Carmel

2 Juillet 1897 – Besançon

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, dont les desseins sont impénétrables, mais toujours adorables et qui vient de nous imposer, au début de notre charge, un nouveau et douloureux sacrifice, en rappelant à Lui l'âme de notre chère Soeur Virginie- Marie de la Croix, âgée de 55 ans 11 mois et de religion 30 ans et 9 mois.

Cette chère Soeur naquit le 6 août 1841, et fut baptisée le jour de la fête de saint Albert, un des martyrs dont s'honore notre saint Ordre. C'est au sein des montagnes du Doubs qu'elle vint au monde, dans une de ces familles honnêtes et chrétiennes, où elle puisa de bonne heure cet esprit de foi et de dévouement qui caractérisèrent toute sa vie. Son enfance et sa jeunesse s'écoulèrent paisibles et calmes au milieu des travaux des champs, auxquels elle se livrait avec ardeur, après avoir prodigué aux siens les soins assidus que son bon coeur ne lui permettait jamais de trouver au dessus de ses forces. La propriété de ses parents étant située à une grande distance de l'église paroissiale, elle avait fort peu de rapports avec le monde, et même au sein de sa famille, son âme, qu'un Bien infiniment meilleur que les biens d'ici-bas avait toujours captivée et charmée, s'entretenait habituellement avec son Dieu au spectacle de la belle nature qui était pour elle comme le grand livre où elle lisait ses perfections infinies.

Elle se préparait ainsi à la vie contemplative du Carmel où Dieu ne tarda pas à l'appeler à la suite d'une soeur bien-aimée, qui lui survit aujourd'hui, parmi nous. Cependant, elle dut encore quelques années faire taire les désirs de son coeur, et demeurer

au sein de sa famille, où la réclamaient des devoirs impérieux et sacrés. Alors, Dieu ayant brisé ses derniers liens par la mort de sa pieuse mère, notre chère Soeur comprit que l'heure de la grâce avait sonné et ne tarda pas un seul moment à y répondre ; l'accès de l'arche sainte lui fut sans doute ménagé, comme à sa chère soeur, par les prières d'une sainte carmélite, leur grande tante, qui avait fait profession au Carmel de Besançon, peu de temps avant la Révolution de 1793. La Soeur Isabelle des Anges, quand survint l'orage s'attacha inséparablement à sa Prieure, la vénérée Mère Louise-Maurice de St Raphaël, novice à St Denis de la vénérable Mère Thérèse, de St Augustin et qui avait été envoyée à Besançon, en 1790 ; elle la suivit en prison et jusqu'en Italie où elles émigrèrent et demeurèrent jusqu'à ce que la révolution italienne vint à son tour les rejeter sur le sol français. Alors rassemblant les épaves de la communauté de St Denis, elles rétablirent le Carmel dans un local de la rue Cassini à Paris, d'où sortit plus tard la petite colonie qui devait fonderie monastère d'Autun. Notre chère Soeur aimait à rappeler ces souvenirs et c'est fortifiée par d'aussi héroïques exemples qu'elle entra dans notre monastère, le jour même de la fête de notre sainte Mère Thérèse. Bientôt sa simplicité, sa charité, qui se traduisaient par une complaisance et un dévouement infatigables lui attirèrent toutes les sympathies et la firent admettre avec joie à la prise d'habit et à la sainte profession aux époques ordinaires. Employée aux divers offices de la maison, elle sut partout, oublieuse d'elle-même, prodiguer son temps, ses forces et surtout son coeur; ce fut particulièrement à l'office des pains d'autel et à celui des alpargates qu'elle passa la plus grande partie de sa vie religieuse.

Souvent levée de grand matin, elle pouvait être encore vue le soir, après matines, s'enquérant à la porte des cellules de ce dont chacune pouvait avoir besoin; sur ce point, ma Révérende Mère, son grand esprit de charité et de mortification outrepassait parfois les limites de l'obéissance et comme ses mères prieures essayaient de le lui faire com­prendre, son dévouement était si ingénieux à se disculper que force était alors de lui lais­ser suivre les attraits de son bon coeur.

Ses rapports avec Dieu étaient empreints de la plus charmante naïveté ; elle allait à Lui simplement, comme l'enfant vers sa mère, lui confiant ses peines, ses ennuis et ses joies et s'abandonnant filialement à sa divine Providence. « Quand une foison a bien dirigé son intention vers Dieu, disait-elle, on ne doit plus s'inquiéter de rien. » Ce mot peut résumer toute sa vie intérieure et nous donner le secret de cette force qui l'aida à s'immoler et à se dépenser jusqu'au bout sans laisser jamais rien soupçonner au dehors de ses répugnances naturelles et de ses luttes intimes.

Notre chère soeur Marie de la Croix avait toujours joui d'une excellente et robuste santé qui lui permit non seulement d'observer notre sainte règle dans toute sa rigueur, mais encore d'y ajouter bon nombre d'actes de mortification et de pénitence qu'elle était ingé­nieuse à obtenir de ses mères prieures ou à soustraire à leur vigilance.

Depuis un an, ma Révérende Mère, nous nous apercevions cependant avec anxiété de l'altération de ses traits, mais elle nous affirmait qu'elle n'éprouvait rien autre chose qu'une légère fatigue sans aucune conséquence. Malgré son énergie, la nature finit pat succomber ; à un profond dégoût de toute nourriture vint se joindre une enflure considérable aux jambes ; au mois de décembre, sur l'ordre de notre bon et dévoué docteur qui nous donne en toutes circonstances des preuves de son pieux attachement à notre commu­nauté elle dut consentir à se rendre à l'infirmerie qu'elle ne devait plus quitter. Toujours courageuse et mortifiée, elle lutta longtemps contre les progrès d'un mal qui devait être sans remède ; malgré son épuisement elle trouva encore des forces, soit pour la récitation de son bréviaire qu'elle n'abandonna que peu avant sa mort, soit pour le travail manuel auquel elle se livra presque jusqu'à la fin, faisant paraître alors vraiment dans toute sa conduite la vertu qu'elle avait acquise en santé.

Au mois de mars, nous eûmes la pensée de demander sa guérison à Dieu par l'interces­sion de la vénérable Jeanne d'Arc, mais nos voeux ne furent pas exaucés ; au contraire, à partir de ce moment, sou état s'aggrava de plus en plus. Pendant la semaine sainte, notre chère Soeur, craignant d'être surprise, demanda avec instance la grâce de recevoir les derniers sacrements qui lui furent administrés au choeur par notre dévoué Père aumô­nier et confesseur.

Jusqu'à l'avant-veille de sa mort, ma Soeur Marie delà Croix put, grâce à son énergie et à des efforts inouïs, se rendre chaque matin à jeun à la grille de la communion, d'où elle revenait munie du pain des forts s'immoler lentement et comme goutte à goutte dans sa petite infirmerie aux intentions du Souverain Pontife, de l'Eglise, de la France, du clergé, de nos supérieurs, de notre Saint Ordre, de sa communauté et de sa famille, autant d'objets de sa tendre et constante sollicitude.

Il y a quelque temps, notre vénéré supérieur, Monseigneur l'Archevêque voulut bien lui apporter ses précieux encouragements et la faveur de sa paternelle béné­diction.

Mais le moment approchait où notre chère Soeur devait aller recevoir le prix de ses souffrances si patiemment endurées. Le dimanche 27 juin, la trouvant très affaiblie, nous lui proposâmes de faire entrer notre Père aumônier pour entendre sa confession et lui apporter la sainte communion, ce qu'elle accepta avec reconnaissance ; le lundi 28, cette grâce lui fut réitérée et un léger mieux parut alors se produire dans son état. Notre bon Père crut alors pouvoir s'absenter pour prêcher une retraite de quelques jours ; mais à peine était-il parti que des symptômes alarmants survinrent ; nous fîmes alors appeler notre bon et dévoué Père confesseur extraordinaire qui lui conféra la grâce de l'absolution ; le lendemain matin elle put encore avoir la suprême consolation de recevoir son Dieu, ce devait être pour la dernière fois ici-bas.

Vers midi, ses forces déclinèrent sensiblement et vers 6 heures du soir après une der­nière absolution elle entra en agonie. La communauté appelée en toute hâte pendant le réfectoire ne cessa plus d'entourer le lit de la chère patiente, récitant les prières du manuel et les alternant avec de pieuses invocations que nous ne cessâmes de réitérer et auxquelles elle s'unit presque jusqu'à la fin. Vers dix heures et demie, sa respiration se ralentit progres­sivement et vers onze heures, elle expira doucement en présence de toutes ses soeurs. Nous étions au soir de la belle fête des Apôtres saint Pierre et saint Paul, qui, nous l'espé­rons, n'auront pas tardé à l'introduire au sein des joies éternelles.

Le lendemain nous fîmes la levée du corps et conduisîmes sa dépouille mortelle au choeur où elle demeura exposée jusqu'au jeudi 1er juillet où eurent lieu ses obsèques; des membres de sa nombreuse et chère famille eurent la triste consolation do venir contempler à la grille les restes de celle qu'ils avaient si généreusement offerte au Seigneur.

Sa soeur bien aimée sut en cette circonstance nous faire admirer le triomphe des sentiments de la grâce sur ceux de la nature, elle reste parmi nous comme un souvenir vivant de cette chère soeur dont nous venons aujourd'hui, ma Révérende Mère, pleurer avec vous l'absence.

Une vie si exclusivement consacrée à la charité nous fait espérer, ma très Révérende Mère, que notre bien-aimée soeur Marie de la Croix aura reçu du souverain Rémunérateur un accueil favorable ; néanmoins comme il faut être très pur pour être admis aux noces éternelles nous vous prions très humblement de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis et des six Pater, avec quelques invocations au Sacré Coeur de Jésus, au Coeur immaculé de Marie, à notre Père St Joseph, à notre sainte mère Thérèse, et à son Ange gardien.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dite au pied de la Croix, dans l'union du divin Coeur de Jésus, ma Révérende et très Honorée Mère,

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Marie-Aimée de Jésus.

r .c. ind. prieure

De notre monastère de l'Immaculée Conception de la très Sainte Vierge, sous la pro­tection de notre Père Saint Joseph des carmélites de Besançon, ce 2 Juillet 1897.

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