Carmel

2 Février 1896 – Agen

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Le Saint nom de Jésus soit toujours adoré et béni !

C'est au jour où nous solennisions la fête de ce nom sacré que Dieu, dans ses desseins miséricordieux et pleins d'amour, a daigné visiter notre Carmel de la manière la plus douloureuse et la plus inattendue, en enlevant à notre religieuse affection, notre chère et bien-aimée soeur Thérèse Joseph du Saint Coeur de Marie, professe de choeur. Elle était âgée de 59 ans dont elle avait passé 35 dans la vie religieuse.

Appartenant à une famille honorable et très chrétienne, notre bonne soeur reçut les principes les plus purs de notre sainte religion. Son enfance et sa jeunesse s'écoulèrent à Gaillac (Tarn); elle fut élevée dans cette ville et y fit sa première communion. Sous l'habile direction de M. l'Archiprêtre, sa piété fit de rapides progrès. Se détachant peu à peu du monde, elle en comprit bientôt le vide ; Dieu fit entendre sa voix au fond de son âme, et elle répondit fidèlement à l'appel de la grâce, se séparant généreusement de sa bien-aimée soeur, avec laquelle elle était si unie !

Son père, chrétien fervent et généreux, n'hésita pas à accompagner lui-même sa fille aînée au Carmel, où elle fit son entrée le 18 juin 1860.

La jeune postulante savait que franchir la porte du monastère n'était pas dire un éternel adieu à sa nature vive et à une volonté qu'il avait, été difficile d'assou­plir, mais que l'une et l'autre entraient avec elle dans l'enceinte sacrée, où elle devait les immoler comme un holocauste au Seigneur. Elle ne s'étonna donc pas de se retrouver bientôt dans la lice.... En effet, de rudes assauts devinrent son partage, particulièrement aux premiers jours de son postulat.

Les exigences de la vie cloîtrée allaient se montrer nombreuses et parfois effrayantes, les difficultés insurmontables, le joug de l'assujettissement lourd et captivant.... Entrée dans une voie qui lui paraissait toute hérissée d'épines, que fera notre jeune postulante? Assurément elle n'aura pas toujours la victoire!           

Elle résistera.... elle se débattra... elle s'opposera même aux vouloirs de Dieu ! On la verra se cabrer avec opiniâtreté en face d'un acte d'humilité, devant un sacrifice que la sainte Règle ou l'inspiration de la grâce lui demandera.... Qu'importe? Mal­gré ses défaites, la chère enfant ne se découragera pas. Elle sera du moins fidèle à sa vocation ; et loin de retourner en arrière, elle refusera de sortir du monastère, pour un acte momentané de dévouement que lui demande sa bien-aimée famille.

Oui, en ce moment notre bonne soeur resta forte et courageuse. Cette fermeté lui valut la grâce de la persévérance dans les combats qu'elle eut à soutenir toute sa vie.

Ne voulant pas abandonner sa sainte entreprise, elle suivait en cela les pre­miers conseils que lui avait donnés par écrit, avant de la connaître, notre vénérée Mère Catherine, Prieure alors dans une de ses fondations:

"Jésus.
Ma chère enfant, vos petits billets me font bien plaisir, je vois vos combats; et bientôt je verrai vos victoires, n'est-ce pas, ma fille? Courage! ne vous déconcertez pas, allez toujours en avant; ne vous amusez pas à regarder les difficultés, mais considérez notre bon Sauveur qui, le premier, nous a tracé de
son sang le chemin de la perfection. Marchons à sa suite, ma chère enfant, il est là pour nous aider. Sans lui, hélas! que pourrions-nous? Rien... absolument rien ! Ne vous épouvantez pas de vos faiblesses, elles sont nécessaires pour vous convaincre de votre impuissance à tout bien. Laissez faire Dieu, ma fille, ne gênez pas son action ; il vous aime, ce Dieu d'amour; aimez-le vous aussi, aimez le beaucoup !   
J'ai la confiance que Dieu vous veut Carmélite, mais Carmélite fervente, généreuse. Ne vous effrayez pas des difficultés ; plus vous en trouverez, plus vous donnerez à Dieu..."

Ces lignes, nous ne pouvons en douter, furent un grand encouragement pour notre jeune soeur. L'assentiment d'une Mère si vénérée, si expérimentée dans les voies intérieures, dans la conduite des âmes, fut d un grand poids à nos anciens Supérieurs pour l'admission de cette chère enfant ; car ils aimaient à chercher lumière, appui, assurance en celle qui, devenue fondatrice de plusieurs monastères, demeurait par le coeur la Mère de tous ses Carmels.

La jeune postulante fut donc admise sans aucun retard à la prise d'habit ; et après les épreuves plus longues et plus sérieuses de l'année de probation, elle eut le bonheur de prononcer ses saints voeux entre les mains notre vénérée Mère Cathe­rine, à laquelle elle voua toute sa vie l'affection la plus tendre.

Cette affection, ce respect, elle les témoigna toujours à ceux qui lui tenaient ici-bas la place de Dieu. La bonté dominait en elle, ce qui avait inspiré à un de nos anciens Supérieurs ces paroles aimables et toutes paternelles : Ma Soeur du Saint-Coeur de Marie n'a pas seulement un coeur, mais cinquante coeurs ! Cependant son esprit de foi l'empêchait de,s'arrêter à la créature ; et sa fidélité la faisait remonter jusqu'à la douce et sainte autorité de Dieu. Alors mille prévenan­ces et attentions délicates, envers sa Mère Prieure, trahissaient sa sollicitude de chaque instant.

Son humilité vraie et sincère prouvait qu'elle n'avait pas perdu de vue les combats de sa jeunesse, les défaillances de son postulat, les misères auxquelles nous nous trouvons tous sujets chaque jour. C'est pourquoi notre bien-aimée soeur avait de très bas sentiments d'elle-même nous en avons eu souvent le témoi­gnage par son étonnement quand on avait pour elle quelque égard, quand on la chargeait de quelque occupation, ou d'un office de confiance.

Adroite et intelligente, il lui fut facile de se rendre très utile à la Communauté et même de remplir diverses charges importantes.

Elle fut d'abord d'un grand secours à ses Mères Prieures, en qualité de secré­taire. Elle aida beaucoup notre vénérée Mère Catherine pour sa correspondance ; toutes ses chères fondations n'ont qu'une voix pour exprimer leur reconnaissance à notre bonne Soeur du Saint-Coeur de Marie, si charitable à leur égard !

L'office de première portière lui fut confié à diverses reprises, ainsi que l'office des reliques ; elle fut ensuite élue première dépositaire. Assidue au travail, elle ne perdait pas un instant. On remarqua en elle une grande exactitude à tenir ses comptes en ordre et à veiller fidèlement à ses obligations de dépositaire ; ce qui ne l'empêchait pas de trouver encore du temps pour la confection des scapulaires, assez importante chez nous, et pour faire un grand nombre de petites crèches, servant à entretenir la piété des prêtres et des fidèles. — O Saint Enfant Jésus, je vous couche toujours sur la paille, disait-elle souvent, où donc me mettrez- vous un jour?... On ne la voyait jamais satisfaite de ses ouvrages manuels, ce n'était jamais assez bien réussi ; et nous pouvons affirmer cependant que nous y trouvions toujours une délicatesse, un soin et un goût parfaits.

Nous vous avons dit, ma Révérende Mère, quel -était le caractère de cette âme au début de sa carrière, opiniâtre dans sa volonté, dans ses résistances ; mais c'était aussi une âme droite et franche, aimant Dieu sincèrement : la grâce triom­pha et la victoire fut complète.

Nous en avons des preuves convaincantes dans les écrits, tracés de la main de notre bien-aimée Soeur, et trouvés après sa mort dans sa cellule ; ils sont le garant du travail sérieux auquel elle se livrait sous le regard de son céleste Époux. Nous en transcrivons ici quelques-uns :

Deux sentiments intimes font du bien à mon âme : anéantissement de tout moi-même en présence de Dieu... puis amour... Lorsque, à l'oraison, je me livre à ces deux sentiments, j'éprouve une vraie joie.

Fidélité aux petites choses. Le bon Dieu me fait comprendre qu'on peut faire beaucoup pour sa gloire, par cette fidélité.

Je marcherai en présence de Dieu dans ces trois vues : Jésus en moi... Jésus au Tabernacle... Jésus s'immolant chaque jour.

J'abandonne à Notre Seigneur mon âme et tout mon être pour le temps et pour l'éternité ; qu'il tasse de moi ce qu'il voudra ! Quant à moi, je veux travailler à sa gloire et m'occuper de ses intérêts ; les miens sont son affaire, je les remets entre ses mains et dans son Coeur d'Époux.

Nous avons trouvé également un billet écrit de sa main, adressé sous forme de prière, à notre chère et regrettée Mère Catherine :

Ma Mère vénérée, obtenez-moi votre grand amour de Dieu, votre don d'oraison, le détachement de toute créature et de moi-même ; vous savez que ce sont vos dernières volontés sur mon âme: Etre aveugle, sourde, muette... me laisser absorber par Dieu. Obtenez-moi une bonne mort pour moi et pour ceux qui me sont chers ; que je vive et meure dans le coeur de mes Supérieurs ; que je console notre Mère toujours ; et que Dieu conserve longtemps nos bons Pères.

Cette bonne mort qu'elle a souvent demandée à Dieu, ma Révérende Mère, devait être pour elle inattendue. Ayant une grande frayeur de la mort, Dieu voulait lui épargner les angoisses de la dernière heure. Mais elle s'était préparée à ce dernier passage, il y a trois ans, de la manière la plus sérieuse, dans une maladie qui la conduisit aux portes du tombeau. Le moment du Seigneur n'était pas encore arrivé. Durant son séjour à l'infirmerie, elle donna de grands sujets d'édification à notre si bonne et si dévouée infirmière, et consola beaucoup la vénérée Mère qui nous a précédée dans la charge. Notre bon Père confesseur lui-même était dans l'admira­tion de voir avec quelle perfection notre bien-aimée soeur portait son étal de souf­france, ce qui lui fit,dire cette parole profonde: Notre Seigneur a touché cette âme ! Elle se trouvait, en effet, dans une atmosphère de joie toute céleste et dans un abandon parfait, offrant à Dieu avec bonheur le sacrifice de sa vie, pratiquant l'obéissance, l'esprit de mort et toutes les vertus de notre sainte vocation.

Ce fut pour nos coeurs une douce consolation de voir notre bonne Soeur du Saint Coeur de Marie revenir à la santé ; elle s'occupa encore de divers offices, mais elle resta sujette à une toux opiniâtre qui l'incommodait beaucoup. Très dure à l'égard de son corps, elle le traitait sans ménagements. Elle acceptait cependant, par obéissance, les soins nécessaires à son état, ce qui ne l'empêchait pas de de­mander souvent la faveur de reprendre l'austérité de notre sainte Règle. Un des jours qui précédèrent sa mort, elle vint même nous demander d'être dispensée de tout soulagement, ce qui assurément ne lui fut pas accordé.

Dimanche, 19 janvier, fête du Saint nom de Jésus, jour de sa mort, elle as­sista aux petites Heures et à la sainte messe, où elle eut le bonheur de communier. Quelques instants après, elle se trouva très souffrante, et après lui avoir donné nos soins à l'infirmerie, elle s'évanouit. Elle revint si parfaitement à elle-même que personne ne pouvait se douter d'un dénouement si prompt. Monsieur notre docteur, si vigilant et si consciencieux dans les soins qu'il donne à ses malades, aux nôtres particulièrement, après avoir vu notre chère soeur, nous tranquillisa beaucoup, es­pérant que cet accident n'aurait aucune suite fâcheuse.

Avant l'heure du chapitre, nous crûmes prudent cependant de faire coucher notre bien-aimée fille. Par obéissance, elle se rendit à nos désirs, et une demi- heure plus tard, elle s'envolait vers la Patrie !... Il y eut cela de remarquable, qu'en ôtant ses vêtements et avec sa gaieté ordinaire, elle fit cotte prière de Madame Eli­sabeth : Seigneur, que m'arrivera-t-il aujourd'hui?... Je n'en sais rien... Elle la récita tout entière. Nous lui donnâmes l'assurance que nous reviendrions auprès d'elle après le Chapitre. Hélas ! avant la fin de notre réunion, on nous appela en toute hâte ; nous arrivâmes, avec toute la Communauté, juste à temps pour rece­voir son dernier soupir.

Notre bon Père confesseur, ne pouvant être averti assez tôt, il ne fut pas pos­sible de recourir à son saint ministère. Notre-Seigneur voulut nous faire sentir, dans toute son amertume, la douleur profonde de voir notre soeur bien-aimée pri­vée de la grâce des derniers sacrements... 

Quelle douce consolation pour nous, ma Révérende Mère, de penser qu'elle avait communié le matin ! Par cette inappréciable prévenance' de son Dieu, notre chère fille recevait la récompense de son tendre amour envers Notre-Seigneur dans le Très Saint-Sacrement. Oui, elle avait reçu son doux Viatique, à l'aurore de son dernier jour ici-bas, afin d'être admise sans retard aux noces éternelles...

Bien que nous ayons cette espérance, ma Révérende Mère, nous vous prions d'ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du chemin de la Croix et des six Pater, quelques invocations au Sacré-Coeur de Jésus, au Coeur Im­maculé de Marie, à notre Père Saint-Joseph et à notre Mère Sainte-Thérèse. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre très humble soeur et servante,

Soeur MARIE-THÉRÈSE DE JÉSUS-HOSTIE, Rse Ce ind.

 

De notre Monastère de la Sainte-Trinité, de Notre-Dame du Mont-Carmel et de notre Mère sainte Thérèse des Carmélites d'Agen, ce 2 Février 1896.

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