Carmel

19 juin 1891 – Compiègne

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ !

Sa volonté toujours adorable vient de consommer un sacrifice profondément douloureux pour nos coeurs, en rappelant à lui notre chère soeur Victime de Jésus, Thérèse, Joseph, Louise du Saint Coeur de Marie, novice professe de notre Monastère, âgée de 26 ans, 7 mois, 28 jours, et de religion 2 ans, 10 mois, 8 jours.

 Mais Dieu est admirable dans ses saints, et il se plaît souvent à montrer à ceux qui restent quelle harmonie il doit établir entre leur mort et leur vie.

Cette âme angélique qui ne devait avoir son plein épanouissement que sous le soleil divin, s'envola le 10 mai, au matin du dimanche dans l'octave de l'Ascension, alors que la terre couverte de fleurs chante l'hymne du printemps à son Créateur. Elle attendait la venue de l'Epoux, sa lampe était prête ; et pour lui faire partager les joies de son triomphe, Jésus choisissait le temps où lui-même monte au ciel couronné de gloire, parce qu'il a connu la souffrance.

Nous allons essayer de vous dire, ma Révérende Mère, comment cette belle fleur s'est ouverte .sous nos yeux, quels parfums elle a répandus autour d'elle ; mais bientôt elle est retombée sur sa tige. Déjà cette enfant avait accompli sa tâche, oeuvre de sainteté, oeuvre d'édification dans notre Monastère et au dehors. Sa mémoire restera comme une bénédiction sur notre Carmel, et son court passage au milieu de nous, son influence sur le noviciat laisseront des traces ineffaçables.

En effet, Notre-Dame de Grâce, très révérée à Cambrai, lieu de sa naissance, avait veillé sur son berceau. Le Seigneur lui avait donné une mère comme il se plaît à en gratifier ses enfants de prédilection, qu'il veut à lui dès le plus bas âge. Elle avait puisé les germes d'une piété vraiment angélique au sein d'une famille chrétienne qui a offert à l'Eglise des âmes sacerdotales et religieuses, profondément dévouées à ses intérêts.

L'éducation maternelle, sérieuse et complète, avait développé déjà les qualités précieuses de -Céline, lorsqu'elle fut confiée aux dames Bernardines de Cambrai. Dans ce pensionnat très florissant, animé de l'esprit et du coeur de son saint fondateur, la jeune fille fit plus et mieux que d'orner son intelligence peu commune, elle s'affermit encore dans la voie du bien et de la vertu, et lorsqu'il lui fallut quitter cette maison bénie, asile choisi par une soeur bien-aimée qui devait en être un jour l'édification, Céline avait reçu une sève abondante de vie intérieure, elle devait produire des fruits admirables.

Ce qu'elle fut au sein de sa famille, notre chère enfant ne nous l'a jamais dit. Modeste et cachée toujours, cette humble violette allait, comme d'instinct, vers l'ombre et le silence, elle ne parlait pas d'elle-même. Jamais un trait de son adolescence, cité par elle, ne vint nous révéler les délicatesses exquises de son âme d'élite, les prévenances aimables et dévouées dont elle entourait les siens, pour qui elle avait une affection profonde ; pas plus que les actes de mortification qu'elle s'imposait pour être fidèle aux lois que l'amour de Dieu lui dictait. Toutefois, pour ceux qui savaient la discerner, ils la regardaient comme un ange dans un corps mortel. Il nous a été dit qu'au foyer paternel, elle était l'image de cette douce Providence qui agit partout et ne se voit nulle part. Céline passait sans bruit, en faisant sentir à tous son action bienfaisante, mais elle ne se trouvait plus là pour recevoir un remerciement, toute vertu lui semblait si naturelle !

L'esprit de sacrifice était dès lors la note dominante de son âme. Ayant eu de son confesseur la permission de se servir d'un instrument de pénitence, elle pensa qu'il n'y avait pas de limites, et le garda pendant huit jours, jusqu'à ce qu'elle apprit qu'elle avait dépassé les bornes prescrites habituellement.

Pendant ces heures de recueillement qu'elle passait auprès du Tabernacle, la chère enfant se plongeait délicieusement dans l'amour de Jésus, elle avait entendu sa voix : c'était l'immolation complète qu'il montrait à cette âme ardente, comme le but de son existence, comme le moyen transcendant de lui prouver sa fidélité. Un amen prompt, plénier et constant avait été sa réponse. Elle comprit, elle aima le plan divin, elle voulut s'y livrer sans réserve. Etre hostie avec Jésus devint son idéal, et le Carmel avec sa cime élevée, son autel toujours dressé pour recevoir l'holocauste, s'offrit à elle comme la réalisation complète de ses aspirations.

Il lui fallut attendre plusieurs années, mais ce temps ne fut pas stérile. Sous la direction successive de deux prêtres qui, par leur doctrine et leur piété étaient éclairés sur les voies de Dieu, Céline s'acheminait vers la perfection ; son amour pour Dieu, amour puissant et tendre, croissait sans cesse en s'appliquant à son éternel et parfait objet. Il lui fut alors permis de se lier à l'Epoux des Vierges par un premier voeu. Pureté, amour et sacrifice, ces trois mots résument cette existence et cette âme.

La croix si ardemment désirée ne pouvait lui être refusée. Elle la trouva surtout dans les délais imposés par des devoirs sacrés à son entrée immédiate au Carmel. Enfin le 2 juillet 1888, à l'âge de 24 ans, il fut donné à notre chère enfant de franchir le seuil de la maison du Seigneur. Elle était accompagnée d'une jeune postulante de la même région qui, joyeuse et souriante de voir la porte se refermer sur elles, lui dit vivement en considérant le Monastère et le jardin : Eh bien! Céline, êtes-vous contente ? La pauvre enfant répondit un faible oui au milieu de ses larmes, car si elle était vraiment heureuse d'arriver au port, elle ne pouvait néanmoins défendre son coeur contre la douloureuse étreinte qui l'avait saisie au moment de quitter sa chère famille. Une de ses soeurs dévouées l'avait amenée au Carmel, et Céline souffrait du sacrifice qu'elle savait être si grand pour les siens. L'amour divin ne tarit pas les sources d'une sensibilité modérée par la foi.

Nous savions à l'avance que le bon Maître nous privilégiait en nous confiant la culture de cette plante si riche, nous la plaçâmes sous l'égide tutélaire du Saint Coeur de Marie. C'était à ce coeur béni que nous nous étions adressées pour avoir des postulantes, c'était le don de notre divine Mère. Elle fut accueillie avec joie par la communauté, et elle en conquit bientôt les sympathies.

Ma soeur Louise du Coeur de Marie commença son postulat avec une ferveur d'ange. Elle ramenait tout au but apostolique de la vie du Carmel : tendre à la perfection, en s'immolant pour les âmes, et surtout pour la sanctification du clergé. Dans ses notes, nous trouvons ce passage qui exprime bien l'attrait, la soif qui la dévorait : « O Seigneur, vous êtes mon Dieu, mon roi, mon bien-aimé, un jour, je l'espère, je vous nommerai aussi mon époux, ah ! soyez de plus, soyez surtout mon Prêtre adorable, et daignez me faire votre hostie. Etre l'hostie de Jésus, l'hostie du sacrifice, de la prière et de l'amour ; une hostie offerte à Jésus pour la gloire de Dieu et la conversion des pécheurs, mais avant tout pour les prêtres... Et j'ai demandé les vertus qui conviennent à une âme hostie : la pureté d'abord, l'amour, la générosité dans le sacrifice. Est-ce que la blanche Hostie du tabernacle n'est pas toujours marquée d'une croix ?...

 Ses débuts dans la carrière répondirent à ces attraits, la jeune postulante embrassa ses devoirs avec ardeur. Il n'y avait jamais assez pour elle de prière, d'austérité, d'actes de dévouement. Elle saisissait, sans pouvoir être devancée par ses compagnes, toutes les occasions de rendre service, de prendre un travail humble et fatigant. Les ménagements que la prudence nous prescrivait envers elle, pendant son postulat, étaient un sacrifice pour son zèle, et déjà elle souhaitait de se lier par un voeu spécial à la Croix du divin Maître. Il lui fut conseillé d'attendre, l'obéissance devant suppléer largement à cette immolation de son choix. Elle le comprit et tout en gardant ses désirs, elle s'en remit à la volonté divine et à celle de ses supérieurs pour le temps où elle pourrait s'offrir en victime.

La chère enfant était marquée du sceau qui fait les martyrs, Dieu l'exauçait. Bientôt le ciel n'eut plus de rosée, l'amour semblait s'amoindrir dans son coeur, la prière était sans saveur, l'oraison sans lumière, le Tout de son âme semblait se dérober à ses recherches, et une souffrance intime, profonde, l'envahissait. Dans cet état, la lutte contre les tendances naturelles devait s'accentuer, et si parfois, elle ne la laissait pas complètement victorieuse, elle se désolait de n'avoir pas répondu, pensait-elle, aux exigences de l'amour.

Malgré, ces épreuves persistantes, ma soeur du Coeur de Marie se trouvait heureuse d'être au Carmel, elle nous exprimait les plus vifs désirs de recevoir le saint habit ; elle voulait gravir promptement la sainte Montagne pour être plus loin du monde et plus près de Dieu. La Communauté admirait ses vertus solides et rares, elle remarquait ses qualités précieuses, un jugement droit et sûr, une volonté très énergique, le sens religieux d'une exquise délicatesse, un dévouement à toute épreuve. Ce fut à la satis­faction générale qu'elle fut admise à revêtir les livrées de Marie en la fête de l'Immaculée Conception.

Jésus lui-même avait paré son âme pour les fiançailles spirituelles, il la combla de ses dons. En cet heureux jour, quoiqu'elle sentit vivement la séparation complète avec les siens, la tristesse et l'angoisse firent place à une joie suave; elle se livrait pour toujours à l'amour, elle en comprenait la véritable condition : « la fidélité, écrit-elle, c'est le secret de l'amour. » Et bientôt elle revenait à son attrait : « Vous savez bien, ô le fiancé de mon âme, la part que j'ambitionne : c'est votre croix, ce sont les agonies de votre Coeur. O Jésus, faites-moi hostie immolée à votre gloire, cette gloire procurée par la sanctification toujours plus parfaite du sacerdoce ; que je sois entre vos mains un instrument docile, une victime abandonnée, et quand même la souffrance serait de ne vous sentir et de ne vous trouver jamais. Jésus, je veux vous être fidèle toujours. »

Ces promesses ne furent pas vaines, ce n'étaient pas des sentiments fugitifs, la conduite de ma soeur Louise du Coeur de Marie, pendant son noviciat, prouva qu'elle était en effet l'instrument docile du Saint-Esprit. Sous sa main puissante, elle avait des vibrations qui nous surprenaient, des harmonies qui charmaient celles qui l'approchaient davantage. Le Maître divin lui apprenait le grand art de la sainteté, il se hâtait de lui en montrer les règles, et sa grâce la soutenait dans cette vie de détachement et d'abnégation que nous lui avons vu pratiquer constamment.

Toutefois, c'était encore la phase laborieuse de la vie surnaturelle. I.a jeune athlète rencontrait des obstacles dans sa nature vive et ardente qu'elle eût voulu immoler d'un seul coup de glaive. Plus longue et plus difficile est ordinairement la lutte qu'il faut engager contre soi-même pour produire la sainteté parfaite. Quelque valeur intrinsèque qu'ait le diamant, il faut qu'il soit taillé pour donner tout son éclat. Les qualités naturelles de la jeune novice devaient subir cette transformation. Jetée dans le moule du noviciat religieux, l'âme s'affranchit des obstacles qui auraient embarrasse sa marche. Ses forces, ses facultés, ses habitudes qu'il faut redresser en les livrant à la grâce divine, sont l'objet de ce travail régénérateur. Notre chère entant avait à combattre contre la sensibilité du coeur, les âpretés d'un zèle pur mais non encore assez éclairé, elle soutint énergiquement le combat, elle s'humiliait profondément de ces penchants, mais elle ne fléchit jamais dans le désir de l'immolation.

Pour qui l'aidait davantage à se surmonter, en lui offrant l'éprouve de légères contradictions, elle avait des attentions particulières. Un jour qu'il lui avait été demandé de rendre un service qui pouvait lui être pénible, on l'engageait à l'avouer simplement. Comment pourrais-je le faire, répondit elle, puisque précisément la chère Soeur a eu la charité de me reprendre plusieurs fois.

Aux jours de lessive, ou autres labeurs de ce genre, la chère enfant nous demandait toujours avec instances de se rendre à la buanderie dès quatre heures du matin. Les veilles auprès du Tabernacle faisaient ses délices, les mortifications extérieures apportaient aussi quelque allègement à sa soif de souffrance, elle eût voulu se couvrir d'instruments de pénitence. Nous devions mettre des bornes à cette ardeur, non seulement pour fortifier sa vertu en l'éprouvant, mais encore parce que son tempérament exigeait des ménagements. C'était alors le sacrifice complet qu'elle acceptait avec soumission.

Sept mois après sa prise d'habit, elle écrivait à une de ses soeurs qu'elle désirait au Carmel : « Je tiens, en vous écrivant, mon crucifix entre les mains, mon Jésus époux, et en collant mes lèvres sur son divin coeur entr'ouvert, c'est avec bonheur que je redis, non seulement pour ce qui me regarde, mais encore pour tout ce qui vous touche: Fiat voluntas tua.

« Pourquoi ne pas mettre sa joie, son bonheur dans ce qui fait la joie et le bonheur de Jésus ? N'y a-t-il pas dans la seule gloire de Dieu de quoi exciter et soulever une âme, l'arracher à elle-même, à ses petits intérêts, à ses recherches, rien ne doit m'attrister ou me réjouir que ce qui attriste ou réjouit le Coeur de Jésus. Le Coeur de Jésus! quelle douce retraite! Je m'y sens attirée et veux me laisser gagner par cette délicieuse avance de Jésus vers moi. Un de ces derniers soirs, je pensais que c'était auprès du Sacré Coeur que je devais me mettre pour faire mon examen de la journée. Ai-je été douce, humble comme le Coeur de Jésus? ah! qui me donnera l'esprit de Jésus? je ne l'ai pas du tout, ajoutait-elle dans son humilité, et comprenez-vous une âme appelée à vivre de la vie d'union (c'est la fin du Carmel), comprenez vous une épouse si peu conforme à Celui seul qu'elle aime. »

Puis elle achevait en disant: «Croyons beaucoup à la tendresse; de Jésus, je voudrais n'être plus qu'amour et amour pour lui seul. Et quand bien même il n'aurait pas pour moi cet amour de choix dont je suis indigne, dont je suis jalouse, je ne l'en aimerais pas moins, je n'en voudrais pas moins être à lui sans réserve. Luttons toutes les deux d'amour et de sacrifice avec Jésus. C'est là qu'on le possède, qu'on s'unit à lui et il nous traite comme siennes quand il nous donne part à sa croix. »

 La sainte profession était l'objet des désirs brûlants de cette Ame; pour elle, si c'était l'union qui résulte d'une donation mutuelle, c'était aussi l'immolation accomplie irrévocablement et acceptée de Dieu. Vers la fin de son année de probation, elle fut admise à prononcer ses voeux.

Les jours de retraite qui précédèrent ce grand acte ne furent pas tous sereins, il y eut des heures d'accablement et de sécheresse, la communion même du jour où elle allait se placer sur l'autel avec la divine Hostie eut son épreuve... C'était de la crèche que Jésus l'appelait pour consommer avec lui son sacrifice. Cette fête de Noël fut pour elle et pour notre Monastère une journée du Ciel. Son âme débordait d'actions de grâces ! En recevant ses serments, le divin Emmanuel s'était penché vers elle, et il s'était passé des choses mystérieuses entre Jésus et sou élue pour la Croix.

Nous aimons à citer quelques réflexions qu'elle avait écrites sur un passage des Livres Saints ; ce chant de la petite colombe la fera voir au vif. Il nous était salutaire à toutes de la saisir dans son vol vers les régions élevées où son âme planait habituellement ; on en recevait toujours un parfum du Ciel, un baume de pureté, quelque chose du rayonnement de l'amour divin qui la possédait tout entière... « La voix de mon bien aimé qui frappe, dit l'épouse des cantiques, ouvre-moi, ma soeur, etc... Étudier Jésus dans le doux commerce qu'il a établi, c'est se plonger, se perdre dans un océan de miséricordieuses bontés, d'infinis amours.. Mon Dieu, puis-je parler de votre tendresse, puis-je en pénétrer le tout divin mystère. Comment dirai-je qu'entre beaucoup vous m'avez aimée et que c'est bien votre voix que j'entends redire à mon âme : « Je me liens à la porte, ouvre-moi, toi ma soeur, mon amie, ouvre-moi. » Sans doute l'âme à qui s'adressent ces paroles, est une privilégiée, une élue de celui qui, aimant tous les hommes, a pourtant d'inexplicables prédilections. Le Christ dans sa vie mortelle s'était fait choix parmi ses disciples, de douze qu'il admettait à sa vie intime, qu'il appelait ses amis, ses frères. Dans la foule des .Juifs, Jésus avait trouvé quelques amis fidèles et généreux qui s'attachaient à ses pas et qu'il encourageait â le suivre, mais outre ces choisis, ces aimés, le Maître regardait Jean et Madeleine, et Jésus aura toujours son Béthanie! C'est encore une fois le mystère de l'amour, et quel bonheur pour l'âme appelée au Carmel, d'être ainsi l'objet des prédilections divines. C'est bien à elle que s'adresse la divine parole. C'est bien elle que le doux Jésus nomme sa soeur. Vite ! que son âme se réveille. Il frappe... Peut-être a-t-il attendu à la porte? Est-ce qu'il devra frapper longtemps, attendre encore.—« Ouvre-moi.—Est-ce bien Dieu qui parle? ne propose-t-il pas à sa créature le plus mystérieux, le plus intime rapprochement, la plus étroite union dans ce repas divin où Lui-même veut se nourrir, se réjouir de l'amour de sa créature, la rassasier à son tour par d'inexprimables délices, la désaltérer dans les eaux vives que son coeur lui réserve. Sans doute, c'est un Dieu, mais c'est encore un ami, un époux jaloux de posséder tout entière celle qu'il s'est choisie. Il veut l'enrichir, la remplir de lui-même et il n'est pas nécessaire qu'elle cherche loin son Bien-aimé qu'elle appelle. — Qu'elle se recueille seulement et qu'elle écoute... Il frappe à la porte de son coeur. Il est là. — Qu'elle lui ouvre. — Mais Jésus veut encore la prévenir avant de se donner à elle, il veut lui dire comment il vient : « Ma tête est toute pleine de rosée et les pleurs de la nuit trempent ma chevelure. — Oui, ô Verbe, ami de l'âme, vous venez, et vous vous présentez à nous, sous ce symbole de votre chef adorable baigné de pleurs et de sang. Vous venez au milieu de vos souffrance apprendre à l'âme le secret, l'expression de votre amour ; ô merci mille fois. Le Bien-aimé, beau entre tous, que j'adore et que j'aime plus encore, si c'est possible, sous ce mystère de la douleur. Vous nous avez aimés dans la souffrance, c'est pour nous que vous avez été ignominieusement frappé, pourrions-nous ne pas vous reconnaître, ne pas essayer de vous soulager et prendre notre part de ces tourments dont vous avez goûté toute l'amertume. Oui, qu'il entre dans l'âme, qu'il l'inonde de ses délices, qu'il la nourrisse et la fortifie dans la foi, la confiance, l'amour fort comme la mort, pour qu'après ce céleste souper, l'âme se livre généreuse, ardente, prête à tout et sache le suivre dans la voie où il marche devant elle. Peut-être sera-ce jusqu'au Calvaire qu'il la conduira ? Qu'elle s'estime heureuse, qu'elle se souvienne du divin souper de l'amour, il n'a été qu'un prélude aux pures joies, au torrent de voluptés saintes dans lequel il veut la plonger en se donnant à elle enfin, sans ombre et pour toujours. Alors il ne frappera plus à la porte, il n'attendra plus, mais il se l'unira pour jamais, et de sa soeur, son amie, sa colombe, il fera son épouse... »

 Nous nous sommes laissé entraîner à citer cette page des pieuses notes de notre chère fille, faites à la hâte et sans préparation, parce qu'elle résume sa vie au Carmel mieux que nous ne saurions la dépeindre. En effet, l'acte de sa consécration au Seigneur avait été saisissant pour elle et pour nous. Le céleste époux avait permis à cette enfant privilégiée de s'approcher de son Coeur, d'en pénétrer délicieusement les secrets: la provocation avait été comprise, et le don complet de soi s'était fait dans la générosité, la joie et la confiance. Il était accepté — Huit jours ne s'étaient pas écoulés que ma soeur du Coeur de Marie fut prise violemment par l'épidémie qui sévissait dans notre ville : un grand et subit changement se manifesta dans ses traits et nous ne pouvions écarter le triste pressentiment que cette âme toute céleste serait promptement ravie à notre tendresse et à nos espérances maternelles, quoiqu'elle nous assurât qu'elle ne souffrait pas. Les soins dévoués dont elle fut l'objet, la remirent promptement, mais il lui restait une faiblesse qu'elle dissimulait autant que possible et que nous nous efforcions de combattre.

 A cette époque, seize d'entre nous partagèrent l'épreuve de la cité, l'influenza vint nous saisir tour à tour. Ma soeur du Coeur de Marie était seconde infirmière avant son indisposition et elle nous demanda avec instances d'aider encore, selon son pouvoir, les deux soeurs chargées de servir les malades. Elle s'y mit avec un dévouement sans bornes. Combien elle avait de délicates prévenances, d'aimables paroles pour adoucir les ennuis de la captivité forcée dans la cellule, la privation des saints exercices de la communauté. Elle se ménageait si peu que nous devions exercer elle une surveillance attentive pour que ses actes de dévouement n'excédassent pas ses forces.

Son plus grand bonheur était la vie commune, elle la reprit avec son énergie ordinaire, mais la victime était désignée et déjà le glaive l'atteignait au plus intime de l'âme ; ses aspirations à une vie toute surnaturelle, à une vie de pénitences et d'austérités, n'étaient pas satisfaites. Tout en accordant quelque chose à la ferveur de celle âme aussi avide de souffrances que d'autres le sont de plaisirs, nous devions l'arrêter dans ses expiations volontaires, qui auraient achevé de la briser promptement. Elle eut voulu veiller toutes les nuits, jeûner rigoureusement; la pratique de la règle ne lui offrait aucun sacrifice, mais elle eu rencontrait de nombreux dans les ménagements que nous lui imposions. Elle comprit toutefois qu'il vaut mieux obéir que d'offrir des victimes. Communier à la volonté divine, à la vie de Jésus, par l'obéissance, devint son but. Elle résolut d'embrasser celle grande vertu dans toute sa perfection, et s'y engagea par une promesse spéciale. La chère enfant n'avait plus de volonté, elle était libre. Unie étroitement à sa mère, elle prévenait ses désirs, et sa maturité, sou jugement sûr nous permettaient déjà d'user de son dévouement.

On peut appliquer à ma Sr du Coeur de Marie ces paroles qu'elle aimait : Rien ici-bas n'étant le Bien suprême, son coeur non plus ne s'attachait à rien. Toutes les forces vives de cette âme aimante se reportaient vers Dieu. Elle aspirait à le glorifier, à s'unir à lui, elle était frappée au coeur, et cependant il lui fallait souvent subir les fuites de l'époux divin. Mais elle restait ferme dans l'attente, et à une de ses soeurs qui lui exprimait le désir d'obtenir pour elle, dans la prière, quelque secours sensible : non, non, disait-elle, ne demandez jamais à Dieu pour moi des consolations !...

Un attrait puissant la conduisit au Coeur de Jésus, elle y trouvait sa force dans cet épuisement progressif contre lequel nous nous efforcions vainement de lutter. Toujours courageuse, elle se rendait, malgré la fatigue, aux exercices de la communauté et remplissait les offices qui lui étaient confiés. Notre Seigneur favorisait ses désirs, elle se trouvait mieux en effet de suivre la vie commune que de prendre les adoucissements par lesquels nous cherchions à réagir contre ces suites de l'influenza.

Le 24 novembre, fête de notre Père Saint-Jean de la Croix, ma Sr du Coeur de Marie eut une crise assez violente, et nous l'obligeâmes à se rendre à l'infirmerie. La crainte des jugements de Dieu s'empara de son âme, elle souhaitait de vivre plus longtemps, mais sa grande retraite, à l'anniversaire de sa sainte profession, la plongea dans l'abandon.

Tous les moyens surnaturels et humains furent employés pour prolonger son existence. L'heure des noces célestes allait sonner, et nos voeux multipliés n'eurent pas le pouvoir de retenir sur la terre cette âme privilégiée. Le Saint-Esprit achevait son oeuvre en elle, et à toutes les vertus qu'elle avait cultivées, la voix divine répétait sans cesse : plus haut, plus haut, pour entrer en Celui qui est la perfection même, il opéra des séparations. Elle ne trouvait en elle qu'impuissance, une sorte d'affaissement moral qui la faisait beaucoup souffrir. Les visites qu'on était heureuse de lui faire pour s'édifier et adoucir sa pénible situation, achevaient de la briser, il fallut les borner à quelques minutes.

Dans cet état, la fidélité parfaite de notre enfanta remplir les moindres observances ne se démentait pas, son esprit de mortification apparaissait en toutes choses. Elle avait de fréquents étouffements. Un jour qu'elle avait prié une de ses soeurs, en visite à l'infirmerie, de vouloir bien s'écarter un peu pour lui laisser respirer l'air vif de la fenêtre ouverte; sa dévouée infirmière survint, et craignant que le temps ne fût trop froid, elle se hâta de la fermer. Comment restez-vous ainsi, au grand air, ma bonne soeur, dit-elle à sa chère malade. Celle-ci se tut, mais une larme qu'elle ne pouvait retenir trahit sa souffrance. Elle se soumettait ainsi à tout ce qu'on demandait d'elle.

Elle était pleine de reconnaissance pour ses charitables infirmières, elle le leur témoignait par des paroles humbles et charitables dont elle avait le secret. Ce que l'on faisait pour elle était toujours trop bien; si ce qu'on lui offrait ne répondait pas à ses besoins, elle le taisait, et lorsqu'on l'interrogeait, une parole gracieuse et délicate excusait toujours l'insuffisance du remède. Dans une occasion semblable: « Vous avez été prudente, ma bonne soeur, dit-elle à sa chère infirmière, combien je vous remercie.

Pendant plusieurs mois, elle se priva, durant la nuit, de prendre les boissons qui auraient adouci ses souffrances, pour recevoir la sainte communion; souvent l'obéissance devait intervenir pour abréger son action de grâces qu'elle prolongeait à genoux, sans appui, jusqu'à ses derniers jours. C'était surtout lorsque nous la visitions qu'elle se rendait forte pour nous épargner la douloureuse impression de son pénible état. Toujours calme et recueillie, sa physionomie prenait une expression de joie,elle nous accueillait avec un respect mêlé de tendresse, qui manifestait l'esprit de foi dont elle était animée ; car tout était surnaturalisé dans cotte âme, elle s'était laissée envahir par Dieu, elle pensait en Dieu, aimait en Dieu, respirait en Dieu.

Notre chère fille s'affaiblissait hélas ! mais elle n'accusait pas de violentes douleurs, elle se levait chaque jour. La veille dosa mort, elle eut des suffocations plus longues et plus réitérées. Nous étions inquiète, nous finies chercher notre bon docteur. II était absent. Un autre médecin vint le remplacer ; il trouva notre chère malade en danger, mais sur notre demande, il nous dit que nous pouvions attendre encore pour la faire administrer.

La nuit fut assez calme, mais vers quatre heures et demie, l'altération du visage nous fit comprendre que le moment suprême n'était pas éloigné. A cinq heures, Monsieur notre aumônier, qui nous donne en toute occasion des preuves de son dévouement, accourait pour lui administrer les derniers sacrements. Elle reçut l'Extrême-Onction et le Saint Viatique avec une angélique piété, elle s'était confessée avec une entière lucidité. Mais notre pauvre enfant ne pouvait croire encore qu'elle était sur le seuil de l'éternité Monsieur 1'aumônier l'exhorta à faire à Dieu le sacrifice de sa vie pour l'Église, le clergé et la France. Un oui spontané et ardent manifesta que son âme restait vaillante et soumise dans l'acte même de l'immolation. Nous lui suggérions de temps en temps de pieuses aspirations qu'elle s'efforçait de répéter. Les prières du Manuel lui avaient été faites dès le matin. Elle était entourée de ses mères et de ses soeurs aux heures laissées libres par nos saints exercices. Chacune lui donnait ses commissions pour le ciel, elle promettait à toutes, par signes, de s'intéresser en leur faveur lorsqu'elle serait auprès de Dieu.

Son détachement avait été universel, elle le fit encore paraître alors. Sa chère soeur, entrée depuis peu de temps au Carmel, était auprès de son lit d'agonie; la joie de ma soeur du Coeur de Marie avait été immense à son arrivée parmi nous, il s'était même opéré une réaction favorable dans sa santé, mais jamais aucun mot avec elle n'avait exprimé des sentiments humains, elle ne s'était même pas accordé de parler de sa famille, quoiqu'elle l'aimât si réellement. A cette heure, songeant au troisième sacrifice que son excellente mère venait d'offrir à Dieu, et à celui qui l'attendait par sa fin prématurée, elle se tourna vers sa soeur et dit avec compassion : pauvre maman !...

Son énergie ne la quittait pas, on cherchait à la soulager en écartant un objet qui pouvait la gêner. Non, dit-elle, et le remit sur sa tète; elle ne voulait se dispenser de quoi que ce soit. La respiration devenait plus lente, et les forces ne l'abandonnaient pas encore tout à fail. Quelques moments avant d'expirer, elle voulut se soulever seule encore une fois, se tint sans appui, et tourna son regard expressif vers le beau ciel bleu que laissait voir la fenêtre ouverte, le ramena sur nous, comme pour nous dire sa reconnaissance, sentiment qui lui était habituel, et sur toute la Communauté qui priait pour elle. Bientôt après, à neuf heures et demie, elle inclina la tête, et tout était fini pour ce monde.... Mais la vie si pure et si sainte ici-bas de la jeune vierge présageait à nos coeurs, brisés de la séparation, sa vie dans la béatitude, son union sans fin avec Celui qu'elle avait tant désiré et uniquement aimé.

Quoiqu'il en soit de ces espérances, et des rayons de consolations célestes que notre chère enfant obtient déjà pour ceux qui la pleurent, la pureté infinie du Seigneur peut trouver quelque ombre dans les âmes les plus fidèles. Nous vous prions donc, ma Révérende mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages de l'Ordre déjà demandés, une communion de votre sainte Communauté, les indulgences du Via Crucis, des 6 pater, quelques invocations aux Coeurs sacrés de Jésus et de Marie et à Saint Louis de Gonzague, son patron.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un religieux respect, ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Sr MARIE DES ANGES

R. C. ind.

De notre Monastère de l'Annonciation          

des Carmélites de Compiègne, le 19 Juin 1891.

 

Compiègne. — Imprimerie Leroy-Joly, 15, rue Eugène-Floquet.

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