Carmel

19 mars 1897 – Montréal

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs, eu enlevant à notre religieuse affection notre bien-aimée Soeur Irma-Zoé-Marie de St Jean-Baptiste, Conventuelle de Reims, (France), une des Fondatrices de notre monastère. Elle était âgée de soixante et un an, 10 mois et 16 jours. Elle comptait 38 ans, 8 mois et 16 jours de re­ligion, dont près de 22 ans passés en Canada.

Nous avons trouvé, sous le pli de la Cédule de ses voeux, le billet suivant : " Je prie notre Révérende Mère de ne me faire de circulaire que pour ré­clamer uniquement les suffrages de l'Ordre dont j'ai un extrême besoin. Je serais bien reconnaissante si on voulait me faire la charité d'y joindre les actes de contrition et d'amour parfaits et un Magnificat, du Saint Office, en recon­naissance de ma Ste Vocation."

Les dernières volontés d'une mourante sont sacrées. Nous nous ferons donc un devoir d'acquiescer pleinement aux humbles désirs de notre regrettée défunte en nous bornant à vous entretenir, ma Révérende Mère, de l'édifica­tion qu'elle nous a donnée dans sa courte maladie et dans sa pieuse mort.

Il y a quinze jours environ, une épidémie de grippe s'abattit sur la com­munauté. Notre chère Soeur en fut atteinte une des dernières. Le mercredi matin, on vint nous prévenir qu'elle était tombée d'épuisement en se levant. Je m'empressai d'accourir pour lui donner les soins que son état réclamait. Elle fut fatiguée et languissante toute la journée. Dans l'après-midi de ce même jour, le docteur la vit, et la trouva très faible, mais sans symptômes alarmants. Le malaise augmenta le jeudi. Pendant la récréation du soir elle nous fit dire qu'elle désirait nous parler. C'était pour demander les derniers sacrements. Je lui répondis que le médecin viendrait demain, et que, s'il ju­geait son état assez grave pour cela, son souhait serait immédiatement satisfait.

Le docteur vint en effet le lendemain. En l'auscultant il constata une consomption sénile des poumons avec un commencement d'inflammation. La double affection d'anévrisme et d'atrophie du coeur, qu'elle portait depuis longtemps, compliquait son état. Il déclara qu'elle était suffisamment malade pour être administrée, que c'était une mesure de prudence vu son âge et la débilité de son tempérament.

Dans la soirée, notre dévoué Père Confesseur lui apportait les suprêmes consolations de notre Sainte Religion. Elle avait fait la Ste Communion au choeur le matin. Elle eut donc l'immense bonheur de recevoir deux fois son Jésus ce jour-là.

Le samedi et le dimanche la maladie suivit son cours ordinaire. L'op­pression augmentait et la faiblesse aussi. Le lundi dans la matinée des symp­tômes qui nous inquiétèrent se manifestèrent. J'en fis prévenir le médecin.

Dans l'après-midi, notre vénéré Père Supérieur vint providentiellement au monastère ; nous ne l'attendions pas. Notre chère soeur exprima le désir de se confesser. On la conduisit à la grille des malades dans une chaise roulante. Au sortir du Saint Tribunal, elle ne pouvait assez nous exprimer combien elle était heureuse et contente.

Ou venait à peine de la recoucher dans son lit, lorsqu'on annonça le mé­decin. Cette fois, après l'avoir examinée, il déclara que c'en était fait d'elle. Un de ses poumons ne fonctionnait plus. Je m'informai combien de temps l'état douloureux de notre bien-aimée fille pourrait se prolonger. " Elle ne passera pas les neuf jours de sa maladie." Or c'était son sixième jour. En sor­tant du monastère notre bon docteur nous dit : " Je reviendrai la voir demain après-midi. " Il ne pensait pas que le dénouement fût si proche.

Elle était encore dans sa cellule. Nous nous proposions de l'installer à l'infirmerie le lendemain matin. Il avait été décidé qu'elle ferait la Ste Com­munion en viatique dans la matinée.

On récita les prières des agonisants au choeur après Complies. Nous nous sentions poussée à le faire, tout en étant persuadée qu'elle ne trépasserait pas durant la nuit.

Je me réservai de la veiller moi-même avec la mère qui nous a précédée dans la charge, et qui est infirmière. Je ne puis assez remercier le Bon Dieu, de me l'avoir inspiré et d'avoir tout conduit, en disposant, pour ainsi dire, de minute en minute, les choses de façon à ce que, malgré la promptitude de son départ, notre bien-aimée défunte ait été entourée de tous les secours religieux à son heure suprême.

Après Complies, j'allai la voir. Elle nous demanda les prières des agoni­sants. On vient de les dire pour vous au choeur.—" Oh ! merci, ma Mère."

Les infirmières trouvant que son état empirait, on jugea prudent de la transporter immédiatement à l'infirmerie. Elle souffrait beaucoup. " Que je me sens mal," répétait-elle dans son agitation, et elle ajoutait : " Tout pour Jésus ! .... Tout pour Jésus !...." Elle avait demandé le cierge bénit à l'infirmière qui la gardait pendant Complies.

Elle priait constamment. Elle était si pieuse. Pendant les quelques jours de sa maladie, tenir son âme unie à son Jésus, prononcer des actes de contri­tion, d'amour et d'abandon, telle fut sa grande et son unique préoccupation.

Elle fut très agitée pendant Matines, si agitée, qu'on vint en toute hâte nous chercher. Notre bon Père Chapelain logeait trop loin du monastère pour le faire appeler au milieu de la nuit. Son absence, en cette heure de détresse, nous a imposé un bien grand sacrifice.

Après l'examen et la visite des cellules, nous nous installions au chevet de notre chère malade avec la Mère Infirmière. On lui présenta de l'eau bénite ; elle en fit une onction sur tous ses sens, puis un long et dévot signe de croix sur elle-même. Nous étions debout les deux, une de chaque côté de son lit. Elle faisait pitié tant elle souffrait. On voyait qu'elle n'en pouvait plus. "Tout .... tout pour Jésus ! " murmurait-elle dans l'intervalle de ses pénibles suffocations. Dans la veillée je couvris ses mains pour lui faire renou­veler ses saints voeux, dont je prononçai la formule en son nom. Je doutais un peu qu'elle en eût conscience.

On lui proposa de réciter le chapelet. Elle fit signe que : Oui. Elle prit le sien qui était passé à son cou ; elle suivait ; ses lèvres se mouvaient, mais elle se perdait eu égrenant. Quand le Rosaire fut terminé, je lui fis faire po­sément un acte de contrition dont je prononçai lentement les paroles, qu'elle répéta exactement, ainsi que les invocations : Jésus, Marie, Joseph, etc.

Elle était d'une agitation qui faisait mal à voir ; on ne savait quelle po­sition lui donner pour la soulager. Elle étouffait. Tout à coup, environ vers minuit moins un quart, il lui survint une sorte de suffocation convulsive. Notre bonne Mère Infirmière prend la lampe, éclaire son visage. Elle était d'une pâ­leur mortelle ; ses yeux étaient vitrés ; ses traits s'allongeaient ; son nez s'ef­filait .... Ma Mère, elle se meurt, m'écriai-je. Je saisis la cloche de l'infir­merie pour appeler la Communauté. Je trouvais nos soeurs si lentes à venir ; et pourtant, en moins de cinq minutes elles entouraient son lit en récitant les litanies des agonisants. Tant il est vrai que dans les heures d'angoisse et d'at­tente les minutes semblent d'une longueur interminable. On lui présenta le cierge bénit ; elle le prit et le serra. Peu à peu l'agitation s'apaisa ; elle fit

trois ou quatre longs soupirs, elle en exhala un plus rapide, c'était le dernier. Elle avait commencé son éternité ! La mort venait d'apposer l'austère cachet de sa consécration sur notre nouveau monastère que nous habitons depuis cinq mois à peine.

Ses traits, que l'agitation et la souffrance avaient contractés, prirent après son décès, une expression de calme et de paix qui faisait du bien et re­posait l'âme. Nos jeunes soeurs disent qu'elles ne pouvaient se lasser de la regarder.

Notre vénéré Père Supérieur chanta son service solennel et fit les trois Absoutes. Seize prêtres en surplis entouraient la dépouille mortelle de notre chère défunte. On la descendit au caveau de sépulture qui est sous notre choeur. C'est là qu'elle repose, au milieu de nous, à côté de notre bien-aimée et à jamais regrettée, Mère Séraphine, en attendant le Grand Jour de la résurrection.

Nous avons la douce certitude que notre pieuse soeur a été accueillie avec bonté et miséricorde par Notre Seigneur qu'elle a tant aimé. Mais les juge­ments de Dieu sont impénétrables ; son Infinie Pureté trouve des taches même dans ses anges. Nous vous prions donc, ma Révérende Mère, de lui faire ren­dre au plutôt les suffrages de notre St Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente communauté, un Via Crucis, l'indulgence des six Pater, une journée de bonnes oeuvres, les actes de contrition et d'amour, le Magnificat qu'elle a sollicités dans son petit billet précité. Elle vous en sera très recon­naissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la croix,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,

Sr Rose de Sainte Marie,

Rel. Carm. ind.

De notre monastère de Notre-Dame du Sacré-Coeur, sous la protection des Saints Auges, de notre Père St Joseph et de Ste Thérèse, des Carmélites de Montréal, Boulevard St-Denis, ce 19 mars 1897.

 

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