Carmel

2 décembre 1896 – Saintes

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Que la divine Volonté soit à jamais bénie !

Il a plu à notre adorable Maître de convier de nouveau nos âmes au banquet sacré de sa Croix et de les faire participer au fruit substantiel de cet arbre de vie.

La veille de la touchante fête de la Présentation, alors que nous nous préparions à redire à Notre-Seigneur nos serments de fidélité et d'amour, Il a voulu éprouver notre humble Carmel en lui demandant le sacrifice de notre chère et vénérée doyenne, ma soeur Marie de Jésus Béatrix de Saint-Albert. Elle était âgée de 68 ans et de religion 51 ans et quelques mois.

Cette chère Soeur, ma Révérende Mère, nous a toujours édifiées par son dévouement et sa vie toute de silence et d'effacement.

Ma Soeur Marie de Jésus était née au diocèse d'Agen d'une famille honorable et chrétienne. Dans son enfance, sa nature indépendante se soumettait difficilement et la faisait soupirer après sa dix-huitième année, espérant qu'à cet âge elle ne serait plus tenue d'obéir. Mais la grâce parla plus haut que la nature et bien jeune encore elle ne songea plus qu'à se lier à une vie toute d'obéissance. Son âme d'enfant possédait le goût des choses de Dieu ; elle éprouvait une joie sensible à considérer les personnes de son entourage qui s'étaient approchées de la Table Sainte, ne pouvant s'éloigner de ses pieuses Maîtresses lorsque celles-ci venaient de communier ; elle soupirait ardemment après le jour où il lui serait donné, à elle aussi, de participer au Banquet Eucharistique. Néanmoins ce ne fut qu'à l'âge de 13 ans qu'elle fut admise à cette inestimable faveur.

Un jour que, entourée de ses Maîtresses et de ses Compagnes, la pieuse enfant assistait à une cérémonie religieuse, elle fut tout à coup saisie par la pensée de l'importance pour l'âme de répondre à sa vocation. Depuis ce moment, elle s'imposa des pratiques et des prières quotidiennes pour éloigner d'elle un pernicieux aveuglement. Cette droiture de volonté plut au divin Roi des coeurs et valut à la chère enfant un appel précoce et irrésistible vers la grande et austère vie du Carmel. Elle n'avait pas 17 ans lorsqu'elle se présenta comme postulante au cher Carmel d'Agen où l'accueillit avec joie le Coeur si maternel de notre Vénérée Mère Catherine du Saint-Coeur de Marie.

Dès son entrée dans le cloître, objet de ses aspirations, la jeune postulante fut habilement travaillée par celle qui possédait, à un degré éminent, l'art de former les âmes à la perfection; aussi, malgré sa grande jeunesse, lut-elle admise à la Sainte Vêture au temps ordinaire. Sur la demande de ses parents, l'émission de ses saints Voeux dépassa de quelques mois l'année de probation.

L'humilité et la soumission de notre chère Soeur pendant sa formation religieuse attira sur sa vie tout entière des grâces intimes de recueillement et d'union à Dieu. Elle était douée d'une modestie religieuse vraiment remarquable ; son attitude silencieuse et recueillie produisait une forte et heureuse impression particulièrement sur les postulantes et les novices.

Pendant de longues années ma Soeur Marie de Jésus fut appelée à se sanctifier dans le dévouement aux malades et aux infirmes. Sans bruit, toute à son devoir, elle apportait à cet office de délicate charité une prévoyance précieuse et une activité toute silencieuse. Notre chère fille ne fut déchargée du soin des malades que lorsque l'épuisement de ses forces la contraignit de recourir à son tour à la charité de ses Soeurs.

Depuis plusieurs années notre chère fille était d'une grande faiblesse, néanmoins son courage la conduisait encorda nos saints exercices, mais peu à peu nous dûmes la dispenser de la récitation de l'office divin. Elle y suppléait de son mieux, et, autant que ses forces le lui permettaient, elle se montrait fidèle à tout ce qui est de la vie religieuse.

Notre chère Soeur était animée d'un grand esprit de Communauté. Il était édifiant et touchant de la voir, appuyée sur son bâton, se diriger péniblement de sa cellule au choeur, au réfectoire ou à la récréation.

Nous ne saurions passer sous silence, ma Révérende Mère, l'esprit de foi et l'ardeur avec lesquels ma Soeur Marie de Jésus préparait de petites surprises à sa Mère-Prieure pour les circonstances en usage dans notre Saint-Ordre. On se sentait ému de la voir, jusqu'au dernier jour, employer ce qui lui restait de force à confectionner quelque modeste objet dans le but de procurer une ressource ou une joie à Celle qui lui représentait Jésus. C'était pour son coeur un devoir de dévouement.

Notre Seigneur avait toujours laissé à notre Vénérée Doyenne l'épreuve de l'appréhension de la mort, aussi redoutait-elle de se voir conduire à l'infirmerie. Monsieur notre dévoué docteur ne nous ayant manifesté aucune crainte imminente, nous donnâmes à notre chère fille la consolation d'occuper sa cellule jusqu'au 20 novembre. Ce jour-là nous crûmes remarquer un redoublement d'oppression, et nous lui manifestâmes notre désir d'un transfert à l'infirmerie. Elle y acquiesça avec une touchante simplicité.

Au sortir d'une instruction préparatoire à la rénovation à nos saints Voeux que nous donna Monsieur notre digne Aumônier, nous chargeâmes la Mère Sous- Prieure et les infirmières d'opérer le changement de lieu et d'installer notre chère doyenne à l'infirmerie. Quant à nous, nous restâmes à la grille pour prévenir Monsieur l'Aumônier de l'état de notre chère malade et pour lui demander de lui apporter prochainement le Pain des Anges. En quittant le parloir, nous nous rendîmes promptement à l'infirmerie où nous pûmes nous-même installer notre vénérée Soeur sur son lit. A peine y était-elle qu'elle nous dit aimablement: « Ah ! ma Mère, j'y suis... je ne m'en suis vraiment pas aperçue... » Ce furent ses dernières paroles. Un changement subit s'opéra dans sa physionomie.... Nous comprîmes que le moment suprême allait sonner pour cette fidèle Épouse de Jésus.

Par une délicate attention de la divine Providence, Monsieur l'Aumônier se trouvait encore à la Chapelle; il fut immédiatement introduit près de notre bien- aimée mourante qui lui fit comprendre qu'elle l'entendait encore. Il lui donna une dernière absolution, purifia par les Onctions Saintes ses membres déjà sanctifiés par la souffrance et, sous les paroles de l'indulgence in articulo mortis, l'âme de notre chère fille s'envola dans le sein de Dieu, sans secousse, sans violence, avec le calme et la paix de l'enfant qui s'endort dans les bras de son Père.

Ses craintes et ses alarmes au sujet de la mort se changèrent par une miséricorde infinie, en un doux repos, et vraiment en se trouvant en face de l'éternelle Lumière sans avoir ressenti les secousses du redouté passage, son âme a dû redire à Dieu et à ses Anges sa dernière parole ici-bas : « C'est fait !... je ne m'en suis pas aperçue.... »  Depuis longtemps notre chère Doyenne se préparait à ce moment suprême....

Veuillez, ma Révérende Mère, lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, une invocation à la Sainte-Face de Jésus, à N.-D. des Sept-Douleurs, à notre Mère Sainte-Thérèse, à notre Père Saint-Jean de la Croix. Elle vous en sera, très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix de notre divin Maître,

Ma Révérende et très Honorée Mère, Votre humble soeur et servante en N.-S. 

Soeur Marie de Jésus Hostie, R. C. I.

De notre monastère de la Réparation, de l'Immaculée-Conception, sous la protection de notre Père saint Joseph des Carmélites de Saintes.

Le 2 décembre 1896.

Retour à la liste