Carmel

1er juin 1894 – Saint-Flour

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur.

Ce divin Maître a voulu nous faire entrer en participation toute spéciale aux douleur de sa très sainte Mère au pied de la Croix, le Samedi Saint, en enlevant, ce jour-là même, à notre religieuse et tendre affection notre bien-aimée Soeur Claudine-Anne de Saint-Michel, doyenne de nos Soeurs du voile blanc et première professe de notre hum­ble Carmel. Elle comptait 69 ans d'âge, dont 52 moins quelques jours de vie religieuse.

Ce coup nous a été extrêmement sensible, tant parce que nous la chérissions que parce que rien ne nous faisait pressentir une séparation aussi soudaine. Et maintenant, si nous voulions entrer dans les intentions de notre regrettée Soeur, nous devrions nous borner à solliciter pour elle les suffrages de l'Ordre (ce que nous nous sommes empressées de faire par notre circulaire du 24 mars). C'est, en effet, le voeu qu'elle a exprimé avec instance dans un billet écrit de sa main et soigneusement placé en vue mais cette longue et chère existence renferme trop de précieux exemples ; elle a été trop intimement liée aux origines du plus humble rejeton de ce grand arbre qui se nomme le Carmel réformé, pour que nous puissions respecter des désirs inspirés par une profonde humilité, mais d'ailleurs parfaitement soumis à l'obéissance. Aussi, bien loin de nous taire, nous nous permettons, pour votre édification et la nôtre, ma Révé­rende Mère, et afin de mettre en lumière les vertus de notre chère doyenne de rapporter ici l'exposé sommaire de notre fondation.

La Révérende Mère Thérèse-Victoire de Jésus, de douce et vénérée mémoire, fon­datrice et prieure du cher Carmel de Cahors, ayant été atteinte d'une grave maladie, désespérée des médecins et déjà presque dans les bras de la mort, se sentit inspirée de s'engager par voeu, avec l'agrément de ses Supérieurs, de fonder un Carmel à Saint- Flour et cela avec les seules ressources de la Providence, si Dieu la rendait à l'amour de ses filles. Ayant bientôt, contre toute apparence, recouvré sa santé, la vénérée Mère s'occupa avec empressement de la réalisation de son voeu et ses négociations avec l'Évêché de Saint-Flour ayant heureusement abouti, elle arriva en 1838, accompagnée de quelques religieuses de son monastère de Cahors et de celui de Figeac qu'elle avait également fondé.

Cette période de la vie de notre bien-aimée Mère Fondatrice fut vraiment celle de son chemin de la Croix. Dieu la traita, comme II a coutume de traiter ses meilleurs amis, en la faisant passer par toutes les tribulations et les angoisses qui peuvent résul­ter de la plus extrême indigence. Sans doute, la petite colonie était attendue, un local avait été préparé pour la recevoir, mais qu'il était restreint ! Quelques appartements exigus devant servir à la fois, selon les occurrences, de cellules et de lieux de commu­nauté, nulle sortie extérieure, l'horizon comme la clôture bornés par les murs mêmes du bâtiment et par des toiles épaisses fixées aux fenêtres, lesquelles interceptaient l'air et la lumière autant que la vue. Dans ce monastère, si semblable à celui de Duruelo, le mobilier et le régime étaient à l'avenant; bien souvent le pain et les choses les plus nécessaires à la vie manquaient, malgré la sollicitude vraiment paternelle de Monsei­gneur l'Évêque, de Monsieur de Genlis et d'autres bienfaiteurs insignes. De plus, à tou­tes ces privations, aux travaux excessifs que chacune s'imposait pour se créer quelques ressources vinrent s'ajouter les rigueurs du climat et notre vénérée Mère vit, avec des sentiments qui se devinent, ses chères auxiliaires, minées par les froids de l'hiver et par des souffrances trop prolongées, incapables de la seconder, lui faire, les unes après les autres, de tendres mais décourageants adieux. Une seule lui resta, et encore fut-ce pour soumettre sa patience et sa force d'âme à des tentations journalières, car elle ne cessait de lui répéter : « Allons-nous-en, ma Mère, retournons à Cahors ; vous voyez bien qu'il est impossible de fonder ici ».

Les difficultés, en effet, semblaient surgir de toutes parts : impossible de trouver un emplacement propre à la construction du monastère, urgence extrême cependant de quitter au plus tôt l'installation provisoire si l'on ne voulait la voir devenir le sépulcre de la communauté naissante. Dans cette situation critique, notre vénérée Mère tournait son regard vers les montagnes saintes d'où lui devait venir le secours, répandait son coeur avec ses larmes dans d'ardentes prières et espérait envers et contre tout, répon­dant à ceux qui tâchaient de la dissuader de son entreprise qu'elle voulait demeurer douze ans à Saint-Flour avant de renoncer à l'exécution de son dessein ; que seulement alors elle se croirait en droit de se faire relever de son voeu de fonder en parfaite pau­vreté et de ses conséquences inévitables. Touché de cet invincible courage et de ce complet abandon, le ciel commença à suspendre ses rigueurs ; un emplacement assez commode et d'une superficie convenable fut trouvé ; une maison un peu plus spacieuse que la première, donnant sur une cour et un jardinet, située proche du futur monastère, fut achetée et notre vaillante Mère y installa sa petite famille, après trois ans d'étroite réclusion. De plus, une quête chaleureusement recommandée au clergé du diocèse par Mgr de Marguerie, fut faite dans toutes les paroisses et permit de songer à la construc­tion du couvent.

On était arrivé en 1842 et la communauté ne se composait que de quatre religieuses et d'une novice qui ne devait pas tarder à sortir. Certes, ce n'était pas brillant ! Aussi, malgré son énergie et sa force de caractère, la vénérée Mère se sentait-elle parfois bien abattue et découragée. Cependant, le divin Consolateur n'allait pas tarder à lui faire sentir la force de son bras et à lui montrer que cette oeuvre étant la sienne il voulait, comme toujours, faire choix pour son accomplissement des moyens les plus infimes. Un des premiers jours de janvier, Mère Thérèse est demandée au parloir par une pos­tulante. Une postulante ! Hélas ! la pauvre Mère, durant ces cinq années, elle en a tant vues, tant admises, des postulantes, et aussi tant rendues à leurs parents ! Les unes, effrayées du dénuement complet de cette nouvelle Bethléem, perdaient coeur et se reti­raient après quelques jours d'essai ; les autres, plus courageuses, persistaient jusqu'à ce qu'elles fussent vaincues par la maladie ou des infirmités précoces occasionnées par les privations de toutes sortes, mais aucune n'avait atteint la profession. Quel sort réservait la Providence à celle-ci ? Pouvait-on se promettre plus de consolation ? Telles étaient sans doute les questions que se posait tristement notre Mère en se rendant à la grille. Cependant, dès le premier entretien, elle fut charmée du courage et de l'ingé­nuité de cette aspirante de dix-sept ans qui ne demandait qu'à aimer Dieu et à faire pénitence. Son air, à la fois modeste et gracieux, sa taille avantageuse, sa santé floris­sante, l'à-propos de ses réponses aux objections qui lui furent faites, tout, en un mot, prévint en sa faveur, à tel point que notre Mère Fondatrice se reprit à espérer le succès de son entreprise, considérant cette humble villageoise, dépourvue de savoir et de for­tune, mais parée d'innocence et de candeur, riche d'un trésor de bonne volonté, la considérant, dis-je, comme un inestimable présent du ciel. Peut-être aussi Notre- Seigneur donna-t-il à notre Mère le pressentiment des vertus dont, pendant plus d'un demi-siècle, cette humble fleur des champs devait embaumer notre monastère. Quoi qu'il en soit, il paraît que la postulante fut annoncée à la communauté et aux amis avec la joie du chercheur de perles fines qui en a découvert une de grand prix. L'entrée fut fixée au 18 avril 1842 et, dès ce jour, notre chère Soeur Anne de Saint-Michel commença à réaliser les espérances qu'on avait fondées sur elle. L'observance religieuse lui fut chose facile, grâce aux bons principes reçus au foyer paternel ; ici, permettez-nous un mot sur ses premières années.

Élevée par des parents vraiment chrétiens, auxquels douze enfants formaient une couronne d'honneur, Claudine avait appris à plier sa volonté. Elle était de tous, au témoignage de ceux de ses frères qui lui survivent, la plus obéissante, la plus respec­tueuse, remarquable également par sa douceur, sa complaisance fraternelle, sa piété précoce, elle s'attira à son insu la tendresse, l'estime et la confiance des siens même dans un âge encore tendre. Ces heureuses dispositions à la vertu durent singulièrement plaire à Celui qui réside avec délices dans les coeurs purs ; aussi aimons-nous à penser que le germe de la vocation religieuse fut déposé dans ce jeune coeur par le divin Époux des vierges, le jour même de sa première visite. Dès lors, en effet, la piété de Claudine s'accrut : elle devint rêveuse et méditative, la petite bergère. L'Esprit Saint ouvrait aux yeux émerveillés de son âme le grand livre de la nature : les pâturages et les troupeaux, les oiseaux, les insectes et les fleurs, les ondes limpides, les ombrages solitaires des bois étaient autant de pages immenses dans lesquelles elle lisait la puissance, la grandeur et la bonté du Créateur. Ah ! se disait cette âme enfantine, si le bon Dieu a fait tant de choses pour moi ; s'il m'aime tant, moi qui compte si peu sur la terre, ce n'est, hélas ! le payer que d'un trop faible retour que de lui donner tout mon coeur... Ainsi grandit-elle dans son cher village de Loudière, commune de Montchamp, petite paroisse de notre diocèse. Cependant la divine Providence qui amène tout à ses fins, avec autant de sua­vité que de force, sut bien, l'heure de ses desseins venue, disposer les choses pour leur exécution, en inspirant aux parents de notre bonne Soeur l'idée de la confier, en qualité de pensionnaire, aux excellentes Filles de Saint-Vincent de Paul, récemment établies dans notre ville, mais connues déjà par leur dévouement et leur amour des pauvres et des petits. Auprès de ses dignes maîtresses, la chère enfant apprit les premiers rudi­ments des sciences humaines, les travaux à l'aiguille et accrut surtout son instruction religieuse. Ce fut là aussi que le Seigneur lui fit entendre son mystérieux appel. Le Carmel !... Je te veux au Carmel... étaient des mots magiques qui résonnaient sans cesse au fond de son coeur. Mais le Carmel, qui défrayait alors tant de conversations à Saint-Flour, était considéré et dépeint comme un tombeau où l'on devait s'ensevelir toute vive. « Qu'importe ! se disait en elle-même notre jeune héroïne, les jours de cette vie sont si courts ! Qu'importe qu'ils soient mauvais, pourvu que j'acquière la vie éter­nelle ! » Mue par ces sentiments et fortifiée par Celui qui embrasa les Agnès, les Agathe, les Thérèse, après avoir obtenu l'assentiment et la bénédiction de ses bons parents, qu'une foi robuste élevait au-dessus de la nature, cette âme vaillante vint résolument frapper à la porte du Carmel et implorer, comme une faveur insigne, une part aux immo­lations et au long martyre de la vie religieuse.

Nous l'avons vue plus haut reçue à bras ouverts, considérons-la maintenant réalisant son sublime programme : brièveté de peines et de souffrances, éternité de bonheur et de repos. Une ponctualité parfaite à chaque chose, une générosité qui ne se démentait pas, la rendirent précieuse à la communauté. Elle eut à remplir, dès les premiers mois, et simultanément, les offices si incompatibles de cuisinière et de portière, soutenir le choeur pour la récitation des Heures canoniales, travailler à la confection des ornements d'église sans que sa paix, son esprit religieux fussent trouvés en défaut. Souvent, pour obéir à la cloche du tour, la pauvre cuisinière laissait sa poêle sur le feu : « Mon Jésus, disait-elle en partant, je vous confie le dîner de vos épouses ; s'il se perd, je n'aurai rien à leur donner : pensez-y et gardez-le moi. Parfois cependant, pour éprouver sa servante, Notre-Seigneur permettait qu'à son retour la friture fût entièrement carbonisée; d'au­tres fois le feu s'étant éteint, il fallait servir, quand sonnait l'heure du réfectoire, un repas manqué. Hélas ! que de larmes versait la chère postulante sur les maigres provi­sions de la communauté ainsi avariées ! Que de plaintes amoureuses elle adressait à son Jésus ! Que d'industries lui suggérait son bon coeur pour grossir le menu, avec des her­bes, des légumes bons, semblait-il, à être jetés, lesquels assaisonnés à l'aide de maintes prières, étaient trouvés excellents par des estomacs affamés. Dès ce premier hiver, on put apprécier son industrieuse charité : la cherté des vivres étant devenue excessive et la petite communauté se trouvant réduite à un surcroît de privations, Soeur Anne recou­rut à un carreau de salade semée à l'automne dans le jardinet du couvent, laquelle, sans cesse recoupée, repoussait magiquement et se prêtait à toutes les préparations culinai­res : potages, ragoûts, fritures, etc. De son côté, notre Mère Fondatrice cultivait cette âme en habile et prudent jardinier : les plus légers oublis étaient sévèrement répri­mandés et punis ; assez souvent même il y avait pénitence sans qu'il se trouvât de culpabilité. En ces occasions la postulante se prosternait humblement sans proférer un mot de justification, mais son gracieux sourire disait éloquemment sa reconnaissance. Un jour, Mère Thérèse lui dit d'un ton sévère en lui remettant une clé : « Ma Soeur, vous n'êtes pas propre pour le Carmel ; tenez, voilà la clé, retournez chez vous. » Sur le champ, la pauvre enfant, après avoir reçu cette verte admonition avec la contenance la plus humble et la plus convaincue, se dirigea toute en pleurs vers la porte de clôture, priant Dieu de lui venir en aide. La clé refusa d'entrer dans la serrure, et pour cause, et après d'inutiles efforts, Soeur Anne revint timidement vers sa Prieure, la supplier de la garder puisque la porte ne voulait pas s'ouvrir.

Une vertu si soutenue lui mérita la grâce de revêtir le saint Habit le 24 février 1843 (dix mois après son entrée) et de prononcer ses saints voeux l'année suivante, le 15 mai. Sa santé, gravement compromise à cette époque par des jeûnes forcés et fréquents de vingt-quatre heures et au-delà, par des excès de veilles et de travail, dut exiger ce léger retard, sans toutefois inspirer une hésitation aux Soeurs capitulantes. Sans doute on comptait sur la forte constitution de la chère Novice, mais on serait passé volontiers sur cette considération, en faveur de ses éminentes qualités. Avec quelle allégresse, quelle ferveur, quel abandon total d'elle-même ma Soeur Anne se lia irrévocablement au divin Epoux de son âme ! L'émotion qui la gagnait, quand elle nous parlait du beau jour de sa profession, nous laissait deviner les sentiments dont elle avait dû être animée dans l'accomplissement de ce grand acte.

Durant les années qui suivirent, années de souffrances et de langueur, elle sut se montrer semblable à elle-même, c'est-à-dire parfaite religieuse. Elle avait d'ailleurs sous les yeux de sublimes modèles; sans cesse elle voyait notre Mère Fondatrice sura­bonder de joie dans la maladie, la disette et les tribulations. L'esprit de foi et d'amoureux abandon à Celui qui revêt le lis des campagnes, prépare la pâture du passereau, conduit aux portes de la mort et en retire, lui était pour ainsi dire inoculé par tous les pores. Aussi, quelle âme fortement trempée que notre Soeur Anne ! Elle était vraiment bâtie à chaux et à sable, selon l'originale remarque d'un Père Jésuite qui a pu parler avec con­naissance de cause. Nous la surnommions agréablement la Sainte, la Mystique, la Con­naisseuse, la Soeur des inventions. C'est à son esprit de pauvreté et de charité frater­nelle qu'elle devait cette dernière épithète ; elle était fort ingénieuse, en effet, pour utiliser les objets mis au rebut; mais surtout, il fallait la voir à la cuisine s'évertuer à préparer un mets pour une malade ; il fallait la voir au jardin, quand elle en eut la direction, cultiver avec un soin jaloux les légumes les plus appréciés par la communauté et ceux dont la vente apportait plus de profit; il fallait voir ses industries pour obtenir de ses vaches un rendement de lait supérieur : sa peine, son temps n'étaient rien pourvu qu'elle parvint à procurer un soulagement, une satisfaction à ses Soeurs. Souvent, en­traînée par son dévouement, elle s'oubliait au travail et empiétait sur les heures dues à un sommeil pourtant bien nécessaire ; parfois aussi elle arrivait assez tard en récréa­tion parce qu'elle avait eu ceci ou cela à terminer; nous la voyions avec peine se retrancher une partie du repos et du délassement permis à cette heure ; mais, il faut l'avouer, si nos cordiales observations à ce sujet étaient respectueusement reçues et accompagnées de belles promesses, elles se gravaient peu dans la mémoire. Un jour cependant, nous crûmes avoir trouvé le moyen de convertir notre chère doyenne, en lui adressant ces paroles à son entrée tardive : « Il paraît bien, ma Soeur, que vous n'aimez pas la communauté, puisque vous tenez si peu à vous trouver en récréation ». « O ma Mère ! s'exclama-t-elle, touchée au vif, moi je n'aime pas la communauté ! Qui pourrait le croire ou le penser ? Moi, qui vous ai toutes reçues, qui ai vu la communauté entière en bonnet ! Ah ! si, je vous aime toutes, mes Mères et mes Soeurs. Vous ne savez pas combien je vous aime ! répétait-elle à chacune en l'embrassant, car il fallut lui permettre de faire le tour des rangs : ce fut une scène charmante et inoubliable.

Le qualificatif de connaisseuse lui avait été mérité par son héroïque mortification. C'était à elle que recourait la provisoire pour décider si tel ou tel mets, telles provisions avariées devaient être servis ou jetés, et Soeur Anne, dans ces occasions, opinait en faveur de sa chère vertu et ne manquait pas de s'adjuger le gros lot. Pour n'en citer qu'un exemple entre mille : Un jour, il nous fut apporté en aumône une caissette de harengs salés à demi-gâtés. Qu'en faire ? Assurément, le donateur avait bonne opinion de notre mortification ; cependant, la prieure jugeait prudent de jeter ces conserves; ma Soeur Anne, interrogée, demande instamment qu'on les lui délivre : elle les lave, les fait sécher, et bref, s'en régale longtemps avec les émules de son esprit de pénitence. D'ailleurs, voulait-on la traiter selon ses désirs ? Dans ce cas, on devait réserver pour sa part des fruits gâtés, des restes réchauffés et fermentés : c'était toujours trop bon, trop succulent pour elle. Ces exemples de notre chère doyenne étaient un stimulant pour nous toutes : que de fois n'avons-nous pas entendu nos jeunes novices s'exciter mutuellement à marcher sur les traces de ma Soeur Anne, dans la voie de l'humilité et de la mortification. Pour en venir à la pratique, l'une d'elles profita, un jour, de son office de serveuse au réfectoire pour substituer adroitement la portion qu'on lui avait destinée à celle que Soeur Anne s'était assaisonnée pour elle-même. Celle-ci crut d'abord à une méprise et ne fut pas sans chagrin en songeant que son dîner était peut-être échu à une malade, car autant elle usait de rigueur à son endroit, autant, nous l'avons dit, elle était bonne et prévenante pour les besoins d'autrui. Bientôt, l'auteur du larcin la rassura à peu près en ces termes : « Ma Soeur, soyez sans inquiétude pour le passé : celle qui a voulu goûter votre fricot se portait très bien ; soyez également sans défiance pour l'avenir, la voleuse a trouvé sa conversion au fond du plat ». Elle avait été, en effet, sur le point de capituler devant ce mélange de riz au lait, de carottes en friture, de lentilles en salade. Si, dans ces occasions, on essayait une parole élogieuse : « Vrai­ment ! moi, mortifiée ! Ah ! que l'on se trompe ! je trouve cela très bon ; j'ai un si excel­lent appétit ». A moins que ne lui échappât le mot révélateur : « Maintenant, j'ai perdu le goût : tout m'est pareil ».

Notre chère Soeur savait éminemment unir au dévouement de Marthe la contem­plation de Marie : à voir son air modeste, recueilli, on la sentait en communication avec le Bien-Aimé de son coeur dont elle ne perdait pas la présence même au milieu de ses plus distrayantes occupations. A l'exemple de notre Père Saint Jean de la Croix, elle suppliait les créatures de lui parler de son Dieu et son oeil intérieur discernait les vesti­ges divins dans les plates-bandes du jardin, dans les plaines du firmament et dans les divers événements de la vie. Constamment, et bien mieux qu'aux jours de son enfance, elle admirait la bonté de la Providence divine et se répandait en actions de grâces, soit pour les pluies bienfaisantes, soit pour le beau soleil dont la douce chaleur faisait croî­tre ses légumes, et, son âme poétique, s'élevant aux régions surnaturelles, demandait ardemment, pour elle et pour tous ses frères dans le Christ, les célestes rosées, le doux vent des divines inspirations et la possession de la Terre des vivants. En vraie fille de notre séraphique Mère, ma Soeur Anne ne priait jamais pour elle seule ; nous pouvons même dire qu'elle s'oubliait saintement pour les grandes causes qu'elle avait à coeur : le salut des âmes, des âmes des enfants, le triomphe de l'Eglise et de son auguste Chef, la résurrection morale de notre pauvre France, la délivrance des âmes du purgatoire, l'extension de notre saint Ordre et le maintien de la ferveur et de la régularité dans nos monastères. Les intentions qui nous étaient spécialement recommandées, celles de nos familles, celles surtout de Monseigneur notre Évêque, de nos Supérieurs et confesseurs devenaient les siennes propres et il fallait voir sa joie quand elle se savait exaucée.

Après Jésus Eucharistie., Jésus outragé et persécuté dont les douleurs et les anéan­tissements faisaient le sujet habituel de ses méditations, ma Soeur Anne avait une dévo­tion bien marquée pour la Très Sainte Vierge et Saint Joseph : toutes ses oeuvres pas­saient par leurs mains bénies pour être présentées au Seigneur, ses mérites leur appar­tenaient et les indulgences qu'elle s'efforçait de gagner, devaient être appliquées, à leur gré, aux âmes du purgatoire qui leur avaient été le plus dévotes. Pour ne pas trop nous étendre nous ne dirons rien des nombreuses prières et pratiques de piété qu'elle s'im­posait comme un tribut filial, de sa ferveur à réciter le rosaire, à honorer les sept dou­leurs et les sept allégresses de Saint Joseph, etc. Ainsi essayait-elle de reconnaître les fa­veurs de choix qu'elle recevait par l'entremise de la divine Reine du Carmel et du céleste Protecteur des âmes intérieures.

Notre regrettée Soeur a été véritablement une âme d'oraison : c'est l'idée que nous voudrions le mieux rendre parce que c'est le trait distinctif de sa physionomie morale ; aussi, pour vous avoir parlé de sa piété sommes-nous loin d'avoir complété notre esquisse. Qu'est-ce, en effet, que la vraie et solide oraison, sinon celle qui enseigne à l'âme l'art de se vaincre, de porter sa croix, de s'estimer à sa juste valeur, c'est-à-dire néant et péché, de se soumettre, de coeur et de volonté, pour l'amour de Dieu, à ceux qu'il a investis de son autorité, d'accomplir avec courage et constance les Préceptes divins et les Règles que l'on a librement embrassées ?... Oraison exempte d'incertitudes et d'illu­sions ; chemin raccourci pour aller au ciel ! Or, telle a été celle de notre fervente Soeur. Oui, elle a pu chanter victoire parce qu'elle a été parfaite dans l'obéissance, et elle a acquis cette perfection, grâce au souverain mépris qu'elle se portait à elle-même. Durant sa longue carrière, nous pouvons dire qu'elle n'a eu qu'une prieure parce qu'elle n'a cherché que Dieu, qui ne change pas, dans les Dépositaires de l'autorité divine et que sa foi invincible l'a toujours reconnu sous cet incognito, hélas ! parfois si infime ! Aussi que son salut était révérencieux ! Ce n'était rien moins qu'un acte d'adoration. Que ses rap­ports étaient candides, simples, ouverts et confiants ! Avec quelle effusion de recon­naissance elle recueillait dans son coeur, un avis pour sa conduite intérieure, une paro­le d'encouragement aux heures où le sentiment trop vif de ses misères, de ses fragilités, aurait pu la jeter dans le découragement ! Avec quelle humble contenance elle recevait une réprimande, une observation ! De combien d'attentions, de prévenances elle entou­rait sa Prieure et les soeurs de choeur qu'elle regardait toutes comme ses supérieures ! On se souviendra longtemps de son mot à ses jeunes compagnes d'office : « Voyez-vous, mes Soeurs, nous autres soeurs du voile blanc, nous ne devons pas nous épargner pour soigner les Épouses de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Quelle était aussi sa maternelle tendresse pour ces chères Enfants et la façon simple et charmante avec laquelle elle se mettait à la disposition de la première soeur cuisinière, depuis que nous avions dû la décharger elle-même de cet emploi devenu trop pénible pour ses forces affaiblies !

Que dirons-nous de sa vénération pour ses Supérieurs ecclésiastiques ? Les cinq Évêques qui se sont succédé sur le siège de Saint-Flour, dans cette période de cinquan­te-trois années, les prêtres éminents qui se sont dévoués à notre petit Carmel, soit en qualité de Supérieur ou de confesseur, se sont plu à reconnaître, en Soeur Anne, une grande droiture et pureté d'intention en même temps qu'une soumission et un attache­ment filial.

A Dieu ne plaise, cependant, que nous voulions dépeindre notre regrettée Soeur comme un être idéal à qui la vertu était naturelle : loin de nous une telle pensée ; si sa vie a été si édifiante pour nous, si paisible et si heureuse pour elle, c'est qu'elle a lutté. Sans doute, elle avait reçu de Dieu une bonne âme, selon le mot de la Sainte Écriture, un naturel doux et pacifique, un coeur qui aimait d'instinct le vrai, le bien, le beau; sa fuite prématurée d'un monde corrupteur l'a laissée dans une heureuse ignorance du mal. Cependant, comme tous les enfants d'Adam, même les mieux doués, elle sentait au fond de son être le germe des passions : un sentiment plus ou moins vague d'indé­pendance, des retours d'amour-propre, tentations de vanité, de susceptibilité, pente à la paresse, etc.; oui certes, sa perfection lui a coûté des efforts. Que de fois, afin d'obte­nir la grâce de se vaincre, dans des occasions où elle sentait bouillonner la nature, s'est- elle présentée chez sa Prieure, portant au cou une corde nouée, dissimulée sous ses vêtements, se disant intérieurement qu'elle n'était qu'une vile créature, une misérable esclave du démon ! Que de fois elle a baisé les pieds à celles de ses Soeurs que sa con­science timorée lui faisait craindre d'avoir peinées, implorant leur pardon, alors que parfois elle était en réalité l'offensée ! Que de fois elle a eu recours aux macérations et aux pieuses inventions des saints pour se punir et soumettre parfaitement la chair et l'esprit à la loi divine !

La véritable oraison, avons-nous dit tantôt, apprend à porter la Croix : en cette science, ma Soeur Anne était passée maîtresse. Les croix de la communauté, auxquelles elle a pris sa bonne part, celles qui lui sont venues du dehors, atteignant sa chère famille, l'ont toujours trouvée calme, résignée, que dis-je ? c'était même de la joie, de la reconnaissance, mais de cette joie que possèdent seuls les saints, laquelle n'exclut pas le sentiment poignant de la douleur. Oh ! combien son coeur délicat et sensible a souf­fert à la nouvelle de la mort tragique de deux des siens, de la fin prématurée de plusieurs autres, laissant veuves et orphelins dans une situation précaire ! Quelle peine surtout pour un coeur embrasé de divin amour comme le sien, lorsqu'elle apprenait que, parmi ses proches, il en était qui s'abstenaient d'accomplir leurs devoirs religieux, qui trébu­chaient dans le chemin de la vertu ! Oh ! que de larmes, de prières ardentes ils lui ont fait répandre ! Que de pénitences ils lui ont coûté ! Son âme, cependant, savait, à ces heures de l'épreuve, s'élever à des hauteurs sereines, reconnaître l'action ou la permission divine, prononcer le fiat d'un total abandon de tout ce qui lui était plus cher que sa pro­pre vie et soutenir sa foi d'une ferme espérance.

Vous dire, ma Révérende Mère, combien elle se faisait chérir par cet heureux ac­cord d'éminentes vertus et le parfum d'édification qu'elle répandait parmi nous, vous dire avec quelle allégresse, nous saisissions les occasions de lui payer quelque retour est chose impossible! A la Sainte-Marthe surtout c'était à qui rivaliserait : elle, de bonne grâce et de joyeux entrain pour fêter les Marie contemplatives, celles-ci, d'aimables démonstrations de gratitude. Dans ces circonstances, on se plaisait à mettre un peu sa modestie à la torture en lui chantant des couplets tels que les suivants, qui rendent exactement, sinon poétiquement, nos sentiments à son égard.

On dit, dans le couvent, que ma Soeur Anne est sainte, Bien haut, elle proteste et, seule, n'en croit rien. Car, d'un air tout contrit, elle exhale sa plainte : « Non, je ne suis pas sainte. Hélas! on le sait bien. » Bon gré, malgré pourtant, elle sera Élue : Sur un trône éminent, il faudra s'installer. Notre doyenne, au ciel, sera la mieux reçue. Toute l'éternité, dût-elle s'en fâcher.

Ma Soeur Anne vivait donc au Carmel depuis un demi-siècle fuyant l'éclat comme une humble violette pour se perdre en Dieu dans l'obscurité et le silence. La communauté qui, ainsi que nous venons de le démontrer, l'aimait comme une soeur dévouée et la vé­nérait comme une sainte, attendait avec impatience le jour de ses noces d'or pour lui témoigner, avec éclat, la profonde affection dont elle était l'objet. Depuis longtemps, nous lui promettions grande fête, mais cette annonce effrayait toujours sa modestie, et, de plus en plus, à mesure qu'avançait le jour tant redouté, elle nous suppliait de lui laisser célébrer son jubilé dans le coeur à coeur du recueillement avec Notre-Seigneur sans cérémonie extérieure, ce qui, disait-elle, était bon pour les personnes de mérite mais non pour une pauvre soeur comme elle. Nous lui exprimâmes notre volonté à cet égard; elle se soumit humblement et nous prouva, comme toujours, que, dans la recherche du plus parfait, sa règle était l'obéissance. Toutefois, malgré cette soumission bien sincère, elle ne pouvait s'empêcher de revenir à la charge. De temps en temps elle nous adres­sait quelques supplications accompagnées de larmes et appuyées de nouveaux motifs qui résultaient toujours de ce qu'elle appelait, avec tant de conviction, son indignité. Profitant d'une visite que Monseigneur daigna faire à la communauté, elle s'avança res­pectueusement pour lui présenter sa requête. « Monseigneur, dit-elle d'un ton suppliant, j'ai une grâce à vous demander : ce serait de défendre qu'on fit cette fête. » « Oh ! répon­dit Monseigneur, avec sa paternelle bonté, je veux au contraire qu'on la fasse ; vous ne voulez donc pas des grâces que le bon Dieu vous prépare pour ce jour-là ? » Sa Gran­deur représenta à l'humble suppliante qu'un honneur accepté par obéissance est préfé­rable à une humiliation de propre choix. Notre chère Soeur recueillit cette parole avec l'esprit de foi qui l'animait, et promit bien de ne plus témoigner aucun désir. Cependant, une certaine tristesse était dans son âme et y resta même pendant la retraite prépara­toire qu'elle fit avec tant de ferveur : c'était comme un nuage qui voilait son intérieur mais que devait bientôt percer un rayon de grâce cachée sous une simple parole. Le dixième jour de sa retraite, en lui adressant l'exhortation d'usage, nous l'engageâmes, parait-il, à ne pas s'attrister, se souvenant que nous voulions honorer Notre-Seigneur Lui-même dans la personne de son épouse et que la cérémonie dont elle s'effrayait tant étant, en réalité, pour la gloire de Dieu et non pour la sienne. « S'il en est ainsi, à la bonne heure, répondait en elle même la vénérable retraitante, dont le coeur et l'âme étaient vraiment la bonne terre qui produit cent pour un. — Vous serez là, mon bon Jésus, disait-elle amoureusement à son Dieu; cette belle fête sera la vôtre et alors il n'y saurait avoir d'excès ; tout ce que nos Soeurs me préparent de compliments, de cadeaux, de chants, etc., tout sera pour vous. » Et elle répétait joyeusement : « Notre Mère m'a dit que je n'entendais rien aux choses de Dieu : c'est très vrai. Je m'étais figuré que tout cela serait pour la pauvre Soeur Anne, ça me peinait. Maintenant je suis toute consolée. »

Nous ne vous avons pas dit. en son lieu, ma Révérende Mère, que notre chère Soeur atteignit ses cinquante ans de vie religieuse en avril 1893. A cette époque, son frère, excellent religieux de l'Institut de Saint-Viateur, ne pouvait quitter son poste de profes­seur ; afin de lui procurer la facilité de venir s'associer à notre religieuse fête, nous décidâmes de la différer jusqu'aux vacances. D'ailleurs, un obstacle imprévu nous eût contrainte de faire ainsi : au mois d'avril, la communauté fut visitée par l'influenza et à peu d'exceptions près, chaque cellule était forcément convertie en infirmerie. Cette épreuve et plusieurs circonstances bien autrement heureuses nous prouvèrent que le retard accepté, comme à regret, était vraiment providentiel.

La solennité jubilaire fut fixée au 29 septembre, jour où l'Eglise fête saint Michel, patron de notre bonne Soeur Anne. Sous les auspices du bienheureux Archange, nous clôturions notre retraite générale et ce même jour se trouvait être le premier anniver­saire du sacre de Monseigneur notre saint Evêque. Heureuse coïncidence ! Nous bénis­sions le divin Maître qui procurait une bien douce joie au petit Carmel auquel il avait demandé, l'année précédente, à pareil jour, un grand sacrifice. Sa Grandeur daigna venir présider la fête jubilaire de l'humble Carmélite et célébrer avec nous, dans cette chapelle qui avait été la sienne depuis son ordination sacerdotale, le premier anniver­saire de sa consécration épiscopale. Un bon nombre d'honorables ecclésiastiques de notre ville, au dévouement desquels nous recourons souvent, voulurent bien, cette fois encore, répondre à notre invitation. Ils étaient là autour de leur Évêque bien-aimé, la prière sur les lèvres et la joie dans le coeur, lui souhaitant sans doute, comme nous le faisions nous-mêmes, des années nombreuses pour le bien du diocèse. Qu'ils nous per­mettent de leur exprimer ici notre religieuse gratitude.

Pour entrer dans l'esprit de cette double fête, l'éminent religieux que nous avions eu le bonheur d'entendre pendant la durée des saints exercices, parla, avec autant de piété que d'élévation, du sacerdoce et de la vie religieuse. Après nous avoir montré la grandeur, la sainteté, le caractère divin du Pontife, il nous le représenta comme étant le canal par lequel se répandent sur toute âme, spécialement sur l'âme religieuse, la vie surnaturelle et toutes les grâces divines. A l'issue de la sainte messe, qui fut chantée par notre vénéré Père Supérieur, Monsieur Delort, vicaire général, Sa Grandeur bénit la couronne et le bâton fleuri, symboles mystérieux, celui-ci, de la Croix du Sauveur, qui avait soutenu la marche de la respectable jubilaire dans sa mystique ascension ; celle-là, emblème de la récompense préparée à ses vertus. Nous les présentâmes à notre chère Soeur et Monseigneur compléta la cérémonie par une touchante allocution dans laquelle il fît remarquer ce qu'il y a de délicate charité et de religieuse dilection dans l'esprit de notre Saint Ordre, lequel sait si bien allier les rigueurs d'une vie austère avec les pieuses réjouissances et toutes les démonstrations de la tendresse fraternelle. La parole de Sa Grandeur se voila de larmes et l'assistance fut émue lorsque, faisant mémoire du 29 sep­tembre 1892, elle supplia la petite partie de son troupeau qui formait l'auditoire, de l'aider, par ses prières, à porter le lourd fardeau de l'épiscopat. Ainsi se termina cette émouvante solennité. Une petite estrade surmontée d'un fauteuil avait été dressée dans notre choeur, la chère jubilaire y prit place : ce fut là que nous allâmes, tour à tour, lui offrir nos joyeuses félicitations et le baiser fraternel. Bien que sa présence fût désirée parmi nous pendant cette journée, nous dûmes nous priver en faveur de sa nombreuse famille, qui vint s'édifier et se recommander aux prières de la sainte Carmélite. Pendant ce temps, nos Soeurs, suivant l'élan de leur coeur, disposaient à qui mieux mieux les décors les plus variés : la salle de récréation surtout était ornée de tentures et de guir­landes. Le soir nous pûmes enfin congratuler notre bien-aimée doyenne et lui présenter les gracieux souvenirs reçus de plusieurs de nos chers Carmels. Elle se prêtait à nos témoignages d'affection avec une simplicité et une bonne grâce charmantes. On compre­nait qu'ils ne lui étaient plus onéreux depuis qu'elle en avait fait total renvoi à son Jésus.

Pendant sa longue vie, notre chère Soeur avait constamment soupiré vers le ciel ; nous aurions voulu la retenir bien des années encore, c'était le sentiment exprimé dans nos simples et joyeux refrains :

Le croirez-vous ? Notre doyenne
Voudrait déjà prendre l'essor.
Quelle impatience est la sienne
De voir enfin s'ouvrir le port
Sa marche demi-séculaire
Vers les hauteurs du Mont Carmel
Lui vaudrait bien, devant saint Pierre,
Un billet d'entrée pour le ciel.
Mais, à partir de cette fête,
Son printemps est renouvelé ;
Et chacune de nous s'apprête
A faire un second jubilé.

Tel était en effet notre désir, telle ne fut pas la volonté de Dieu; six mois après ses noces d'or, notre Soeur devait être conviée aux noces éternelles. Après les souffrances et l'épuisement des premières années, sa vigoureuse constitution ayant repris progres­sivement le dessus lui permit de garder nos saintes Observances dans toute leur rigueur et d'y ajouter même, ainsi que nous l'avons déjà insinué, de fréquentes macérations et pénitences de surcroît. Cependant, avec l'âge, une diminution de forces se produisait lentement, sans toutefois nous inquiéter, puisque notre chère sexagénaire pouvait continuer de vaquer à ses occupations. En décembre dernier, elle fut prise d'une sorte de vertige et d'attraction en arrière, lesquels la faisaient tomber à la renverse ; soumise à un traitement, elle parut se remettre et, la Semaine Sainte venue, sur l'assu­rance qu'elle nous donna de se mieux porter, nous cédâmes à ses instances et. lui permîmes de jeûner, ce dont elle avait été dispensée pendant le Carême. Le Jeudi Saint, elle nous dit se trouver mieux encore qu'à l'ordinaire ; ses forces avec l'appétit sem­blaient revenir. Hélas ! c'était la dernière lueur de la lampe près de s'éteindre. Elle prit part, ce jour-là, à tous les actes de communauté jusqu'à la collation. Nous remarquâmes immédiatement, mais sans aucune inquiétude, son absence du réfectoire, la croyant à l'étable pour revoir, selon sa coutume, si sa jeune compagne d'office n'avait rien oublié; cependant, celle-ci ne tarda pas à nous manifester ses craintes de quelque accident, car ma Soeur Anne s'était disposée en même temps qu'elle à se rendre au réfectoire. Hélas ! ces craintes n'étaient que trop fondées ! Partie aussitôt à la recherche de sa vénérable officière, la pauvre novice la trouva en chemin, gisant à terre, torturée par de vives douleurs d'estomac et de grands vomissements. La transporter à l'infirmerie, lui prodi­guer tous les soins que nous crûmes propres à la soulager fut un allégement à notre tendresse alarmée. Monsieur notre Docteur, qui nous donne les secours de son art avec le dévouement le plus désintéressé, malade lui-même, ne put se rendre à notre appel. Ici, permettez-nous, ma Révérende More, de vous demander le concours de vos prières pour acquitter envers lui notre dette de reconnaissance.

Cette première nuit, la journée et la nuit suivantes se passèrent dans des alterna­tives de mieux et de plus mal. La chère malade unissait ses souffrances à celles qu'a endurées, à pareil jour, notre divin Rédempteur, baisait à tout instant son crucifix et conjurait l'Epoux divin de hâter l'heure de l'ineffable et éternelle rencontre. Jusqu'au samedi matin, nous avions cru à une indigestion et espéré que, les vomissements une fois apaisés, la malade se remettrait. Mais vers six heures, mue par une anxiété sou­daine, nous fîmes appeler un autre médecin qui jugea le danger imminent. Atterrée à cette nouvelle, nous nous empressâmes d'en donner avis à Monseigneur. Sa Grandeur daigna se rendre immédiatement auprès de notre bien-aimée mourante, laquelle venait d'être administrée par notre bon Père Supérieur accouru, lui aussi, à notre appel. L'a­gonie commençait : ma Soeur Anne, les yeux fermés, paraissait ne plus comprendre ce qui se passait autour d'elle, mais, dès qu'elle nous entendit lui annoncer la visite de Monseigneur, elle rouvrit les yeux, sourit et recouvra, avec une entière connaissance, assez de force pour se confesser, ce qu'elle n'avait pu faire avant de recevoir l'Extrême- Onction, et pour entretenir Sa Grandeur des dispositions de son âme. Sa Grandeur, l'engageant à accepter avec résignation la mort qui semblait approcher, elle répondit : « O Monseigneur ! je suis bien contente de mourir; je n'ai peur que d'une chose, c'est que le bon Dieu ne me prenne pas encore ».

Monseigneur nous rappela, tout heureux de cette amélioration; mais, hélas ! ce ne fut qu'un éclair ; notre Soeur Anne, retombée presque aussitôt sur ses oreillers, pâle, respirant bruyamment, couverte d'une sueur froide, luttait avec la mort. La commu­nauté sortait précisément du choeur où elle avait chanté la messe et les premiers allé­luia ; de tous côtés le son joyeux des cloches annonçait l'ouverture des fêtes pascales et la victoire du Christ; n'était-ce pas une heure bien propice pour mourir ? Aussi l'agonie fut-elle courte : à peine le temps de réciter les prières du Manuel, et cette âme, purifiée par les grâces des derniers sacrements, l'indulgence in articulo mortis, la bénédiction de Monseigneur, et fortifiée par les prières de l'Eglise, s'envola dans le sein de Dieu, nous en avons la confiance. Il était dix heures du matin : Sa Grandeur et notre Père Supérieur voulurent bien encore réciter le Sub venite, puis se retirèrent tout édifiés de cette paisible et sainte mort. Notre regrettée Soeur, si reconnaissante sur la terre, n'ou­blie pas au ciel, nous en avons la conviction, ce qu'elle doit, ainsi que nous, au premier Pasteur de ce diocèse qui a été si longtemps le Directeur et de plus en plus le Père de nos âmes. Plus puissante maintenant sur le Coeur de Jésus qu'en ses jours mortels, elle sollicitera efficacement la conservation d'une santé si chère à tout le diocèse. Elle n'ou­bliera pas non plus notre Père Supérieur qui a bien voulu lui donner un dernier témoi­gnage de son paternel dévouement en chantant la messe et officiant aux obsèques, auxquelles bon nombre de prêtres, de Frères des écoles chrétiennes et d'amis nous firent l'honneur d'assister. Qu'ils veuillent bien tous recevoir ici une nouvelle expression de notre gratitude.

Veuillez, ma Révérende Mère, appliquer par grâce à notre bien-aimée défunte les indulgences du Chemin de la Croix, des six Pater, d'une journée de bonnes oeuvres et ce que votre charité vous suggérera, et agréer les sentiments reconnaissants et respec­tueux avec lesquels nous sommes, dans le Sacré-Coeur,

Votre humble soeur et servante.

Sr M.-AIMÉE DE JÉSUS,

c. d. i. prieure.

De notre Monastère de Saint-Joseph des Carmélites de Saint-Flour, le 1er juin 1894

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