Carmel

2 Février 1895 – Agen

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vient de retirer des misères de cet exil notre bien chère Soeur Anne Stéphanie Aimée de Jésus, professe de choeur de notre monastère, âgée de 72 ans et demi dont elle avait passé 52 en religion.

Native de Tonneins, ville de notre diocèse, elle appartenait à une famille honorable et chrétienne qui la fit élever à Saint-Denis où son éducation fut des plus soignées. L'amour du monde et des plaisirs domina bientôt dans son jeune coeur tous les autres sentiments. Extraordinairement favorisée du côté de la nature, elle faisait l'admiration de tous ceux qui la voyaient. Elle se livrait à cet attrait de la vanité, se laissant séduire par ses charmes, et marchait déjà dans cette voie spacieuse que lui offrait un monde trompeur, lorsque Dieu arrêta ses plans et brisa ses chaînes.

Notre Seigneur qui est riche en miséricordes, voulant conduire cette âme dans les sentiers du plus parfait, déprit son coeur et ses regards des objets terrestres pour les fixer plus haut, vers les sommets du Carmel. Il lui fallait, une expression claire et manifeste de la volonté de Dieu pour se détourner ainsi des attraits si séduisants de la nature. Notre bonne Soeur, tout en voilant son secret, nous a fait comprendre que l'action mystérieuse de la Sainte Vierge avait opéré en elle ce grand prodige. Aussi l'amour et la reconnaissance envers cette tendre Mère du Ciel furent toute sa vie un devoir des plus doux à son âme.

La puissance de la grâce qui ne souffre aucun délai, l'obligea bientôt à prendre le chemin du Carmel. L'étonnement fut général... Elle entra dans notre monastère avant sa majorité et contre le gré de ses parents, afin d'obéir à son Dieu et de se livrer à tous les desseins de sa volonté adorable. Notre vénérée Mère Catherine, de si douce et sainte mémoire, alors Prieure de notre monastère, lui ouvrit les portes de l'arche sainte ; elle l'accueillit avec cette bonté toute maternelle qui la caractéri­sait, et lui donna le nom de Soeur Aimée de Jésus, comme souvenir perpétuel de l'amour de prédilection que Notre Soigneur témoignait à cette âme.

La jeune postulante était arrivée au port du salut. Elle jouit en paix de son nouveau bonheur pendant les six mois de son postulat, et fut revêtue solennelle­ment du saint habit le 8 Septembre 1842, fête de la Nativité de la Sainte Vierge. En ce même jour, l'heureuse fiancée de Jésus fut l'objet d'une double cérémonie, car elle reçut, dans notre chapelle, des mains de notre saint Evêque et Père, Mon­seigneur de Vesins, le Sacrement de Confirmation.

Cette belle journée, si remplie de grâces, fut pour notre bonne Soeur l'objet d'un bien doux souvenir. Mais hélas! elle fut suivie bientôt d'une rude épreuve. Le mécontentement de son père était à son comble ; il arriva, le 4 novembre, à la porte de notre monastère, demanda à voir sa fille, et l'obligea de sortir avec une impitoyable rigueur. Quelle, douleur pour la jeune novice de quitter le saint habit et de déposer les livrées du Carmel ! Hors de la clôture, elle résista avec courage, ne voulant pas faire un pas pour suivre son père qui la traîna sans pitié jusqu'à la voiture.

Arrivée chez elle, ma Soeur Aimée de Jésus garda un morne et profond silence, et persévéra ainsi durant les neuf mois qu'elle eut à y rester. On l'entourait avec affection... on l'interrogeait... Silence ! Toujours silence !... Elle refusait également de prendre part au repas de famille, et laissait croire à tout le monde qu'elle se privait de nourriture ; mais elle se dérobait ensuite aux regards de ses parents pour prendre ce qui était nécessaire au soutien de sa santé. Lorsqu'on avait projeté quel­que partie de plaisir, elle se cachait avec soin, afin que personne ne pût l'obliger à se produire. Autant autrefois avait-elle cherché à plaire, autant alors s'étudiait-elle. à déplaire. Elle tâchait enfin de se rendre maussade, dans le but d'obtenir plus tôt sa délivrance ; mais son père fut inflexible et ne lui donna point son consentement.

Parvenue au terme de ses voeux, elle attendit l'heure précise de sa majorité, et au coup de la pendule qui lui donnait sa liberté, elle partit sans le moindre retard et sans faire d'adieux à sa famille.

D'après une telle conduite, il était facile de juger la future carmélite : une volonté si ferme, si énergique devait être capable de grands sacrifices et de grandes souffrances. Notre chère Soeur, en effet, a été visitée par de très douloureuses croix, car elle a passé les dix dernières années de sa vie dans la cécité, avec plu­sieurs autres infirmités bien crucifiantes.

Parmi toutes les épreuves dont sa vie a été semée, ma Révérende Mère, la plus crucifiante a été celle de la cécité. Pour accepter généreusement cette pénible situation, elle a dû faire appel à toute sa foi et à son amour pour Dieu. Etre privée de la récitation du saint Office., ne pouvoir se rendre utile à la Communauté... enfin ne plus voir sa chère et bien-aimée Mère Catherine furent pour elle d'im­menses douleurs ! Il était aisé de le comprendre ; et notre Mère qui savait si bien soutenir en toutes circonstances et aider à porter la croix, fortifiait et consolait sou­vent l'âme de sa chère fille, très unie à la sienne. Dans ses directions particulièrement et dans les réunions du Chapitre, notre bonne Soeur se trouvait réconfortée par une de ses paroles qui semblaient lui venir du Ciel.

Durant la plus grande partie de sa vie religieuse, la crainte des Jugements de Dieu a été une épreuve très pénible pour son âme. Cette souffrance était une per­mission divine, une action purifiante, qui en même temps augmentait ses mérites. Notre vénérée Mère Catherine, en qui elle avait une si grande confiance, la tran­quillisa et lui assura que cette crainte était une tentation ; nous en avons trouvé la mémoire dans les papiers de notre chère Soeur, et ce souvenir resta dans son coeur une date bénie.

Pour nous édifier ensemble, ma Révérende Mère, à l'aspect de cette beauté de l'union des âmes en Dieu, nous vous rapporterons ces quelques paroles que notre Mère bien-aimée lui disait, après une journée des plus pénibles : « J'ai compris » que vous étiez dans la souffrance aujourd'hui, ma fille, j'étais partie pour vous consoler ; mais lorsque, me dirigeant vers votre cellule, le bon Dieu ma fait voir dans quel but il vous faisait souffrir, je ne suis pas allée plus » avant... » Cette grâce fut une immense consolation pour celle qui en était l'objet, une nouvelle preuve de l'amour que Notre Seigneur lui donnait ; elle l'encouragea à marcher dans sa voie douloureuse et à porter la Croix à la suite du divin Maître.

Comme il était touchant de voir cette vénérable infirme toujours régulière, partir quelques instants avant les exercices pour se rendre à ceux auxquels elle pouvait assister : à la sainte Messe, au réfectoire, aux recréations. Elle nous inspi­rait le respect ; c'est pourquoi nous aimions à la rencontrer appuyée sur son bâton, marchant à pas comptés, retrouvant parfaitement son chemin lorsqu'elle semblait s'égarer ; car elle a eu la satisfaction de pouvoir se conduire jusqu'à la fin.

Dans ses heures de longue solitude, elle priait beaucoup, recommandait à Dieu les besoins de la Sainte Eglise, le salut de tous ceux qui vivent éloignés de Dieu, sa bien-aimée Communauté et sa chère famille. Elle n'oubliait aucun de ses membres, et offrait ses souffrances continuelles à toutes ces intentions.

Que d'immolations intimes entre Dieu et elle, dans un état d'infirmité que nous ne saurions décrire, mais dont Notre Seigneur et les Saints Anges ont été chaque jour les témoins ... Nous avons nommé les Saints Anges, ma Révérende Mère, elle avait, en effet, pour ces Esprits célestes, un culte très affectueux. Elle aurait voulu que toutes les âmes connussent leur bonté, leur condescendance, leur charité à notre égard. Elle aimait à converser avec eux, et elle nous a affirmé qu'on obtient tout ce qu'on demande par leur intercession. «On ne pense pas assez aux Saints Anges. disait-elle, à leur puissance auprès de Dieu. » Ce sont des amis •si fidèles qui s'inclinent vers notre indigence, s'intéressent aux nécessités de nos âmes et portent nos désirs jusqu'au trône de Dieu... Elle cherchait à inspirer cette •dévotion à la communauté, et nos Soeurs ont éprouvé la vérité de ses paroles en obtenant de grandes grâces par l'invocation des Saints Anges.

La pensée de la mort devenait à notre chère infirme de plus en plus fréquente. Depuis plusieurs années, elle avait préparé dans ses papiers, en vue de sa fin pro­chaine, quelques recommandations et une amende honorable remplie des senti­ments de la plus profonde humilité. Cette pensée de la mort entretenait dans son âme l'appréhension qu'elle avait des Jugements de Dieu ; elle nous faisait parfois entrevoir combien, dans ses oraisons, elle en était sérieusement occupée. Dans nos récréations, elle nous redisait d'une voix convaincue ce mot si profond et si vrai : « Tout n'est rien, mes Soeurs, tout n'est rien!... Il n'y a que Dieu!... » Cette vérité était gravée dans son âme. Elle s'exprimait sur ce sujet par des paroles sen­tencieuses qui faisaient soupçonner qu'elle avait vu. à la lumière de Dieu, combien tous ces riens de la vie, auxquels on s'amuse parfois, attardent une âme et lui font perdre un temps considérable. — « Ah ! si on savait... disait-elle encore, quand on ne peut plus rien faire, comme on voudrait avoir bien travaillé dans sa jeunesse !... »

Au début de cette année, une épidémie de grippe ayant sévi sur la communauté, nous faisions les voeux les plus ardents, afin que Notre Seigneur ne prît aucune victime parmi nous. Mais nos voeux ne furent pas exaucés. Notre chère fille fut atteinte une des dernières, et la maladie fit en elle de rapides progrès. Notre si bonne infirmière qui lui prodiguait ses soins depuis un si grand nombre d'années, vit sans retard les symptômes d'une fin prochaine. Nous la finies transporter à l'in­firmerie où nous nous empressâmes de l'entourer de tous les secours nécessaires.

Monsieur notre Docteur qui continue avec tant de charité de visiter nos mala­des, fut frappé au premier abord de la gravité de son état. Il constata une conges­tion pulmonaire, et son appréciation fut des plus pénibles; nous ne pouvions soupçonner un dénouement si prompt.

Les dispositions de notre chère infirme étaient des meilleures; aucune inquié­tude ne troublait son âme. Elle avait cependant marché jusqu'alors dans cette voie d'appréhension des Jugements de Dieu ; Notre Seigneur semblait apaiser maintenant cette impression, car nous la vîmes très calme jusqu'à la fin, dans un aban­don complet entre les mains de son divin Époux.

Notre digne Père Supérieur vint la voir le Dimanche, 20 Janvier; notre bon Père aumônier et confesseur était lui-même retenu chez lui par la maladie, il la. confessa, et le lendemain il lui porta la Sainte Eucharistie en viatique. Le soir de ce même jour, notre malade se trouva extrêmement fatiguée par un étouffement. qui nous fit craindre un accident fâcheux. A l'heure où la Communauté allait réci­ter les Matines, nous fûmes obligée de faire appeler de nouveau notre vénéré Père Supérieur qui n'hésita pas à braver les rigueurs de la saison pour apporter à sa chère fille les derniers secours de la Sainte Église. Il lui donna le Sacrement de i'Extrême-Onction, grâce qu'elle reçut, avec la plus vive reconnaissance, sans cependant se croire encore si près de lia mort.

Le lendemain elle demanda avec instances notre Père vénéré ; elle fut heureuse de s'épancher avec lui une dernière fois et de le remercier avec effusion.

Ce sentiment de la reconnaissance semblait être le seul qui restât dans lame de notre bien-aimée Soeur, car elle paraissait être indifférente à tout le reste. En effet, elle gardait d'ordinaire un profond silence et répondait très brièvement aux questions qui lui étaient adressées. Elle dit plusieurs fois ces paroles : « Je suis- bien reconnaissante... et encore : Je n'oublierai personne au Ciel ».

Dans le cours de cette journée et la nuit suivante qui fut la dernière, elle s'affaiblissait progressivement. La sainte absolution qu'elle avait reçue déjà plu­sieurs fois, lui fut renouvelée par notre digne Père Supérieur dans la matinée qui était celle du Mercredi, 23 Janvier, jour de sa mort. Il ajouta à cette grâce quelques paroles bien consolantes : « Ayez confiance, ma fille ! en allant à Notre Seigneur, vous n'allez pas à un Juge, mais à un, Père et à un Époux. ! » Notre bien chère Soeur était en pleine connaissance ; ne pouvant plus s'exprimer, elle témoigna encore par signe sa vive gratitude.

Après le départ de notre vénéré Père Supérieur, nous nous rendîmes à la Messe de Communauté ; toute remplie de la préoccupation que nous causait notre chère mourante, nous n'attendîmes pas la fin du saint sacrifice. Il était temps, en effet, de nous rendre auprès d'elle, car le moment solennel était arrivé : tandis que nos soeurs recevaient la sainte communion, notre bien-aimée fille communiait elle aussi de cette communion éternelle qui la délivrait des ténèbres de cet exil. Elle rendit très paisiblement son âme à Dieu, nos bonnes infirmières et nous présentes.

Nous avons la douce confiance que notre bien chère Soeur Aimée de Jésus fait déjà partie du choeur des Vierges qui suivent l'Agneau partout, et qu'elle contemple sans voile Celui qu'elle a si longtemps désiré de voir à découvert ; mais comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Chemin de la Croix et des six Pater, quelques invocations aux Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie, aux saints Anges et à sainte Anne, sa patronne, objets de sa tendre dé­votion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de "nous dire, en union de vos saintes prières,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,

Soeur MARIE DE SAINT-MICHEL,

R C IND.

De notre Monastère de la Sainte-Trinité, de Notre-Dame du Mont-Carmel et de notre Mère sainte Thérèse des Carmélites d'Agen, ce 2 Février 1895.

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