Carmel

19 mars 1895 – Toulouse

Ma révérende et très honorée Mère,

La protection de notre Père saint Joseph soit à jamais l'objet de notre confiance ! Ce glorieux Saint vient d'attirer près de lui, à la veille de sa fête et pour la lui faire célébrer au Ciel, nous en avons une entière espérance, sa fidèle servante, notre chère Soeur Joséphine de Sainte Thérèse, professe de ce monastère, âgée de 66 ans, 3 mois et quatre jours, et ayant de religion 45 ans, 6 mois, huit jours.

De notre ville même, ma Soeur Joséphine eut la grâce d'y être élevée dans une des meilleures et plus chrétiennes pensions. La chapelle, les catéchismes, les instructions du pieux aumônier, charmaient son âme; elle se plaisait dans cette atmosphère religieuse, et quand il fallut quitter ses bonnes maîtresses, elle emportait déjà dans son coeur le germe de la vocation religieuse. Notre chère Soeur, rentrée au foyer paternel, eut la consolation de contribuer grandement à y développer l'esprit chrétien; aussi lorsque, à 19 ans, comprenant les dangers du monde, elle résolut de s'en séparer pour toujours, non seulement elle ne rencontra chez ses parents aucun obstacle à sa vocation, mais encore ils l'auraient laissée libre de la suivre immédiatement si la révolution de 1848 n'avait pas alors éclaté. Il fallut laisser passer ces heures de désolation, et, l'année suivante, au premier jour du mois de mars, sous les auspices de saint Joseph auquel elle avait remis la garde de sa vocation, elle voyait s'ouvrir devant elle nos portes bénies. La vie religieuse de ma Soeur Joséphine fut dès lors entièrement placée sous le patronage de ce glorieux Père ; elle lui demanda expressément, au jour de sa Profession, de lui obtenir la grâce de mourir dans le mois qui lui est consacré ou à l'une de ses fêtes, et lui remit le soin de fous les intérêts de son âme. Au Carmel, la vivacité de sentiments de notre chère Soeur, ainsi que son activité naturelle, devaient lui procurer de nombreuses luttes, comme aussi elles pouvaient être la source de nombreux mérites. Toute cette ardeur lui servit à se dévouer pour sa Communauté et sa vie ne fut qu'un acte de labeur continuel. Unie à ses Mères Prieures, prête à rendre service à ses Soeurs, on était étonné de voir avec quelle promptitude elle accomplissait ce qui lui avait été demandé. Mais, ma Révérende Mère, ce qui caractérisait surtout notre bonne Soeur, c'était son esprit de pauvreté. Elle ne pouvait souffrir qu'aucune chose se perdit, utilisait les moindres objets, ne voulait rien à son usage qui ne portât le cachet de sa vertu de prédilection, et frappante était la peine qu'elle prenait pour la garder en tout. Cependant, le bon Dieu, qui voulait purifier cette âme, lui envoya deux infirmités qui lui furent très sensibles : elle devint presque sourde' d'abord, puis se creva un oeil, il y a une dizaine d'années.

Enfin, une maladie de coeur vint l'éprouver ces derniers temps, et il fallut toute son éner¬gie pour continuer la vie de travail qu'elle menait. « Je ne veux pas m'arrêter de moi-même, nous disait-elle, je dis au bon Dieu de s'en charger Lui-même quand il le voudra; comme cela, je n'aurai pas de remords. » Aussi, lorsque le mars elle commença à se sentir si sérieusement atteinte, elle put nous dire : « J'ai été jusqu'au bout, maintenant le bon Dieu fera ce qui lui plaira. » Les premiers jours du mois, une crise terrible se déclara. Conduite à l'infirmerie, notre pauvre Soeur y passa douze jours dans un abandon, une soumission admirables. « Comme notre Mère voudra ; — ce que vous voudrez », étaient les seules paroles qu'on l'entendit prononcer. Au reste, ma Révérende Mère, il fallait bien peu de chose à cette âme aux forts principes d'autrefois, qui n'avait jamais accepté de soulagements tant soit peu en dehors de l'ordinaire. — Les douleurs devinrent aiguës, l'affaiblissement extrême, et le souvenir de la demande de notre chère malade à son bon Père saint Joseph était là pour nous donner lieu de tout redouter. Bientôt, en effet, il n'y eut plus d'espoir, et dès que ma Soeur Joséphine l'eut compris, il fut facile de prendre les précautions que la crainte d'une mort subite faisait juger prudentes. L'Extrême-Onction, le Saint Viatique, la grâce d'absolutions souvent réitérées, lui furent accordés. Elle passa encore deux jours en dernière purification, souffrant extrêmement, témoignant qu'elle comprenait, mais ne pouvant prononcer aucune parole; enfin, dans la nuit de vendredi à samedi, elle ne donna plus aucun signe de connaissance, et demeura dans une agonie extrêmement pénible jusqu'à trois heures de l'après-midi, où son âme nous quitta pour retourner à Dieu. Nous prononcions alors pour elle ces paroles de Notre-Seigneur : « Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains ; » la divine Victime se l'unissait et, au jour dédié à sa très sainte Mère, pendant le mois de son Père adoptif, semblait nous dire d'avoir confiance et de lever, les yeux au Ciel pour y retrouver l'âme de notre bien-aimée Soeur. L'enterrement précédait immédiatement les 1ères Vêpres de saint Joseph : la réponse de ce grand Saint à sa servante confiante et fidèle, n'était-elle pas bien frappante ? Cependant, ma Révérende Mère, dans le cas où la justice et la sainteté infinies de notre Dieu réclameraient encore de cette chère âme quelque dette d'expiation, veuillez nous aider à la secourir en lui faisant rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre : par grâce, une communion de votre sainte Communauté ; l'indulgence du Chemin de la Croix qu'elle a fait si souvent, celle des six Pater, et surtout quelques invocations à son saint Patron et Protecteur. Elle en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui aimons à nous dire, dans l'amour de Notre-Seigneur et avec un religieux et profond respect, Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre bien humble soeur et servante,

Soeur Geneviève de l'Enfant-Jésus, r. c. i.

De notre Monastère de la sainte Mère de Dieu, de notre Père saint Joseph et de notre sainte Mère Thérèse, des Carmélites de Toulouse. — Le 19 mars 1895.

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