Carmel

1er mai 1895 – Besançon

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre-Seigneur, qui, pendant les jours consa­crés à honorer sa Sainte Passion, nous a fait participer à sa croix et à son calice en enle­vant à notre religieuse affection notre chère Soeur Julie-Marie-Joseph du Coeur de Jésus, professe de notre Communauté, âgée de soixante-huit ans dix mois, de religion trente-quatre ans six mois.

Notre chère Soeur était née à Saint-Bon en Tarentaise (Savoie), d'une famille respec­table et très chrétienne, le 16 mai, sous la protection de Notre-Dame du Saint Scapulaire. Au foyer paternel, la jeune enfant se faisait remarquer par son esprit de foi ; sa piété pré­coce, se modestie en imposaient aux enfants de son âge. En grandissant, elle sut se tenir au-dessus du respect humain et profiter de toutes les occasions pour nourrir sa piété et fortifier son âme qui déjà aspirait à un genre de vie plus parfaite. L'éducation qu'elle reçut fut marquée au coin d'une religieuse austérité ; l'enfant n'eu fut pas moins le charme de sa famille, tant son caractère était enjoué et sa gaieté toute de franchise et de simplicité. Se rendant utile à tous, elle avait toujours la main ouverte pour donner, le coeur toujours prêt à se dévouer.

Ma Révérende Mère, dès l'enfance notre chère Soeur eut le désir d'embrasser la vie religieuse, le cloître avait pour elle un attrait irrésistible ; mais l'heure de Dieu n'avait pas sonné; bien des obstacles s'opposaient à la réalisation de ses voeux; l'humble en­fant ne laissa pas de commencer sa vie religieuse dans le monde, en secondant la grâce qui la sollicitait à vivre dans la solitude et le silence ; pendant de longues années, son âme droite et délicate eut plus d'un combat à soutenir, Dieu était avec elle et la fit sortir victorieuse de l'épreuve. La chère enfant venait de fermer les yeux à son vénéré père, plus rien ne s'opposait à ses desseins ; elle quitta le foyer domestique sans jeter un regard en arrière et se dirigea vers la Franche Comté. Forte de son désir d'austérité et d'expia­tion, elle essaya de la vie des religieuses de Sainte Claire, à Poligny ; elle y passa quel­ques mois à peina, la Providence ayant marqué sa place au Carmel.

La postulante vint en effet frapper à la porte de notre petit monastère, nos Véné­rées Mères fondatrices, voulant éprouver sa vocation, lui proposèrent l'office de Soeur tourière, tout en lui donnant l'espoir qu'elle pourrait un jour entrer dans le cloître. Volon­tiers elle accepta l'épreuve et se dévoua, sans compter, au service de Dieu et de la Com­munauté. Elle vécut ainsi sept ans. La Providence lui ouvrit enfin les portes du cloître. Soeur du Coeur de Jésus fut au comble de ses voeux.

Ma Révérende Mère, notre chère Soeur se mit courageusement à l'observance de la règle, nos Vénérées Mères, satisfaites de ses dispositions, l'admirent à la prise d'habit et à la profession aux époques ordinaires ; elle eut le bonheur de prononcer ses saints voeux le jour de la fête de Notre-Dame du Mont Carmel.

Notre chère Soeur fut successivement employée dans les divers offices de la Com­munauté : sacristine, provisoire, lingère, etc., partout elle se fit remarquer par son esprit d'ordre et de sainte pauvreté, trouvant moyen d'utiliser les moindres choses et 'prenant pour son usage ce qu'elle n'osait plus donner aux autres. Sa piété et sa tendre charité pour les pécheurs et les chères âmes du purgatoire, l'objet le plus cher de sa sollicitude, se traduisaient dans tous ses actes, dans toutes ses souffrances et dans toutes ses prières. Les Dimanches et les jours de Fêtes, elle était heureuse de passer aux pieds de Notre- Seigneur tout le temps dont elle pouvait disposer. D'une profonde humilité, d'une grande abnégation, elle ne voulait occuper ni le temps ni la pensée de personne ; heureuse dans sa profonde solitude, elle cherchait Dieu en tout et sut toujours le trouver. Pourtant nous n'osons pas dire que la vertu lui fut facile, les vives [saillies de son caractère lui valurent plus d'une humiliation ; elle les apprécia à leur juste valeur ; dans son grand désir de perfection, plus d'une fois elle demanda elle-même d'être punie pour dompter sa nature.

Ma Révérende Mère, notre chère Soeur, toujours dure à elle-même, portait depuis longtemps le germe de la maladie qui se déclara pendant que toutes nous étions plus ou moins atteintes de l'épidémie. Luttant contre le mal et ne pouvant se résigner à quitter sa cellule, notre pauvre Soeur dut enfin s'arrêter. Le mal fit en quelques jours de rapides progrès. Notre chère malade se sentit mortellement atteinte. Sans laisser échapper une plainte, elle supportait silencieusement et joyeusement ses souffrances. Ma Révérende Mère, nous avions le coeur navré à la pensée d'une nouvelle et prochaine séparation ; quatre semaines durant, notre chère Soeur demeura immobile sur son lit d'agonie, atten­dant la mort et achevant de purifier son âme dans le calme le plus profond et dans une paix dont la douceur avait quelque chose de la paix du Ciel. Elle demanda elle-même l'Extrême-Onction, ne voulant pas, nous dit-elle, troubler la Communauté le jour de la fête de notre Père Saint-Joseph, dont nous avions déjà chanté les premières vêpres. On ne pouvait penser à lui donner la sainte Communion. Elle reçut les derniers sacrements avec un grand esprit de foi et en la pleine possession de toutes ses facultés, s'unissant à toutes les prières du prêtre et présentant elle-même, ses membres à chacune des onctions purificatrices. Vint le moment de demander pardon à la Communauté ; elle le fit avec une simplicité qui nous édifia. Après la cérémonie, notre chère malade, comme toute ra­vie en Dieu, demanda qu'on la laissât seule, ne pouvant assez bénir et remercier Notre- Seigneur d'une si grande grâce, la joie inondait son coeur. Mais le mal fut plus lent qu'on ne l'avait pensé : le Divin Maître voulait encore purifier cette âme, en faire une victime plus prête pour le sacrifice. Elle demeura ainsi quinze jours souffrant sans se plaindre et suppliant Dieu de sanctifier ses souffrances, plusieurs fois elle eut le bonheur de commu­nier en dévotion ; malgré la fièvre qui la consumait, elle se privait de tout pour recevoir son Jésus.

Monseigneur l'Archevêque, notre premier Pasteur, qui, en toutes circonstances, nous prodigue son bienveillant et tout paternel dévouement, voulut bien venir apporter à notre chère malade son auguste Bénédiction et ses consolants encouragements. Tant de bonté nous toucha profondément, mais, plus que personne, notre chère Soeur fut recon­naissante de cette visite de Dieu ; elle s'en humiliait et se sentait confuse des délicatesses du bon Dieu à son endroit.

Nous étions au Dimanche des Rameaux, Soeur du Coeur de Jésus eut encore le bonheur de communier ce jour-là. On la voyait s'affaiblir de plus en plus ; les Soeurs se succédaient auprès de son lit, elle les accueillait avec bonheur, heureuse et reconnais­sante des invocations qu'on lui suggérait. La nuit fut calme, le matin elle paraissait dou­cement reposer ; mais au moment où nous allions commencer l'office, la Communauté fut mandée en toute hâte à l'infirmerie, l'agonie de notre chère Soeur venait de commen­cer. Le prêtre vint aussitôt renouveler la sainte absolution à notre malade et la précieuse indulgence in articulo mortis ; il continua avec nous les prières des agonisants pendant qu'une partie de la Communauté retourna au choeur pour réciter les petites heures.

L'heure de la Messe était venue ; notre Père venait à peine de monter à l'autel quand notre chère Soeur rendit doucement son âme à Dieu. On était au lundi 8 avril. On ne prit pas le temps d'achever le Subvenite, la Communauté se rendit au choeur pour assister au Saint Sacrifice que Monsieur l'Aumônier offrit immédiatement pour l'âme de notre chère Défunte.

Ma Révérende Mère, nous étions profondément touchées des délicatesses du bon Dieu pour notre chère Soeur, tout arrivait au gré de ses désirs. Le lendemain eurent lieu les obsèques ; Monsieur l'Aumônier célébra lui-même la Sainte Messe, accompagné du Diacre et du Sous-Diacre. Les élèves de la Maîtrise chantèrent solennellement la messe de Requiem ; c'est ainsi que Dieu se plaît à exalter les humbles. Comme nous n'avons pas la consolation de conserver nos chères défuntes dans la clôture, notre digne Père Aumô­nier accompagna notre chère Soeur du Coeur de Jésus à sa dernière demeure, nos Soeurs tourières, quelques Religieuses de diverses Congrégations et bon nombre de personnes dévouées à la Communauté lui firent cortège, en notre nom et au nom de sa chère fa­mille absente et empêchée par les circonstances de rendre ce pieux devoir à celle qu'elle tenait en grande estime et affection. Les derniers voeux de notre chère Soeur étaient ex­primés dans ces mots que nous avons trouvés après sa mort : « Je demande en grâce à la Révérende Mère Prieure en charge au moment de mon décès de ne faire de circulaire que pour demander les suffrages de notre Saint Ordre. Je prie aussi mes bonnes Soeurs d'oublier les peines et mauvais exemples que j'ai donnés et leur demande des indulgences. »

Ma Révérende Mère, quoique nous ayons la confiance que ses souffrances et ses vertus lui aient mérité un accueil favorable du Souverain Juge, nous vous supplions de faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre à notre chère défunte. Par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'in­dulgence du Chemin de la Croix et des six Pater, quelques invocations aux Sacrés Coeurs de Jésus, Marie, Joseph, et aux saints Anges Gardiens, objet de sa particulière dévotion. Ile vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, aux pieds de la Croix,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,

Soeur MARIE-THÉRÈSE,

R. Carmélite ind.

De notre Monastère de l'Immaculée-Conception, et de notre Père Saint Joseph des Carmélites de Besançon, le 1er mai 1895

 

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