Carmel

1er août 1894 – Saint-Germain-en-Laye

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Paix et très humble Salut en Notre-Seigneur !

Notre circulaire du mois d'avril, vous a laissé entrevoir l'immense sacrifice imposé à nos coeurs par la mort de notre Révérende Mère  Marie-Anne de Jésus, notre bien-aimée Prieure.

Elle était âgée de soixante-dix-sept ans et demi, dont trente-six ans et demi de vie religieuse. Des circonstances indépendantes de notre volonté, nous ont empêchée, à notre grand regret, de vous entretenir jusqu'ici de cette belle âme. II faudrait une plume autre que la nôtre, pour vous donner une juste idée de cette vie si remplie, toute dépensée pour la gloire de Dieu et les âmes : nous essayerons seulement de l'esquisser à grands traits.

Notre Révérende Mère naquit au Mans d'une famille honorable et chrétienne. Elle reçut au baptême le nom de Rose, nom symbolique pour cette petite enfant qui, comme la reine des fleurs, devait du berceau à la tombe être entourée d'épines; elle fut pour Notre-Seigneur une rose mystique ignorant son parfum, mais le répandant autour d'elle et attirant les âmes à Jésus par le charme de ses vertus. Peu après sa naissance, ses parents virent s'anéantir toute leur fortune qui devint la proie des flammes; ils ne survécurent pas à ce désastre : Rose devint orpheline.

Elle fut mise en nourrice chez une brave femme qui en prit le plus grand soin; ce fut la première affection de notre bonne Mère qui nous en parlait encore avec atten­drissement peu de temps avant sa mort. La complexion très faible et délicate de Rose faisait craindre qu'on ne pût l'élever; mais Dieu, qui avait de grands desseins sur elle, voulut déjouer toutes les vues humaines et la conserva, parfois miraculeusement. Un jour, elle tomba dans une chaudière d'eau bouillante et en fut retirée tout le dos brûlé.

Vers l'âge de sept à huit ans, notre petite Rose fut recueillie par un grand oncle de sa mère, vieillard de soixante-dix ans, curé d'une petite paroisse du diocèse. Confesseur de la foi durant la Révolution, ayant beaucoup souffert, il était grave, sévère même et ne com­prenait guère les enfants. La pauvre petite fille n'eut d'autre consolation durant ce temps que Nanette, la bonne servante du Curé, qui l'aima beaucoup, faisant contre poids, autant qu'elle le pouvait, à la rigidité de son maître. Rose, sevrée de tout ce qui fait le bonheur des enfants, n'ayant pas même de jouets, était réduite à s'amuser avec sa chaise; très remuante et très vive de caractère, elle ennuyait parfois le bon vieillard qui la grondait. Nature élevée et délicate, notre chère Mère comprit bientôt sa situation. Pauvre petite orpheline, sans soutien, sans affection sur terre; son coeur qui n'aspirait qu'à se donner, endurait un cruel martyre : elle sentait son isolement, son abandon ; lorsqu'elle regardait autour d'elle, considérant le bonheur des enfants avec leurs parents, un glaive transperçait son âme et elle se demandait pourquoi Dieu l'avait ainsi traitée. Pourquoi?... Oh ! c'est qu'Il voulait être le Tout de cette âme, en la dépouillant entièrement et ne lui réservant que sa Croix.

Rose avait une petite amie à qui elle racontait tous ses chagrins; un jour, ma Révérende Mère, elle lui écrivit, avec la franchise de son caractère, qu'elle n'aimait pas son oncle. Ce billet tomba entre les mains du vieillard, qui s'en étonna. Cependant, quand il mourut, ce petit incident ne fut nullement la cause du testament qui la déshé­ritait : une influence étrangère en était seule l'occasion. Elle avait alors environ seize ans et quand autour d'elle, on s'apitoyait sur son malheur de perdre ainsi une petite fortune qui eut assuré son avenir, elle seule, avec sa nature désintéressée, n'éprouvait aucune tristesse, mais seulement la peine d'entendre blâmer son oncle.

L'intelligence de la petite Rose était si extraordinaire qu'à neuf ans elle fut admise à la Sainte Table. Nous ne savons rien sur ce grand acte, ni où elle l'accomplit; nous savons seulement qu'après son séjour chez son oncle, elle fut mise en pension à Coulans (Sarthe), chez les Religieuses d'Evron. Elle se fit remarquer par sa capacité, ses talents, sa bonne conduite et surtout sa piété. Toujours faible et délicate à l'excès, elle souffrait continuellement, et même ce pieux asile, où elle goûtait un certain bonheur relatif, ne fut pas sans être pour elle la cause de grandes douleurs : elle ne pouvait point suivre ses compagnes à la promenade, ni partager leurs jeux bruyants, ni recevoir les doux baisers d'une mère, d'un père. Ce glaive avait été enfoncé dans son coeur d'enfant, il n'en sortira plus, même à soixante-quinze ans notre bonne Mère le sentira encore. Elle gagna l'affection de ses maîtresses surtout de l'une d'elles avec qui elle entretint de bien doux rapports. Lorsqu'à seize ou dix-huit ans il fallut la quitter, son coeur en éprouva un tel chagrin que son frère, plus âgé qu'elle de vingt ans, étant témoin de cette scène, ne put s'empêcher de s'écrier : « Le bon Dieu a bien fait d'enlever les parents de cette enfant, elle les eût trop aimés. »

Nous la suivrons maintenant dans le choix d'une carrière. Mlle Rose a l'esprit trop élevé pour chercher simplement à assurer son existence ; il lui faut un autre but : être utile aux autres, leur faire du bien, glorifier Dieu, tel fut son programme ; l'éducation des enfants lui parut répondre à ses désirs, elle s'y adonna. D'abord sous-maîtresse chez une voltairienne, elle chercha à inculquer la piété dans l'âme de ses élèves et pour y parvenir elle inaugura le mois de Marie; mais, ma Révérende Mère, malgré ses pré­cautions pour ne pas être découverte, la maîtresse s'en aperçut et Mlle Rose dût quitter la maison.

Elle resta plusieurs années au même titre à Château-du-Loir chez une excellente demoiselle, où elle laissa les meilleurs souvenirs. A vingt-cinq ans elle songea à s'établir pour son propre compte. Ayant passé brillamment ses examens, obtenu le diplôme de maî­tresse de pension, elle alla s'établir à Sablé (Sarthe). Ce fut là que son talent d'insti­tutrice brilla du plus vif éclat. Femme vraiment supérieure, d'une intelligence hors ligne, d'un caractère énergique uni à la piété la plus éclairée, ornée de toutes les grâces de la nature, elle était vraiment faite pour réussir; aussi, non seulement elle s'attacha l'amour de ses élèves, mais elle gagna toute la confiance des parents qui la consultaient souvent, se fit estimer de tous, et acquit l'amitié de plusieurs familles. Son souvenir est encore vivant dans ce pays qu'elle a quitté depuis plus de trente-six ans. C'est qu'à l'exemple de Notre-Seigneur, Mlle Rose passait en faisant le bien. Aimant beaucoup les enfants, particulièrement les orphelines, tout en développant l'intelligence et en l'ornant de toutes sortes de connaissances, elle s'attachait surtout à leur inculquer l'amour de Dieu et du devoir. Ses élèves se faisaient remarquer par leur bon esprit et elles avouaient, qu'en vacances, elles préféraient se retrouver ensemble, ne rencontrant pas ce même esprit dans les autres jeunes filles. Ce qu'elle chercha surtout ce fut de faire de ses enfants, des chrétiennes, armées pour les luttes de la vie de convictions solides et d'un grand amour du devoir. Beaucoup de ses anciennes élèves avouent qu'elles lui sont redevables de cette énergie et de cette piété qui ont été leur force pour marcher d'un pas ferme dans les sentiers si périlleux et parfois si cru­cifiants de la vie du monde; elles aimaient à le lui redire en témoignage de leur reconnaissance.

Les enfants chérissaient beaucoup Mlle Rose qui les fascinait, pour ainsi dire, par la délicatesse et le charme de ses manières; d'une bonté exquise qu'elle savait admira­blement allier à la fermeté, il lui suffisait d'un mot comme celui-ci : « Mon enfant, vous avez perdu toute ma confiance, » pour faire fondre en larmes la coupable qui ne pouvait retrouver la paix, que quand le pardon tombait des lèvres mêmes de la maîtresse, en lui rendant son amitié.

Mlle Rose inspirait de bonne heure à ses enfants l'amour des pauvres en leur faisant faire pour eux quelques sacrifices, surtout au moment de Noël; chacune alors prélevait sur ses étrennes une légère part qu'on appelait : Étrennes du petit Jésus; puis la bande joyeuse, conduite par sa pieuse institutrice, portait les offrandes aux Soeurs de l'asile au grand bonheur de tous.

La première Communion était l'objet de tous ses soins ; pendant la retraite prépa­ratoire à ce grand acte, elle ne souffrait pas que ses élèves la quittassent un seul instant, voulant ne confier à personne la douce, mais laborieuse tâche, de les surveiller. Il semble que dans les vues ordinaires de Dieu, Il ne laisse jamais une femme d'élite, comme notre bonne Mère, sans envoyer auprès d'elle des âmes choisies qu'elle aura mission de soutenir et de conduire au Seigneur. Il agit ainsi vis-à-vis de Mlle Rose ; deux jeunes filles, comme elle d'un mérite distingué et d'une vertu éminente, devinrent ses sous-maîtresses; elle fut pour elles d'un immense secours en favorisant dans leur coeur le développement de la vie religieuse, les guidant dans leurs luttes, et les condui­sant elle-même aux deux Carmels où elles sont mortes, emportant les regrets de toute leur Communauté, qu'elles avaient édifiée par leur sainte vie. Plusieurs de ses élèves se consacrèrent à Dieu dans divers ordres; les autres, clans les positions différentes où la Providence les a placées, ont toutes répondu à ses soins et remercient le Seigneur d'avoir été du nombre de ses enfants.

Nous approchons, ma Révérende Mère, du moment décisif où Dieu va demander à cette grande âme le sacrifice entier d'elle-même. L'appel du Seigneur se faisait sentir, mais son humilité l'empêchait d'y adhérer; elle consulta beaucoup à ce sujet : Mgr Fillion, Évêque du Mans, Dom Guéranger, M. l'Abbé Panhéleux, mort depuis grand vicaire (alors à Sablé), tous, d'un accord unanime, l'assurèrent de sa vocation au Carmel. Elle eut peine à croire à une telle grâce ; d'ailleurs, des obstacles insurmontables en apparence ne s'élèvent-ils pas pour empêcher l'exécution de son dessein : sa santé restée toujours si frêle, si délicate; son âge de quarante ans, n'était-ce pas assez pour faire reculer un courage moins bien trempé que le sien; mais Dieu a parlé, il n'y a plus d'hésitation dans ce coeur généreux, elle partira, foulant aux pieds sa nature et l'immolant au Sei­gneur.

Lorsqu'on sut dans Sablé que Mlle Rose allait quitter sa pension, quoiqu'elle ne fit pas connaître le motif de son départ, les regrets furent unanimes. Notre bonne Mère s'en étonna beaucoup. Timide quand il fallait payer de sa personne, absorbée par les soucis, les préoccupations, que donne toujours une maison d'éducation, elle ignorait tout à fait l'influence qu'elle exerçait autour d'elle, influence sérieuse, efficace, n'ayant qu'un but : la gloire de Dieu. Une personne de cette ville disait : « Mlle Rose avait ici une mission de prêtre, que de fois l'a-t-on priée d'intervenir pour la conversion d'une âme; elle réussissait souvent. » Notre-Seigneur, à qui dans un moment de ferveur elle avait demandé de ne jamais trouver une satisfaction dans tout ce qu'elle ferait, l'avait pleine­ment exaucée. A Sablé, comme partout ailleurs, la Croix avait pris chez elle la place d'honneur, et le Divin Maître ne la laissa pas jouir du succès de ses travaux. Presque toujours mécontente d'elle, de ce qu'elle disait, de ce qu'elle pensait, toutes ses oeuvres lui paraissaient pleines de défauts et son coeur en était attristé.

Notre chère Mère, ayant laissé ses élèves en de bonnes mains, les quitta avec cou­rage et générosité et partit pour le Carmel de Luçon. S'étant présentée à celui du Mans, la Révérende Mère Éléonore, qui ne pouvait la recevoir faute de place, l'avait adressée à la Révérende Mère Rosalie-Marie de Saint-Pierre, de sainte et douce mémoire, alors Prieure de Luçon. Ce fut le 7 décembre que Mlle Rose entra dans l'arche sainte. Dès le jour même elle chantait aux vêpres comme une ancienne Professe, offrant ainsi au Seigneur par les mains de Marie Immaculée, les prémices de cette voix si belle qu'elle prodiguera jusqu'à la fin au service de Dieu.

Les débuts dans sa vie religieuse, ma Révérende Mère, furent, vous le comprendrez, bien pénibles. Son unique frère, médecin à Château-du-Loir, qui, connaissait sa santé si frêle, disait à son sujet : Que c'était un vrai miracle qu'elle fût Carmélite. Elle prati­quait la Règle au prix de grandes souffrances auxquelles s'ajoutaient des doutes sur sa vocation; la lutte était terrible. La Révérende Mère Rosalie de Saint-Pierre comprit, aussitôt son entrée, l'âme d'élite que le Seigneur lui envoyait. Ces deux grands coeurs, si bien faits l'un pour l'autre, avaient dès lors contracté une union que la mort même ne brisera pas. Elle soutint de tout son pouvoir sa fille chérie. Quoique habituée depuis déjà longtemps au commandement, l'obéissance ne coûta point à ma Sr Anne de Jésus; âme d'enfant pour sa Prieure, elle se laissa guider, mener, assujettir, au gré de ses désirs, et s'abandonna entre ses mains. Cependant la Communauté, de plus en plus inquiète sur sa vocation et sur sa santé, parla au Supérieur dans le but de la faire sortir du Carmel. Il consentit à son départ et donna même l'ordre à la Révérende Mère Marie de Saint-Pierre de le lui faire savoir; ordre bien pénible pour son coeur de Mère, mais elle voyait si clairement que cette âme était appelée de Dieu, qu'elle espéra contre toute espérance. Il y avait une bonne Soeur du voile blanc, qui, seule de son avis, disait dans sa simplicité : « Elle a beau tousser, tousser, elle restera et elle sera un pilier de l'Ordre. » Ces paroles vraiment inspirées de Dieu, se sont réalisées à la lettre ; aussi notre bonne Mère aimait-elle à la nommer son bon prophète.

Quand la Sr Anne de Jésus apprit la décision de son Supérieur, elle répondit avec tant d'humilité et de sagesse, que celui-ci, en l'apprenant, revint sur sa parole; non seulement, il lui laissa poursuivre son postulat, mais il ne tarda pas à lui donner l'habit : elle le prit le 7 septembre 1858. Mgr l'Évêque de Luçon y assista, donnant ainsi à celle qu'il devait tant apprécier, à si juste titre, le premier gage de son affectueux dévouement qu'il lui continua tant qu'il vécut.

Le noviciat de notre chère Mère ne fut pas moins douloureux que son postulat, l'épreuve continuait, les ténèbres s'épaississaient, sa vocation lui semblait une illusion. Ses angoisses augmentant toujours, à bout de force, elle allait peut-être succomber, quand Notre-Seigneur vint à son secours et lui fit sentir dans un de ces moments, rapides comme l'éclair, mais qui laissent en l'âme une trace ineffaçable, que si elle quittait le Carmel, Il l'abandonnerait. C'en fut assez ; désormais, elle n'hésitera plus et pleinement abandonnée aux desseins do Dieu, clic ira toujours en avant, dût-elle en mourir.

La Communauté, d'après l'avis des Supérieurs, l'admit à la Sainte Profession, recon­naissant en la chère Novice un appel formel du Seigneur, un énergique courage, bien au-dessus de ses forces physiques, qui lui faisait vaincre en tout la faiblesse de la nature pour accomplir la Règle dans toute sa rigueur. Elle prononça ses Saints Voeux le 15 sep­tembre 1859. Son coeur, son esprit, sa volonté, son âme tout entière, s'immola alors à son Dieu ; immolation d'autant plus grande, qu'elle fut moins consolée : une paix pro­fonde étant la seule réponse que lui fit son Jésus en ce beau jour.

Que dire, ma Digne Mère, des quatorze années de son séjour au Carmel de Luçon? D'après les renseignements que nos Révérendes Mères ont eu la bonté de nous trans­mettre avec leur charité ordinaire, nous pouvons le résumer en peu de mots. Se pro­duisant très peu, elle coula ses jours sous le regard de Dieu seul et de sa Mère Prieure; active, laborieuse, fidèle à la Règle et aux Constitutions, elle édifia toujours ses soeurs par son obéissance, son bon esprit, sa grande charité, son désir de faire plaisir. L'oraison surtout était sa vie : que de fois la rencontrait-on aux heures libres, soit aux ermitages, soit ailleurs, absorbée dans la prière. Successivement fleuriste, provisoire, deuxième infirmière et première sacristine, elle montra partout le même esprit de foi, de pauvreté, d'ordre et d'organisation. Elle répondit pleinement aux espérances de ses Mères Prieures qui trouvèrent toujours en elle un dévouement sans bornes. Malgré sa faible constitution, Sr Anne de Jésus soutint la Règle avec un courage héroïque. Son âme, pendant tout ce temps, fut mise et remise dans le creuset par la main du Seigneur qui paraissait se plaire à mettre à l'épreuve l'amour de son Épouse. Là encore la Croix fut plantée dans son coeur et le crucifia douloureusement. Des tentations de désespoir et contre la foi l'assaillirent longtemps; le diable semblait s'acharner contre elle; il pré­voyait tout le mal que lui ferait une telle âme, et il lui livrait des combats désespérés. Le Seigneur la soutint, quoique d'une manière insensible. Il lui envoya aussi un direc­teur qui comprit les desseins de Dieu sur elle et qui lui fit beaucoup de bien. Elle lui garda toujours une profonde reconnaissance.

Quand le Divin Maître l'eut ainsi préparée, quand son âme fortifiée par la Croix, purifiée par les épreuves, eut grandi au feu de la tribulation, Il manifesta ses volontés; Il voulait la placer sur le Chandelier, afin d'éclairer les âmes. Le priorat de Chartres fut offert à notre bonne Mère; profondément étonnée, elle refusa énergiquement; mais, de son aveu, Jésus lui fit de si sévères reproches, qu'elle promit de ne plus opposer à l'avenir aucune résistance.

Le Seigneur dans sa miséricorde nous la destinait pour notre bonheur. Notre Carmel, qui avait passé par bien des épreuves, n'était pas encore solidement établi, quand éclata la guerre de 1870-71. Il était bien isolé, loin de la ville, avec une clôture imparfaite; aussi par l'ordre de notre regretté Supérieur, nous dûmes nous disperser dans diverses Communautés. Nous nous réunîmes après la Commune; or, pour reconstituer la maison, il fallait une Prieure. Notre dévoué Supérieur, M. l'Abbé Chauvel, Curé de Saint-Germain, eut la pensée de demander à Mgr Collet, avec lequel il était intimement lié, de lui prêter un sujet de son Carmel de Luçon. Longtemps nous crûmes ne jamais réussir ; déses­pérées, nous fîmes un voeu au Sacré-Coeur pour obtenir une Mère. Le Seigneur exauça nos ardentes supplications ; la Révérende Mère Rosalie-Marie de Saint-Pierre, avec le consentement de Mgr Collet, faisait en notre faveur le sacrifice de sa fille tant aimée.

Connaissant le prix des âmes, notre chère Mère eût encore la tentation de décliner ce fardeau ; cependant elle dut courber ses épaules sous la nouvelle et lourde croix que lui imposait l'obéissance. Il fut convenu que la vénérée Mère Prieure de Luçon, viendrait elle-même installer sa fille à Saint-Germain et juger de la situation qui lui serait faite.

Il est inutile de dire ce que souffrit le coeur de Sr Anne de Jésus en se séparant de son berceau religieux et de ses soeurs bien-aimées. Nous n'avons qu'à interroger notre propre coeur, ma Révérende Mère, pour nous faire une idée de ce que cette séparation eut de déchirant. Habituée à souffrir, elle accepta encore cette nouvelle croix.

Munies de toutes leurs obédiences et de toutes les permissions possibles de Mgr Collet, nos deux Mères se mirent en route, sans quitter le Saint Habit. Dans tous les monastères de notre Saint Ordre qui se trouvèrent sur leur chemin, elles furent reçues avec une cha­rité et une affection toute fraternelle qu'elles n'oublièrent jamais ; et jusqu'à la fin de sa vie, notre chère Mère en parlera avec bonheur. Son passage dans la Sarthe fut un véri­table triomphe ; obligée de traverser Sablé et tous ces lieux, où elle était tant aimée, et où son départ avait laissé d'impérissables regrets, on accourait en foule pour la revoir, bonheur qu'on avait cru ne plus jamais goûter. Ses élèves se donnaient rendez-vous pour se retrouver auprès de leur maîtresse et jouir d'elle, ne serait-ce qu'un instant ; les amies se disputaient l'honneur de la servir, de l'abriter; c'était comme une marche triomphale qui nous rappelle l'entrée de Jésus à Jérusalem, avant sa Passion, au milieu des Hosanna de la foule. Elle aussi, n'allait-elle pas se charger d'une croix bien pesante, la porter sans relâche tous les jours de sa vie et y mourir, clouée par la main du Sei­gneur ? Il lui fallait cette manifestation de l'amitié afin de rendre plus frappante sa ressemblance avec le Dieu du Calvaire. Elle visita aussi, à La Flèche, les soeurs de Saint- Joseph, au nombre desquelles se trouvait une de ses élèves; la Mère Supérieure lui fit une magnifique réception.

A une gare, Sr Anne de Jésus trouva son frère le médecin et sa chère nièce. Avec quel bonheur elle revit ses bien-aimés Parents, ce frère dont l'âme lui était si chère et qu'elle s'efforçait de convertir en priant avec ardeur le Dieu de toute bonté de lui faire miséricorde ; en lui écrivant des lettres, inspirées par l'Esprit Saint et qui étaient comme des coups de massue pour cette âme droite et sincère, d'un dévouement sans bornes, mais incroyante ; et surtout en s'immolant pour lui. Nous le dirons en passant, ma Révé­rende Mère, elle fut exaucée, ce frère bien-aimé revint à Dieu et mourut dans les senti­ments les plus chrétiens. Ce fut la dernière fois qu'elle revit sa chère nièce, plus jeune qu'elle de cinq ans seulement. Notre bonne Mère fut toujours pour elle une amie dévouée et l'entoura constamment de son affection et de ses prières. Cette bonne demoiselle la pleure avec nous et ne se console que par la pensée d'avoir une protectrice au Ciel et de la revoir un jour. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de la recommander à vos ferventes prières.

Ce fut le 29 janvier 1872, à 6 heures du soir, au son de l'Angélus, que nos deux Mères faisaient leur entrée dans notre pauvre asile, maison très petite, humide, et qui contrastait singulièrement avec le Carmel de Luçon. Quelques jours ne s'étaient pas écoulés, que nous constations avec joie la grandeur du présent que ce cher Monastère nous faisait, et que le Sacré-Coeur nous accordait dans sa miséricorde. Nos coeurs s'éle­vaient avec actions de grâces vers le Très-Haut, une ère nouvelle commençait pour nous : le Carmel était sauvé, Mais, il faut le dire, il fallut à notre bonne Mère un courage héroïque pour accepter et continuer cette oeuvre au milieu de difficultés sans cesse renaissantes.

Deux mois se passèrent, rapides comme l'éclair ; nous goûtions tant de bonheur dans la possession de celles dont nous ne nous lassions pas d'admirer les vertus. Le 25 mars nous élûmes canoniquement la Sr Anne de Jésus pour notre Prieure; elle dit avec la Sainte Vierge : « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole. » Après la joie, vint l'heure cruelle de la séparation. Le Carmel de Luçon réclamait ins­tamment la Révérende Mère Rosalie-Marie de Saint-Pierre; celle-ci était si unie à sa fille chérie qui, de son côté, l'aimait tant, que le départ fut un glaive à deux tranchants qui brisa leurs coeurs ; mais, religieuses modèles, elles offrirent à Dieu ce nouveau et cruel sacrifice pour le succès de l'oeuvre qui le leur procurait.

Notre Révérende Mère commença sa mission par l'organisation de la maison ; elle s'y dépensa tout entière sans jamais calculer avec ses forces ; voulant les offices en bon état, elle mit son adresse, qui était remarquable, pour toutes sortes d'ouvrages fins où grossiers, à la disposition de chaque officière ; la sacristie surtout fut l'objet de sa solli­citude, car elle aimait à mettre en pratique cette sentence de la Bienheureuse Françoise d'Amboise : Faites qu'en toutes choses Dieu soit le mieux servi, le plus aimé.  Oh ! oui ! Jésus était bien le mieux servi, rien ne lui paraissait assez beau pour l'Hôte du Taber­nacle et son bonheur éclatait quand elle pouvait dire : la sacristie ne manque de rien, rêve qu'elle put réaliser, grâce au concours de généreuses bienfaitrices. Combien son coeur leur était reconnaissant ! Elle le répétait à chaque occasion.

Ce fut alors que le caractère de notre Mère Anne de Jésus se manifesta tout entier; âme droite, incapable d'aucun déguisement elle ne comprenait point le moindre détour ; si elle rencontrait dans un esprit la plus petite duplicité, elle s'indignait profondément, nous disant : « Je ne sais comment je pourrais jamais m'accuser de mensonge, » et elle ajoutait : « Au Ciel, Jésus me donnera une harpe d'or et je chanterai la vérité de Dieu. » D'une bonté sans égale, elle attirait les coeurs qui lui étaient facilement ouverts, mais une grande fermeté lui était unie ; elle savait au suprême degré se faire craindre et aimer. Avait-elle repris un défaut, flagellé une imperfection, sa parole, sa physionomie, tout en elle avait une telle force que sa correction entrait bien avant dans le coeur de la coupable ; cependant, si d'une main, elle faisait la blessure, de l'autre, elle avait toujours, un peu plus tôt, un peu plus tard, suivant l'inspiration du Saint-Esprit, un de ces mots du coeur qui étaient comme un baume calmant toute douleur, et l'on sentait le besoin de l'aimer davantage : n'avait-elle pas aidé l'oeuvre de Dieu en nous? D'un caractère élevé et large, elle nous rappelait d'une manière frappante notre Sainte Mère Thérèse dont elle possédait l'esprit à un éminent degré ; et dernièrement encore une personne nous ayant remis des lettres de notre Mère Anne de Jésus, nous avons été stupéfaites de cette ressemblance. On aurait pu les mêler aux lettres de notre Sainte Fondatrice, sans presque y reconnaître aucune différence. Comme notre Sainte Mère, elle n'avait qu'un but : glorifier Dieu et sauver les pécheurs.

Que dire de son zèle pour la récitation du Saint Office ? Sa voix était pleine et juste ; musicienne par nature, elle donnait à la psalmodie un charme qui ravissait. Nous ai­mions à la regarder chanter les louanges de son Dieu, toute son âme passait sur ses lèvres pour dire à son Jésus combien sa miséricorde et son amour sont grands pour les hommes ; combien elle désirait, grâce à ces accents divins, qu'elle répétait avec tant de feu, attirer sur les âmes des pauvres pécheurs le pardon et la paix. Jusqu'à la fin son zèle n'eut aucune interruption ; lorsqu'avant Matines nous la voyions épuisée, et qu'inutile­ment nous la priions de ne pas y assister, nous étions étonnées de la voir surmonter sa faiblesse et psalmodier avec une force que nous pourrions appeler divine ; car Dieu seul pouvait la lui donner.

La direction de notre Mère Anne de Jésus était forte et éclairée, en même temps que suave; son coup d'oeil pénétrant plongeait dans le fond des âmes pour y découvrir la moindre ramification de l'amour-propre. A ses novices, elle ne donnait point de ces épreuves purement extérieures; jamais celles-ci ne pouvaient s'apercevoir du moment où leur vocation était exercée. Suivant toujours la grâce en elles, notre bonne Mère s'éloignait de son enfant chérie juste à l'instant où Jésus le faisait Lui-même ; revenait-Il, elle revenait; mais son regard perçant suivait attentivement tous ses mouvements et ges­tes, en examinant comment elle supportait l'épreuve, prête à voler à son secours si l'âme était en danger. A l'exemple du Divin Maître elle soutenait insensiblement. Trouvait-elle une postulante capable de supporter ses coups, elle ne lui donnait alors ni paix ni trêve jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à son but. Former des âmes fortes, capables de souffrir, de s'immoler, de ne refuser à Dieu aucun sacrifice : voilà ce qu'elle se proposait toujours.

Notre bien-aimée Mère faisait le charme de nos récréations par son esprit vif et gai. Poète à ses heures, elle se mettait gracieusement à la disposition, des Marthes et des Innocentes, qui en étaient ravies; mais c'est surtout dans ses couplets de Noël que son talent se montrait, elle aimait tant le petit Jésus ! Que de fois, vers la fin de sa vie, mettions-nous notre bonheur à faire des reproches au Divin Enfant, parce qu'il nous avait refusé telle ou telle grâce, afin de l'entendre Lui adresser de douces paroles; c'était avec un accent inimitable et une naïveté d'enfant, qu'elle disait : « Qu'il est mignon le petit Jésus ! » et ses regards se portaient avec une expression qu'on ne peut rendre sur son image placée devant ses yeux.

Sa charité pour les malades était aussi grande que son coeur; elle n'épargnait rien pour soulager leur âme et leur corps.

Nous vivions en paix, bien heureuses sous la houlette de notre bon Pasteur, lorsque Dieu frappa le cher Carmel de Luçon d'un terrible coup. Les deux Vénérées Mères et une Soeur ancienne, furent foudroyées par une épidémie de grippe qui avait atteint la Communauté presque entière. Quand notre chère Mère apprit cette épouvantable nou­velle, son coeur se fendit; nous nous la rappelons toujours se précipitant au Choeur, ne voulant que Jésus seul pour témoin de sa douleur; elle pleura longtemps, nous pourrions dire jusqu'à sa mort, cette Mère qui l'avait reçue à la Profession religieuse, qui l'avait soutenue dans les rudes combats qu'elle avait eus à livrer, et dont les lettres l'encoura­geaient si puissamment clans l'oeuvre difficile qu'elle avait commencée.

Nous touchons, ma Révérende Mère, à une heure critique qui va décider du sort de notre pauvre petit Carmel. Nos chères Mères de Luçon, totalement orphelines, se tournèrent vers Saint-Germain et réclamèrent leur trésor; les Supérieurs ecclésiastiques insistaient et l'un d'eux, écrivant une lettre à la Révérende Mère Anne de Jésus, lui intimait l'ordre de revenir. D'un autre côté les Supérieurs d'ici, voyant la maison perdue si elle la quittait, lui ordonnaient de rester en l'assurant que c'était la volonté de Dieu. Ah ! c'est alors que son âme subit une de ces tortures suprêmes qu'aucune parole ne peut rendre. Elle aimait tant ses Soeurs de Luçon ! elle eût été si heureuse de se dévouer pour son berceau religieux ! et ne devait-elle pas tout sacrifier pour lui ? Mais ses Filles de Saint-Germain que deviendraient-elles ? N'était-ce pas abandonner un Monastère qui donnait des espérances ; ôter à Jésus un de ses Tabernacles ? et ne lui demanderait-Il pas compte un jour d'avoir délaissé les âmes qu'il lui avait confiées ? Ses novices surtout que deviendraient-elles ? Comment connaître la volonté de Dieu ?... Chaque lettre de ses Soeurs était comme une flèche qui blessait cruellement son pauvre coeur; chaque regard sur ses Filles ne lui faisait pas moins de mal. Son affection l'inclinait vers le Carmel de Luçon, mais elle sentait intérieurement une force qui semblait la river à celui de Saint-Germain, une impuissance absolue de le quitter... L'angoisse dura de longues semaines, notre pauvre Mère dépérissait à vue d'oeil; dans notre anxiété nous suppliâmes le Seigneur d'avoir pitié de nous; celle-ci, de son côté, rendait exacte­ment compte au Supérieur de Luçon de ce qui se passait au fond de son âme ; il connut enfin la volonté de Dieu et il nous la laissa. Quel Te Deum nous pouvions chanter au Seigneur, nos coeurs respiraient enfin, elle était à nous pour toujours.

Nous n'oublierons jamais le sacrifice que fit alors le Carmel de Luçon en notre faveur; car quoiqu'il eût été imposé, nos âmes n'en conserveront pas moins une éter­nelle reconnaissance à nos chères Mères, et nous ne cesserons pas de le leur témoigner; c'est entre elles et nous un lien indissoluble.

Le Seigneur plusieurs mois après, voulut donner à la Mère Anne de Jésus une sorte d'assurance que la volonté de Dieu s'était accomplie. Une de ses novices, ange d'in­nocence que le Ciel s'est hâté d'enlever à la terre, lui fit la confidence, qu'ayant obtenu la permission de faire l'heure sainte pour supplier le Divin Maître de nous laisser notre bonne Mère (c'était au moment le plus désespéré), Jésus lui apparut et lui dit : « Ne crains rien elle restera, Je la veux ici. » Et la novice ajoutait : « Quand je vous aurais vue passer la porte de clôture pour retourner à Luçon, j'aurais encore dit : « Elle restera. » On ne sait pourquoi cette confidence n'avait pas été faite plus tôt. Ce fut une petite conso­lation pour celle qui portait toujours au fond du coeur la peine qu'elle avait faite à son cher berceau religieux.

Pour établir ce Carmel sur une base solide, il fallait songer à bâtir un Monastère. Notre maison, petite et incommode n'était plus tolérable ; le réfectoire nous servait d'avant- Choeur, il fallait descendre deux escaliers et traverser une cour pour desservir la sacristie ; et surtout l'infirmerie était au-dessus de l'Hôte du Tabernacle. Notre Mère frémissait à cette pensée, mais avec quelles ressources pouvait-on construire ? La Providence vint à son secours ; par l'entremise du cher Carmel de Messine, M. Ferdinand Riant et sa fille unique, Mlle Valentine (ange de piété trop tôt ravie à l'affection de son père) devinrent nos fon­dateurs. Avec quelle reconnaissance, n'accueillit-elle pas ce don du Seigneur, aussi ne cessa-t-elle jamais de l'en remercier. Avec un tel guide pour les travaux, on pouvait commencer à construire, la Providence fournirait le reste. Un terrain fut acheté tout auprès de nous ; grâce à l'ouverture d'une porte dans le mur de séparation, notre bonne Mère put visiter les chantiers tout à son aise. Vous dire ses soucis, ses tracas, ses sollici­tudes serait impossible; elle y passait parfois des journées entières. Le Choeur, le chapitre, une partie des cellules, plusieurs offices, deux côtés du cloître et surtout le sanctuaire de la chapelle furent bâtis. Notre bonne Mère n'eût jamais souffert que la demeure du Divin Maître ne fut pas élevée la première, et son coeur tressaillit de joie quand de généreux amis lui offrirent spontanément la lampe, les deux magnifiques autels qui en font l'or­nement, ainsi qu'une splendide statue du Sacré-Coeur qui y occupe la place d'honneur. Jésus était bien servi, bien logé; cela lui suffisait, le reste viendrait plus tard.

En 1884 elle fut atteinte d'une bronchite aiguë avec point de fluxion de poitrine qui nous donna les plus vives inquiétudes. Le Seigneur touché par nos prières la rendit à notre amour; depuis elle resta affaiblie, mais son indomptable énergie suppléait au défaut de force physique ; l'âme était maîtresse du corps, elle put donc suffire entièrement aux devoirs de sa charge.

Notre vénérée Mère désirait beaucoup l'achèvement du Monastère; en 1886, elle put avec quelques ressources fournies par la Providence, faire élever les murs de clôture et finir les cellules. Un peu plus tard, grâce à une insigne Bienfaitrice qui depuis ne cesse de nous témoigner le plus affectueux intérêt et de s'imposer mille privations pour nous venir en aide, avec un dévouement admirable, elle put faire successivement le bâtiment des Soeurs tourières, un petit appartement auprès de la sacristie, les infirme­ries et l'oratoire. Ce dernier lui causa une immense joie; elle tressaillit de bonheur d'offrir cette consolation à ses Filles qu'elle aimait tant. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de recommander à vos saintes prières cette chère Bienfaitrice et nous aider ainsi à acquitter un peu notre dette de reconnaissance qui grandit chaque jour.

La surveillance de tous ces travaux n'empêchait pas notre bonne Mère de se dépenser sans mesure pour le bien de nos âmes. Ses chapitres, elle ne les faisait que sous l'ins­piration de l'Esprit Saint : avec quelle force et quelle onction ne nous parlait-elle pas de l'humilité, de l'obéissance, de la Sainte Pauvreté, etc., en un mot, de toutes les vertus de la vie religieuse qu'elle savait si bien pratiquer. Nous n'oublierons jamais celui qu'elle nous fit sur l'âme dévouée à Dieu; on eut dit un séraphin tout brûlant d'amour pour le sacrifice et l'immolation; ce jour-là elle se surpassa : n'était-ce pas sa vie tout entière qu'elle avait déroulée à nos yeux ?

Cette vie intérieure, nous l'entrevoyons un peu dans ces lignes qui nous ont été communiquées par celui qui l'a connue le plus intimement.

« Ce qui fut le cachet distinctif de la Mère Anne de Jésus, c'est son grand esprit de Foi et son ardent désir de procurer la gloire de Dieu. Sa foi était d'autant plus méritoire, qu'elle était dépourvue de tout sentiment et de toute consolation. Car telle fut pendant toute sa vie religieuse, la part que Dieu lui fit : se dévouer sans mesure à tout ce qui regardait le service de Dieu et le bien des âmes et ne pas recevoir ici-bas le plus petit dédommagement, ne pas savoir même, car elle en était-là, si ce qu'elle faisait plaisait à Dieu, si même elle était dans sa grâce et dans son amour. Ceux qui l'ont connue intimement, ont su ce long et continuel martyre intérieur. Mais pour en comprendre la rigueur, il faudrait l'avoir éprouvé, il faudrait avoir senti, comme elle, l'apparente répulsion par laquelle Notre-Seigneur répondait à ses élans d'amour les plus sincères et les plus ardents. Qui aurait dit en l'entendant parler de Dieu, de Notre-Seigneur, de la Sainte Eucharistie, de la Sainte Enfance de Jésus, qu'elle éprouvait au fond de l'âme les plus cruelles tortures, au sujet même de ces consolants et si doux mystères? Ses larmes parfois la trahissaient, mais elle les cachait tant qu'elle le pouvait pour ne pas contrister ses soeurs. C'était pendant ses nuits, bien souvent sans sommeil, qu'elle leur donnait libre cours et se plaignait doucement à Dieu de ses étonnantes rigueurs. Oh ! qu'il lui a fallu de force et d'énergie pour soutenir une pareille lutte, une si douloureuse contradiction !

«  Mais l'énergie de la Mère Anne de Jésus était des plus remarquable. Avec une faible santé, malgré les infirmités et les maladies qui vinrent de bonne heure s'y ajouter, jamais le devoir, quelque difficile qu'il fût, ne la trouva chancelante ou même embarrassée. Elle voulait le bien dans le cher Carmel dont elle fut si longtemps la Mère, elle le voulait avec une intrépidité qui contrastait singulièrement avec la faiblesse de sa constitution. Cette énergie n'excluait point la tendresse; elle était vraiment Mère, mère surtout des âmes, mais mère dans toute l'étendue de ce mot. Si parfois elle reprenait avec force, si elle poursuivait avec un zèle énergique les défauts et les abus, jamais elle n'eut dans le coeur un instant d'amertume, et elle était immédiatement après ces corrections sévères, aussi abordable qu'auparavant. On peut dire qu'elle a réalisé dans une mesure peu commune la Sainte Devise du Carmel : Zelo zelatus sum pro Domino Deo exercituum. Ce zèle que rien ne lassa jamais, cette intelligence peu commune de la vie religieuse telle qu'elle se pratique au Carmel, portèrent les Supérieurs ecclésiastiques à la maintenir en charge au grand contentement de ses Filles, bien au delà des limites ordinaires : mais il lui fallut chaque fois un ordre exprès de Mgr l'Évêque de Versailles, et en s'y soumettant elle faisait un acte d'obéissance très méritoire. C'est ainsi qu'elle s'est dépensée jusqu'au dernier souffle de sa vie pour l'oeuvre si importante à laquelle la Divine Providence l'avait appelée à travailler. Elle est morte à la peine puisque sur son lit de malade, elle ne vivait et ne souffrait que pour ses chères Filles et pour son Monastère. »

Il y a deux ans, l'influenza s'abattit sur notre Carmel. Toute la Communauté en fut atteinte à l'exception d'une Professe et d'une Postulante du voile blanc. Notre Révé­rende Mère, très gravement malade, ainsi que plusieurs de nos Soeurs, fut bientôt dans un danger imminent. Notre bon docteur, qui nous prodigue ses soins les plus dévoués, était profondément inquiet; nos supplications montaient ardentes vers Dieu. 11 entendit nos cris et nous la laissa. Elle se remit promptement malgré son âge et sa faiblesse. Quelque temps après, une rechute, occasionnée par un refroidissement, l'ébranla de nou­veau ; cette fois encore le Seigneur la sauva de ce danger et la conserva à notre amour.

Ayant gardé toutes ses facultés, elle continuait à se livrer tout entière à la direc­tion de la maison. Elle eut encore le chagrin de voir crouler un mur de clôture, le seul qui n'avait pas été rebâti. Ce lui fut une source d'inquiétudes et de préoccupations. Le bon Dieu en lui envoyant cette croix, en la forçant de faire des dépenses excessives pour le relever, voulait Se faire Seul le Soutien et la Providence de sa maison.

Depuis plus de vingt ans le Divin Maître avait posé sur les épaules de notre bonne Mère la croix si pesante de la Supériorité ; elle l'avait baisée avec amour, l'avait vaillam­ment portée sur le chemin du Calvaire à la suite de son Sauveur ; les épreuves avaient succédé aux épreuves, les difficultés aux difficultés, les inquiétudes aux inquiétudes, les tourments aux tourments ; elle était restée ferme, intrépide, et n'avait jamais reculé. Le moment était venu où, arrivée au sommet du Calvaire, le Seigneur allait la clouer sur la Croix. Depuis longtemps, notre Vénérée Mère, avait des varices internes aux deux jambes; dix-huit mois avant sa mort un épanchement intérieur se forma au-dessus des pieds. Le docteur déclara le mal sans remède et nous avoua que c'était une souffrance intolérable, bien au-dessus de la nature. Nous fîmes neuvaines sur neuvaines pour obtenir sa guérison ; à chaque prière, nous constations une aggravation nouvelle dans l'état de notre bien-aimée malade. La volonté de Dieu était là palpable pour nous ; c'était une victime qu'il s'était choisie et qui allait se consumer lentement pour sa gloire et les âmes. Ce fut pendant près d'un an, une alternative de mieux et de plus mal, d'atroces souffrances suivies d'un moment de calme. Malgré tout, nous nous faisions illusion et nous espérions encore sinon la guérir, au moins la conserver longtemps ; son énergie à lutter contre le mal nous trompait.

Au mois d'octobre et de novembre, elle eut, à quelques semaines d'intervalle, trois congestions pulmonaires; la deuxième fut double; le médecin, que nous avions appelé en toute hâte, avait constaté le danger. La somme de ses souffrances n'étant pas encore comblée, le bon Dieu nous la conserva. Après ces accidents, les douleurs des jambes devinrent de plus en plus atroces ; à partir du 8 décembre, notre bien-aimée Mère, ne vit plus la Communauté qu'à de rares intervalles; nos coeurs brisés espéraient encore. Elle put assister à la Messe de Minuit ; ce fut la dernière fois qu'elle vint au Choeur; son état s'aggravait toujours, les crises se succédaient douloureuses, aiguës, inexplicables. Le Seigneur broyait sa victime : à cet état physique, à des souffrances d'âme sans nom, s'ajoutait chez notre bonne Mère, une cruelle déception. Elle avait toujours demandé à son Jésus de mourir dans l'obéissance ; donner sa démission était sa pensée dominante, à chaque instant elle insistait pour voir M. le Supérieur. Celui-ci, depuis de longs mois retenu chez lui par la maladie, ne pouvait plus sortir ; nous cachâmes un certain temps son état à notre chère malade, mais enfin nous fûmes forcées de lui avouer la vérité et de lui faire connaître que l'état de M. le Curé de Saint-Germain était désespéré. Alors, elle voulut écrire à Monseigneur ; elle commença à tracer quelques mots au crayon puis sa main retomba inerte, elle dit : « Ce sera pour demain.» Hélas ! les forces du lende­main étaient moindres que celles de la veille. Ce furent les derniers caractères que traça notre bonne Mère ; le bon Dieu n'acceptait pas sa démission ; ne trouvant auprès d'elle aucune bonne volonté pour la seconder dans ses desseins, elle dut se résigner et renon­cer à ce rêve qu'elle caressait depuis si longtemps.

Les jours s'écoulaient apportant souvent une souffrance nouvelle, un épuisement plus grand. Il y eut des nuits (et en grand nombre) où clouée sur son lit comme sur la Croix, plongée dans un océan de douleurs, elle était pour nous la frappante image de Jésus crucifié ; comme Lui et avec Lui elle pouvait dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » C'était navrant. Nous eussions donné tout notre sang pour la soulager. Sa dévouée infirmière s'ingéniait, cherchant toujours quelque inven­tion nouvelle pour arriver au but, mais rarement elle l'atteignait : Jésus ne le permet­tait pas.

Le 25 février, les traits de notre bien chère malade s'altérèrent tout à coup, elle sou­leva la tête et dit par trois fois à la Mère sous-prieure qui était auprès d'elle : « Je vais mourir. » Effrayées, nous appelâmes immédiatement le prêtre et le médecin ; ce dernier jugea prudent de la faire administrer. Nous n'essayerons pas, ma Révérende Mère, de vous dépeindre la scène touchante qui se passa à l'infirmerie. Notre Vénérée Mère était dans son fauteuil et toute la Communauté présente retenait ses sanglots. A chaque onc­tion, elle répétait : « Merci, mon Jésus, merci, que vous êtes bon ! » Après la cérémonie le danger parut s'éloigner ; hélas ! notre bon docteur nous apprit le lendemain la triste vérité ; il n'y avait plus d'espoir, ce n'était qu'une affaire de temps. Il jugea absolument nécessaire d'éviter à la malade toute impression, toute fatigue et défendit sévèrement de laisser approcher la Communauté. Déjà depuis deux mois, nos chères Soeurs n'avaient pu revoir notre Mère bien-aimée que quelques instants ; maintenant le sacrifice s'accen­tuait, le Divin Maître voulait nous donner les gouttes qui débordaient du calice de notre Mère, c'était pour ainsi dire le trop plein qu'il répandait sur ses Filles. Oh ! qu'elles seraient heureuses, si elles savaient que leurs souffrances ont allégé la sienne.

Il ne reste plus pour achever sa ressemblance avec le Dieu du Calvaire que le Consumatum est : un mois entier va le préparer. Ses forces sont entièrement perdues ; comme un tout petit enfant, notre bien-aimée malade ne peut plus faire le moindre mouvement sans l'aide de ses infirmières, elle ne peut même lever la main : quel martyre pour son caractère naturellement si vif; elle le subira avec un calme héroïque : pas un mot, pas un geste d'impatience, ne la trahira. Mon Dieu n'est-ce pas assez, la victime n'est-elle pas prête pour le dernier sacrifice ? Non, un dernier genre de souffrances lui est encore réservé. La parole lui a été ôtée nous pourrions croire, d'une manière extraordinaire, car en principe, si on dit un mot on en peut dire plusieurs, donc il n'y avait sûrement ni paralysie, ni autre chose. Pendant un mois entier notre bien-aimée Mère ne faisait plus que balbutier, il nous devenait impossible malgré toute notre attention, de la compren­dre; et puis lorsqu'elle nous avait parlé à sa manière pendant assez longtemps, voyant

que nous ne la saisissions pas, elle nous disait très distinctement en jetant sur nous un de ces regards suppliants qui arrachaient les larmes : « Je vous ai tant demandé » ou bien « de grâce ! » C'étaient comme des flèches aiguës qui nous transperçaient le coeur. Lui adressions-nous la parole, alors que pour nous répondre il suffisait d'un oui ou d'un non, d'une pression de main, par exemple, nous ne pouvions rien obtenir et pourtant elle avait toute sa connaissance. Les souffrances physiques augmentaient toujours et les tortures morales ne semblaient pas diminuer, ses larmes coulaient bien souvent. Ses infir­mières l'entouraient de soins et d'amour, leurs coeurs saignaient toujours devant un tel spectacle. Enfin le vendredi qui précéda sa mort, elle put encore recevoir une dernière fois le Saint Viatique qui lui avait été apporté le plus souvent possible; ce jour-là, ses douleurs morales cessèrent et sa figure ne refléta plus que le calme parfait; le samedi les souffrances physiques parurent diminuer. Tout était consommé : le feu de la Divine Justice, de la sainteté de Dieu, de sa céleste jalousie, avait tout détruit, tout anéanti en elle, l'âme pouvait s'envoler vers son Jésus, recevoir la récompense de tant d'immo­lations, car si la plus petite souffrance mérite un poids immense de gloire, quelle magnifique couronne notre Vénérée Mère n'a-t-elle pas acquise au prix de tant de douleurs et de sacrifices !

Ce fut le dimanche 1er avril, à 9 heures moins un quart du soir, que notre bien-aimée Mère nous quitta pour le Ciel, au milieu des sanglots de toute la Communauté qui récitait les prières du Manuel : nous étions orphelines ! !

Conserver au milieu de nous ses restes vénérés eût été une suprême consolation qui hélas! nous fut refusée; nos démarches n'eurent d'autre résultat que le bonheur de la garder huit jours entiers.

Le 9 avril eurent lieu les obsèques ; un nombreux clergé se fit un devoir de donner à notre Vénérée Mère ce dernier témoignage d'estime et de respect ; une foule sympathi­que et recueillie remplissait la chapelle : au premier rang on remarquait M. Ferdinand Riant, notre fondateur, qui partageait et comprenait si bien notre immense douleur. Nous le recommandons instamment, ma Révérende Mère, à vos ferventes prières.

Nos coeurs se brisèrent quand le corps passa la porte de clôture, des religieuses de divers ordres se joignirent à nos chères soeurs tourières pour accompagner le cercueil jusqu'au cimetière; nos coeurs n'oublieront jamais cette preuve touchante de sympathie et d'affection.

Notre Mère bien-aimée n'est plus, cependant elle ne nous a pas quittées ; son esprit repose sur la Communauté et la protège sensiblement. Son souvenir restera ineffaçable dans ce Carmel qui, après Dieu, lui doit tout; mais la meilleure manière de lui prouver notre reconnaissance sera d'imiter ses vertus, de mettre en pratique les précieux ensei­gnements qu'elle nous a donnés, et de vivre, à son exemple, de l'amour de Jésus et du devoir, de zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.

Nous ne doutons pas, ma Révérende Mère, que cette âme si riche de mérites et de souffrances ne soit depuis longtemps près de Dieu qu'elle a aimé d'un si fidèle et si géné­reux amour; nous vous demandons néanmoins de vouloir bien ajouter aux suffrages, déjà demandés, par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, l'Indulgence du Via Crucis, des six Pater et une invocation à sainte Anne sa patronne.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix, avec un religieux et profond respect, ma Révérende et Très Honorée Mère,

Votre bien humble soeur et servante,

Soeur Marie du Sacré-Coeur de Jésus.

R. C. IND. PRIEURE. 

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus Réparateur, sous la protection de Notre-Dame du Mont Carmel des Carmélites de Saint-Germain-en-Laye, le 1er août 1894.

 

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