Carmel

2 Avril 1895 – Saintes

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable et paternelle nous a donné une plus large part aux douleurs de sa Passion en brisant nos coeurs au pied de sa Croix.

Puissent nos âmes s'être préparées au glorieux Alléluia par le plus filial Amen!...

Cinq semaines ne s'étaient pas écoulées depuis le départ de notre vénérée doyenne, que déjà le divin Amateur des âmes s'inclinait de nouveau vers notre humble Carmel. C'est toute une gerbe qu'il semble s'y être choisie, ma Révérende Mère; Il repasse sans cesse cueillant dans nos rangs quelqu'épi. Nous nous inclinons amoureusement dans le silence de l'adoration. Toutefois cette dernière étreinte de la Croix nous a été plus sensible que jamais, car elle a été soudaine et rien rie nous le faisait pressentir. Dans les vues divines, néanmoins, tout avait été prévu.

C'est le mardi de la Passion qu'il a plu au Divin Maître de rappeler à Lui notre chère et regrettée Soeur Marie-Eustelle-Anne de Jésus, du voile blanc. Elle était âgée de 59 ans et avait de religion 37 ans moins quelques mois.

Notre chère soeur était née d'une famille honorable et chrétienne de Paulliac, petite ville du Médoc. Dès son bas âge sa digne mère lui inspira, avec l'amour de Dieu, l'amour du travail et du devoir. Ces premières leçons se gravèrent si profondément dans le coeur et dans l'esprit de la petite Eustelle qu'elle n'en perdit jamais le souvenir.

Devenue jeune fille, ses parents, charges d'une nombreuse famille, la placèrent dans une opulente maison de Bordeaux. Ni le luxe qui l'entourait, ni le nombreux personnel, plus ou moins religieux, dans lequel elle avait rang, ne purent altérer sa foi ou porter atteinte à sa piété. Constamment fidèle à tous ses devoirs, elle était respectée et estimée de ses maîtres et des autres serviteurs qui n'osèrent jamais prononcer devant elle aucune parole inconsidérée. Son seul délassement, comme son unique joie, était l'assistance aux offices de la Sainte Eglise et les visites faites à sa bonne mère.

Bientôt l'appel divin se fit fortement sentir à cette âme avide de générosité. Elle voulait aller « là où l'on servait le mieux le Bon Dieu ». Dirigée par un saint prêtre et par une pieuse amie, la jeune Eustelle vint frapper à la porte du cher Monastère de Bordeaux où notre vénérée Mère Catherine du Saint-Coeur de Marie, de douce et sainte mémoire, alors prieure de ce Carmel, l'accueillit avec son grand coeur.

A cette époque, Notre Vénérée Mère venait d'être chargée par ses supérieurs de fonder plusieurs maisons de notre Saint-Ordre. Le Monastère de Saintes était en plein travail : notre jeune postulante fut immédiatement dirigée vers notre humble Carmel où, pendant plusieurs mois, elle donna des preuves certaines d'une solide vocation. Mais un sacrifice appelle un autre sacrifice, et Notre Seigneur se plaît à éprouver l'amour de l'âme fidèle. La sainte obéissance imposa bientôt à la généreuse enfant de quitter sa première famille religieuse pour ne revenir vers elle qu'un grand nombre d'années plus tard.

C'est donc à la fondation du cher Carmel de La Rochelle, que ma Soeur Anne de Jésus fit véritablement ses premières preuves de dévouement. Active et intelligente, elle y fût employée tour à tour, au dedans et au dehors, servant à tout, et donnant à ses Mères et Soeurs toutes les forces de son corps et les ressources de son bon coeur.

Ainsi s'écoula le temps de la préparation à la prise d'habit. Satisfaite des efforts de la jeune postulante, Notre Vénérée Mère et toute la communauté l'admirent avec joie à franchir ce premier pas de la vie religieuse, et aussi, après l'année de probation, à prononcer ses saints voeux.

Pendant plusieurs années, Ma Révérende Mère, ma Soeur Anne de Jésus, eut le bonheur de pouvoir allier l'observance de notre Sainte Règle aux plus pénibles travaux. Son courage était grand ; mais la nature s'affaissa tout à coup : une sorte de maladie de langueur, compliquée de plusieurs infirmités, vint arrêter cette activité parfois un peu dévorante. Pendant tout ce temps de maladie qui se prolongea durant de longues années, la prière et l'esprit de foi, furent le refuge de notre infirme prématurée.

Pour se bien rendre compte de ce qu'elle eut de combats à soutenir, d'efforts à faire afin d'accepter joyeusement cet état, il faudrait, Ma Révérende Mère, avoir été le témoin de son ardeur et de l'impérieux besoin de se dépenser qui la consumait.

Entourée des soins les plus maternels et les plus dévoués, notre chère Soeur Anne revînt peu à peu à un état de santé relativement bon. Elle sut alors se rendre utile dans tous les travaux de nos chères Soeurs du voile blanc, particulièrement comme aide à l'infirmerie.  

En revenant, il y a plusieurs années, dans l'humble Carmel, témoin de ses premiers pas dans la vie religieuse, notre bien-aimée fille résolut de mourir plus absolument à toutes choses et à elle-même, afin de répondre aux vues d'amour et de sainteté que Notre Seigneur lui faisait pressentir avoir sur son âme. Rien de plus touchant, Ma Révérende Mère, que son travail laborieux et constant pour arriver à dominer toute saillie de caractère, toute activité naturelle, en un mot, tout ce qui, en elle, pouvait faire obstacle à un accroissement de vie divine. Si parfois le tempérament l'emportait encore sur la volonté, quelle réparation simple et touchante n'en faisait-elle pas par un humble aveu où les larmes trahissaient son profond repentir..... Pour nous, qui avions les secrets de cette âme, nous admirions de plus en plus en elle le travail de la grâce, et nous étions édifiée de la fidélité avec laquelle elle y correspondait.

Nous vous l'avons dit, Ma Révérende Mère, ma Soeur Anne possédait l'esprit de prière. Dans ces dernières années, ça foi sembla encore grandir, et sa piété s'étendit à tous les besoins de la Sainte Église et des âmes. Elle ne cessait aussi de présenter les nécessités de notre petite famille religieuse, au Sacré-Coeur de Notre Seigneur, à Son adorable Face, à Marie Notre Mère, à Notre Père Saint-Joseph; pour lequel sa dévotion était touchante.       

Malgré le labeur assidu auquel nous devons nous livrer pour obtenir le pain de chaque jour, notre chère fille savait trouver le temps de beaucoup prier. Si parfois, la trouvant plus fatiguée après de rudes travaux, nous lui offrions de prendre un peu de repos le matin : « Oh Ma Mère, nous répondait-elle, permettez-moi d'aller à l'oraison, elle est ma force et mon meilleur repos ».            .

C'est dans cette union à Dieu par la prière que notre chère fille puisait la force de vaincre sa nature ardente et de vivre heureuse dans le perpétuel sacrifice de tout son être. Une grande souffrance lui broyait continuellement le coeur et la tenait dans un état d'incessante immolation. Dieu et sa Mère Prieure avaient la connaissance de cette douleur intime qui donnait à sa foi une plus grande ardeur et la stimulait vigoureusement à la pratique de toutes les vertus.

Elle trouvait aussi dans ses retraites du mois un grand secours et une réelle consolation ; aussi les a-t-elles toujours faites avec fidélité. Elle en écrivait les examens et les résolutions qu'elle n'omettait jamais de nous soumettre. Le dimanche, avant veille de son départ pour la vie meilleure, notre chère fille avait fait sa retraite en préparation prochaine à la mort. Dans sa dernière confession, elle avait aussi prévu l'approche de ce redoutable passage. Pauvre chère fille!... Dieu lui donnait l'intuition de ce qui allait advenir.

A l'esprit de prière notre chère soeur Anne joignait un grand esprit de foi et une charité toute de dévouement. Que de traits délicats nous pourrions vous fournir, ma Révérende Mère, sur ces deux vertus qui prenaient sans cesse un nouvel accroissement dans son âme. Chacune ici était émue de ses délicates attentions, de ses prévoyances, de son respect et de sa docilité toute filiale envers celle que lui représentait son Jésus.          

Voulant mettre à profit cette disposition de son âme, nous ne la ménagions sur aucun point ; elle nous en remerciait avec effusion et nous suppliait de continuer à l'aider, en lui révélant toute la vérité sur elle-même.

La charité de notre chère soeur dans son office d'infirmière fut sans borne nous osons l'affirmer. Habituée à souffrir, elle compatissait à toute souffrance et avait le coeur et les mains remplis d'ingénieux moyens et de délicates prévoyances pour nos bien-aimées infirmes et malades. Quel vide, Ma Révérende Mère, ne fait-elle pas près d'elles !                       

Chacune ne sait comment assez reconnaître près du Bon Dieu tant de sollicitude et de charité dont elle a été l'objet. Ma Soeur Anne s'était habituée à regarder comme de son devoir les actes les plus pénibles à la nature, elle les accomplissait avec une simplicité et une aisance qui pouvaient donner à penser qu'elle n'y rencontrait aucune répugnance. A ce sujet, que de secrets d'amour entre le Bon Dieu et son âme !

Outre son service à l'infirmerie qui renfermait de nombreux détails, notre chère fille était chargée du lavoir, des mirandes ; elle avait l'office des semelles et aidait au jardin. Elle savait si bien se multiplier qu'elle était partout et partout aussi dévouée. Tout ce qui lui était confié portait le cachet de l'ordre et de la propreté. Nous pouvions nous reposer sur elle et être certaine que tout serait fait à parfait, car à l'ordre qui lui était naturel s'alliait, en elle, un grand esprit de prévoyance. Elle était véritablement une précieuse ressource pour nous, en nos jours d'épreuves et de travaux ; mais elle l'ignorait et se nommait sincèrement la plus indigne religieuse qui fut. Pendant que nous admirions les progrès de la grâce en elle, sa charité et son dévouement, elle croyait ne rien faire pour le bon Dieu et sa Communauté qu'elle aimait tant ! Aux récréations elle se montrait d'une grande amabilité, intéressant par ses récits et sa manière de raconter. Lorsque nous lui faisions apercevoir qu'elle devenait un peu bruyante : « Oh ! Ma Mère, c'est la joie du juste, nous répondait-elle »....

En considérant cette vie si remplie d'activité généreuse, pouvions-nous supposer, Ma Révérende Mère, qu'elle touchait à son terme ? Le coup si subit qui vient de nous frapper nous rappelle le mot du psalmiste : « Le sacrifice qui plaît à Dieu c'est un coeur brisé de douleur ». Les nôtres sont brisés, mais heureux du bon plaisir que Dieu semble y prendre. Nous avons besoin de baiser sa main divine, mille et mille fois plus, à mesure que nos épreuves grandissent. En montant vers nous, ne nous font-elles pas monter vers Lui !

Le mardi de la Passion, 2 avril, notre bien-aimée Soeur Anne s'était levée au réveil selon sa coutume ; après avoir fait cette heure d'Oraison matinale qui lui était si chère, elle s'était rendue à la buanderie pour s'y livrer, avec ses chères Compagnes, au savonnage des tuniques. Après les Heures, allant nous-mêmes donner notre coup d'oeil et porter la bénédiction du matin à nos chères Soeurs du voile blanc, nous parlâmes à ma Soeur Anne, comme à toutes, sans rien apercevoir d'extraordinaire en elle ; cependant elle était fatiguée et dût s'asseoir pendant la Sainte Messe. Après l'Action de Grâces, notre chère fille s'occupa, selon sa coutume, de porter à chacune des infirmes et des malades ce qui lui était nécessaire, puis retourna tranquillement à la buanderie reprendre le travail commun. Un grand calme qui se produisait en elle depuis quelques temps et qui allait croissant, semblait s'accentuer encore en cette solennelle matinée ; elle donnait à son travail une plus grande perfection. Hélas! elle ne devait pas l'achever. Un moment on

crut comprendre qu'elle souffrait, car elle entrouvrit une fenêtre, respira un peu, puis porta deux ou trois fois la main à son côté, sans cependant laisser échapper une seule parole qui trahit sa souffrance. C'est alors, vers dix heures, que se rendant au fourneau pour alimenter le feu, notre chère fille chancela. Une de nos Soeurs, qui se trouvait près d'elle, la regarda effrayée lui disant : « Ma Soeur Anne ! » Ce n'est rien fit-elle ! mais aussitôt ses jambes lui refusèrent tout service; oh approcha une chaise, et l'on prononça notre nom. Alors notre chère mourante, car elle était mourante, leva au Ciel ses yeux remplis de larmes, joignit les mains, et perdit l'usage de la parole. Nous arrivâmes à ce moment, en voyant son visage profondément altéré, notre premier cri fut : elle meurt ! Nous la transportâmes à sa cellule où les soins les plus empressés lui furent prodigués. Nous lui parlions de Jésus, de Marie, de charité, de miséricorde, mais de plus en plus, tout signe extérieur de connaissance disparaissait... Quel spectacle, ma digne Mère !... Peu à peu, la Communauté se réunissait dans cette pauvre cellule où les sanglots et les prières se mêlaient au dernier râle de cette vaillante qui allait s'élancer vers son Dieu, les armes à la main, dans son costume de travail.

Cependant, Monsieur notre digne et dévoué Aumônier, que nous avions envoyé chercher en toute hâte, arriva ainsi que Monsieur le Docteur. Nous avions tout fait préparer pour faire administrera la chère agonisante le sacrement des mourants. Il était temps ! Après les onctions saintes, l'application de l'indulgence « In articulo mortis » la récitation des prières du Manuel, le sacrifice était consommé, notre bien-aimée Soeur Anne de Jésus, avait franchi la limite qui sépare le temps de l'éternité. Il était onze heures un quart.

Longtemps nos coeurs saigneront de ce brusque départ, Ma Révérende Mère ; toutefois, il nous a été bien consolant de trouver plusieurs écrits, datant des derniers jours de cette existence, et nous donnant l'assurance d'une sérieuse, préparation au grand et redoutable passage. Voici quelques lignes d'un épanchement de son âme, écrites le dimanche, avant-veille de sa mort : « Vous me demandez aujourd'hui, ô mon Dieu, de m'appliquer de toutes mes forces à ma perfection. Je veux entendre votre appel, car le temps presse pour moi, et la dernière heure va sonner. Il va me falloir vous rendre compte du talent que vous m'aviez confié. Suis-je bien prête à répondre aujourd'hui?... Je dois me rappeler que vous êtes un bon Maître, que vous regardez plus mon intention que le succès de mes oeuvres. Je veux m'appliquer au recueillement de Nazareth, et à travailler doucement, suavement, mais généreusement en compagnie de Jésus, Marie et Joseph ! »

Ce court passage vous prouve, Ma Révérende Mère, que la mort ne fut pas imprévue pour notre bien-aimée fille. Dieu lui-même la lui faisait prévoir et y préparait son âme... Qu'il en soit mille fois béni !

Malgré la grande confiance que nous avons en l'accueil favorable fait par le Souverain Juge à cette âme militante, nous éprouvons un vif besoin de la recommander spécialement à vos saintes prières, en lui appliquant, le plus promptement possible, les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce, une Communion de votre fervente Communauté, l'indulgence répétée du Via Crucis. Des invocations au Sacré-Coeur de Jésus, à son Adorable Face, vers laquelle montaient si souvent ses hommages de réparations, à la douce Reine du Carmel notre Mère Immaculée, à Saint-Joseph qui possédait toute sa filiale confiance, à son bon Ange, à Sainte-Anne sa patronne, et tout ce que votre charité vous suggérera.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire,

Ma Révérende et très Honorée Mère,
Votre humble soeur et servante en N.-S.
Soeur Marie de Jésus Hostie, R. C. I.
De notre monastère de la Réparation, de Marie Immaculée, sous la protection de notre Père saint Joseph des Carmélites de Saintes.
Le 2 Avril 1895.

 

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