être toute à Dieu. Plusieurs même lui demandèrent sa bénédiction ; mais l'humble Mère s'y refusait énergiquement. Une fois cependant, vaincue par des instances réitérées, elle prit en main son crucifix et forma sur un groupe agenouillé le signe de la croix, en prononçant la for­mule dont elle se servait pour appeler les grâces de Dieu sur ses filles : « Que le Seigneur vous bénisse et vous fasse Saintes... ! Puis, d'un ton suppliant, elle ajouta : « Priez pour cette grande pécheresse : La Mère Agathe. Ah ! surtout ne me laissez pas longtemps en Purgatoire ! ! J'ai tant offensé Dieu dans ma vie !! ...»

Disons en terminant le récit de cette douce fête de famille, que pour la consolation de celle qui en était l'objet, la Sainte Vierge sembla y apporter elle-même sa bénédiction en permettant que sa petite statue, accordée par le sort à l'une de nous durant chaque mois, tombât au 30 Septembre à la vénérée Jubilaire. Toute la Communauté en ressentit un vé­ritable bonheur. Hélas ! ce sentiment d'allégresse devait trente jours plus tard se trans­former, dans la même circonstance, en pressentiment lugubre. Lorsqu'au 31 Octobre, on vit la statuette échoir encore à la Mère Agathe, chacune se persuada que la Reine du Ciel donnait par là un signe de l'assistance qu'elle accorderait à sa fidèle servante à l'heure prochaine de son trépas. Cette prévision, à la fois consolante et douloureuse ne devait que trop tôt se réaliser.

Cependant, ma Révérende Mère, le Seigneur nous accorda la grâce, après ces impres­sions émouvantes, de n'avoir à constater dans la santé de celle qui en avait été le sujet aucune suite fâcheuse. L'amélioration relative qui s'y était produite s'accentua même assez pour que notre bonne Mère put reprendre quelques petites occupations, rejoindre la Communauté à certaines heures. Se retrouver au milieu de sa famille religieuse lui était une joie sensible, elle l'avait tant aimée et avait toujours eu tant à coeur d'y tenir sa place. « Oh ! qu'il fera bon, disait-elle parfois, nous retrouver toutes au Ciel ! » Lors­que du jardin ou de la salle de récréation, où on la conduisait d'avance, la vénérée Mère voyait arriver ses filles, son coeur semblait s'élancer vers elles. Quand de l'infirmerie elle entendait sonner l'heure de l'oraison, quittant avec empressement son petit travail, elle se mettait à genoux, et s'efforçait de demeurer dans cette attitude aussi longtemps que la Communauté.

Nous voudrions pouvoir vous rendre ici, ma Révérende Mère, le parfum d'édification que cette chère malade répandait autour d'elle, vous dire tous les traits de vertu qui journellement venaient nous attendrir. — C'était d'abord sa parfaite et inaltérable sou­mission à la Volonté de Dieu. Le Vouloir divin était vraiment la nourriture de son âme. Lui demandait-on de ses nouvelles, elle répondait avec une grande simplicité, mais sans jamais manquer d'ajouter : « La Volonté de Dieu !... La Volonté de Dieu !... » Pour faire écho à ces sentiments, se plaisait-on à lui : « Ce que Dieu voudra, n'est-ce pas ma bonne Mère » — « oh ! oui ! ... oui ! ... » reprenait-elle avec effusion, en accentuant chacun de ces mots. Un jour à cette question : « Chère Mère, que préférez-vous, vivre ou mourir ?... » elle n'eut que cette réponse : « Ce qui sera le plus agréable à Dieu. » Un autre jour où sa souffrance était plus grande qu'à l'ordinaire, deux Soeurs se trouvaient à ses côtés : « Que Dieu est bon ! mes petites filles, que Dieu est bon ! s'écria-t-elle à plu­sieurs reprises. » — « Ma Mère, vous dites que Dieu est bon, reprit l'une des Soeurs, est-ce parce qu'il vous fait souffrir ? » - « Eh ! bien oui, répliqua-t-elle, puisque par là II fait sa Volonté. »

Tant que la bien-aimée malade put descendre à la récréation, on la voyait avec atten­drissement arriver d'un pas lent, un petit sac de laine à la main, puis aller modestement prendre rang parmi ses filles. Bien souvent les paroles lui manquaient pour répondre à l'affection dont on l'entourait ; sa seule plainte alors était un doux sourire accompagné de ces mots : « Que la Volonté de Dieu soit faite ! » Semblait-on compatir à la souffrance que cette impuissance lui faisait éprouver ? « Il faut vouloir ce que Dieu veut, répondait- elle simplement. » ou bien encore : « C'est pour le Ciel ! ! » Puis énergiquement elle ajoutait : « Ne faut-il pas souffrir pour imiter Jésus-Christ, pour aller le rejoindre là- Haut ! » Jamais une expression de regret ou d'amertume ne vint altérer sa patience.

Depuis le terrible accident du mois de Septembre, la bonne Mère ne pouvait plus écrire. Sa pensée, cependant très lucide, ne s'exprimait pas mieux sous la plume que par la pa­role, l'expression propre lui faisait souvent défaut; ce lui était une très grande souffrance. Un jour, se sentant un peu mieux, elle essaya de reprendre une lettre commencée avant sa maladie, espérant pouvoir l'achever ; mais après quelques efforts infructueux, elle dut s'en reconnaître incapable. Se tournant alors vers son infirmière, toute émue elle-même : « Chère enfant, je ne puis plus écrire, lui dit-elle d'un ton triste et abattu !!... » — « Ma Mère. reprit celle-ci, vous êtes encore trop fatiguée; mais dans quelques jours vous essaierez de nouveau et j'espère que vous pourrez terminer cette lettre. » — « Je ne sais pas, répondit-elle d'un air un peu mélancolique. » Puis aussitôt, avec son doux sou­rire : « Qu'importe, ajouta - t-elle, comme le bon Dieu voudra !!...» Ce sacrifice qui bri­sait si douloureusement l'un des grands moyens d'action de son zèle charitable, elle dut le renouveler bien des fois encore. Ce fut toujours avec la même résignation qu'elle en accepta l'amertume ; ce calme, cette soumission héroïque au milieu d'une aussi cruelle épreuve, se révéla surtout dans la circonstance suivante. L'état de la Révérende Mère Marie de Saint Bernard devenait de plus en plus grave. La. Mère Agathe le constatait avec douleur, et redoublait envers elle de prévenances et de témoignages d'affection. Tous les jours et souvent plusieurs fois par jour, elle sortait de son infirmerie pour ren­dre visite à sa Prieure. Dans une occasion où celle-ci avait vu sa famille au parloir, notre vénérée Mère. toujours remplie de délicatesse, se rendit près d'elle, afin de l'entre­tenir des siens : mais l'émotion qu'elle éprouva en constatant, mieux encore, l'état alarmant de la Révérende Mère, augmenta son impuissance à s'exprimer : elle ne put lui adresser que quelques paroles ; et l'infirmière, alors présente, dut se faire son interprète. Après un certain temps, la Mère Agathe se leva, et la Mère Marie de Saint Bernard la remercia avec effusion de sa visite: « Oh! ma Mère, répondit-elle aussitôt, mes visites sont bien peu de chose maintenant ; mais enfin, je donne tout ce que j'ai !... » Le ton, l'expression douloureuse de ces derniers mots impressionnèrent profondément celles qui les entendirent. La chère Mère prit alors le bras de son infirmière et se retira ; les gros­ses larmes qui roulaient dans ses yeux révélaient l'étendue du sacrifice accepté par elle avec tant de force d'âme.

La force d'âme, cette note accentuée du caractère de la Mère Agathe, qu'elle avait si bien su faire vibrer dans sa propre conduite et dans la direction des autres, ne laissait pas de dominer chez elle jusque dans les défaillances de la nature. Notre vénérée Mère, descendue un jour au jardin pendant la récréation, se dirigeait, appuyée sur le bras d'une de ses filles, vers une tonnelle où la Communauté se trouvait réunie. « Vous allez vous fatiguer, ma Mère, lui dit la Soeur, il ne faudrait pas vous forcer à marcher. » — « Je veux me vaincre, répondit-elle fermement, et elle continua jusqu'au but qu'elle vou­lait atteindre. Ainsi avait-elle fait toute sa vie. — Dans une circonstance analogue, elle laissa tomber cette phrase : « Quand on croit n'en pouvoir plus, on en peut encore. » Que de fois n'avait-elle pas mis cet adage en pratique ! ... Le complet abandon d'elle-même à la Volonté divine, ainsi que la lutte énergique contre sa nature, n'étaient pas les seules vertus qui attirassent notre admiration. Nous pouvions facilement le constater, notre Mère s'était fait une loi de se rendre aux moindres désirs qu'on lui témoignait. La remar­que lui en ayant été faite, elle répondit: « Oui, pour expier tous mes actes d'indépendance. » Elle, habituée pendant de si longues années à commander, se pliait aux moindres paroles de ses infirmières avec une simplicité et une humilité qui confondaient celles-ci. « L'infirmière l'a dit, » répondait-elle souvent, cela lui suffisait pour se désister de son propre vouloir. Son obéissance était si prompte, si entière, que celles qui la soignaient, confuses et attendries, veillaient à ne rien avancer devant elle qui put être pris pour l'expression d'un désir. — Afin de procurer à cette bonne Mère un plus long repos, il était convenu qu'on ne la réveillerait que pour l'heure de la Messe ; mais lorsque la chère malade cro­yait à un retard, elle sortait seule de son lit et quelquefois bien avant le moment indiqué. Les infirmières survenant, lui en faisaient d'affectueux reproches. Alors, sans aucune observation, la vénérée Mère remontait dans son lit et attendait patiemment et dans l'obéissance le retour de la soeur chargée de la vêtir.

Un jour l'ayant surprise dans un de ses levers trop matinals, nous lui demandâmes pourquoi elle n'avait pas suivi les prescriptions que nous lui avions faites. « Ah ! nous « répondit-elle en souriant, c'est que je voyais bien que vous écoutiez ma paresse, et moi je ne voulais pas la suivre. »

Quand, après s'être remise de son premier accident, elle put, quoique habitant l'infirmerie circuler dans la maison, on la voyait tous les jours après la Messe, se rendre dou­cement à la Roberie. La première fois qu'elle descendit ainsi à l'office, raconte la Robière, je la trouvai assise à la porte : « Pourquoi n'entrez-vous pas, ma bonne Mère, lui dis-je, n'êtes-vous pas ici chez vous ? » — J'entendis alors cette humble réponse qui m'émut profondément: « C'est, chère enfant, que je n'ai pas besoin d'une bonne place puisque je ne peux plus travailler...Puis je ne savais pas où vous désiriez m'installer. »

Mortifiée dans la maladie, comme elle l'avait été pendant tout le cours de son existence, elle croyait toujours trop accorder à sa nature, et gémissait de se voir contrainte d'accep­ter des soulagements. Elle avait si bien pris l'habitude de choisir le moins agréable, que tout, à son avis, était trop bon, trop bien dans ce que l'on faisait pour elle. « Que je suis confuse de tant occuper mes Soeurs de moi, répétait-elle sans cesse. » Cependant la cha­rité avait le secret de triompher de sa mortification, ainsi que nous le verrons dans la circonstance suivante. Nous voulûmes lui donner un adoucissement que la crainte d'obéir à la sensualité la portait à refuser énergiquement ; se tournant alors vers sa jeune infir­mière : «Je ne sais comment agir, lui dit-elle; je ne voudrais pas contrister la Mère Sous- Prieure ; néanmoins je ne puis me décider à me rendre à ses désirs. Quel parti prendre ? - « Ma Mère, si vous ne voulez pas attrister la Mère Sous-Prieure, il n'y a qu'à exécuter ce qu'elle vous demande. » — « Ah ! je crois bien, reprit la vénérée malade que je vais être obligée de suivre cet avis. Cela, me coûte bien cependant. » Et aussitôt avec la docilité et la grâce d'un entant elle se rendit à ce que nous lui disions de faire.

Dans cet esprit de suavité et de bienveillance, elle accueillait les visites que chacune aimait à lui faire. « Combien nos Soeurs sont bonnes de venir aussi souvent près de moi, disait-elle d'un ton affectueusement pénétré de reconnaissance ; j'aime tant à les voir ! Je n'ai vraiment ici que des filles.» Presque toujours, en arrivant et en se retirant, les visiteuses se penchaient vers la bonne Mère qui, comprenant leur désir, traçait le signe de la Croix, sur leur front, ajoutant parfois : « que Notre-Seigneur vous fasse Sainte, il n'y a que cela de bon. » Ces paroles étaient prononcées avec une telle mansuétude qu'elles pénétraient jusqu'au fond du coeur.

Pour la distraire, souvent nos Soeurs arrivaient près d'elle avec une petite image des Saints auxquels on lui connaissait une particulière dévotion. Toujours ces pieux objets étaient accueillis avec gratitude et même avec joie. Lorsqu'ensuite elle se trouvait seule avec sa jeune infirmière : « Voyez-vous, ma petite fille, lui disait-elle, il faut en toutes circonstances se montrer bonne pour ses Soeurs. Rien n'est plus doux à un coeur élevé et généreux, que de voir ses procédés délicats appréciés. Eh bien ! donnez cette satisfaction à ceux qui cherchent à vous procurer quelque plaisir. Ne craignez pas de vous montrer trop touchée de ce qu'ils font pour vous. » — La jeune Soeur qu'elle continuait à former ainsi à l'esprit religieux, remerciait Dieu de lui avoir permis d'être le témoin journalier des vertus pratiquées par cette vénérée Mère. Elle racontait, à ce sujet ce matin, en l'habillant, elle lui présenta son crucifix avec ces mots ; « Ma Mère, votre Jésus ! Aussitôt elle vit la pieuse malade saisir la croix avec un vif élan d'amour, en s'écriant: « 0 mon Jésus ! que je vous aime ! ... Vous connaissez bien que Vous m'êtes tout. Vous savez que je ne veux aimer que Vous !!...»

La piété, comme les autres vertus, semblait, avec la souffrance, prendre chez cette vé­nérable Mère un nouvel accroissement. Rien n'était plus touchant que la ferveur avec laquelle on la voyait se transporter chaque soir à l'infirmerie de la Révérende Mère Marie de Saint Bernard, pour s'unir aux prières des neuvaines successives que nous venions, après les avoir faites en Communauté, recommencer auprès des chères malades, dans le but d'obtenir leur guérison.

Combien elle appréciait la grâce que Dieu lui fit pendant ses derniers mois de pouvoir assister presque chaque jour au saint Sacrifice. « Que je remercie Notre-Seigneur, disait-elle, de me laisser assez de forces pour me rendre chaque matin au Choeur, à l'heure de la Messe, aucune joie n'est plus douce à mon âme. »

La dévotion que notre chère Mère avait toujours eue au saint Rosaire s'était encore accrue depuis que le Souverain Pontife cherchait à la développer dans l'Eglise ; et, pen­dant le mois d'Octobre, ce lui était une consolation particulière de prendre part à la réci­tation du chapelet qui se fait publiquement dans notre chapelle. Cette dernière année son empressement à se rendre à ces pieux exercices parut plus grand encore que de cou­tume. Se retrouver avec la Communauté à l'heure de la prière, lui avait d'ailleurs tou­jours été si doux !

Ainsi que nous l'avons dit, ma Révérende Mère, toute occupation fatigante était deve­nue impossible à notre chère Mère Agathe ; mais l'amour du travail ne l'avait pas aban­donnée : s'utiliser, rendre service était pour elle un véritable besoin. Ce besoin qui avait fait de sa vie une existence si pleine, la portait aussitôt qu'elle sentait quelque améliora­tion dans sa santé, à demander divers ouvrages proportionnés à ses forces, se montrant heureuse de pouvoir rendre les moindres services. Elle s'y appliquait avec toute la perfec­tion qu'elle eût apportée à l'objet le plus précieux du monde, toujours fidèle à sa maxime : « Le bien c'est Dieu, faire bien c'est aller à Dieu.» Nous étions édifiées de la voir se tenir au travail avec cette extrême ardeur, et une si touchante assiduité. La pensée de sa fin prochaine n'abandonnait plus notre vénérée Mère ; sans cesse elle y faisait allusion. Une de nous lui exprimant l'espérance de la conserver longtemps encore : « Non, non, reprit-elle avec une sorte d'assurance, je vous le dis, ma vie est finie; oui, elle est finie. » Et comme on lui faisait entrevoir l'époque rapprochée où l'un de ses neveux, enfant très cher à son coeur, serait élevé au Sous-diaconat : « Oh ! je ne le verrai pas, répondit-elle, non cela n'entre pas dans les desseins de Dieu. »

Vers la fin d'Octobre ces impressions s'accentuèrent encore davantage dans son esprit par la mort de notre chère Soeur de l'Annonciation. La bonne Mère Agathe avait une par­ticulière estime pour cette âme droite et simple, qu'elle savait avoir toujours servi le Seigneur dans une grande fidélité. A l'heure suprême elle se rendit avec la Communauté près du lit d'agonie. Là, debout, elle cherchait à adoucir les dernières souffrances de la chère Doyenne, comme elle l'avait fait jadis tant de fois pour ses filles mourantes. Elle ne la quitta qu'après avoir reçu son dernier soupir. «Voilà, dit-elle en se retirant, voilà la première des trois malades qui est partie. Les deux autres vont la suivre sous peu. « Oui, toutes les trois nous partirons... »     

La fatigue qu'éprouva notre digne Mère en assistant notre chère Soeur de l'Annoncia­tion, détermina des accès de fièvre qui l'obligèrent à garder le lit pendant plusieurs jours; mais dans son extrême désir de se réunir à la Communauté, aussitôt qu'elle ressentit un peu de mieux, elle sollicita la permission de descendre à la récréation. Une de nous la trouva un jour à la porte de l'infirmerie, son petit ouvrage à la main et se dirigeant là où nos Soeurs se trouvaient assemblées : « Voulez-vous, ma bonne Mère, vous appuyer sur mon bras, lui dit celle-ci. » — « Oui, répondit-elle avec beaucoup de douceur ; je n'ai plus de fièvre ; on me permet de retourner en Communauté. » L'air heureux avec lequel ces paroles furent prononcées, indiquait avec quelle joie le coeur de la vénérée Mère se retrouvait au milieu de ses Soeurs. Parfois, sous les derniers rayons du soleil d'automne on lui procurait, grâce à sa petite voiture, le plaisir de quelques promenades au jardin. Elle aimait surtout qu'on l'arrêtât aux pieds d'une statue de la Sainte Vierge autour de laquelle la Communauté se groupe souvent pendant l'été ; et là elle saluait Marie en chantant pieusement les deux couplets traditionnels qu'elle avait appris de ses premiè­res Mères et tant de fois entonnés elle-même an milieu de sa famille religieuse :

Je vous salue, ô Marie, Et rends gloire à vos grandeurs ; Du Sauveur, Mère chérie. Et l'objet de ses faveurs, Soyez à jamais bénie. Et régnez dans tous les coeurs.

 

Daignez, Vierge débonnaire, Prendre soin de notre sort. Sur cette terre étrangère, Prêtez-nous votre support ; Et montrez-vous notre Mère, Surtout au temps de la mort.

Ces dernières paroles avaient pour celles qui les répétaient avec la bonne Mère un écho particulièrement saisissant ; car l'illusion pour nous n'était plus possible...Cette heure de la mort ne pouvait tarder à sonner pour la Mère bien-aimée qui les chantait.

Dans une de ces promenades elle demanda qu'on la conduisit au Cimetière. Elle fit arrêter sa petite voiture auprès de la tombe de la bonne Soeur de l'Annonciation. Là, les yeux baissés vers la terre, les mains jointes dans l'attitude de la prière, elle semblait faire un acte de suprême acceptation de la mort et de la destruction de son corps. La vue de cette chère Mère se soumettant ainsi à l'anéantissement du tombeau, comme hommage rendu aux décrets souverains de Dieu, était d'autant plus édifiant pour celles qui l'entou­raient, que chacune connaissait sa répulsion naturelle pour les suites de la mort.. Notre émotion redoubla en l'entendant prononcer ces mots avec le plus grand calme : « Dans quelle place me mettrez vous ? » Cette émotion, ma Révérende Mère, n'était que le pré­lude des brisements, qui se préparaient pour nous.

Le 14 Novembre, le Seigneur rappelait à Lui notre Prieure, la Révérende Mère Marie de Saint Bernard. Depuis longtemps, nous l'avons vu, la Mère Agathe prévoyait le dé­nouement des souffrances de notre digne Prieure; néanmoins elle n'en supposait pas l'heure si proche. Dès le matin du 14 la pieuse mourante se sentant beaucoup plus mal avait demandé avec instance l'Extrême-Onction. Ce fut vers sept heures du soir qu'eut lieu cette émouvante cérémonie. Afin d'éviter à la chère Mère Agathe des impressions fâcheuses, on lui en avait caché le moment. Nous lui dissimulâmes pareillement nos crain­tes pour la nuit, elles ne devaient que trop se justifier. A 11 heures, la Mère Marie de Saint Bernard rendait sa belle âme à son Créateur.

Il fallut bien, au matin du 15 annoncer la lugubre nouvelle à notre vénérée Mère. Mal­gré les précautions prises, son émotion fut extrême ; elle était atterrée. Sa physionomie se décomposa, elle ne pouvait que lever les yeux au Ciel en répétant : « Mon Dieu ! ... mon Dieu ! ... Ah ! mes Soeurs, on m'avait dit cependant que ce ne serait pas pour cette nuit.

« Mon Dieu, que votre volonté soit faite ! ...» Lorsqu'elle se fut habillée, elle voulut se rendre prés de la chère dépouille ; à l'aide d'un bras, elle franchit lentement les quelques pas qui l'en séparaient. D'un regard triste, profond, mais d'une grande douceur, elle la considéra, articulant d'une voix ferme et suppliante ces simples paroles : « Ma Mère, priez pour nous ! ... Ma Mère, priez pour nous ! ... » Puis elle rentra avec calme à son infir­merie, offrant en silence au divin Maître le sacrifice de cette fille qu'elle avait reçue en Religion et qu'elle respectait alors comme sa Prieure.

Durant les trente-six heures que la Révérende Mère Marie de Saint Bernard demeura exposée au Choeur, on voyait la vénérable Mère Agathe s'approcher religieusement de la sainte dépouille sur laquelle la mort d'instant en instant semblait imprimer le reflet du bonheur dont cette âme jouissait dans le sein de Dieu. Elle la considérait, la baisait, pa­raissait entrer en communication intime avec celle qu'elle voyait déjà rendue au port. Le jour de l'inhumation, trop faible pour suivre la Communauté au Cimetière, elle tînt du moins à assister à la cérémonie des absoutes. Le soir des obsèques, pendant la récréa­tion, nous conduisîmes nos Soeurs à l'infirmerie de la Mère Agathe. Cette bonne Mère avait besoin de se retrouver au milieu de ses filles, de s'entretenir de celle qui venait de nous quitter ; on sentait son coeur se dilater en parlant de ses hautes vertus. Elle termina par ces paroles : « Mes Soeurs, Notre Mère est au Ciel ; telle est ma conviction. » Le sentiment qu'elle exprimait ainsi était bien l'écho des nôtres.

Les émotions par lesquelles notre Mère bien-aimée venait de passer avaient été si vi­ves, que nous devions nous attendre à des conséquences funestes. A partir de cette époque, en effet, nous remarquâmes dans son état une notable aggravation. Ce furent d'abord de pénibles suffocations ; puis la fièvre reparut. Les remèdes n'obtenaient aucun bon ré­sultat, le médecin ne dissimulait pas ses inquiétudes; néanmoins, une fois encore, la véné­rée Mère descendit à la récréation où elle se montra comme toujours pleine de douceur et d'amabilité ; mais nous nous sentîmes émues en voyant l'altération de ses traits et ne pûmes nous défendre de la douloureuse conviction que nous ne la reverrions plus par­mi nous.

Le 21, fête de la Présentation, il lui fut impossible d'assister à la Sainte Messe et à la cérémonie du renouvellement des voeux. C'était la première fois depuis sa Profession qu'elle se voyait privée de cette consolation toujours si précieuse à sa piété, mais, unie de coeur à la Communauté, de son lit de souffrance elle fit monter vers Dieu, avec une particulière ferveur, cette offrande de tout son être si souvent renouvelée pendant le cours de son existence. N'était-elle pas une victime bien agréable au Souverain Maître dont la volonté l'attachait à la Croix? — En sortant du Choeur, après la rénovation des voeux, les deux dernières Professes entrèrent à son infirmerie. « Mes chères petites filles, leur dit-elle, vous êtes -vous bien données à Notre-Seigneur ? »- « Oui, ma bonne Mère, de tout notre coeur. » — « C'est bien ! ... C'est bien! ... reprit-elle toute souriante. »

Le 22, la chère malade put se lever et aller au Choeur faire la Sainte Communion ; mais pendant son action de grâces, une crise d'étouffement la saisit. Dans un état de faiblesse extrême, elle regagna avec peine son infirmerie dont elle ne devait plus sortir. Pour la dernière fois elle était allée dans ce Sanctuaire témoin des épanchements de son coeur avec l'Hôte divin du Tabernacle. Toujours calme, douce, sereine, sa force morale, son esprit de mortification, sa confiance en Dieu, son zèle pour les âmes, ne l'abandonnèrent pas un seul instant. « Quand je pense à la mort, disait-elle à une Soeur, je ne pense plus au jugement, mais au Ciel...» Remarquait-elle nos inquiétudes au moment de ses crises d'étouffements : « Ce n'est rien, nous disait-elle aimablement, ne vous en préoccupez pas ; ces accidents sont fréquents chez moi, mais ils passent. Que la Volonté de Dieu s'accomplisse ! ! »

Le jour de la fête de notre Père Saint Jean de la Croix, rappelant à notre Mère tout le travail qu'elle avait fait l'année précédente pour la célébration du centenaire de ce grand Saint, on ajoutait qu'en récompense il la crucifiait, afin de lui procurer une plus parfaite ressemblance avec Notre-Seigneur : « Oh ! ce que j'endure est bien peu de chose, répondit-elle, je suis indigne de souffrir. » Bien des fois en ses suprêmes douleurs, nous lui entendîmes redire cette héroïque parole. La veille de sa mort, un large vésicatoire lui avait été apposé ; il semblait lui causer un grand malaise : « Vous souffrez bien, ma bonne Mère, lui dit-on affectueusement. » - « Oh ! non, répondit-elle avec une douceur charmante, je ne mérite pas de souffrir, mais je ne suis pas assez mortifiée ! »

Notre chère Mère ne pouvait plus se mouvoir sans provoquer des suffocations inquié­tantes. Pour lui éviter tout mouvement, l'infirmière lui faisait prendre ses tisanes ; à un instant où elle lui présentait ainsi quelques cuillerées de bouillon, la bien-aimée malade s'écria d'une voix forte: « Mon Dieu ! mon Dieu! » Qu'avez-vous, ma bonne Mère, lui demanda une Soeur présente, — « Je crains que le bon Dieu ne me reproche ma paresse. Peut-être aurais-je la force de me servir toute seule. » — « Ma Mère, si vous ne le faites pas, c'est pour nous faire plaisir. » — « Ah ! si j'obéis, répliqua-t-elle vivement et d'un air heureux, c'est bien ! ! » Ainsi constations-nous à chaque instant combien son âme vivait dans le surnaturel.

Le Samedi 26, notre vénérée malade reçut la visite du Révérend Père Augustin qui, frappé de la sensible aggravation de son état, la confessa. On régla que le lendemain ma­tin il lui apporterait la sainte Communion, et si elle ne pouvait demeurer à jeun, elle la recevrait en Viatique; la chère Mère s'en montra toute heureuse et était si occupée de la grâce qui se préparait pour elle que, plusieurs fois pendant la nuit, elle en exprima sa joie. Cette nuit fut mauvaise ; les crises de suffocations se rapprochaient. A cinq heu­res une de ces crises plus accentuée que les autres fit juger prudent d'avancer l'heure fixée pour la cérémonie. Prévenu en toute hâte, le Révérend Père entra à six heures avec le Saint-Sacrement. A ce moment le visage de notre bien-aimée Mère prit une expression de recueillement qui nous toucha profondément. Ce fut avec toute la vivacité de sa foi ardente qu'elle répondit aux questions prescrites, par le manuel. La force avec laquelle surtout elle récita le Credo nous émut jusqu'aux larmes. Après lui avoir donné le Saint Viatique, le Révérend Père lui demanda si elle voulait qu'il lui administrât l'Extrême- Onction. « Oui, oui, mon Père, » répondit-elle avec élan, et d'elle-même elle présenta ses mains aux Onctions saintes. Cette émouvante cérémonie terminée, chacune s'appro­cha de la vénérée Mère. On était avide de recevoir sa bénédiction, de lui confier une der­nière recommandation. La chère malade accueillait chacune de ses filles avec une affec­tion touchante, traçait une croix sur son front et lui promettait de n'oublier au Ciel ni elle, ni sa famille. A plusieurs aussi, elle adressa de petites phrases significatives, répon­dant aux besoins de leurs âmes. Une Soeur lui demandant pardon de la peine qu'elle avait pu lui causer pendant sa vie religieuse : « C'est à moi, répondit-elle humblement, à vous demander pardon. » Puis cette Soeur lui parlant de ses proches, la bonne Mère, qui leur portait un grand intérêt, les nomma les uns après les autres en répétant: « Oui, oui, je prierai pour eux. » — Une autre de ses filles ne pouvant exprimer à haute voix tout ce qu'elle aurait voulu lui dire, se contenta de prononcer ce simple mot : « Ma Mère ! » elle, traçant lentement un signe de croix sur le front de la Soeur, lui répondit : « Je comprends tout, chère enfant. » Puis, levant les yeux au Ciel, elle resta quelques secondes dans cette attitude. Une de nos jeunes Soeurs n'avait pas osé, par discrétion, lui parler à ce moment; pendant la journée, elle vint près d'elle et lui dit : «O ma Mère ! vous prierez pour les miens, n'est-ce pas » — « Oui, chère enfant, et surtout pour X***, ajouta-t- elle en désignant un membre de sa famille très éloigné de Dieu ; la Mère Agathe retrou­vant alors dans son coeur ce zèle ardent que toute sa vie elle eut pour la conversion des pécheurs, s'écria avec un double accent de véhémence et de compassion : « Oh ! oui, oui ! pour lui surtout ! ! »

Sachant combien nos Soeurs eussent été heureuses de voir une fois encore la main de notre Mère bien-aimée se lever sur toute la Communauté pour la bénir ; nous nous hasar­dâmes dans le courant de ce jour à lui dire : « Je désirerais, ma bonne Mère, réunir nos Soeurs afin que vous puissiez nous adresser quelques paroles en nous donnant votre bé­nédiction. » — « Non, non, répondit-elle d'un ton accentué, rendu plus énergique encore par un geste de mépris d'elle-même, non, je n'ai plus ce droit. » Nous n'osâmes pas insister, nous savions du reste combien, par la prière et par la souffrance, cette chère Mère appelait les grâces du Ciel sur le petit troupeau qu'elle avait tant aimé.

Cependant les suffocations devenaient de plus en plus fréquentes et mettaient à chaque crise la vénérable malade en un imminent danger de mort ; nos coeurs cherchaient encore à se faire illusion, à se rattacher à des pensées d'espérance. Sous cette impression, nous dîmes à notre chère Mère que la Communauté allait commencer pour elle une neuvaine au Bienheureux Père de Montfort, dont quelques reliques venaient d'être déposées mo­mentanément en notre Monastère, ajoutant que si le serviteur de Dieu obtenait son entier rétablissement, une Soeur Tourière et un grand nombre des membres de sa famille fe­raient un pèlerinage au tombeau du Bienheureux. En entendant dresser ces plans, la chère malade laissa un sourire effleurer ses lèvres; ce sourire semblait dire: ce sont des projets dont Dieu ne veut pas la réalisation. Elle se rendait un compte exact de la mar­che du mal ; au milieu de ses souffrances, son calme était inaltérable : « Je suis dans la paix la plus profonde, dit-elle à l'une de ses filles qui la considérait avec émotion sur son lit de douleur. C'était bien, en effet, la Vierge sage dont la lampe toujours allu­mée se trouvait pleine d'huile : elle attendait en veillant la venue de l'Époux.

Du 27 au 28, à minuit, il survint un étouffement plus fort. Les Soeurs qui la gardaient se demandaient, le coeur angustié, [sic] si la dernière heure n'allait pas sonner. La chère mou­rante le croyait elle-même : « Faites venir nos Soeurs, » dit-elle d'une voix entrecoupée par la suffocation. Dans la conviction où l'on était que cette crise passerait comme tant d'autres, on se borna à prévenir l'infirmière et deux Soeurs du voile blanc reposant dans une pièce voisine. En effet, cette crise s'apaisa ; mais il en revint une autre à cinq heu­res. Les angoisses de notre bien-aimée Mère étaient extrêmes ; l'infirmière, dans sa tris­tesse de ne pouvoir lui procurer de soulagement, se tenait agenouillée près de son lit. « Ma Mère, lui dit-elle en lui prenant la main, je vais réciter mon chapelet pour demander à la Sainte Vierge de vous venir en aide, de vous soulager. » — « Merci, chère enfant, » répondit la bonne Mère, et laissant toujours sa main dans celle de l'infirmière, elle se calma, s'assoupit même un peu. .-Avant la Messe, une Soeur s'approchant et la voyant toute souriante : « Vous êtes mieux, ma chère Mère, lui dit-elle, » — « Oui je suis « mieux. » — « C'est l'Extrême-Onction qui vous a guérie. » — « Et aussi les prières de nos Soeurs, » reprit-elle affectueusement. A ce moment la portière entra : « Et nos bonnes Soeurs Tourières lui dit la malade en la voyant, comment vont-elles? Que deviennent nos deux postulantes ? » C'étaient deux jeunes personnes récemment entrées au Tour et de la vocation desquelles elle s'était occupée. Sur le témoignage qu'on lui donna de leurs bonnes dispositions. « Dieu soit béni ! reprit-elle, j'espère qu'elles rendront service à la Communauté. » Et comme la portière lui exprimait les sentiments de respectueuse recon­naissance de l'aînée des Tourières, ses regrets de ne pouvoir la voir, lui parler, lui don­ner ses soins, lui demander elle-même sa bénédiction. « Oh ! je connais son coeur, répondit la chère malade, dites-lui que je la remercie de son affection, et que je la bénis. » Puis elle ajouta : « Dites-lui encore que quand elle aura occasion d'entrer dans la clôture, elle viendra prier sur ma tombe. » Toutes ces paroles étaient prononcées avec une suavité, une douceur, un calme admirables.

Une des Soeurs qui l'avaient veillée vint, avant la Messe, s'informer de ses nouvelles. « Chère Mère, lui dit-elle, combien vous avez souffert cette nuit ! nous étions brisées de vous voir en de telles angoisses. » Et la vénérée malade, dégagée d'elle-même jusque dans les bras de la mort, répondit avec paix : « C'était peu de chose ; je suis mieux main­tenant. » Ce mieux ne devait durer qu'une heure. Nous lui dîmes à ce moment que le Saint Sacrifice allait être offert à son intention ; elle en parut profondément touchée. « Oh ! que «je vous remercie, nous répondit-elle. C'est trop de bonté, je ne le mérite pas. » Deux Soeurs demeurèrent à l'infirmerie pendant la Messe ; au moment de l'Élévation, l'une d'elles lui dit : « Ma Mère, voici la cloche qui sonne, voulez-vous vous unir à la Communauté qui adore maintenant Notre-Seigneur ? - « Oh! oui, » reprit-elle alors, joignant les mains et levant les yeux au Ciel, elle sembla toute absorbée en Dieu. Son visage avait une expression si céleste, au témoignage des Soeurs présentes, que celles-ci ne pouvaient en détacher leurs regards, et étaient elles-mêmes saisies d'un doux recueil­lement. Quelques minutes après, elles entendirent la pieuse Mère prononcer ces paroles: «On doit être à la Communion, nos Soeurs vont recevoir Notre-Seigneur ; unissons- nous à elles. » Et de nouveau elle prit une ineffable attitude d'adoration.

A neuf heures une autre crise se manifesta, plus terrible, plus prolongée que toutes les précédentes. C'était la dernière. Nos Soeurs, accourues successivement près de la chère mourante, voulaient encore se persuader que cette crise ne serait qu'accidentelle. Nous crûmes néanmoins le moment venu de faire les prières de la recommandation de l'âme. Chacune y répondait en sanglotant. La Mère Agathe, au milieu des tortures d'une asphyxie qui se précipitait, conservait sa parfaite connaissance et s'unissait aux prières, aux invo­cations que nous faisions. Tout en elle portait un admirable cachet de dignité dont nous étions frappées. On avait placé sur le lit son Crucifix, une image de Notre-Dame de Lour­des et une autre de Saint Joseph, la même qu'autrefois elle avait envoyée au Saint Évêque de Périgueux mourant, pour tenir sa place auprès de ce cher et vénéré frère. Fréquem­ment elle saisissait ces pieux objets et les baisait, invoquant à diverses reprises les noms sacrés de Jésus, Marie, Joseph. Par moments aussi on la voyait essayer de faire le signe de la Croix. Plusieurs fois nous commençâmes la belle antienne Salve Regina, que nos Soeurs poursuivaient. La chère agonisante la répétait avec une ferveur touchante qui re­doublait à ces paroles : O Clemens, O Pia, O dulcis Virgo Maria ! En les disant elle ou­vrait les mains et les rejoignait comme pour implorer plus instamment le secours de la Très-Sainte Vierge. —

A un certain moment on lui apporta le portrait du Souverain Pontife, au bas duquel se lit la copie d'une supplique qu'une personne amie avait présen­tée à sa Sainteté, au nom de la digne Mère elle-même ; cette supplique sollicitait une indulgence m articulo mortis et une bénédiction particulière en faveur de chacun des membres de la Communauté ; grâces que Léon XIII avait daigné accorder. La chère Mère arrêta un regard respectueux sur l'image du chef de l'Église et fit un signe de reconnais­sance au souvenir de la délicate bienfaitrice. A cet instant nous lui plaçâmes en main le cierge bénit, l'invitant à s'unir à la récitation du Credo faite en son nom par la Commu­nauté. Alors toute haletante elle saisit avec force ce signe de sa foi et prononça distincte­ment et d'un ton pénétré chacun des articles du Symbole. Puis, sur la proposition que nous lui fîmes de renouveler ses voeux : « Oh ! oui, oui, » dit-elle avec effusion, cherchant à ressaisir le cierge. Elle prit ensuite son crucifix, et dans toute la plénitude de sa con­naissance, dans toute sa dignité religieuse, elle répéta bas, mais mot à mot la formule de ses engagements sacrés que, toute émue, nous articulions nous-même. Lorsqu'elle l'eut achevée, elle dit d'une voix forte mais entrecoupée: « Mes Soeurs, je vous remercie de toutes vos charités ; c'est tout ce que je puis vous dire. » Des flots de larmes accueilli­rent ces paroles ; de nouveau nous lui demandâmes de bénir la Communauté, elle s'y re­fusa encore humblement, disant que cela ne lui appartenait plus. « Si ma Mère, reprîmes-nous, nous n'avons plus de Prieure ; vous êtes notre Mère à toutes. La bonne Mère « Tharsille, à son lit de mort, nous a aussi bénies; bénissez-nous à votre tour. » Alors plaçant dans la main de la chère mourante la petite statue de la Sainte Vierge portée par la Prieure, et qu'elle-même nous avait fait baiser à notre entrée en Religion, nous lui levâmes le bras, lui faisant tracer le signe de la Croix sur ses filles. Cette scène était d'une indéfinissable solennité. Chacune en voyant la mort répandre sa pâleur sur les traits de la bien-aimée agonisante, priait dans une inexprimable angoisse, attendant avec anxiété le long et douloureux soupir qui devait trancher le cours d'une si précieuse existence.

Tout à coup la vénérée Mère porta vers une des fenêtres de l'infirmerie un regard atten­tif et doux, mélangé d'étonnement et de satisfaction. Elle le promena lentement jusque vers le milieu de la chambre, comme si elle suivait la marche d'une personne. Ce mouve­ment fut si remarquable qu'une de nos Soeurs, placée près de son chevet, lui dit : « Que voyez-vous, ma Mère? » Mais elle ne répondit pas. A ce moment sa paupière s'abaissa, et quelques secondes plus lard, cette belle âme s'élançait dans le sein de son Créateur, du Dieu qu'elle avait tant aimé et servi si fidèlement, laissant sa famille religieuse dans la douleur et dans les larmes. Nous n'essaierons pas, en effet, ma Révérende Mère, de vous peindre ce qui se passa dans le fond de nos coeurs à cette heure où chacune sentait qu'elle perdait un appui, une amie, une mère, celle que le Seigneur avait rendue depuis quarante ans le ressort de notre Communauté. On était au 28 Novembre, à 10 heures et demie du matin. — Aussitôt, selon le désir exprimé depuis longtemps par notre bien-aimée Mère Agathe, presque toutes nos Soeurs s'empressèrent de faire le Chemin de la Croix. L'émo­tion sous laquelle elles étaient, laisse à deviner combien ardemment elles supplièrent Notre-Seigneur d'appliquer les mérites infinis de sa Passion à la chère défunte.

Exposée au Choeur jusqu'au Mercredi 30, sa sainte dépouille devint un objet de vénéra­tion pour les pieux fidèles venus en foule prier devant elle. Une expression de bonté, de douceur, répandue sur les traits de notre Mère, éloignait toute impression de frayeur ; et tel était, le respect religieux qu'on lui portait, la confiance qu'on avait en son interces­sion qu'une Soeur fut employée toute la journée à faire toucher à son corps les chapelets, médailles et autres objets de dévotion passés par les deux Tours.

Les obsèques eurent lieu le Mercredi, 30 Novembre, à deux heures de l'après-midi. Il semble que Dieu ait voulu récompenser le pieux attrait que cette âme fervente avait eu toute sa vie de prier pour l'Église et pour le Clergé, en permettant que ses funérailles se fissent au milieu d'un concours extraordinaire d'Ecclésiastiques. Plus de trente Prêtres Religieux et séculiers, suivirent le cercueil ; il était porté par six de nos Soeurs à ce petit Cimetière que nous devons à l'initiative de notre Mère bien-aimée. Une place spé­ciale avait été choisie au pied de la grande Croix pour recevoir la sainte dépouille. Elle y fut déposée au milieu des prières de ces nombreux ministre de l'Église et des pleurs de ses filles, pleurs mêlés delà douce espérance que celle qui nous laissait orphelines sur la terre veillait sur nous du haut du Ciel.

C'est là, à l'ombre bénie du signe sacré de notre Rédemption que reposent ces restes vénérés. La mort peut bien les dissoudre, mais nous savons qu'ils renferment les germes de la glorieuse immortalité dont ils seront revêtus au grand jour de la Résurrection et du triomphe de Jésus-Christ en ses Élus.

Sur l'humble Croix placée à la tête de la tombe, se lit, à la suite des noms de notre Mère bien-aimée, l'inscription suivante, résumé de toute sa vie : Zelo zelatus sum pro Domino Deo exercituum. — Le Tiers-Ordre, dont la chère Mère Agathe fut aussi l'ap­pui et la Mère, demanda comme une faveur de placer sur cette même croix une plaque commémorative de ses sentiments de gratitude ; il y fit graver ces mots expressifs : Très humble souvenir de profonde reconnaissance du Tiers-Ordre de Notre-Dame du Mont- Carmel à la Révérende et bien chère Mère Marie Agathe de Jésus.

Permettez-nous, ma Révérende Mère, de mentionner ici dans un sentiment de sincère gratitude, les innombrables témoignages de douloureuse sympathie envoyés de tous côtés à notre Carmel après le décès de notre Mère. Nous en conservons devant Dieu un bien doux souvenir, et spécialement des pages si fraternelles de nos chers Monastères. De nouveau nous prions nos Mères et Soeurs d'en recevoir nos plus sincères remerciements.

Ce nous serait une consolation de faire résonner ici, toutes les notes de ce concert de louanges adressé à la mémoire de notre vénérée défunte ; mais ces citations étendraient outre mesure les limites d'une circulaire déjà bien longue. Il nous semble néanmoins pouvoir reproduire quelques passages de deux lettres qui, en retraçant le vrai caractère de notre digne Mère, nous paraissent résumer toutes les autres : La première est du Révérend Père A *** Supérieur des religieux Prémontrés à une personne du monde, guidée par la Mère Agathe dans les voies de la perfection.

3 Décembre 1892.

Ma chère enfant,

...« Vous avez eu le bonheur d'aller à l'école d'une âme fortement trempée qui, comme me le disait avant-hier celles qui l'ont vue à l'oeuvre, n'avait rien de mystique dans sa dévotion. Vous devinez que je parle de la Mère Agathe. Elle cherchait droitement son Dieu, elle le cherchait avec une foi quasi translucide, sans se faire besoin de consolation. Elle le trouvait doux pour elle en tout, dans la souffrance, dans les contradictions ; sur la fin de sa vie, dans l'amoindrissement de ses forces. Sa vie était un perpétuel Fiat, fruit de sa volonté forte et de son inébranlable confiance dans l'appui de son Maître, ainsi que dans son amour. Je suis plein d'elle présentement. Je vous engage à la faire poser devant vous, pour vous fortifier dans vos bonnes résolutions. »

Voici maintenant ce qu'écrivait à la Prieure d'une de nos maisons un éminent Sulpicien, Supérieur d'un grand Séminaire, lequel avait eu avec notre vénérée Mère des relations propres, comme il le dit, à la lui faire apprécier.

Grand Séminaire d'X *** le 2 Décembre 1892.
Ma très Révérende Mère,
« La mort de la vénérable Mère Agathe de Jésus est un douloureux événement, non seulement pour le Carmel de Nantes et pour votre Saint Ordre, mais pour tous ceux qui ont eu le bonheur de connaître cette très digne fille de Sainte Thérèse.
Bien des fois, durant mon séjour à Nantes, j'ai pu apprécier dans les entretiens que j'ai eus avec elle, l'étendue des lumières surnaturelles et la plénitude de vie intérieure dont Notre-Seigneur l'avait enrichie. Elle possédait à un haut degré l'esprit du Carmel. Ame éminemment contemplative, elle puisait dans l'oraison le don de parler de Dieu et des choses de Dieu avec une élévation, une onction, une force qui faisaient qu'après l'avoir entendue, on se sentait plus pénétré de l'amour de Notre-Seigneur et du désir de se consacrer sans réserve à son divin service.
Et maintenant ce Dieu qu'elle servait et dont elle parlait si bien, elle le voit, elle le possède, elle l'aime comme le voient, le possèdent, l'aiment les élus et les anges.
Nous ne devons donc pas, tout en reconnaissant quel vide elle laisse en disparaissant de ce monde, nous attrister de sa mort; mais bien plutôt en bénir Dieu qui, après avoir fait de la Mère Agathe une religieuse accomplie, la récompense maintenant dans son Paradis. Encourageons-nous à suivre ses exemples, à vivre saintement comme elle, afin de mériter une mort aussi consolante que la sienne.
Quelqu'assurés que nous soyons du bonheur éternel de cette chère âme, nous ne devons pas pourtant négliger de prier pour elle. C'est pourquoi, fidèle à votre recommandation, j'ai invité la Communauté du Séminaire à se souvenir dans ses prières de votre très regrettée Soeur, et je continuerai, en disant la Sainte Messe, de demander pour elle à Dieu, si elle n'en jouit pas encore, le repos des Bienheureux.

En terminant cette circulaire, où notre plume inhabile n'a pu dépeindre que bien imparfaitement celle qui en est l'objet, nous nous adressons, ma Révérende Mère, le reproche d'avoir trop suivi la pente de notre coeur en nous étendant d'une manière insolite sur les doux et précieux souvenirs laissés par notre Mère bien-aimée. Pardonnez-nous notre abandon fraternel, daignez l'excuser, et ne voir que notre désir filial de faire louer les dons de Dieu en sa fidèle servante et de dilater, par là même, les heureuses influences qu'ils ont eues sur les âmes.

Quoique nous ayons la ferme confiance que notre bien chère Mère Marie Agathe de Jésus jouit déjà de la récompense promise à ceux qui ont beaucoup aimé, nous ne pou­vons oublier qu'il sera demandé un compte rigoureux aux âmes qui ont largement reçu, à celles surtout qui ont porté longtemps le lourd fardeau des responsabilités, aussi nous vous prions humblement et par grâce, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà sollicités, une Communion de votre pieuse Communauté, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, le Salve Regina, une invocation au Sacré-Coeur, à notre Père Saint Joseph, à notre Mère Sainte Thérèse, à notre Père Saint Jean de la Croix et à Saint Louis de Gonzague, objets de sa tendre dévotion.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire dans les Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante

Sr MARIE CONCEPTION THÉRÈSE DE SAINT JOSEPH,

R C I ind. Prieure.

De notre Monastère de Jésus- Médiateur et de l'Immaculée-Conception des Carmélites de Nantes, le 2 Juin 1894.

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