Carmel

2 Janvier 1896 – Saintes

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Que l'amour de la sainte volonté de Dieu soit à jamais la force et la douceur de nos âmes C'est le regard attaché sur la Main adorable et bénie qui dispense, à son gré, l'épreuve, par miséricorde et par amour, que nous venons vous entretenir de la vertueuse vie et de la, sainte mort de notre bien-aimée et regrettée Mère Anne-Thérèse de la Croix, professe du Carmel de Bordeaux; elle avait d'âge 70 ans moins 10 jours, et de religion 52 ans.

Noua voudrions, ma Révérende Mère, pouvoir vous dire quel parfum tout céleste de foi et d humilité, de douceur et de parfaite générosité a laissé pour nous celle que le Ciel vient de nous ravir. Sa vie, riche était entièrement cachée en Dieu; malgré les nombreuses charges qu'il plut au Seigneur de lui accorder.

C'est une mère et un modèle que nous pleurons, perdant en elle un vrai type de la vie religieuse, de l'esprit de foi et de la parfaite charité.

Notre chère Mère Thérèse naquit à Bordeaux, d'une famille très honorable et chrétienne. Dès sa petite enfance, elle se fit remarquer par sa piété, sa candeur, sa docilité. Elle ne connut pas les dangers du monde. Son unique plaisir, bien jeune encore, était de prendre part à de pieuses réunions et de se retirer à l'église, entraînant avec elle son plus jeune frère, charmant enfant de 3 ans, qui l'imitait en tout, particulièrement à l'exercice du Chemin de la Croix, que notre jeune Anne aimait à faire fréquemment.

Madame sa Mère, entourée d'une nombreuse famille, put de bonne heure compter sur le concours de sa chère fille. Elle lui confia les soins à donner à ses frères et soeurs, et plus particulièrement l'éducation du plus jeune enfant de la famille. Il s'établit, dès lors, entre la soeur aînée et le petit frère un lien si fort et si puissant qu'il en coûtera des larmes bien amères de part et d'autre, au moment de la séparation.

C'est dans l'exercice de ce dévouement journalier que le Seigneur daigna faire entendre son appel. A peine cette âme délicate et tendre eût-elle senti sur elle le regard de Jésus qui fait notre élection ; à peine eût-elle entrevu l'heure sacrée et solennelle du sacrifice, que, sans la moindre hésitation, elle brisa les liens les plus chers et s'offrit à Dieu sans retard, sans réserve, comme sans retour...

La grandeur du sacrifice, loin de l'effrayer, le lui fit aimer et, n'écoutant aucune des légitimés réclamations de la nature, à 18 ans, la jeune Anne se présentait à nos vénérées Mères de Bordeaux, qui l'accueillirent avec joie.

La jeune postulante se montra de suite d'une parfaite fidélité dans l'obéissance, 1'esprit de foi, qu'elle possédait à un haut degré, et le dévouement à sa chère Communauté. Elle ne fut pas néanmoins sans avoir à souffrir; elle aimait a égayer nos récréations de plusieurs petites aventures qui lui arrivèrent alors et qui avaient le secret de nous édifier et d'encourager nos chères novices.

Après les épreuves ordinaires, un peu prolongées par les circonstances, la zélée postulante reçut le saint Habit et fut admise à la sainte Profession par notre vénérée Mère Catherine, de sainte mémoire, qui venait d'être appelée au cher Carmel de Bordeaux.

L'oeil pénétrant de cette chère Mère ne tarda pas à reconnaître et à apprécier les vertus religieuses et les précieuses qualités de la jeune professe; aussi, lorsque, à la demande de Monseigneur l'Evêque de La Rochelle, elle dut se rendre à Saintes pour y fonder ce Carmel, ma Soeur Thérèse fut-elle choisie pour accompagner la vénérée fondatrice en qualité de Sous-Prieure. 

Soeur Thérèse sut s'acquitter de cette charge de telle sorte, que la volonté du Bon Dieu la fit choisir par la Communauté pour succéder à notre vénérée Mère fondatrice dans la charge de Prieure. Jeune encore, elle se trouva donc placée à la tête de ses Soeurs. Elle remplit les nouveaux et importants devoirs de sa charge avec simplicité, faisant toujours paraître, avec une vraie sagesse, une grande bonté, beaucoup de douceur et de dévouement. Elle possédait vraiment le coeur de toutes ses filles, qui aiment encore à exalter sa vertu et à redire le bonheur que goûtèrent leurs âmes sous sa maternelle direction.

Mais, ma Révérende Mère, les desseins de la divine Providence sont pleins de mystère ; avant que la bonne Mère Thérèse eût achevé son second triennat, le Bon Dieu l'appelait à gouverner le cher Carmel de La Rochelle. Nos vénérées Mères n'ont qu'une voix pour rendre hommage à la vertu et au dévouement de celle qui fut leur Mère pendant six années.

Son second triennat terminé au Carmel de La Rochelle, la Mère Thérèse fut rappelée au Carmel de Bordeaux, en qualité de Sous-Prieure.

Toujours, ma Révérende Mère, la droiture de son intention, la pureté de sa foi et la simplicité de ses actes, furent le caractère distinctif de cette âme aimée du Bon Dieu; aussi fût-ce avec la même simplicité de coeur que, après dix années passées au cher Carmel de Bordeaux, la vénérée Mère Thérèse revint gouverner notre petit Carmel de Saintes, où la rappelaient les élections de 1872, et ce fut encore avec le même abandon que, ses deux triennats terminés, elle reprit sa vie d'obéissance et de foi envers ses Mères Prieures.

La formation des novices fut alors confiée à son zèle. Elle ne négligea rien, ma Révérende Mère, pour inculquer à ces jeunes plantes les vrais principes qui font les âmes fortes et généreuses. Elle entourait petit troupeau d'une tendresse vraiment maternelle, mais ferme et énergique. Elle les voulait avant tout perdues dans leur Mère Prieure, leur apprenant à toujours voir Dieu en elle et ne supportant jamais l'ombre d'une réserve sur ce point.

Le Divin Maître, cependant, ne tarda pas à se montrer jaloux d'achever le perfectionnement de cette âme toute de fidélité et d'amour, en commençant sur elle son oeuvre de dépouillement et de mort, lui enlevant peu à peu ce qui lui était le plus cher et la séparant de son cher noviciat.

Depuis quelques années déjà, notre bonne Mère Thérèse était atteinte d'une maladie des yeux qui, en s'accentuant toujours davantage, ne lui permettait plus la surveillance du petit troupeau confié à ses soins.

Avec quelle simplicité et quel abandon la chère Mère fit-elle ce sacrifice, le plus sensible qui pût lui être imposé... Elle demeura, par le coeur, la Mère de ses chères Novices, mais jamais une parole ne trahit sa touchante sollicitude qu'elle ne confiait plus qu'à Dieu dans une incessante prière.

Dans nos jours de licence, elle se montrait heureuse de pouvoir se renouveler, disait-elle, avec ses Soeurs, dans cet esprit de foi, d'union et de parfaite charité qui, par la grâce de Notre-Seigneur, est le cachet de notre humble Carmel.

Malgré son infirmité, la chère Mère Thérèse venait régulièrement en Communauté. Une des premières arrivées à l'Oraison du matin et à tous nos saints exercices, à l'exception des Matines, dont elle était dispensée, elle édifiait par sa parfaite régularité.

Son heureuse mémoire lui permettait de prêter le concours de sa voix au chant et à la psalmodie de l'Office Divin.

Mais, nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, Dieu avait sur cette chère âme des droits qu'il n'entendait pas prendre à demi. A l'infirmité des yeux, vint s'ajouter une sorte de rhumatisme général aigu, qui, en torturant les membres de la chère malade, affligeait son esprit et son coeur, la privant de la vie de la Communauté qu'elle aimait et appréciait au-delà de tout ce que nous pourrions exprimer.

Pendant quelques mois encore, il nous fut cependant possible de transporter notre vénérée malade à nos récréations, et régulièrement, à la grille de l'infirmerie, pour y recevoir le Pain des Anges, dont elle devenait chaque jour plus affamée.

Nous conservions dans nos coeurs l'espérance d'une guérison, sinon complète, du moins relative. Nous sollicitions et attendions cette grâce avec une impatience toute filiale, afin de célébrer les noces d'or de notre bien-aimée doyenne. Nos prières ne furent pas exaucées : le Bon Dieu avait d'autres vues    Le mal

augmentait insensiblement, et deux années s'écoulèrent ainsi, pendant lesquelles le Divin Maître, la faisait pénétrer toujours plus profondément dans ce précieux néant où se commencent et s'achèvent toutes ses oeuvres.

La chère Mère entrait toujours plus parfaitement dans un abandon sans réserve, répandant autour d'elle un parfum de sainteté, fruit de son intime union à Notre-Seigneur, au Très Saint Sacrement et à la Croix... Son âme n'était plus qu'une prière, et sa vie une immolation. Son profond recueillement, son air pénétré et ses fréquentes oraisons jaculatoires attestaient les sentiments de son coeur.

Tant afin de rendre de vrai et fidèle amour devait être récompensé par une surabondance de croix et de souffrances, la ressemblance plus parfaite, et l'union plus intime à l'adorable Victime. La Mère était paisible et souriante sur sa croix, dont Dieu seul a connu toutes les rigueurs. Elle n'avait qu une crainte pleine d'amour : manquer le moindre détail des adorables desseins de Dieu sur elle. Elle fût véritablement crucifiée avec Notre Seigneur Jésus.

Une enflure considérable et des plaies profondes lui causaient d'indicibles douleurs, son pauvre corps ne lui permettait plus de faire aucun mouvement autre que ceux des bras. La souffrance ne lui laissait plus un moment de repos ; néanmoins, jamais une plainte ne se rencontra sur ses lèvres toujours le sourire et presque le mot joyeux venaient édifier ses dévouées infirmières et celles qui  approchaient; quand la douleur, se faisant plus intense, devenait intolérable, la chère Mère armée d'une croix dans chaque main, levait les bras au ciel et s'écriait : « Bonne Croix, je t'aime ! Demeure avec moi!  Soyez là Jésus, ma force et mon soutien... Je ne puis rien sans vous... Je vous bénis pour toutes mes souffrances... O Croix précieuse !... Allons, mon âme, prends courage encore un peu de temps Venez, venez, Seigneur Jésus, il est temps... » Et puis, se reprenant, elle ajoutait : « Que ce soit votre volonté qui se fasse et non pas la mienne. »

Un mois environ s'écoula dans cette immolation violente, la douce victime expiait visiblement les crimes du monde, en union à notre Divin Rédempteur... Elle était touchante d'oubli d'elle-même d'inaltérable patience... Quelle vertu elle fit alors paraître... Tout occupée de la sainte Église des âmes de sa chère Communauté, très particulièrement de sa Mère Prieure, à laquelle elle ne croyait avoir jamais assez témoigné de respect, d'amour, de profonde gratitude...

Que de fois elle nous promit son concours lorsqu'elle serait près de Jésus... Le verset du psalmiste revenait sans cesse sur ses lèvres : « Vous ne rejetterez pas un contrit et humilié.

Elle nous demandait de lui renouveler souvent cette parole de l'âme pénitente, quand ses lèvres se refuseraient à la prononcer.

Notre vénérée Mère Thérèse de la Croix fut entourée pendant sa longue maladie, et particulièrement pendant les dernières semaines, de tous les secours les plus précieux de notre sainte Religion.

Cependant, le Coeur de notre divin Maître avait résolu de donner aux nôtres, et particulièrement à celui de la chère mourante, une immense consolation. Ni elle, ni nous-même n'avions perdu de vue ses noces d'or... Elle semblait désirer cette grâce de renouvellement complet avant de remettre son âme aux mains de son créateur...

Jésus voulait lui réserver de commencer ici-bas ses noces éternelles... _ Le lendemain du jour où le sacrement des mourants avait été administré à notre sainte malade, son infirmerie fut transformée en un rentable bosquet... Son lit de douleur, paré de fleurs et de branchages laissait apercevoir, à côté du Crucifix, le cher visage de la mourante couronné de l'emblème virginal et rayonnant d un bonheur tout divin... A côté d'elle était placé son cierge enguirlandé et allumé.

Tout le parcours conduisant à l'infirmerie était jonché de fleurs et paré comme pour les plus grandes fêtes. Quelle fête ! ma Révérende Mère ! et comment vous peindre l'émotion profonde de nos âmes et la paix inaltérable de la vénérée Jubilaire.     

. Au moment où le Ministre du Dieu d'amour pénétra dans l'infirmerie, portant entre ses mains le Pain des Anges la Nourriture des Vierges, nous l'accueillîmes par le chant du beau cantique : « Jésus, mon coeur attend ». La chère Jubilaire renouvela alors entre nos mains, et d'une voix vibrante, les Voeux sacrés faits au Dieu de sa jeunesse.    '

Le Ministre de Jésus lui adressa une touchante allocution sur ces noces d'or commencées dans l'exil. Notre chère Mère reçut alors le Viatique du voyageur, l'Ami et la force de ses jours douloureux, Celui qui ne fait jamais défaut à l'âme fidèle...           

Pendant son action de grâces, nous chantâmes des cantiques de circonstance, puis chacune s'approcha de ce lit transformé en véritable trône de Jésus et de son épouse, lui confia ses commissions pour le Ciel et reçut d elle un mot de foi et d ardente chanté,.. La Communauté se retira alors, laissant la vénérée Mère toute rayonnante d un bonheur céleste qui semblait avoir suspendu pour un moment le cours de ses pénibles

Ce fut véritablement un jour de grandes grâces pour notre petite famille tout entière, ma Révérende Mère...

Mais qui pourrait raconter celles dont furent témoins les Anges du Bon Dieu dans l'âme de notre chère Mère Thérèse...

Cette journée fut cependant pour elle le prélude d'un travail plus laborieux encore, qui, cette fois, devait donner l'achèvement à la couronne que l'Epoux Divin avait résolu de poser sur son front pour l'éternité.

Notre chère Mère demeura encore quinze jours au milieu de nous... L'ascension de son âme était visible; elle s'élevait toujours, à mesure que la destruction du corps s'achevait lentement et péniblement. Notre bon père Confesseur vint la visiter plusieurs fois et Monsieur notre dévoué Aumônier lui prodigua jusqu'au dernier moment les soins empressés de son ministère.

Pendant une absence obligée de quelques jours, il fut remplacé près de la chère mourante par un saint et zélé missionnaire. Rien ne manqua à notre chère Mère du côté de la grâce ; nous croyons pouvoir ajouter qu'elle-même ne manqua pas à cette grâce divine qui lui fut donnée surabondamment.

Les prières du Manuel, lui furent renouvelées plusieurs fois; la grâce de la sainte absolution l'accompagna jusqu'à sa dernière heure ; Jésus semblait jaloux de toujours mieux embellir et parer son Épouse fidèle... Enfin le 10 décembre, jour de la Translation de la Sainte Maison du Verbe Incarné, l'âme de notre chère Mère prit doucement son essor vers son Créateur... Il était une heure de l'après-midi.

Les obsèques de notre chère Mère furent aussi solennelles que possible ; le clergé de la ville, présidé par M. l'Archiprêtre de la Basilique de Saint-Pierre, conduisit le corps au petit cimetière que nous possédons dans notre enclos. C'est pour nos coeurs une réelle consolation de garder au milieu de nous celle qui fut, après Notre Vénérée Mère fondatrice, l'instrument du Bon Dieu pour la fondation de cet humble Carmel.

Malgré la vie si édifiante de notre bonne Mère Thérèse de la Croix, veuillez, Ma Révérende Mère, lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre, car nul ne connaît les secrets jugements de Celui qui voit des taches dans les Anges eux-mêmes; par grâce une Communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis, des invocations à la Face Adorable de N.-S. à Marie Immaculée, à Notre Père Saint-Joseph, à notre Mère Sainte-Thérèse, à Sainte-Anne.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire,

Votre très humble servante

Ma Révérende et Chère Mère,

Soeur Marie de Jésus Hostie,

R. C. i.

De notre monastère de la Réparation, de Marie Immaculée et de notre Père Saint-Joseph des Carmélites de Saintes.

 

Le 2 Janvier 1896

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