Carmel

19 mai 1892 – Toulon

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'affliger nos coeurs en appelant à Lui notre très chère et regrettée Soeur Anne- Elisabeth du Saint-Coeur-de-Marie, Professe de cette communauté et notre aimée Doyenne. Elle était âgée de quatre-vingt-quatre ans trois mois et avait cinquante-neuf ans de profession religieuse.

Notre chère Soeur naquit au Muy, petite ville de Provence, dans une famille vrai type de la famille chrétienne, le modèle du pays et jouissant de l'estime générale.

La jeune Annette, grandissant dans ce milieu tout imprégné de vertus, ne tarda pas à les refléter en elle; pieuse et charitable, elle sut compatir de bonne heure à toutes les souffrances : son coeur trouvait toujours à donner an moins quelques paroles de consolation, aussi était-elle regardée et consultée comme un petit oracle et souvent on venait verser près d'elle bien des peines inconnues à d'autres. Notre chère Soeur devait expier plus tard cette habitude prise dès sa jeunesse de donner son avis en tout, toujours en vue du bien; cette bonne qualité lui réservait un sujet de luttes et de combats.

Petite enfant encore, sa charité avait été remarquée; les pauvres, de passage dans le pays, allaient dans cette sainte famille et Annette heureuse leur donnait tout ce qu'elle trouvait chez elle.

 Un jour, qu'elle était seule à la maison, un pauvre lépreux vint demander l'aumône, elle lui donna un morceau de pain qu'il prit de loin et se sauva, afin de ne pas communiquer son triste mal. A l'arrivée de sa mère, l'enfant raconta tout : « Il fallait, ma fille donner un pain entier, lui dit sa mère, les lépreux sont bien malheureux, souvent repoussés à cause de la contagion de leur « maladie » L'enfant, prenant alors un pain, courut après le pauvre, le rejoignit bientôt, s'écriant : « Monsieur, monsieur, voilà un pain entier, pardonnez-moi. » Cette bonté la rendait chère à tous, et, lorsqu'elle eut quinze ans, le bon Curé de la paroisse lui confia le soin de distribuer ses aumônes; le saint prêtre tenait ainsi dans le secret tout le bien qu'il faisait.

La jeune fille, dans cette vie chrétienne, ne tarda pas à entendre l'appel de Dieu, cet appel si doux et si fort qui ne laisse plus de repos à l'âme fidèle qu'elle ne se soit attachée pour toujours à son Dieu, soit qu'il la prenne toute fraîche et pure, comme un jeune lis qui vient embellir la maison du Seigneur, soit déjà fatiguée et brisée par les luttes de la vie. Annette docile à ces inspi­rations, se recueillit davantage, la vie religieuse devint le but principal de ses pensées et de ses méditations. Le Carmel attirait son coeur; là elle pourrait sans obstacle se livrer à son attrait pour l'oraison. Elle eut le bonheur de voir les portes de notre Carmel, alors à Fréjus, s'ouvrir devant elle à l'âge de vingt- quatre ans; c'était une des premières postulantes de la fondation naissante. Elle avait un grand sacrifice à offrir au Seigneur au moment de quitter sa famille : celui de son frère, qu'elle aimait et dont elle admirait la vertu ; ils étaient jumeaux et elle regardait déjà ce cher frère comme un saint; prenant ses avis avant son entrée au cloître, le pieux jeune homme lui répondait : « Il ne faut pas être religieuse à moitié, tout ou rien, ma soeur ; voilà ma pensée, mon désir et le but de mes prières; c'est une grande chose qu'il faut faire saintement ».

Le départ de la jeune fille ne reçut pas dans le pays l'approbation générale; les pensées des hommes sont si éloignées de celles de Dieu ; tous disaient ; « Ses parents auraient dû lui faire emporter sa bière ; elle ne va au Carmel que pour y mourir dans un mois, elle est si délicate ! et Dieu qui donnait la vocation religieuse à notre chère Soeur lui accordait eu outre une longue carrière à parcourir.

Sa piété, son amour de la solitude lui rendirent faciles ses débuts dans l'arche sainte, elle oubliait tout, même de prendre sa nourriture et il fallait constamment veiller sur elle. Aimée de toute la Communauté, ma Soeur Elisabeth fut admise à la vêture, ensuite à la Profession, au temps ordinaire, à la satisfaction générale. Dès lors, ses vertus ne firent que s'accentuer et croître ; l'amour pour nos Saintes Règles, l'esprit de mortification, le silence furent ses trois caractéristiques. Jamais malgré bien des misères corporelles, notre bonne Soeur, ne laissait notre Sainte Règle, le Saint Office, le jeûne; être avec la Communauté était toute son ambition, aussi, trois jours avant sa mort, la voyait-on encore à la récréation, amusant nos jeunes Soeurs par sa gaieté et ses plaisanteries qu'elle savait entremêler de quelques traits de piété. Sa tendre dévotion envers la Sainte Vierge la rendait ingénieuse, elle eût voulu en retracer les traits partout et mettait son bonheur à faire des statues de cette Bonne Mère qui, malgré leur rusticité, étaient de petits chefs-d'oeuvre, surtout à cause de son âge et de ses infirmités. Combien de prières n'a-t-elle pas faites aux pieds de ces saintes images quand une de nous était malade ! son coeur se montrait alors dans toute sa bonté, demandant la permission de se priver de son néces­saire pour aider à soigner celle que la souffrance éprouvait.

Parfois, son imagination très vive lui donnait un travail pénible, mais elle savait en tirer bon profit en s'en humiliant et demeurant ferme et constante dans la lutte. Quand cette vivacité, la lançant un peu trop loin dans ses désirs du bien, lui faisait faire quelques échappées, elle voulait réparer cela devant les postulantes afin qu'elles ne suivissent pas son exemple, et ses réparations, aussi humbles et franches que son caractère, étaient toujours un sujet d'édification. Elle aimait à dire aux jeunes Soeurs : « Faites des sacrifices volontaires, c'est de l'or pour le ciel. Volontairement, de plein coeur; quels mots!... Je voudrais que vous les comprissiez toutes, l'amour aime à donner sans y être contraint, celui qui aime ne peut rester oisif ». Pour aller à Jésus, notre bonne Soeur se cachait en Marie : « C'est cette Divine Mère qui nous ouvrira les demeures les plus secrètes du Coeur de Jésus, disait-elle, ce n'est pas moi qui prie, c'est Marie, c'est Notre-Dame du Mont-Carmel, je veux me perdre en elle » , telles étaient ses aspirations habituelles.

C'est ainsi, ma Révérende Mère, que notre chère Soeur Elisabeth est arrivée à ses cinquante ans de Profession Religieuse; là, elle fit une halte toute céleste, se préparant à ce grand acte avec une ferveur de novice et nous eûmes la consolation de la voir complètement transformée; elle se prêta à nos fêtes de famille avec un entrain charmant, mais une seule chose l'occupait : avancer à grands pas dans l'amour de Dieu, resserrer ses liens sacrés, prouver à Jésus que les années ne pouvaient les relâcher. Nous espérions fêter ses noces de diamant l'année prochaine, quand le Divin Maître est venu dire à sa fidèle épouse : Viens jouir du sacrifice volontaire que tu m'as fait de toutes les choses d'ici-bas, viens recevoir la récompense de l'amour de privation que tu as tant aimé pour avoir ce trait de ressemblance avec moi.

Un affaiblissement général s'étant produit, il y a quelques semaines, l'état   de notre chère Soeur devint grave dès le premier instant à cause de son âge avancé, mais elle n'oubliait pas sa chère mortification ; elle nous disait : « Ma Mère, pourquoi me sucrer la tisane, je puis la prendre sans rien, gardez cet adoucissement pour une autre, il pourra être nécessaire à nos soeurs ».

A mesure que l'heure de l'appel de Dieu approchait, toute crainte dispa­raissait : « Je suis heureuse de mourir, répétait-elle, je suis abandonnée au bon plaisir de Dieu »; ce calme ne la quitta pas. Pendant ces trois jours d'affai­blissement notre bon Père Aumônier vint la soutenir par des paroles d'encoura­gement et de piété, combien sa foi lui rendait ces visites précieuses! Notre chère Soeur reçut tous les Sacrements avec sa pleine connaissance, qu'elle a conservée jusqu'à la fin ; elle s'est éteinte sans agonie, sans frayeurs, le 10 Mai, jour anniversaire de sa Profession Religieuse, pour aller, nous l'espérons, célébrer ses noces éternelles et recevoir la récompense que ses vertus lui ont méritée.

Mais comme Dieu s'est réservé le jugement et qu'il faut être si pur pour jouir de sa Divine présence, j'ose vous prier, ma Révérende Mère, de faire rendre au plus tôt à notre bien-aimée Soeur les suffrages de notre Saint Ordre. Par grâce, une communion de votre Sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Via Crucis, l'Indulgence des six Pater, une invocation au Coeur de Jésus, à Marie Immaculée et à notre Sainte Mère Thérèse qu'elle aimait tant.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que Nous, qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et Servante,

Soeur Marie-Thérèse de l'Immaculée-Conception,

R.C. indigne.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus, des Carmélites de Toulon, le 19 Mai 1892.

 

 

 

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