Carmel

19 octobre 1892 – Libourne

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère.

Paix et très humble Salut en Notre Seigneur.

Nous vous demandions il y a quelques mois, les suffrages de notre saint Ordre pour notre bien chère Mère Marie-Philomène-Thècle de l'Enfant Jésus ; elle était âgée de 79 ans, 6 mois, et avait 31 ans, 7 mois de religion.

 Aujourd'hui, ma Révérende Mère, nous voudrions, autant que possible, vous découvrir les vertus de cette belle et longue carrière religieuse, où l'amour généreux du devoir et du sacrifice, l'esprit de foi, la simplicité et la plus maternelle bonté ont brillé d'un si vif éclat.

Le département de l'Ardèche fut son berceau, au sein d'une famille profondément chrétienne, la chère enfant comprit de bonne heure la grandeur de notre Sainte Religion. Nous la voyons, toute petite, ma Ré­vérende Mère, ce qu'elle se montra plus tard au Carmel. Vive, intelligente, pleine de droiture et de fran­chise, elle joignait à cet heureux naturel un coeur tendre et compatissant ; un caractère plein de gaieté et d'enjouement.

Devenue jeune fille, le plaisir ne resta pas sans attrait pour cette âme ardente. Mais Adélaïde com­prit bien vite que le coeur est capable de plus grandes choses, dès lors elle se donna à Dieu sans réserve.

Entrevoir la vie religieuse avec ses nombreux sacrifices et l'embrasser résolument était pour elle une seule chose ; nous l'entendons déjà déclarer sa volonté à ses parents ; malgré leur étonnement et leurs larmes, elle resta ferme dans sa décision. Bientôt, grâce au dévoué concours du curé de sa paroisse qui visitait souvent sa famille, le consentement si désiré lui fut donné. Son père, en généreux chrétien, l'accompagna lui-même à la Communauté des Soeurs de charité de Montpellier. Sa joie fut grande eu entrant dans la ville, cependant ayant aperçu une soeur de Saint Vincent chargée d'un panier de provisi­ons la jeune Adélaïde fui émue à la pensée qu'elle serait obligée d'en faire autant. Son courage reprit vite le dessus, et une fois entrée en religion, elle se donna tout entière à ses nouveaux devoirs. Au bout de six mois, on l'envoya à Paris. Jusqu'alors la postulante avait été heureuse, mais en approchant de la Capitale, l'abattement s'empara de son âme, et n'entrevoyant que peines et difficultés elle se dit en pleurant : « Je vais voir le Roi, et je m'en retournerai ! » Le Seigneur qui la voulait toute â Lui ne permît pas qu'elle retournât en arrière ; sa tristesse s'évanouit, et les témoignages d'affection qui lui furent don­nés en entrant au Séminaire la rassurèrent complètement. Ses supérieurs voyant sa taille élevée, sa physionomie intelligente. jugèrent qu'elle serait une digne fille de Saint Vincent dont on lui donna le nom.

Son noviciat terminé, ou la plaça d'abord à Senlis où la direction d'un orphelinat lui fut confié, puis à l'hôpital de notre ville ; là, comme partout, l'aimable soeur sut montrer la générosité de son coeur. Chargée tour à tour du soin des femmes, des militaires et des prisonniers, elle savait se plier à toutes les exigences, dominer les difficultés. se faire aimer et regretter partout.

 

Sept années se passèrent ainsi, partagées entre le dévouement et les sacrifices inhérents à cette position, lorsque Monsieur le Curé de notre ville forma le projet d'y établir notre Communauté. Dés lors se ré­veilla dans l'âme de la chère soeur, le désir d'une solitude absolue, et le Carmel seul put satisfaire ses pieux élans. A la première ouverture qu'elle en fit l'émoi fut général dans sa Communauté. Le Supérieur des Lazaristes venu de Paris l'interrogea ; satisfait de ses dispositions et de la droiture de ses aveux, il ne lui ac­corda cependant la permission désirée qu'après un temps d'épreuve. Elle fut renvoyée à Senlis. Mais Dieu â qui rien ne résiste, aplanit bientôt les obstacles, et quelques mois plus tard, l'heureuse fille de Saint Vincent devint l'Enfant de Notre Mère Ste. Thérèse et s'enrôlait sous l'étendard de la Sainte Vierge.

Il était touchant, ma Révérende Mère, de voir notre nouvelle postulante qui avait déjà appris à commander se faire enfant et s'assujettir joyeusement à nos saintes observances. Tout lui semblait doux et facile. Le Seigneur versait dans son âme l'onction de sa grâce et l'aidait à tout accomplir avec une fer­veur soutenue. La fondation était à son début, la Communauté peu nombreuse, tout se trouvait pénible et laborieux ; mais les difficultés loin d'abattre son âme, servirent d'aiguillon et d'aliment à sa ferveur. Pour elle, comprendre et agir n'était qu'un; toujours prête à se dépenser, très adroite et expéditive elle donnait en tout pleine satisfaction à ses mères et à ses soeurs. L'esprit de foi dirigeait tous ses pas, et sûre de ne jamais s'égarer à !a douce lumière de ce divin flambeau, notre chère Soeur faisait de la volonté de ses supérieurs sa règle vivante, et de l'amour de Dieu sa consolation et sa force.

Cependant les douceurs intérieures du Bon Maître cessèrent de se faire sentir ; le ciel s'obscurcit dans cette âme ; ce fut un temps de sécheresse et d'épreuve, mais l'énergie de sa volonté ne se démentit jamais ; seule, elle pleurait en secret la disparition de cet amour sensible qu'elle croyait avoir offensé ; enfin Jésus touché de ses larmes lui rendit sa première ardeur et on la vît marcher à grands pas dans la voie de l'humilité et du renoncement.

La Communauté heureuse de s'unir plus étroitement un sujet de si grande espérance l'admit a la prise d'habit et à la Ste Profession au temps fixé par nos saintes constitutions. Après le noviciat, on lui confia la charge de sous-prieure, Alors plus que jamais parut son amour pour l'office divin. Elle donnait sa voix sans s'épargner, s'appliquait avec un religieux respect aux moindres cérémonies et désirait que ses soeurs fissent de même. Sa santé fut un moment ébranlée par ce surcroît de fatigues mais sa bonne constitution reprenant le dessus elle ne fut pas longtemps privée des saints exercices.

L'heure sonna bientôt où le divin Maître voulut lui envoyer une croix plus lourde encore. La charge de Prieure lui fat imposée, tandis que le Seigneur déposait dans son coeur, avec le zèle pour l'avancement des âmes, la maternelle indulgence unie à la fermeté, la prudence et la discrétion qui lui gagnèrent tous les coeurs. Répandant autour d'elle le charme de sa vertu et de son aimable caractère, elle était pour ses fil- les un sujet de perpétuelle joie, et les 12 années qu'elle passa, à diverses reprises, dans cette charge importante furent des plus heureuses. Dès qu'elle fut délivrée des emplois qu'elle redoutait tant, on la vit, non sans émotion, se refaire enfant avec une naïveté et une simplicité ravissante. Chargée du soin de la sacristie, rien n'était trouvé assez beau pour l'ornementation des Saints Autels. Comme elle sut toujours se faire aimer, grâce aux dons de plusieurs coeurs généreux qui trouvaient une vraie jouissance à satisfaire ses moindres désirs, un grand nombre d'ornements furent faits ou renouvelés et notre chapelle fut enrichie de vases sacrés.

Si Jésus l'avait déchargée de la direction des âmes, le doux nom de mère lui était resté ; chacune de nous l'aimait et en était aimée ; mais les jeunes novices et les postulantes avaient sans contredit ses pré­dilections. Les jours de licence on la voyait rajeunir « avec cette jeunesse » comme elle le disait simplement, leur parler joyeusement du bonheur de suivre Notre-Seigneur, et de marcher après lui dans la voie de la mortification.

Il y a une douzaine d'années, notre chère mère se vit obligée de renoncer à la récitation de l'office di­vin au choeur. Cette privation lui imposa de nombreux sacrifices ; pour se dédommager, elle suivait autant que possible les exercices et nous aidait même de l'infirmerie, à chanter les cantiques quand les ermitages n'en étaient pas éloignés.

Aux vertus qui la caractérisaient, notre regrettée mère joignait un profond respect, une ardeur pleine de tendresse pour la Ste Communion. Nous le comprenons, ma Révérende Mère, c'était cette union continuelle avec Notre-Seigneur qui adoucissait sou exil. L'amour qu'elle portait à la Sainte Vierge était aussi l'aliment sa piété. Le St. Rosaire, de fréquentes visites à l'oratoire du St. Sacrement, à N-D de Lourdes, objet de sa filiale dévotion entretenaient dans cette âme restée jeune pour son Dieu, le feu d'un amour  toujours croissant!. Pourrions-nous passer sous silence, ma Révérende Mère, cette activité que les années ne purent ralentir, cette adresse vraiment étonnante à son âge, qui lui faisait employer ses longues journées à exécuter pour notre fête une foule d'ouvrages toujours nouveaux. Les plus charmantes broderies semblaient éclore sons ses doigts, et sa vue restée bonne, lui permettait ainsi de contenter son amour filial. Chaque soir une petite et pauvre lampe éclairait encore les dernières heures de sa laborieuse journée. Rien ne l'arrêtait cette chère Mère ; elle semblait se jouer au milieu de cette multitude d'objets qui eussent encombré tout autre moins habile qu'elle.

Ainsi s'écoulaient ses dernières années ; la vie était pour elle sans amertume, et son désir de la quitter n'était jamais manifesté. Il y a deux ans environ, lorsque nous célébrâmes la fête de sa cinquantaine, notre vénérée doyenne était rajeunie, on lui eut à peine donné 60 ans. Heureuse de se voir l'objet de notre fraternelle charité, elle reçut avec son amabilité ordinaire les témoignages d'affection qui lui furent donnés pleine de vaillance avec son bâton fleuri, elle semblait nous promettre encore de longues années il nous eut été bien doux en effet de conserver longtemps cette bonne Mère, mais le Seigneur en disposait autrement et se hâtait de perfectionner en elle l'ouvrage de son amour.

Lorsque la terrible épidémie de l'influenza vint s'abattre sur notre monastère, notre chère Mère, atteinte une des premières, fut aussi une des plus malades. En moins de dix jours, elle se vit aux portes du tombeau . Une fluxion de poitrine étant venue se joindre a la maladie première, nous crûmes prudent de lui faire administrer les derniers Sacrements. Retenue nous-même à l'infirmerie ainsi que la plus grande partie de la Communauté, notre chère malade eut le regret de n'être entourée que de quelques-unes de nos soeurs.Elle croyait devoir échanger bientôt les peines de l'exil pour les joies de la patrie, mais 1e divin Maître ne put résister à nos supplications et nous la rendit pour quelques temps. Une lueur d'espérance était venue un moment ranimer nos coeurs attristés, lorsque des complications inattendues nous donnèrent l'alarme de nouveaux dangers. Nous comprîmes que les remèdes étaient impuissants, et nos prières montèrent plus ferventes vers le Coeur de Jésus. Le Seigneur voulant, sans doute, la purifier davantage, permit que la crainte envahit son âme et lui fit redouter les jugements rigoureux de ce Dieu qu'elle avait pourtant tant aimé, quelques jours se passèrent ainsi partagés entre l'appréhension et la confiance jusqu'à ce qu'elle eut fait un acte de parfait abandon. Après ce généreux Fiat, qui fut suivi de la Ste Communion, notre chère malade retrouva le calme et la paix.

Le mal continuait son travail destructeur et nos coeurs étaient brisés en pensant que l'heure fatale ne pouvait être éloignée. Nous lui offrîmes de recevoir encore le St. Viatique ; elle accueillit avec bonheur cette proposition, et cette visite de Notre-Seigneur qui fut la dernière lui aida à supporter avec joie les souffrances de ses derniers jours. Lui parler du Ciel donnait un nouveau courage à son âme. .-Au milieu de ­ses douleurs, elle s'entretenait avec son céleste Epoux, exprimant par des paroles embrasées d'amour l'ardent désir qu'elle avait de s'unir à Lui : « Enfin, disait-elle, je vais voir ce Grand Dieu qui m'a donné tant de consolations. » Nous la plaisantions agréablement sur son empressement à nous quitter ; aimable, jusqu'à la fin, elle nous répondait par un sourire. Toute sa lucidité lui fut conservée et nous eûmes la consola­tion de la voir s'unir aux prières et aux invocations de la Communauté. Lentement la vie s'éloignait de notre bonne Mère ; le premier Février au soir, elle put à peine articuler quelques mots où son coeur si aimant se révélait encore : « Allez vous reposer, ma Mère », nous dit-elle difficilement, et nous la laissâmes à regret, entourée de ses infirmières et de soeurs du voile blanc toujours si dévouées auprès ce nos chères malades. Le lendemain matin, on vint nous chercher eu toute hâte ; sa faiblesse augmentait, une respiration lente soulevait sa poitrine à de rares intervalles. La Communauté appelée vint à l'infirmerie prier auprès du lit de la chère mourante qui ne donnait plus aucun signe de connaissance: enfin vers 9 heures, un soupir un peu plus fort nous annonça que tout était fini. Notre Bonne Mère voyait Celui qu'elle avait uniquement cherché et désiré sur la terre.

Nous espérons, ma Révérende Mère, que cette âme si droite, jouit maintenant du bonheur du Ciel, cependant la pureté de Dieu est si grande, que nous vous supplions encore de vouloir pieux ajouter aux suffrages déjà demandés une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater, celle du Via Crucis et quelques invocations à Notre-Dame de Lourdes. Elle vous eu sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons l'honneur de nous dire avec le plus profond respect.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre humble Soeur et servante

Soeur MARIE-THERESE DE JÉSUS

R. C. I.

De notre Monastère de l'Immaculée Conception, les Carmélites de Libourne, ce 19 Octobre 1892.

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