Carmel

1er mars 1896 – Lyon

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Dieu vient d'affliger sensiblement nos coeurs en retirant à notre religieuse affection notre bonne et sainte Mère Marie de Saint-Joseph, Sous-Prieure de notre Carmel. Elle était âgée de 48 ans et 6 mois, et avait 23 ans et 9 mois de profession.

Notre chère Mère naquit à Lyon, le 30 juin 1847 ; elle appartenait à une famille des plus honorables de notre ville. Étant l'aînée de cinq enfants, elle devint le modèle de tous. Ses parents prirent le plus grand soin à lui donner dès sa plus tendre enfance les premiers enseignements des vérités religieuses ; aussi sa reconnaissance pour eux était-elle profonde, ne cessant de remercier Dieu qui lin avait donné un père foncièrement chrétien et Une mère véritablement pieuse.

Lorsqu'arriva l'âge ou elle devait se préparer à sa première communion, elle fut mise dans le pensionnat des religieuses Ursulines à Lyon, où la suivirent bientôt ses trois soeurs. Sous l'habile et sainte direction de ses dignes maîtresses, elle fit non seulement de rapides progrès dans ses études, mais elle les consola surtout par son obéissance, sa douceur, sa gaieté, sa modestie, son bon coeur et ses pieuses inclinations. Elle conserva pour ce cher monastère où s'était écoulée son enfance, une vénération pleine de la plus filiale affection. Que de fois elle nous parlait de la bonté de ses chères maîtresses, cherchant à nous les faire aimer comme elle les aimait elle-même.

Son éducation achevée, elle revint près de ses bien-aimés parents. Joignant à ses qualités naturelles les avantages de la fortune, elle se vit bientôt recher­chée en mariage; mais pressée du désir de se consacrer à Dieu, elle n'accueillit aucune demande, et se fit, dans sa famille, une vie de retraite et de pieuses occu­pations. Elle n'avait pas encore 19 ans, que sa volonté d'être religieuse était déjà fixée irrévocablement ; il ne lui restait plus qu a demander à Dieu de l'éclairer sur l'ordre religieux qu'elle devait choisir. En attendant, elle se préparait par des austérités particulières à supporter les rigoureuses observances de la vie quelle désirait embrasser.

L'excellent père de notre bien-aimée Mère ayant eu la douleur de lui survivre, nous lui demandâmes de nous aider à rédiger cette humble notice en nous don­nant; quelques-uns de ses souvenirs sur l'enfance et la jeunesse de sa chère fille.

Il nous répond « qu'on ne saurait dire ce que notre Mère était aimée dans sa famille, combien elle y mettait de joie et de bonheur, quel bon exemple elle était pour ses trois soeurs et son jeune frère. »

Aussi lorsqu'au mois d'octobre. 1879. elle annonça qu'elle désirait entrer dans notre Carmel, la douleur de ses bons parents fut extrême. Mais, grands chrétiens tous deux, ils firent généreusement le sacrifice demandé, et ce fut sa bonne mère qui la remit elle-même entre les mains de nos vénérées Mères. Néanmoins, il res­tait une inquiétude au coeur de cette mère généreuse : elle craignait que sa fille, dans une ardeur indiscrète, se soit trompée sur sa vocation. Elle exigea donc que nos Mères lui fissent faire un an de postulat et aurait même voulu, après cette longue épreuve, qu'on lui rendît sa fille pour quelque temps, afin de pouvoir juger par elle-même si vraiment Dieu l'appelait à un genre de vie si pénible à la nature. Cette consolation lui tut donnée, comme nous le dirons bientôt.

Dès son entrée au Carmel, la chère postulante se mit généreusement à l'oeuvre de sa perfection. Souple comme une enfant, simple et douce, obéissant au moindre signe, pleine de gaieté, elle se faisait chérir de ses mères et de ses soeurs. On attendait avec une légitime impatience que l'année de postulat fût révolue, pour la revêtir enfin de l'habit que la pauvre enfant convoitait depuis si longtemps et quelle avait mérité par sa conduite régulière et fervente, Le divin Maître, cependant, voulait encore, par une épreuve délicate, lui faire désirer plus ardemment cette grâce.

La guerre de 1870 se déclara ; des dangers sérieux menacèrent les couvents de Lyon et, par prudence, nos bonnes Mères, sur l'avis de Monseigneur Ginouilhiac, archevêque de Lyon, engagèrent les postulantes à rentrer dans leurs familles. La mère de notre soeur vint aussitôt réclamer sa fil le; mais, ferme et résolue, celle-ci déclara ne vouloir pas sortir. La pauvre mère, atterrée de ce relus, se tourna du côté de la Mère Prieure et, sur le ton d'une humble suppli­cation elle s'écria : « Oh ! ma Mère, je vous en prie, commandez à ma fille de me suivre. » Quelle alternative !... soit du côté de cette mère qui sentait son pouvoir si faible devant la résistance de cette généreuse Soeur, soit dû côté de la Mère Prieure dont le coeur était brisé à la pensée de la rendre à un monde dont elle s'était séparée pour toujours ! Mais, comprenant les desseins de Dieu sur cette âme privilégiée, elle n'hésita plus et commanda à la pauvre enfant d'avoir â obéir à la voix maternelle. Soeur Marie de Saint-Joseph se soumit alors seule­ment et sans murmure : elle revint au foyer paternel.

Son coeur, tout en aimant sa famille autant qu'il est possible de l'aimer, ne se trouvait pas heureux : le cloître l'attirait avec une force invincible. Elle ne prenait plaisir à rien, sa pensée était sans cesse dans ce Carmel dont elle avait goûté les charmes et son seul désir était d'y retourner sans retard. Sa bonne mère, après une épreuve de quelques mois, se hâta de rendre à sa chère fille le bonheur de la vie religieuse ; son séjour dans la famille l'avait convaincue de sa vocation, plus un doute ne pouvait l'effleurer. Heureuse et contente, notre chère Soeur rentra dans le cloître, dont plus que jamais elle apprécia la vie humble et cachée.

Le saint Habit ne se fit plus attendre : elle revêtit les livrées de Marie avec d'autant plus de bonheur qu'elle les avait désirées davantage, puis, après les épreuves ordinaires, elle fit profession le 14 mai 4872, jour anniversaire de sa première Communion, ayant désiré que ses deux plus beaux «jours de fête se

trouvassent à la même date. A partir de ce jour béni, son âme prit un élan plus rapide et plus complet ver s Dieu. Pour vaincre sa nature, elle la soumit à de rudes travaux ; se levant de grand matin, elle aidait nos soeurs du voile blanc, travaillant avec elles et comme elles. De combien d'actes de charité et de morti­fication Dieu et ses anges ont dû être témoins ! Elle s'infligeait de rudes disci­plines, faisait souvent des jeûnes au pain et à l'eau, portait le cilice et couchait sur la dure. Pendant les six dernières années de sa vie, elle na se servit plus d'oreiller, mais appuyée sur un bois étroit et raboteux, elle ressemblait à son Dieu qui n'eut sur sa douloureuse croix qu'un bois pour soutenir sa tête ensan­glantée. Si on avait écouté les humbles supplications de cette amante de la souffrance, elle se serait privée de toute chose. Rien n'était assez pauvre, assez humble pour elle ; ne se plaignant jamais, elle accepta les mille petites contra­riétés de la vie en commun avec un air calme et tranquille.

Et cependant qui aurait pu soupçonner que sous cette apparente sérénité se cachaient des scrupules, des peines intérieures crucifiantes. Elle avait des moments indescriptibles d'angoisse. le doute envahissait sa pauvre âme. le démon la tentait de découragement... Dieu se cachait, il fallait qu'elle se nourrît d'une vie de pure foi. Ouverte avec ses confesseurs et sa Prieure, un mot de leur part apaisait les orages, puis les luttes recommençaient plus vives, mais sa fidélité ne se démentit pas un instant, son âme s'éleva, se purifia par l'épreuve, Dieu lui fit comprendre qu'il était content. Un jour le Seigneur sembla entrouvrir le rideau sombre et épais qui Le dissimulait aux regards de son humble servante, Il se découvrit à son âme... Ce moment de consolation fut rapide : bientôt le sombre voile retomba.       Mais, ravie de ce qu'il lui avait été permis d'entrevoir de la beauté et de la bonté de son Dieu, son amour se dilata, devint plus fort, plus généreux encore; elle comprit, comme elle ne lavait jamais fait, que rien ne devait lui coûter pour plaire à un Dieu qui lui avait montré tant de prédilection et d'amour.

La vie de notre chère soeur devint une règle vivante; elle était pour nous toutes un exemple, elle nous servait d'aiguillon, car en la voyant si recueillie, si modeste, si obéissante, mous nous sentions émues jusqu'au fond de l'âme... toutes nous désirions marcher sur ses traces. Une de nos Mères, allant fonder un Carmel tout près de Lyon, s'arrêta quelques jours dans notre monastère et fut frappée de la vertu angélique de notre chère Soeur. « Ah ! s'écriait-elle plus tard, en s'adressant à ses novices, que ne m'est-il donné d'avoir une novice comme soeur Marie de St-Joseph du Carmel de Lyon ! » Cette impression était partagée par toutes les personnes qui avaient quelque rapport avec elle; nous nous rappelons encore l'émotion du cardinal Caverot, de si douce et regrettée mémoire, qui, après l'avoir vue en visite canonique, s'écriait : « Quelle sainte religieuse! Qu'elle est donc bien !» Elle seule ne s'apercevait point de son mérite, ne désirerait qu'une chose : vivre humble et cachée, se dissimuler à tous les regards.

Pourtant, comme dans toute vie humaine il y a des ombres, celle de notre Soeur n'était pas exempte d'imperfections. Réglée jusque dans les plus petites choses, elle exerçait parfois un peu la patience. Son abord était froid et austère, mais ces ombres disparaissaient vite au contact de son humilité et on lui par­donnait facilement ces petites imperfections qui n'étaient pas volontaires.

Entendre parler du monde lui était un tourment, son horreur peu dissimulée du siècle, de ses habitudes, de ses modes, faisait le sujet de joyeuses récréations. Elle ne pouvait comprendre qu'on pût vivre dans un monde qu'elle ne pouvait souffrir, et priait avec ferveur pour que frère, soeurs, cousins, en un mot tous ceux qu'elle aimait, se fissent prêtres ou religieux.

L'insuccès ne la décourageait nullement : « Je n'ai pas réussi pour celui-ci, disait-elle avec un sourire ingénu, eh ! bien tant pis pour ce pauvre malheureux, je vais recommencer mes supplications pour obtenir la vocation à d'autres. » Dieu bénit sa constance : deux de ses soeurs eurent le bonheur de se consacrer à Lui, l'une au couvent des Ursulines, et l'autre au Monastère de N.-D. de Charité, où elle est morte il y a deux ans, après une vie des plus exemplaires et des plus saintes.

Notre chère Soeur avait au coeur le zèle des âmes. Si elle était apôtre par ses prières et par ses pénitences, elle Tétait encore plus parles exhortations qu'elle ne cessait de faire à ses bons parents, les pressant d'aimer Dieu davantage, les sup­pliant de Le servir toujours plus fidèlement, se faisant leur ange sur la terre, en attendant qu'elle devînt leur protectrice au Ciel « Combien, nous écrit son bon père, oh ! combien puissantes ont été auprès de Dieu ses démarches et ses priè­res ! Que de bénédictions elles ont attirées sur sa famille ! »

Son apostolat franchissait les mers; elle aimait les missions d'un amour de prédilection Après les avoir comblées par des dons généreux qu'elle leur distri­bua ou leur promit à sa profession, elle ne cessa de les entourer de ses prières et de ses sacrifices. Elle passait tous ses petits moments libres à leur confectionner des ornements, des rochets, aubes, et autres travaux de ce genre; aucune fatigue ne la lassait ; aider les saints missionnaires à convertir des âmes était toute sa joie. « Ah ! s'écriait-elle souvent, sans leur sollicitude et leurs soins incessants, jamais ces pauvres âmes ne verraient la lumière ! » Les missions de nos bons Pères Carmes surtout avaient le don de toucher son coeur.

Tout était prévu d'avance dans la vie de notre chère Mère ; aussi ne pouvait-elle pas toujours dissimuler sa peine lorsque l'obéissance contrariait ses petites combinaisons. Ses idées prenaient parfois un tour original qui faisait souvent le thème de nos joyeuses récréations. Chaque mission qu'elle avait adoptée avait un jour particulier de prières et de travail ; aussi bon nombre, d'ouvrages étaient- ils commencés sans qu'on pût prévoir le temps où ils seraient terminés. Sans se troubler la bonne Soeur les laissait inachevés pendant des années entières ... Ah ! c'est que les jours de pluie avaient un travail différent que les jours éclairés par un radieux soleil ! Elle variait ses occupations avec une grâce si charmante qu'on pouvait sans crainte rire à ses dépens, elle riait encore plus fort que nous, tout en prenant bien garde de se corriger.

Elle aimait les fleurs... mais là encore sa douce originalité se montrait sans dé­tour. Notre chère Soeur avait donné un saint nom à toutes les fleurs qu'elle soignait ; c'est ainsi quelle avait tous les Apôtres, saint Joseph, les neufs choeurs des Anges. Mais dans quel piteux état se trouvait parfois le collège apostolique ! Elle en avait le coeur navré. « saint Pierre, nous disait-elle, saint Pierre se dessèche à vue d'oeil. un ver le rongerait-il ? » Grand souci pour la pauvre Mère, chacune de nous alors lui donnait son conseil pour la conservation de la santé du saint apôtre. « Saint Barthélémy souffre une seconde fois le martyre de son écorchement, nous disait-elle encore, il fait pitié à voir... Et saint Joseph donc ! il est à moitié mort... »Mais quel que fût l'état de ces bons saints, il fallait qu'au beau jour de l'Assomption ils vinssent tous entourer une belle statue de la Vierge dont la bonne Mère avait le soin. Chaque pot étiqueté du nom d'un apôtre, d'un ange ou d'un saint, était rangé par ordre hiérarchique... et Dieu sait quelle triste mine plusieurs d'entre eux avaient ! A l'un il ne restait que le tronc, l'autre n'avait plus que trois feuilles, un troisième était sec et tous les autres à l'avenant! Vous pouvez, ma Révérende Mère, par ces quelques détails comprendra combien l'aimable simplicité de notre chère Soeur dilatait nos coeurs.

Une petite épreuve, qu'elle garda toute sa vie, excitait encore notre hilarité : portée fortement au sommeil, elle s'endormait partout... Etant encore novice, quand elle revenait de matines, elle se rendait avec précipitation dans sa cellule, dans la crainte que le sommeil, la surprenant en route, ne lui fît passer la nuit dans quelque coin du monastère. Affligée d'une si pénible infirmité, elle fit neuvaines sur neuvaines pour en être délivrée. Mais, pour exercer sa patience et lui fournir une occasion de mérites, Dieu se plut à la lui laisser.

Quand ce terrible sommeil lui avait joué quelque nouveau tour, elle nous le racontait en riant et ajoutait naïvement : « Que voulez-vous ? c'est ma voie... »

Aux élections de 1886, les suffrages de la Communauté se réunirent sur notre chère Soeur et l'élurent Sous-Prieure.

Pendant neuf ans consécutifs, notre bonne Mère remplit cette charge avec tout le zèle qu'on pouvait attendre d'une s| parfaite Carmélite. Son attitude au choeur était digne et grave ; très .attentive & l'Office, elle s'y dépendait, non dans la mesure de ses forces, mais bien au-delà, car elle ne calculait jamais avec Te devoir, et quand nous voulions lui faire prendre un peu de repos, elle nous répondait doucement : « Oh ! laissez-moi donner à Dieu pendant que je le puis encore, le jour du grand repos ne saurait tarder. » Pleine de déférence pour ses Prieures, elle les entourait de la plus filiale affection, d'une confiance d'enfant, elle était pour elles une consolation et un appui.

Depuis deux ans, nous constations avec peine que notre Mère Sous-Prieure s'affaiblissait sensiblement. Les grands jeûnes lui furent interdits, on lui imposa plus de sommeil, car elle se levait toujours avant la Communauté et se couchait plus tard.

Mais Dieu avait hâte de couronner la douce victime : nos prières et nos soins n'arrêtèrent pas les progrès d'un mal que les médecins ne surent découvrir que lorsqu'il n'était plus temps d'y remédier. Toutefois, courageuse et fidèle, notre pauvre Mère continua à assister à tous les actes de Communauté ; deux mois seulement avant sa mort, elle accepta forcément de plus grands soulagements, puis se laissa mettre à l'infirmerie qu'elle ne quitta plus. Ce lut alors que sa vertu brilla d'un éclat tout céleste : jamais une plainte ne sortit de ses lèvres... d'une obéissance aveugle, elle faisait notre admiration. Quelques jours avant son bienheureux trépas, elle nous fit appeler et, d'un air mystérieux et tout joyeux, elle nous dit : « Notre Mère, ne serait-ce pas le cas, en ce moment, de montrer à Dieu un peu de générosité et d'amour? Mère Thérèse de Marie, de si vénérée mémoire, m'a raconté qu'un capitaine se trouvant atteint d'une fluxion de poitrine n'hésita pas à quitter son lit de douleur pour se rendre à la guerre, où il lui semblait que son devoir l'appelait. Il fit cet acte de courage pour sa patrie, et moi, pour l'amour de, Jésus, ne pourrais-je pas me lever et reprendre notre sainte Règle ? Oh ! dites-moi de me lever et je suis prête ! » A cette pro­position inattendue notre émotion fut vive; l'aspect de notre chère Mère était celui d'une pauvre mourante, et cependant le zèle qui la consumait pour la gloire de Dieu, loin de s'affaiblir, jetait un dernier feu, plus éclatant encore ! Sur notre réponse, la douce victime n'insista pas, mais se remit avec paix et joie sur le bois de son sacrifice, attendant avec calme que le Divin Sacrificateur vînt consumer Lui-même l'holocauste.

Les derniers jours de la vie de notre chère Mère furent des jours de souveraine paix. Rien ne l'inquiétait, elle n'avait aucun désir, son âme s'abandonnait avec amour au bon plaisir de son Créateur. De grandes grâces lui furent accordées : Monseigneur, notre doux et saint archevêque, lui envoya plusieurs fois sa paternelle bénédiction. M. Bonnardet, vicaire général et notre supérieur, vint la voir et la fortifia pour le dernier passage par des paroles pleines de paternité et d'onction. Nos bons Pères Carmes et M. notre Aumônier lui donnèrent toutes les preuves du plus saint dévouement. Mais, par dessus tout, et au-dessus de tous les bonheurs que notre chère Mère pouvait recevoir, elle eut la suprême consolation de pouvoir communier tous les jours jusqu'à sa mort. Le dimanche 9 février, notre sainte malade se trouva beaucoup plus souffrante; nous comprîmes avec elle que le moment du départ approchait. Elle était munie pour le céleste voyage, ayant reçu tous ses sacrements, ainsi que l'indulgence de notre Ordre. Nous lui fîmes renouveler ses saints voeux, la Communauté se réunit et récita les prières du manuel, auxquelles elle s'unit avec la foi la plus vive.

Vers onze heures du soir, plusieurs de nos chères Soeurs -vinrent nous rejoindre pour entourer notre chère agonisante de leur affection et de leurs prières. Avec une pleine connaissance celle-ci répétait avec ferveur les invocations que nous lui suggérions. Vers une heure du matin, notre chère Mère Sous-Prieure nous dit tout à coup : « Vous devez être toutes bien fatiguées, je le suis beaucoup moi-même, reposons-nous » et, tout tranquillement elle s'endormit du plus profond sommeil. Chose étrange... le râle qu'elle avait depuis plusieurs heures sembla s'arrêter !... Pendant une heure et demie le silence le plus profond régna dans l'infirmerie. A deux heures et demie, voyant que notre pauvre mourante continuait à reposer doucement, nous fîmes signe à plusieurs de nos Soeurs d'aller prendre un peu de repos. Sans doute réveillée par le bruit qui se produisit autour d'elle, notre bonne Mère se mit sur son séant, puis nous appela en nous disant : « Où suis-je? notre Mère... Qu'est-ce que je fais ici?... Vite, donnez-moi le cierge béni... » Elle semblait sortir du Paradis et paraissait toute étonnée de se retrouver sur la terre; elle avait hâte de retourner dans ce Ciel dont peut-être déjà elle avait goûté les délices... Aussitôt le râle de l'agonie reprit son cours interrompu et, quelques minutes après, notre chère Mère remettait sa belle âme entre les mains de Celui qu'elle avait aimé si fidèlement.

Nos coeurs, douloureusement émus, sentaient une paix profonde dominer toutes douleur. Son visage calme et reposé inspirait la confiance que son âme ait été bien accueillie par le souverain Juge ; cependant, ma Révérende Mère, comme Dieu trouve des taches en ses Anges même, nous vous supplions d'ajouter aux suffrages déjà demandés, l'indulgence du Via Crucis et des six Pater, avec quelques invocations à la Sainte Vierge et à notre bon Père saint Joseph. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui nous disons, dans la paix du Seigneur,

De votre Révérence l'humble soeur et servante,

Sr PAULINE DE JÉSUS

R. D. ind. Prieure.

De notre Monastère de Notre-Dame de Compassion, sous le patronage de notre Père saint Joseph des Carmélites déchaussées de Lyon, le 1er mars 1896.

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Dieu vient d'affliger sensiblement nos coeurs en retirant à notre religieuse affection notre bonne et sainte Mère Marie de Saint-Joseph, Sous-Prieure de notre Carmel. Elle était âgée de 48 ans et 6 mois, et avait 23 ans et 9 mois de profession.

Notre chère Mère naquit à Lyon, le 30 juin 1847 ; elle appartenait à une famille des plus honorables de notre ville. Etant l'aînée de cinq enfants, elle devint le modèle de tous. Ses parents prirent le plus grand soin à lui donner dès sa plus tendre enfance les premiers enseignements des vérités religieuses ; au^si sa reconnaissance pour eux était-elle profonde, ne cessant de remercier Dieu qui lin avait donné un père foncièrement chrétien et Une mère véritablement pieuse.

Lorsqu'arriva l'âge ou elle devait se préparer à sa première communion, elle fut mise dans le pensionnat des religieuses Ursulines à Lyon, où la suivirent bientôt ses trois soeurs. Sous l'habile et sainte direction de ses dignes maîtresses, elle fit non seulement de rapides progrès dans ses études, mais elle les consola surtout par son obéissance, sa douceur, sa gaieté, sa modestie, son bon coeur et ses pieuses inclinations. Elle conserva pour ce cher monastère où s'était écoulée son enfance, une vénération pleine de la plus filiale affection. Que de fois elle nous parlait de la bonté de ses chères maîtresses, cherchant à nous les faire aimer comme elle les aimait elle-même.

Son éducation achevée, elle revint près de ses bien-aimés parents. Joignant à ses qualités naturelles les avantages de la fortune, elle se vit bientôt recher­chée en mariage; mais pressée du désir de se consacrer à Dieu, elle n'accueillit aucune demande, et se fit, dans sa famille, une vie de retraite et de pieuses occu­pations. Elle n'avait pas encore 19 ans, que sa volonté d'être religieuse était déjà fixée irrévocablement ; il ne lui restait plus qu a demander à Dieu de l'éclairer sur l'ordre religieux qu'elle devait choisir. En attendant, elle se préparait par des austérités particulières à supporter les rigoureuses observances de la vie quelle désirait embrasser.

L'excellent père de notre bien-aimée Mère ayant eu la douleur de lui survivre, nous lui demandâmes de nous aider à rédiger cette humble notice en nous don­nant; quelques-uns de ses souvenirs sur l'enfance et la jeunesse de sa chère fille.

Il nous répond « qu'on ne saurait dire ce que notre Mère était aimée dans sa famille, combien elle y mettait de joie et de bonheur, quel bon exemple elle était pour ses trois soeurs et son jeune frère. »

Aussi lorsqu'au mois d'octobre. 1879. elle annonça qu'elle désirait entrer dans notre Carmel, la douleur de ses bons parents fut extrême. Mais, grands chrétiens tous deux, ils firent généreusement le sacrifice demandé, et ce fut sa bonne mère qui la remit elle-même entre les mains de nos vénérées Mères. Néanmoins, il res­tait une inquiétude au coeur de cette mère généreuse : elle craignait que sa fille, dans une ardeur indiscrète, se soit trompée sur sa vocation. Elle exigea donc que nos Mères lui fissent faire un an de postulat et aurait même voulu, après cette longue épreuve, qu'on lui rendît sa fille pour quelque temps, afin de pouvoir juger par elle-même si vraiment Dieu l'appelait à un genre de vie si pénible à la nature. Cette consolation lui tut donnée, comme nous le dirons bientôt.

Dès son entrée au Carmel, la chère postulante se mit généreusement à l'oeuvre de sa perfection. Souple comme une enfant, simple et douce, obéissant au moindre signe, pleine de gaieté, elle se faisait chérir de ses mères et de ses soeurs. On attendait avec une légitime impatience que l'année de postulat fût révolue, pour la revêtir enfin de l'habit que la pauvre enfant convoitait depuis si longtemps et quelle avait mérité par sa conduite régulière et fervente, Le divin Maître, cependant, voulait encore, par une épreuve délicate, lui faire désirer plus ardemment cette grâce.

La guerre de 1870 se déclara ; des dangers sérieux menacèrent les couvents de Lyon et, par prudence, nos bonnes Mères, sur l'avis de Monseigneur Ginouilhiac, archevêque de Lyon, engagèrent les postulantes à rentrer dans leurs familles. La mère de notre soeur vint aussitôt réclamer sa fil le; mais, ferme et résolue, celle-ci déclara ne vouloir pas sortir. La pauvre mère, atterrée de ce relus, se tourna du côté de la Mère Prieure et, sur le ton d'une humble suppli­cation elle s'écria : « Oh ! ma Mère, je vous en prie, commandez à ma fille de me suivre. » Quelle alternative !... soit du côté de cette mère qui sentait son pouvoir si faible devant la résistance de cette généreuse Soeur, soit dû côté de la Mère Prieure dont le coeur était brisé à la pensée de la rendre à un monde dont elle s'était séparée pour toujours ! Mais, comprenant les desseins de Dieu sur cette âme privilégiée, elle n'hésita plus et commanda à la pauvre enfant d'avoir â obéir à la voix maternelle. Soeur Marie de Saint-Joseph se soumit alors seule­ment et sans murmure : elle revint au foyer paternel.

Son coeur, tout en aimant sa famille autant qu'il est possible de l'aimer, ne se trouvait pas heureux : le cloître l'attirait avec une force invincible. Elle ne prenait plaisir à rien, sa pensée était sans cesse dans ce Carmel dont elle avait goûté les charmes et son seul désir était d'y retourner sans retard. Sa bonne mère, après une épreuve de quelques mois, se hâta de rendre à sa chère fille le bonheur de la vie religieuse ; son séjour dans la famille l'avait convaincue de sa vocation, plus un doute ne pouvait l'effleurer. Heureuse et contente, notre chère Soeur rentra dans le cloître, dont plus que jamais elle apprécia la vie humble et cachée.

Le saint Habit ne se fit plus attendre : elle revêtit les livrées de Marie avec d'autant plus de bonheur qu'elle les avait désirées davantage, puis, après les épreuves ordinaires, elle fit profession le 14 mai 4872, jour anniversaire de sa première Communion, ayant désiré que ses deux plus beaux «jours de fête se

trouvassent à la même date. A partir de ce jour béni, son âme prit un élan plus rapide et plus complet ver s Dieu. Pour vaincre sa nature, elle la soumit à de rudes travaux ; se levant de grand matin, elle aidait nos soeurs du voile blanc, travaillant avec elles et comme elles. De combien d'actes de charité et de morti­fication Dieu et ses anges ont dû être témoins ! Elle s'infligeait de rudes disci­plines, faisait souvent des jeûnes au pain et à l'eau, portait le cilice et couchait sur la dure. Pendant les six dernières années de sa vie, elle na se servit plus d'oreiller, mais appuyée sur un bois étroit et raboteux, elle ressemblait à son Dieu qui n'eut sur sa douloureuse croix qu'un bois pour soutenir sa tête ensan­glantée. Si on avait écouté les humbles supplications de cette amante de la souffrance, elle se serait privée de toute chose. Rien n'était assez pauvre, assez humble pour elle ; ne se plaignant jamais, elle accepta les mille petites contra­riétés de la vie en commun avec un air calme et tranquille.

Et cependant qui aurait pu soupçonner que sous cette apparente sérénité se cachaient des scrupules, des peines intérieures crucifiantes. Elle avait des moments indescriptibles d'angoisse. le doute envahissait sa pauvre âme. le démon la tentait de découragement... Dieu se cachait, il fallait qu'elle se nourrît d'une vie de pure foi. Ouverte avec ses confesseurs et sa Prieure,-lin mot de leur part apaisait les orages, puis les luttes recommençaient plus vives, mais sa fidélité ne se démentit pas un instant, son âme s'éleva, se purifia par l'épreuve, Dieu lui fit comprendre qu'il était content. Un jour le Seigneur sembla entrouvrir le rideau sombre et épais qui Le dissimulait aux regards de son humble servante, Il se découvrit à son âme... Ce moment de consolation fut rapide : bientôt le sombre voile retomba.       Mais, ravie de ce

qu'il lui avait été permis d'entrevoir de La'* beauté et de la bonté de son Dieu, son amour se dilata, devint plus fort, plus généreux encore; elle comprit, comme elle ne lavait jamais fait, que rien ne devait lui coûter pour plaire à un Dieu qui lui avait montré tant de prédilection et d'amour.

La vie de notre chère soeur devint une règle vivante; elle était pour nous toutes un exemple, elle nous servait d'aiguillon, car en la voyant si recueillie, si modeste, si obéissante, mous nous sentions émues jusqu'au fond de l'âme... toutes nous désirions marcher sur ses traces. Une de nos Mères, allant fonder un Carmel tout près de Lyon, s'arrêta quelques jours dans notre monastère et fut frappée de la vertu angélique de notre chère Soeur. « Ah ! s'écriait-elle plus tard, en s'adressant à ses novices, que ne m'est-il donné d'avoir une novice comme soeur Marie de St-Joseph du Carmel de Lyon ! » Cette impression était partagée par toutes les personnes qui avaient quelque rapport avec elle; nous nous rappelons encore l'émotion du cardinal Caverot, de si douce et regrettée mémoire, qui, après l'avoir vue en visite canonique, s'écriait : « Quelle sainte religieuse! Qu'elle est donc bien !» Elle seule ne s'apercevait point de son mérite, ne désirerait qu'une chose : vivre humble et cachée, se dissimuler à tous les regards.

Pourtant, comme dans toute vie humaine il y a des ombres, celle de notre Soeur n'était pas exempte d'imperfections. Réglée jusque dans les plus petites choses, elle exerçait parfois un peu la patience. Son abord était froid et austère, mais ces ombres disparaissaient vite au contact de son humilité et on lui par­donnait facilement ces petites imperfections qui n'étaient pas volontaires.

Entendre parler du monde lui était un tourment, son horreur peu dissimulée du siècle, de ses habitudes, de ses modes, faisait le sujet de joyeuses récréations. Elle ne pouvait comprendre qu'on pût vivre dans un monde qu'elle ne pouvait souffrir, et priait avec ferveur pour que frère, soeurs, cousins, en un mot tous ceux qu'elle aimait, se fissent prêtres ou religieux.

L'insuccès ne la décourageait nullement : « Je n'ai pas réussi pour celui-ci, disait-elle avec un sourire ingénu, eh ! bien tant pis pour ce pauvre malheureux, je vais recommencer mes supplications pour obtenir la vocation à d'autres. » Dieu bénit sa constance : deux de ses soeurs eurent le bonheur de se consacrer à Lui, l'une au 'couvent des Ursulines, et l'autre au Monastère de N.-D. de Charité, où elle est morte il y a deux ans, après une vie des plus exemplaires et des plus saintes.

Notre chère Soeur avait au coeur le zèle des âmes. Si elle était apôtre par ses prières et par ses pénitences, elle Tétait encore plus parles exhortations qu'elle ne cessait de faire à ses bons parents, les pressant d'aimer Dieu davantage, les sup­pliant de Le servir toujours plus fidèlement, se faisant leur ange sur la terre, en attendant qu'elle devînt leur protectrice au Ciel « Combien, nous écrit son bon père, oh ! combien puissantes ont été auprès de Dieu ses démarches et ses priè­res ! Que de bénédictions elles ont attirées sur sa famille ! »

Son apostolat franchissait les mers; elle aimait les missions d'un amour de prédilection Après les avoir comblées par des dons généreux qu'elle leur distri­bua ou leur promit à sa profession, elle ne cessa de les entourer de ses prières et de ses sacrifices. Elle passait tous ses petits moments libres à leur confectionner des ornements, des rochets, aubes, et autres travaux de ce genre; aucune fatigue ne la lassait ; aider les saints missionnaires à convertir des âmes était toute sa joie. « Ah ! s'écriait-elle souvent, sans leur sollicitude et leurs soins incessants, jamais ces pauvres âmes ne verraient la lumière ! » Les missions de nos bons Pères Carmes surtout avaient le don de toucher son coeur.

Tout était prévu d'avance dans la vie de notre chère- Mère ; aussi ne pouvait- elle pas toujours dissimuler sa peine lorsque l'obéissance contrariait ses petites combinaisons. Ses idées prenaient parfois un tour original qui faisait souvent le thème de nos joyeuses récréations. Chaque mission qu'elle avait adoptée avait un jour particulier de prières et de travail ; aussi bon nombre, d'ouvrages étaient- ils commencés sans qu'on pût prévoir le temps où ils seraient terminés. Sans se troubler la bonne Soeur les laissait inachevés pendant des années entières ... Ah ! c'est que les jours de pluie avaient un travail différent que les jours éclairés par un radieux soleil ! Elle variait ses occupations avec une grâce si charmante qu'on pouvait sans crainte rire à ses dépens, elle riait encore plus fort que nous, tout en prenant bien garde de se corriger.

Elle aimait les fleurs... mais là encore sa douce originalité se montrait sans dé­tour. Notre chère Soeur avait donné un saint nom à toutes les fleurs qu'elle soignait ; c'est ainsi quelle avait tous les Apôtres, saint Joseph, les neufs choeurs des Anges. Mais dans quel piteux état se trouvait parfois le collège apostolique ! Elle en avait le coeur navré. « saint Pierre, nous disait-elle, saint Pierre se dessèche à vue d'oeil. un ver le rongerait-il ? » Grand souci pour la pauvre Mère, chacune de nous alors lui donnait son conseil pour la conservation de la santé du saint apôtre. « Saint Barthélémy souffre une seconde fois le martyre de son écorchement, nous disait-elle encore, il fait pitié à voir... Et saint Joseph donc ! il est à moitié mort... »Mais quel que fût l'état de ces bons saints, il fallait qu'au beau jour de l'Assomption ils vinssent tous entourer une belle statue de la Vierge dont la bonne Mère avait le soin. Chaque pot étiqueté du nom d'un apôtre, d'un ange ou d'un saint, était rangé par ordre hiérarchique... et Dieu sait quelle triste mine plusieurs d'entre eux avaient ! A l'un il ne restait que le tronc, l'autre n'avait plus que trois feuilles, un troisième était sec et tous les autres à l'avenant! Vous pouvez, ma Révérende Mère, par ces quelques détails comprendra combien l'aimable simplicité de notre chère Soeur dilatait nos coeurs.

Une petite épreuve, qu'elle garda toute sa vie, excitait encore notre hilarité : portée fortement au sommeil, elle s'endormait partout... Etant encore novice, quand elle revenait de matines, elle se rendait avec précipitation dans sa cellule, dans la crainte que le sommeil, la surprenant en route, ne lui fît passer la nuit dans quelque coin du monastère. Affligée d'une si pénible infirmité, elle fit neuvaines sur neuvaines pour en être délivrée. Mais, pour exercer sa patience et lui fournir une occasion de mérites, Dieu se plut à la lui laisser.

Quand ce terrible sommeil lui avait joué quelque nouveau tour, elle nous le racontait en riant et ajoutait naïvement : « Que voulez-vous ? c'est ma voie... »

Aux élections de 1886, les suffrages de la Communauté se réunirent sur notre chère Soeur et l'élurent Sous-Prieure.

Pendant neuf ans consécutifs, notre bonne Mère remplit cette charge avec tout le zèle qu'on pouvait attendre d'une s| parfaite Carmélite. Son attitude au choeur était digne et grave ; très .attentive & l'Office, elle s'y dépendait, non dans la mesure de ses forces, mais bien au-delà, car elle ne calculait jamais avec Te devoir, et quand nous voulions lui faire prendre un peu de repos, elle nous répondait doucement : « Oh ! laissez-moi donner à Dieu pendant que je le puis encore, le jour du grand repos ne saurait tarder. » Pleine de déférence pour ses Prieures, elle les entourait de la plus filiale affection, d'une confiance d'enfant, elle était pour elles une consolation et un appui.

Depuis deux ans, nous constations avec peine que notre Mère Sous-Prieure s'affaiblissait sensiblement. Les grands jeûnes lui furent interdits, on lui imposa plus de sommeil, car elle se levait toujours avant la Communauté et se couchait plus tard.

Mais Dieu avait hâte de couronner la douce victime : nos prières et nos soins n'arrêtèrent pas les progrès d'un mal que les médecins ne surent découvrir que lorsqu'il n'était plus temps d'y remédier. Toutefois, courageuse et fidèle, notre pauvre Mère continua à assister à tous les actes de Communauté ; deux mois seulement avant sa mort, elle accepta forcément de plus grands soulagements, puis se laissa mettre à l'infirmerie qu'elle ne quitta plus. Ce lut alors que sa vertu brilla d'un éclat tout céleste : jamais une plainte ne sortit de ses lèvres... d'une obéissance aveugle, elle faisait notre admiration. Quelques jours avant son bienheureux trépas, elle nous fit appeler et, d'un air mystérieux et tout joyeux, elle nous dit : « Notre Mère, ne serait-ce pas le cas, en ce moment, de montrer à Dieu un peu de générosité et d'amour? Mère Thérèse de Marie, de si vénérée mémoire, m'a raconté qu'un capitaine se trouvant atteint d'une fluxion de poitrine n'hésita pas à quitter son lit de douleur pour se rendre à la guerre, où il lui semblait que son devoir l'appelait. Il fit cet acte de courage pour sa patrie, et moi, pour l'amour de, Jésus, ne pourrais-je pas me lever et reprendre notre sainte Règle ? Oh ! dites-moi de me lever et je suis prête ! » A cette pro­position inattendue notre émotion fut vive; l'aspect de notre chère Mère était celui d'une pauvre mourante, et cependant le zèle qui la consumait pour la gloire de Dieu, loin de s'affaiblir, jetait un dernier feu, plus éclatant encore ! Sur notre réponse, la douce victime n'insista pas, mais se remit avec paix et joie sur le bois de son sacrifice, attendant avec calme que le Divin Sacrificateur vînt consumer Lui-même l'holocauste.

Les derniers jours de la vie de notre chère Mère furent des jours de souveraine paix. Rien ne l'inquiétait, elle n'avait aucun désir, son âme s'abandonnait avec amour au bon plaisir de son Créateur. De grandes grâces lui furent accordées : Monseigneur, notre doux et saint archevêque, lui envoya plusieurs fois sa paternelle bénédiction. M. Bonnardet, vicaire général et notre supérieur, vint la voir et la fortifia pour le dernier passage par des paroles pleines de paternité et d'onction. Nos bons Pères Carmes et M. notre Aumônier lui donnèrent toutes les preuves du plus saint dévouement. Mais, par dessus tout, et au-dessus de tous les bonheurs que notre chère Mère pouvait recevoir, elle eut la suprême consolation de pouvoir communier tous les jours jusqu'à sa mort. Le dimanche 9 février, notre sainte malade se trouva beaucoup plus souffrante; nous comprîmes avec elle que le moment du départ approchait. Elle était munie pour le céleste voyage, ayant reçu tous ses sacrements, ainsi que l'indulgence de notre Ordre. Nous lui fîmes renouveler ses saints voeux, la Communauté se réunit et récita les prières du manuel, auxquelles elle s'unit avec la foi la plus vive.

Vers onze heures du soir, plusieurs de nos chères Soeurs -vinrent nous rejoindre pour entourer notre chère agonisante de leur affection et de leurs prières. Avec une pleine connaissance celle-ci répétait avec ferveur les invocations que nous lui suggérions. Vers une heure du matin, notre chère Mère Sous-Prieure nous dit tout à coup : « Vous devez être toutes bien fatiguées, je le suis beaucoup moi-même, reposons-nous » et, tout tranquillement elle s'endormit du plus profond sommeil. Chose étrange... le râle qu'elle avait depuis plusieurs heures sembla s'arrêter !... Pendant une heure et demie le silence le plus profond régna dans l'infirmerie. A deux heures et demie, voyant que notre pauvre mourante continuait à reposer doucement, nous fîmes signe à plusieurs de nos Soeurs d'aller prendre un peu de repos. Sans doute réveillée par le bruit qui se produisit autour d'elle, notre bonne Mère se mit sur son séant, puis nous appela en nous disant : « Où suis-je? notre Mère... Qu'est-ce que je fais ici?... Vite, donnez-moi le cierge béni... » Elle semblait sortir du Paradis et paraissait toute étonnée de se retrouver sur la terre; elle avait hâte de retourner dans ce Ciel dont peut-être déjà elle avait goûté les délices... Aussitôt le râle de l'agonie reprit son cours interrompu et, quelques minutes après, notre chère Mère remettait sa belle âme entre les mains de Celui qu'elle avait aimé si fidèlement.

Nos coeurs, douloureusement émus, sentaient une paix profonde dominer toutes douleur. Son visage calme et reposé inspirait la confiance que son âme ait été bien accueillie par le souverain Juge ; cependant, ma Révérende Mère, comme Dieu trouve des taches en ses Anges même, nous vous supplions d'ajouter aux suffrages déjà demandés, l'indulgence du Via Crucis et des six Pater, avec quelques invocations à la Sainte Vierge et à notre bon Père saint Joseph. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui nous disons, dans la paix du Seigneur,

De votre Révérence l'humble soeur et servante,

Sr PAULINE DE JÉSUS

R. D. ind. Prieure.

De notre Monastère de Notre-Dame de Compassion, sous le patronage de notre Père saint Joseph des Carmélites déchaussées de Lyon, le 1er mars 1896.

 

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