Carmel

19 mars 1894 – Autun

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ dont la volonté toujours adorable vient de nous faire participer au Calice de sa Passion, en imposant à nos coeurs un nouveau et bien douloureux sacrifice.

En effet, ma Révérende Mère, trois mois à peine s'étaient écoulés depuis la mort de notre bien aimée Soeur Thérèse de Saint-Augustin, lorsqu'il plut à ce divin Maître d'appeler à Lui notre chère soeur Françoise-Caroline-Anna-Marie de Jésus, professe de notre Communauté. Elle était âgée de soixante-cinq ans moins deux mois, et avait trente-trois ans de vie religieuse.

Cette bien-aimée Soeur naquit à Paris, au sein d'une très honorable famille que des revers de fortune obligèrent bientôt de quitter cette ville pour venir se fixer en province. La jeune Anna n'avait guère que cinq ans lorsque ses parents vinrent habiter Sens (Yonne), auprès de l'une de ses soeurs qui y était mariée.

Plus tard, elle comprit et sut apprécier avec une profonde reconnaissance la conduite miséri­cordieuse du Seigneur à son égard ; car, dès son enfance elle aima le monde et ses plaisirs auxquels la position brillante de sa famille l'obligeait de prendre part, même après qu'elle eut quitté Paris.

« Cependant, nous disait-elle, au sortir de ces réjouissances, je ressentais en moi un grand vide : sans doute, Jésus qui voulait remplir mon coeur de son amour, me faisait ainsi comprendre le néant de tous ces plaisirs si dangereux ; mais je n'avais pas encore le bonheur de connaître assez ce divin Maître et je ne comprenais pas qu'il y eût péché à jouir ainsi de la vie. Je continuais donc à suivre le penchant de ma nature vive et enjouée. Heureusement ma bonne mère avait toujours sur moi et sur mes deux soeurs, plus âgées, un regard vigilant, et nous éloignait de tout ce qui aurait put ternir ou altérer la pureté de nos coeurs. »

Ce ne fut qu'à l'âge de quatorze ans qu'Anna eut le bonheur de faire sa première communion. Son coeur s'ouvrit alors à une foi vive, à un ardent amour pour Dieu, et elle éprouva dans son âme des sentiments dont le souvenir la remplissait de reconnaissance. C'était bien comme le grain de sénevé qui devait germer bientôt et lui montrer ce que Notre-Seigneur demandait d'elle. Ce n'est pas à Sens, mais à Dôle, en Franche-Comté, croyons-nous, qu'elle fit sa première communion. Elle se trouvait là alors au sein de la famille de Monsieur son père dont elle était la joie et la consolation et qu'elle-même chérissait beaucoup.

A mesure qu'elle avançait en âge sa piété se développait et elle comprit que le Seigneur la voulait toute à Lui. Mais que de luttes, que d'épreuves elle eut à soutenir ! D'après les conseils de son directeur, elle fit un essai de vie religieuse dans une fervente communauté d'Ursulines; elle ne put y rester, son âme avait besoin de plus de silence et d'austérités; elle la quitta, et après avoir passé quelque temps encore au milieu de sa bien-aimée famille, elle fit de nouveaux essais dans le cloître; mais ce ne fut qu'après encore bien des épreuves de tous genres que la main du Seigneur fixa enfin le lieu de sa retraite. Ce n'était donc pas en vain qu'elle avait conservé la confiance et l'espoir. Une voix intérieure l'avait souvent assurée qu'elle serait Carmélite. Aussi fut-elle au comble du bonheur lorsque les portes de notre cher Carmel lui furent ouvertes. Elle eut la grâce de revêtir le saint habit quelques mois après son entrée. Sa santé qui avait déjà subi quelque altération dans le monde, donna alors quelques inquiétudes, ce qui retarda un peu sa profession.

Notre chère Soeur, ma Révérende Mère, était une âme intérieure, mais très ardente et cherchant tout ce qui pouvait procurer la gloire de Dieu. La dévotion au très saint Sacrement surtout était son attrait. Que n'aurait-elle pas fait, ma Révérende Mère, pour procurer que l'Hôte divin de nos tabernacles fût honoré et aimé de toutes les créatures. Ce fut bien le rêve de toute sa vie ! Son coeur éprouvait le besoin d'offrir à Notre-Seigneur de ferventes réparations pour tous les outrages dont il est l'objet dans le sacrement de son amour.

Elle avait aussi un grand zèle pour le soulagement des âmes du Purgatoire. Dans ces dernières années surtout que de moyens n'a-t-elle pas employés pour assurer aux membres de sa chère famille, aux parents de ses Soeurs en religion, tous les suffrages que procure l'oeuvre expiatoire de Montligeon!

Quelques années après sa profession la santé de notre bien-aimée Soeur Marie de Jésus subit un nouvel échec. Un effort qu'elle fit lui laissa une infirmité très pénible; bien des mouvements et la marche surtout lui étaient difficiles. Mais Notre-Seigneur voulait tirer sa gloire de cette nou­velle souffrance. A cette époque, nous eûmes la douleur de perdre une de nos chères Soeurs du voile blanc, dont la vie si édifiante et si sainte excitait vivement toute confiance en son intercession auprès de Dieu. Sa dépouille mortelle était encore exposée au Choeur, lorsque ma Soeur Marie de Jésus se sentit pressée, aidée de son bâton, de s'approcher du cercueil et de demander sa guérison par l'intercession de la vénérée défunte. En effet, ma Révérende Mère, elle se sentit aussitôt guérie et put dès lors agir très librement, ce que Monsieur notre Docteur ayant constaté, il en délivra un certificat quelques jours après.

La vie tout entière de notre chère Soeur Marie de Jésus ne fut néanmoins, nous pouvons le dire, qu'un martyre continuel. Notre-Seigneur l'éprouvait souvent par de très grandes peines intérieures et sa santé si souvent ébranlée lui refusait fréquemment la consolation de remplir les devoirs de sa sainte vocation. Il y a quelques années, Monsieur notre Médecin reconnut qu'elle avait une maladie de coeur et déclara qu'un grave accident pourrait être subit. Avec des soins et quelques précautions, elle put néanmoins suivre en partie les exercices de la Communauté et remplit même avec dévouement l'office de seconde portière qu'elle exerçait encore lorsqu'à la fin de février elle se sentit plus souffrante. Nous étions loin cependant de penser que cette bien- aimée Soeur dût nous être ravie si tôt. Nous la fîmes conduire à l'infirmerie et Monsieur notre Médecin étant appelé, déclara qu'elle était atteinte d'une pneumonie au côté droit et, vu la maladie de coeur, qu'il n'y avait pas d'espoir de la sauver. Elle comprit elle-même la gravité de son état et était heureuse de penser que bientôt elle jouirait de son divin Époux. Notre chère malade souffrait beaucoup, mais elle était admirable de patience et de résignation. Elle baisait amoureu­sement un petit crucifix indulgencié pour la bonne mort et répétait les pieuses invocations que nous lui suggérions. Dès qu'elle fut à l'infirmerie elle me dit : « Ma Mère, ce qui me fait espérer que je vais mourir c'est le désir et le besoin que j'éprouve de voir mes Soeurs autour de moi. Autrefois, au contraire, j'aimais à me trouver seule. » C'était bien aussi le besoin de nos coeurs, et notre chère malade fut constamment entourée non seulement des soins affectueux et dévoués de nos Soeurs infirmières, mais, en dehors des actes de Communauté, chacune aimait venir prier près d'elle.

Notre bon Père Aumônier, toujours si dévoué au bien de nos âmes, entra le lundi pour la confesser et lui apporter le saint Viatique, puis lui donner l'Extrême-Onction, assisté de notre vénéré Père Confesseur extraordinaire. Elle demanda pardon à la Communauté et reçut l'indul­gence in articulo mortis.

Les prières de la recommandation de l'âme lui furent récitées deux fois. Toujours, elle me voulait auprès d'elle et sa main dans les miennes. Son regard était doux et calme tout en exprimant une grande souffrance : « Ma Mère, me dit-elle, avec des paroles entrecoupées parce qu'un râle des plus pénibles la suffoquait, ô ma Mère, je demande à mon Jésus que mes Soeurs n'aient jamais à endurer une semblable souffrance !... J'étouffe! !... » Et ce martyre dura plus de dix heures, sans relâche, lui laissant toute sa connaissance, toutes ses facultés jusqu'au dernier soupir. Elle le rendit, la Communauté et nous présentes, le mardi 27 février, à dix heures et demie du matin.

Après sa mort, sa physionomie fut pour ainsi dire toute transformée, à peine pouvions-nous la reconnaître; mais elle était toujours calme et souriante; toutes traces de souffrances avaient disparu. Ses obsèques eurent lieu le lendemain après la messe de Requiem et l'absoute que voulut bien célébrer M. l'abbé Mangematin, vicaire général, notre Confesseur extraordinaire, assisté d'un nombreux clergé. Puis il fallut nous séparer plus complètement de cette chère dépouille mortelle qui fut conduite au cimetière de la ville, accompagnée d'une nombreuse assistance des amis si dévoués de notre cher Carmel.

Bien que nous ayons la douce confiance que notre bien-aimée Soeur Marie de Jésus ait reçu du Seigneur un accueil plein de miséricorde, sa vie ayant été semée de tant de souffrances et d'épreuves, comme il faut être si pur pour jouir de la claire vue du Dieu trois fois saint, veuillez, ma Révérende Mère, ajouter aux suffrages déjà demandés, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Via Crucis et quelques invocations à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse et à ses saints Patrons. Elle vous en sera très reconnais­sante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix de notre divin Sauveur, avec un religieux respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,

Sr L.-Thérèse de Jésus

R. C. Ind.

De notre monastère de Jésus-Maria, sous la protection de saint Joseph des Carmélites d'Autun, ce 19 mars 1894.

 

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