Carmel

1er décembre 1895 – Marseille

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Par notre Circulaire du 10 novembre, nous vous avons annoncé la mort précieuse devant Dieu de notre très chère et regrettée Soeur Joséphine-Fran­çoise-Marie de St-Jean de la Croix, professe de la communauté d'Aubagne, doyenne de nos Soeurs du voile blanc, âgée de 75 ans, dont elle a passé 51 ans et 1/2 dans la Sainte Religion.

Tout en baisant amoureusement la main de Dieu, qui, au lendemain de l'Octave de la fête de la Tous­saint, à rappelé à lui notre bien aimée Soeur, après une longue vie toute d'amour et de mérites, pour la rendre participante de la joie et du bonheur des élus, encore que nos âmes soient profondément affligées par ce deuil récent, nous ne pouvons nous lasser d'admirer la miséricordieuse bonté de Notre-Seigneur qui a si largement récompensé, à ses derniers moments, la fidélité héroïque et la ferveur de sa pieuse servante.

Notre bien chère Soeur, ma Révérende Mère, naquit à Cabriès, petite localité de notre département près d'Aix, d'une famille honorable et très chrétienne, où la vertu est héréditaire. Son père et sa mère élevèrent leurs nombreux enfants dans la crainte de Dieu et le respect de l'autorité paternelle. La petite Joséphine partagea de bonne heure avec sa vertueuse mère les soins à donner à ses plus jeunes frères et soeurs, et sur­tout aux" enfants de ses soeurs aînées; elle puisa à cette forte école, les germes de la piété profonde, de l'amour du travail, du dévouement et de l'énergie, qui furent toute sa vie ses caractères distinctifs et comme les bases solides de sa perfection religieuse.

Sa jeunesse n'eut rien de puéril : elle ne connut pas les vanités du monde ; encore enfant elle était très as­sidue à assister aux offices du Dimanche, et donnait, dès son bas âge, des indices sérieux de sa future voca­tion. A son insu Joséphine exerçait déjà autour d'elle une sorte d'apostolat, apprenant aux petits enfants à réciter leurs prières et catéchisant ceux qui se préparaient à leur première communion. Aussi elle était déjà regardée comme le modèle de la paroisse, inspirant à ses jeunes compagnes l'édification et la piété, toujours prête à obliger chacun malgré son jeune âge. Elle donnait aide et conseil à ceux qui l'approchaient. Congréganiste exemplaire, elle appartenait aussi à l'association des Filles de la Croix. Sacristine du grand au­tel, elle revendiquait l'honneur de porter la Sainte Vierge aux processions. De plus Joséphine nourrissait dans son coeur un secret désir de la vie religieuse ; mais, avec la droiture de jugement qui la caractérisait, elle comprit que ses parents, quoique très chrétiens, ne consentiraient pas à la voir s'éloigner du foyer do­mestique; aussi se vit-elle forcée de garder, du moins pour le moment, un profond silence sur les plus chères aspirations de sa vie, se contentant de suivre exactement tous les exercices pieux de la paroisse sans en manquer aucun. Elle visitait les pauvres et les infirmes avec une très grande charité, dès qu'elle apprenait que quelques-uns d'entre eux étaient à l'extrémité, elle regardait comme un droit qui lui était réservé de se rendre auprès d'eux, de les préparer à la mort, de leur faire recevoir les derniers sacrements et de réci­ter pour eux les prières des agonisants. Combien de fois n'eut-elle pas à supporter, surtout de la part de son père, certaines observations et reproches ! Car ce vertueux vieillard, ayant une nombreuse famille, craignait qu'elle n'apportât dans la maison, le germe de l'épidémie qui sévissait; mais le Seigneur, qui guidait ses dé­marches, veilla toujours sur sa fidèle servante.

Suivant l'exemple du vertueux Tobie, Joséphine se dépensait sans mesurer ses forces dans les temps de calamité, ne se rebutant d'aucune fièvre; les pauvres varioleux avaient ses prédilections : elle les préparait à recevoir les derniers sacrements, les ensevelissait de ses mains et ne les abandonnait  pas qu'elle ne les eût conduits à leur dernière demeure. Elle accomplissait tous ces actes héroïques pour une personne de son âge sans la moindre ostentation. D'une humeur toujours égale, on ne se souvenait pas dans sa famille de l'avoir jamais vue mécontente ou contrariée. Plus notre chère Joséphine était fidèle à répondre aux inspi­rations de la grâce, plus croissait en elle l'attrait pour la vie religieuse. Comprenant sa faiblesse, son inex­périence, les difficultés qui s'opposaient à ses desseins, Joséphine résolut de se choisir un guide, et confia la conduite de son âme à un vertueux ecclésiastique dont la réputation de sainteté était unanime dans notre ville. Ce saint prêtre crut favoriser l'appel divin dont cette chère âme était l'objet, en la mettant en rapport avec Melle de Gérin, espérant que la communauté des Victimes du Sacré-Coeur, qu'elle allait fonder, répon­drait aux désirs de sa postulante. Joséphine apprécia les vertus et les mérites de cette vénérable fondatrice, mais elle ne se sentit pas inspirée de la suivre : elle désirait entrer dans un ordre austère où la clôture fût établie, son esprit sérieux ne voulant rien souffrir d'incertain. Son pieux directeur comprit alors qu'il devait la diriger vers un ordre ancien et sévère. Il lui fit connaître le Carmel, et parla pour elle à notre vénérée Mère St-Hilarion, de pieuse et sainte mémoire.

Cette digne Mère accepta volontiers cette nouvelle élue pour la fondation d'Aubagne qui devait s'effectuer sous peu. Tut fut réglé pour lé départ de la chère aspirante. Selon l'avis qu'elle avait reçu, elle se rendit, au jour marqué, sur la sainte colline de Notre-Dame de la Garde. Ce fut dans ce béni sanctuaire que la di­gne fondatrice, se rendit elle-même avec celles de ses pieuses compagnes qui devaient faire partie du nouvel essaim. Après y avoir entendu la sainte Messe et mis leur nouveau Monastère sous la protection de la Très Sainte Vierge, elles s'adjoignirent en qualité de Soeur du voile blanc notre bien aimée Joséphine.

La désolation fut grande au foyer paternel lorsqu'on l'apprit. Personne pourtant n'en fut surpris, mais tous furent consternés ; son père et sa mère, son frère et ses soeurs étaient inconsolables ; ils redisaient souvent, dans la sincérité de leurs âmes, qu'ils avaient perdu tout ce qu'il y avait de meilleur dans la famille. Leur douleur ne connaissant pour ainsi dire plus de bornes, ils résolurent de tenter un suprême effort et d'aller la chercher ; ils préparèrent à Cet effet leur charrette et emportèrent avec eux des cordes pour la lier à leur retour, dans la crainte qu'elle ne leur échappât de nouveau.

Le coeur de notre chère prétendante était, dès le début de sa nouvelle carrière, trop attaché à Dieu et à sa sainte vocation, pour se laisser vaincre par les larmes de ses chers parents. Elle leur parla avec tant de courage, d'affection et d'estime de son nouvel état, qu'elle demeura victorieuse en cette lutte de la tendresse des siens. Le divin Maître, jaloux de sa perfection, traita, dès l'aurore de sa vie monastique, notre bien aimée Soeur Marie-St-Jean de la Croix en âme forte ; les épreuves se succédèrent dans sou berceau religieux : son âme, née pour l'ordre et la vie réglée, n'eut pas peu à souffrir de se trouver avec ses vénérées Mères fondatrices dans une petite maison de louage où les lieux réguliers n'étaient pas encore établis. La pauvre postulante, qui ne comprenait rien encore aux usages du Carmel, se demandait à elle-même ce qu'elle était venue faire en ce lieu; habituée à la vie sédentaire (car elle était piqueuse de son état), il lui en coûta beaucoup pour remplir ses nouvelles fonctions dans ce petit Bethléem, où il fallait continuellement monter et descendre et se livrer à mille occupations pour lesquelles elle ne sentait que de la répugnance. Surmontant toutefois généreusement les combats de la nature, la pauvre postulante n'osait s'ouvrir à personne sur ses difficultés, ni sur la fatigue que lui causait son emploi. Elle triompha parla prière et l'abnégation d'elle- même et fut admise â la vêture à la satisfaction générale de ses vénérées Mères. Mais son noviciat fut long et laborieux. Le vénérable M. Tempier, vicaire général et supérieur de la congrégation naissante des Oblats de Marie, était alors supérieur de ce pauvre et cher Carmel. Ses nombreuses occupations ne lui permettaient que bien rarement de visiter ses filles à Aubagne; notre chère novice dut attendre de longs mois la grâce de la profession. Ce fut le 13 décembre 1846 que notre bien aimée Soeur eut la consolation de prononcer ses saints voeux, réalisant déjà à un degré avancé le type de la véritable Carmélite. L'oraison et l'abnégation d'elle-même étaient sa vie ; les plus âpres pratiques de la pénitence ne l'étonnaient pas : elle s'y livrait avec une générosité inspirée par un zèle ardent pour la conversion des pêcheurs.

Peu à près l'émission de ses voeux, se laissant emporter par une ferveur très indiscrète, elle resta une année entière sans prendre presque aucune boisson, dissimulant avec tant d'adresse cette austérité qu'aucune de ses compagnes ne s'en aperçut. Lors­qu'on 1848, Communauté d'Aubagne fut obligée, par suite des événements douloureux de cette époque, de rentrer dans son berceau religieux, notre bien aimée Soeur portait sur son visage pâle et amaigri les traces d'austérités dignes des solitaires de la Thébaïde. Mais grâce à la sage prudence de notre vénérée Mère Marie-St-Hilarion sa santé se remit complètement. Sous cette direction ferme et douce, elle s'appliqua à la vie cachée et édifia pendant de longues années la communauté de Lonchamps. Elle redevint si robuste qu'on l'aurait dite de fer; les travaux multiples de la cuisine, des lessives et du jardin, la trouvaient toujours prête à prendre pour sa part la plus large mesure. Lorsqu'en 1859 elle fut choisie pour faire partie de notre fondation, sans rien retrancher de ses occupations habituelles, elle eut la douce consolation de prodiguer ses soins les plus assidus à notre vénérée et bien digne Mère Victime de Jésus (compagne inséparable de notre Mère St-Hilarion en tous ces travaux ; notre petite fondation réjouissait infiniment sa vieillesse et fut témoin des derniers efforts de son zèle.

Nous vîmes à cette époque ma Révérende Mère, se développer en ma Soeur St-Jean de la Croix, la pratique de toutes les vertus religieuses. Ce fut vraiment pour elle le champ du Seigneur. La piété qui avait fait naître et grandir les vertus de la pieuse congréganiste, devint toute la force vitale de l'ardente professe. Elle savait parfaitement allier la vie contemplative à la vie active, et cette bonne Soeur était pour ainsi dire une prière vivante et agissante. Dieu seul a pu connaître la fidélité avec laquelle elle s'acquitta de ses saintes obligations. Elle faisait tous les jours le chemin de la croix, récitait plusieurs rosaires, multipliait à l'infini les prières indulgenciées pour la délivrance des âmes du purgatoire, pour lesquelles elle avait une compassion et une charité si spéciale, que depuis de longues années, elle s'était engagée par le voeu héroïque à leur faire un abandon total de tous ses mérites les pêcheurs, les agonisants étaient aussi les objets particuliers de son zèle : elle offrait pour eux de nombreuses prières et pratiques de pénitence. Cette vénérable Ancienne aimait la France d'un amour tout patriotique ; elle eût donné mille fois sa vie pour obtenir à sa chère patrie un héritier du trône de saint Louis ; elle nous amusait même beaucoup lorsqu'elle agitait avec véhémence ces quêtions, en récréation. Vraie fille de la sainte Eglise, elle partageait ses douleurs et ses souffrances. Nous la vîmes avec édification le 20 septembre dernier, malgré ses infirmités et son grand âge, jeûner au pain et à l'eau en réparation des sacrilèges attentats de ce jour. Son esprit de foi égalait sa piété profonde : elle voyait Dieu en ses Mères Prieures et les entoura toutes, quel que fût leur âge, d'une égale vénération et d'un filial amour. Il était touchant, ma digne Mère de voir la consolation que cette vénérable Ancienne éprouva quelques jours avant sa mort, lors­que nos élections nous imposèrent de nouveau de lourd fardeau du priorat. Son respect pour les anciens usages pour tout ce que lui avaient enseigné nos vénérées fondatrices, égalait celui qu'elle avait pour ces dignes Mères. Comme il n'est pas de beau ciel sans nuage, ni de beaux tableaux sans quelques ombres, la vertu de notre bonne Soeur était quelquefois un peu trop austère : elle eût voulu mesurer toutes les âmes à son niveau Sa constitution forte et vigoureuse lui permettait de supporter sans soulagement les infirmités réelles et journalières qu'elle avait contractées au début de sa vie religieuse par suite de son indiscrète fer­veur aussi mortifiait-elle quelquefois indirectement les Soeurs dont les tempéraments plus faibles que ceux d'autrefois étaient obligées d'user de soulagement. Mais cette bonne Ancienne rachetait bien vite, par son inépuisable charité, ces petits excès de zèle. Elle était toujours prête à rendre service, partageait les peines et les épreuves de nos familles, et promettait aux coeurs affligés de nombreuses prières et des communions à leurs intentions.

Sou esprit d'ordre la rendait très ponctuelle pour tout ce dont elle était chargée ; son exactitude était re­marquable : lorsqu'elle était de cuisine tout était prêt ù l'heure précise, rappelant souvent à ses compagnes que nos vénérées Mères fondatrices lui avaient appris que quelques minutes seulement de retard apportent un grand préjudice au bon ordre d'une communauté. Son amour de la sainte pauvreté reluisait non seulement dans tout ce qui était à son usage, mais surtout dans le soin qu'elle apportait à ce que rien ne se détruisit mal à propos. Jardinière depuis de longues années, elle était très exacte à tout recueillir en son temps. Pas un fruit n'échappait à sa vigilance; rien n'était petit ni peu important à ses yeux : les feuilles sèches, les moindres morceaux de bois, étaient mis en réserve pour l'hiver. Type parfait de la pauvreté reli­gieuse, notre bien-aimée Soeur avait un égal amour pour le travail. L'office des alpargates la voyait se dépenser sans jamais compter avec ses forces. Les jours de lessive, étaient pour elle des jours de riches moissons. Très exacte à se lever à 3 heures du matin, elle ne quittait pas le lavoir que la dernière pièce ne fût achevée de laver. Le bon Dieu l'ayant douée d'une riche mémoire, elle savait par coeur toutes les prières de la réparation des blasphèmes, et le chemin de la Croix. Aussitôt que le Rosaire était récité, elle mettait son répertoire à la disposition de nos Soeurs; puis venait le tour des pieux cantiques du père Surin, ou d'autres très anciens, qu'elle chantait en provençal avec un entrain et une ferveur qui ranimait celle de toutes les laveuses. Ces heures si bien remplies par notre bonne Soeur, étaient pour elle, sans qu'il n'y parût rien au dehors, des journées de rudes pénitences. Son estomac ne pouvant retenir aucun aliment, sujette aux douleurs de rhumatisme, elle passait, après les lessives, plusieurs nuits assise sur son lit sans pouvoir pren­dre aucun repos. Cette véritable amante de la Croix saisissait, avec ardeur ces mortifications de Providence et savait habilement les dissimuler sous des dehors simples et ordinaires.

Depuis sa jeunesse jusqu'à sa mort, on ne la vit jamais oisive. Elle avait le talent de se multiplier. On ra- conte que lorsqu'elle travaillait chez sa mère, elle mettait souvent sous son métier de piqueuse le berceau l'un enfant de ses soeurs, qu'elle soignait et berçait tout en faisant son ouvrage ; tandis qu'elle apprenait les prières ou le catéchisme à d'autres petits neveux qui l'entouraient et ne pouvaient se détacher de la présence de leur bonne tante.

L'année dernière, au mois de juin, nous eûmes la consolation de célébrer ses noces d'or. Notre chère Ju­bilaire se prêta avec simplicité aux modestes et joyeuses fêtes que nous fîmes en son honneur, recevant avec beaucoup d'humilité les témoignages de notre fraternelle affection. Elle accueillit avec une noble fierté la quenouille tout ornée de fleurs que nos Soeurs lui présentèrent. Ayant conservé, malgré son grand âge, pres­que toutes ses forces et son agilité, elle ne fit pas au premier abord le même accueil au bâton traditionnel dont elle n'avait nul besoin ; mais comprenant bien vite son symbole pieux, elle le reçut avec respect. La so­lennité de sa cinquantaine fut surtout pour elle, ma Révérende Mère, une fête d'action de grâces et de re­nouvellement; on eût dit qu'elle avait repris une nouvelle jeunesse, une ardeur plus grande. Si, pendant tout le cours de sa vie religieuse, on la vit passer ses journées du Dimanche au choeur, dont elle ne sortait que lorsque le devoir où l'obéissance l'appelait ailleurs, retirée depuis quelque temps de l'office de la cuisine, cette bien aimée Soeur y demeurait la journée entière en prière. Nous admirions aussi dans tout son extérieur un ensemble de bonté et de douceur qui révélait la présence de Dieu dans son âme.

Mais ce fruit était mûr pour le ciel; le Divin Maître ne tarda pas à le cueillir.

La tendre affection que ma Soeur Saint-Jean de la Croix avait pour sa chère communauté lui avait fait de­mander au bon Dieu la grâce de travailler et de se dévouer jusqu'à sa mort. Tous ses voeux furent accomplis. Vers la fin d'octobre, comme elle s'occupait, après une journée très laborieuse, à serrer au fruitier les pro­duits du jardin, elle se sentit prise d'un très grand froid; mais, selon sa coutume, elle ne s'arrêta pas pour si peu. Le surlendemain comme elle était en adoration à l'oratoire devant le Très Saint Sacrement exposé pour nos élections, elle sentit de si grands frissons, qu'elle fut contrainte de s'aliter. Notre excellent Docteur, dont le dévouement et la charité vous sont déjà connus, ma digne Mère, comprit dès sa première visite la gra­vité de l'état de notre chère malade ; il n'y avait cependant point encore de danger pressant pour la faire administrer. Notre bonne Ancienne, habituée à la souffrance et à la mortification, nous redisait chaque fois que nous allions la visiter : « Ma Mère, ne vous mettez pas en peine, ce n'est rien, ce n'est qu'un peu de pa­resse. » Son seul chagrin était de nous affliger par sa mort, si le bon Dieu venait à disposer d'elle. Elle répé­tait à toutes les Soeurs qui allaient la voir : « Pour moi, je m'abandonne ; je n'aide la peine que pour notre Mère.» L'état de notre bonne Soeur parut s'améliorer, elle était d'ailleurs si calme que nous espérions conser­ver encore longtemps parmi nous cet exemple vivant, ce vrai type de la perfection religieuse. Elle-même se faisait illusion et disait à ses compagnes : « Le bon Dieu ne m'a pas voulue. »

Cependant, au matin du 9 novembre, le mal s'aggrava subitement : une crise la réduisit à l'extrémité. Nous nous empressâmes de la faire administrer. Monsieur notre digne Aumônier ne se trouvant pas chez lui, Notre-Seigneur par une délicatesse toute particulière, permit que le digne Pasteur de notre parole, apprenant le danger pressant où se trouvait notre bonne Soeur, accourut en toute hâte pour lui donner 1es consolations suprêmes de la sainte religion. A son arrivée la crise était passée. Notre vénérable Ancienne éprouva une très grande joie de cette faveur du Divin Maître témoigna sa reconnaissance à notre bon et saint Curé, qu'elle vénérait à juste titre, ainsi qu'à M. l'Aumônier qui arriva en clôture encore à temps. Puis elle regarda la mort d'un oeil calme et tranquille et se prêta avec une parfaite lucidité et sérénité à la réception des derniers sacrements, disant dans la sincérité de son âme : « Je fais de tout mon coeur le sacrifice de ma vie et désire faire un acte d'amour parfait. Quelques instants plus tard, Notre-Seigneur venait se donner à elle en viatique. Cependant la mort s'avançait à grands pas. Notre bien-aimée Soeur demanda pardon à la communauté en termes bien humbles et bien touchants. Elle avait encore toute sa connaissance lorsqu elle reçut la grâce de l'indulgence in articula mortis; mais, presque aussitôt après, elle parut entrer en agonie. Les pieux ecclésias­tiques qui étaient venus l'assister rentraient à peine dans la chapelle pour y déposer la Sainte Réserve lors­que notre bien aimée Soeur, dans le calme le plus profond et sans aucun effort, rendit sa belle âme à son Dieu, qu'elle venait de recevoir dans son coeur et qui y demeurait encore vivant après sa mort, réalisant à la lettre le pieux désir que cette âme ardente exprimait bien souvent en chantant après la communion ce pieux couplet d'un ancien cantique :

Entre vos bras
J'espère terminer ma vie.
Entre vos bras,
Oh ! le charmant et doux trépas !
Divin Jésus, je vous supplie
Que je subisse l'agonie
Entre vos bras.

Peu de jours avant sa mort son esprit de foi lui avait fait désirer de recevoir la bénédiction de notre vé­néré Père Supérieur. Elle avait eu aussi la grâce de recevoir la visite de nos bons et dignes Pères confesseurs, ordinaire et extraordinaire ; nous ne doutons pas, ma Révérende Mère, que cette âme si humble et si re­connaissante n'ait déjà porté au pied du trône de Dieu l'expression de religieuse gratitude, non seulement pour notre pieux et dévoué docteur, mais aussi pour les respectables ministres du sanctuaire qui la visi­tèrent et l'assistèrent en ces derniers moments, et pour lesquels elle avait un respect mêlé de la plus filiale vénération. Notre bien aimée Soeur avait conservé pour Aubagne, son berceau monastique, le plus religieux souvenir.

Aussi Notre-Seigneur, par une de ces coïncidences qu'il réserve pour ses familiers et ses amis, permit qu'elle retrouvât au lit de la mort, en notre digne Père Supérieur, le pieux vicaire qui été venu la bénir dans les voi­tures qui, en 1848, ramenèrent à Marseille les pauvres Carmélites, et aussi, en notre respectable curé, le vertueux enfant de choeur et servant de messe, dont elle n'avait jamais oublié la touchante piété. A ces conso­lations déjà bien douces pour son âme reconnaissante, Notre-Seigneur en ajouta encore une autre, en quelque sorte plus grande : celle de pouvoir dire son Nunc Dimittis entre nos mains, nous laissant à nous-même toute l'amertume du calice, quand presqu'au lendemain de notre nouveau priorat, le bon Maître nous demanda le douloureux sacrifice de la seule compagne qui nous restâmes anciens jours.

Malgré sa simplicité un peu rustique notre si bonne Soeur St-Jean de la Croix emporte les regrets unani­mes de tous ceux qui l'ont connue et qui la vénéraient comme une sainte. Cette bien aimée défunte n'oubliera pas au ciel nos nombreux bienfaiteurs, sa reconnaissance s'étend bien au delà des bornes du temps .a chère et nombreuse famille aura aussi un large souvenir auprès du bon Dieu. Comment pourrait-elle oublier, non seulement son frère et ses soeurs, mais aussi ses nombreux parents qui lui donnèrent pendant tout le cours de sa vie religieuse et particulièrement à l'époque de ses noces d'or, tant de témoignages de leur respect et de leur affection, lui apportant souvent quelque don et part de leurs récoltes.

La vie de prières et d'immolations de notre bonne Soeur St-Jean de la Croix, ainsi que sa sainte mort, nous donnent 1'entière confiance qu'elle aura reçu un accueil favorable du souverain juge ; mais comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suf­frages déjà demandés, une journée de bonnes oeuvres, une communion de votre pieuse communauté, l'indulgence du via Crucis et celle des six pater, vous priant selon le désir de cette humble Soeur, d'appliquer tous ces suffrages aux âmes du purgatoire, notre bien-aimée défunte s'étant pleinement abandonnée, pendant sa vie, et après sa mort, à la miséricorde de son bon Jésus. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire en l'union de vos saintes prières, avec une affectueux et religieux respect,

Ma révérende et très honorée Mère,

Votre bien humble Soeur et servante :

Sr MARIE-MAXIMINA DE Ste- THÉRÈSE

r. c. i.

De notre monastère des Carmélites du Très-Saint-Coeur de Marie, rue Reinard, 72, à Marseille, le 1er décembre 1895.

 

 

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