Carmel

18 Octobre 1893 – Paris, Avenue de Messine

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui, après nous avoir demandé un bien pénible sacrifice en appelant à lui, il y a cinq mois à peine, notre chère Soeur Marie-Germaine, tourière agrégée à notre Carmel, vient de nous en imposer un nouveau eu retirant du milieu de nous notre chère Soeur Elisabeth de l'Enfant-Jésus, Professe de notre Monastère, âgée de cinquante-six ans deux mois et sept jours, et de religion trente-huit ans deux mois et vingt-deux jours.

Notre chère Soeur Elisabeth de l'Enfant-Jésus appartenait à une honorable famille de Hollande. Son père, engagé très jeune dans l'état militaire, eut plusieurs enfants; il était établi à Paris, sur la paroisse de Saint-Sulpice, lorsque la petite Octavie vint an monde le 31 juillet 1837, fête de saint Ignace. Les cérémonies du baptême ayant été différées jusqu'au 15 octobre suivant, notre chère Soeur aimait à se rappeler que saint Ignace et sainte Thérèse l'avaient bénie et protégée dès son enfance.

Nous savons peu de chose de cette époque de sa vie. Quoique arrivée la dernière, ses parents ne la gâtèrent pas cependant. Son père, l'ayant vue un jour se regarder dans une glace, craignit pour sa fille les suites de la vanité: il lui donna un soufflet, ce qui lui fit une impression très salutaire. Nous croyons que la petite Octavie ne connut que deux de ses soeurs, beaucoup plus âgées qu'elle. Se prome­nant avec l'une d'elles, une pauvre femme et son enfant s'approchèrent pour leur demander l'aumône ; sa soeur aînée, voulant l'éprouver, lui dit de donner au petit enfant tout ce qu'elle portait dans son panier pour son goûter ; Octavie s'y prêta de bonne grâce, sans laisser paraître la peine que lui cau­sait ce sacrifice, qui, tout minime qu'il fût, ne laissa pas de lui être sensible, car, longtemps après, le souvenir lui en était resté présent. Ces simples traits vous prouvent, ma Révérende Mère, la forma­tion sérieuse et chrétienne que cette enfant de bénédiction reçut dès son enfance.

Tendrement aimée des siens, elle ressentit un vif chagrin lorsqu'on la mit en pension ; le senti­ment de la séparation lui faisait répandre chaque jour des larmes abondantes ; mais Notre-Seigneur, qui devait l'appeler, dans la vie religieuse, à de plus grands sacrifices, l'aida à surmonter cette extrême sensibilité. Elle fit avec une piété touchante sa première Communion, le 16 mai, fête de saint Simon Stock, et eut la consolation de voir sa bonne mère s'approcher en même temps qu'elle de la sainte Table, dont elle était éloignée depuis longtemps. Elle n'obtint le retour de son père qu'après de longues prières et de rudes pénitences ; il ne revint à Dieu qu'au lit de la mort ; c'était un samedi 12 mars. Notre chère Soeur aimait à voir dans ce retour la récompense du généreux consentement qu'il lui avait donné pour entrer si jeune au Carmel : en ce jour et cette date, elle reconnut une intervention spéciale de la Très Sainte Vierge, de saint Joseph et de notre séraphique Mère.

Le 27 mai, jour de la Profession de sainte Marie-Madeleine de Pazzi, notre chère Soeur fut con­firmée. Les saints de l'Ordre ne semblaient-ils pas prendre sous leur protection spéciale cette jeune enfant qui avait déjà entendu l'appel divin ?

Quelques années plus tard, on la plaça chez une pieuse demoiselle, qui dirigeait une réunion de jeunes filles ; elle leur apprenait à travailler tout en les formant à une vie foncièrement chrétienne. Octavie avait alors pour directeur un R. Père Dominicain, qui, découvrant en elle d'heureuses dis­positions pour la vertu et la vie religieuse, l'encouragea dans sa détermination de se donner sans réserve au Seigneur dans l'Ordre du Carmel : ce désir ne varia jamais. Demeurant auprès du premier couvent, rue d'Enfer, elle s'entretint plusieurs fois avec la bonne Mère Hyacinthe. Celle-ci s'intéressa à cette jeune fille dont l'énergie était remarquable, et l'engagea à se présenter à la Révérende Mère Isabelle de Saint-Paul, qui venait de fonder le troisième monastère de Paris. Cette digne Mère fit attendre quelques mois sa réponse. Touchée enfin par la persévérance de la postulante, elle l'admit, et fixa son entrée au 15 juillet 1855. Octavie arriva à l'heure indiquée, et, en attendant qu'on lui ouvrît la porte de clôture, elle alla prier à la chapelle. Soudain un violent orage bouleverse l'atmosphère: grêle, tonnerre, éclairs, rien n'y manque! Le démon, prévoyant sans doute le grand nombre d'âmes qui allaient lui être ravies par la générosité de la postulante, cherchait à ébranler son courage, car le temps avait été beau jusque-là et la tempête s'apaisa dès qu'elle eut mis le pied dans la clôture. Elle allait atteindre sa dix-huitième année.

Notre vénérée Mère Isabelle, considérant l'air calme, angélique de la pieuse enfant, lui dit : « Vous vous appellerez Elisabeth de l'Enfant-Jésus. » Notre bonne Soeur nous racontait plus tard son désappointement en recevant ce nom: elle espérait, qu'entrant le 15 juillet, on l'appellerait Marie du Mont-Carmel, et que ce beau nom lui donnerait du poids et compenserait la petitesse de sa taille. Dès le début de son noviciat, ma Soeur de l'Enfant-Jésus se porta avec simplicité et ferveur à l'accomplis­sement de tous ses devoirs. D'une grande mortification, elle ne se plaignit jamais des incommodités dont sa nature pouvait avoir à souffrir. La communauté était très satisfaite de sa conduite; cependant, à cause de la maladie et de la mort de notre vénérée Mère Fondatrice, on dut prolonger son postu­lat ; ce ne fut que le 2 février 1856 qu'elle eut le bonheur de revêtir les livrées de Notre-Dame du Mont-Carmel, avec une autre postulante. Lorsqu'après le sermon elles rentrèrent dans la clôture, une parente de notre chère Soeur se jeta sur elle et l'étreignit vivement : « Allons, ma Soeur, du courage ! » lui dit sa compagne, surprise de cette démonstration inattendue. Mais je n'en manque pas ! répondit aussitôt Soeur de l'Enfant-Jésus.

Vers la fin de son noviciat, la Maîtresse des novices, voulant éprouver sérieusement sa générosité, s'entendit avec la Mère Prieure pour la recevoir froidement et la repousser brusquement chaque fois qu'elle se présenterait. L'épreuve fut rude, on vit les larmes de la pauvre Novice couler en silence ; mais pas une plainte, pas un mot provoquant une explication, ne sortit de sa bouche. Satisfait alors de l'attitude virile de cette âme, on reconnut que son égalité de caractère, son obéissance aveugle et les autres qualités que l'on remarquait en elle, n'étaient pas des vertus superficielles, mais vraiment solides. On la proposa au Chapitre qui l'admit avec joie à la Profession. Ce fut le 10 février 1857 qu'elle eut le bonheur de prononcer ses saints Voeux. A partir de ce jour elle s'enfonça dans les pro­fondeurs de la vie cachée en Dieu avec Jésus-Christ, qui peut se résumer en deux mots : aimer et souffrir, comme nous l'écrivait, ces jours-ci, notre Révérend Père Confesseur, en ajoutant : « J'ai rencontré peu d'âmes dans mon ministère aussi unies à Notre-Seigneur que l'était notre chère Soeur de l'Enfant-Jésus : son obéissance était absolue ; quant à la charité, elle a été jusqu'au bout ; en un mot, c'était une vraie Carmélite, car elle était une prière incessante !.. »

Après ce bel éloge vous ne serez pas surprise, ma Révérende Mère, si nous vous disons qu'elle a été une parfaite officière partout où l'obéissance l'a employée : comme réfectorière, infirmière, sacristine et surtout portière. C'est ce dernier office qu'elle a rempli le plus longtemps ; c'est là que le divin Époux est venu la prendre et qu'il l'a trouvée avec sa lampe bien approvisionnée d'huile. Que ne m'est-il donné de soulever le voile qui dérobe à nos yeux le trésor de grâces dont l'Epoux jaloux l'a favorisée, et de vous faire connaître en même temps par quelles voies crucifiantes elle a dû passer pour arriver à la perfection! Non seulement vous, ma Révérende Mère, en seriez surprise, mais celles qui ont vécu autour d'elle le seraient également, tant cette âme était cachée !

La Retraite que le Révérend Père de Ravignan donna à la communauté, l'année de sa Profession, fut l'époque de sa conversion, nous disait notre bonne Soeur. Une recommandation de l'éminent Religieux l'avait surtout frappée : « c'est qu'on ne doit pas agir sous l'impression de la nature, mais attendre et prier Notre-Seigneur. » En effet, ajoutait-elle, en laissant passer l'impression, on se dit : Cela ne me regarde pas, on remet le tout entre les mains du bon Dieu et les choses s'arrangent.

C'est dans les écrits de notre séraphique Mère qu'elle puisa ce grand zèle pour les âmes sacerdo­tales, ce dévouement pour la sainte Eglise, les pauvres pécheurs et les âmes du purgatoire, que nous avons toujours admiré en elle. Les abeilles vont de fleur en fleur, butinant le miel dont elles remplis­sent les rayons formés dans la ruche. Industrieuse abeille, notre Soeur de l'Enfant-Jésus craignait de perdre une goutte du miel qu'elle voulait offrir, à la fin de sa vie, à son divin Époux. Par un pacte qu'elle fit, elle se lia si étroitement à Notre-Seigneur, que chaque battement de son coeur, tous ses soupirs, tous ses pas et jusqu'au moindre mouvement de son être étaient autant de prières et d'actes d'amour offerts pour une des quatre fins énoncées plus haut, mais, par-dessus tout, pour les âmes sa­cerdotales. Elle avait bien compris que la vertu est dans les oeuvres et non dans les paroles, et que pour amasser de grandes richesses il faut faire un grand nombre d'actions vertueuses. Elle savait que pour rendre méritoires ces mille et une actions de nos journées il faut les accomplir avec beau­coup d'amour ; qu'un acte, quelque petit qu'il soit, est d'un grand mérite aux yeux du Seigneur lorsqu'on y appose le sceau de la charité.

Pourquoi cet amour du silence, cette fidélité aux plus petites observances de la règle, cet esprit de devoir qui s'étendait à tout '? sinon parce qu'elle avait pris au sérieux la vie religieuse ! En ve­nant au Carmel, elle s'était donnée sans réserve à son Jésus. A aucun prix elle n'aurait voulu faire de rapine dans l'holocauste ; et c'est par la fidélité constante à immoler son être tout entier, non pas une fois seulement et en bloc, mais tous les jours et à tout instant, par la mortification des sens inté­rieurs et extérieurs, qu'elle est arrivée à amasser pour l'éternité des trésors connus de Dieu seul.

Nous dépasserions de beaucoup les bornes d'une circulaire si nous voulions nous étendre sur son amour pour Jésus-Hostie, pour le Sacré-Coeur, la Très Sainte Vierge, saint Joseph, notre Sainte Mère, notre Père saint Jean de la Croix, dont les maximes étaient sa nourriture quotidienne ; pour sainte Gertrude, qu'elle appelait sa maîtresse. Notre chère Soeur avait, à un haut degré le don de piété, toujours alimenté par le feu de l'amour qu'elle entretenait sur l'autel de son coeur.

Sa charité s'étendait à tous, même aux plus grands coupables ; elle a même excédé en cela, nous la poussions quelquefois sur ce point, pour égayer nos récréations — les plus grands coupables de­vaient avoir eu de bonnes intentions : — elle sortait de son caractère quand on paraissait en douter et trouvait des raisons pour les disculper ; — l'ombre d'un blâme jeté sur la conduite du pro­chain soulevait son indignation. Un jour, on recommanda aux prières de la communauté quelques personnes qui désiraient fonder une Congrégation nouvelle. « Nous prierons, dit une Soeur, pour qu'elles entrent dans un Ordre déjà fondé. » C'en fut assez pour blesser l'extrême délicatesse de notre chère Soeur, qui nous démontra par les raisons les plus plausibles que ceux qui fondent une Con­grégation font une oeuvre agréable à Dieu, ce dont nous ne doutions pas du reste. — A l'égard de ses soeurs sa charité se transformait en bienveillance, et en bienveillance telle qu'on en rencontre rarement de semblable. Voyait-elle son officière chargée d'un paquet, elle lui disait aussitôt : Laissez- le, ma Soeur, je l'emporterai ; je suis si heureuse de vous soulager ! Comme elle était, depuis plusieurs années, menacée de la cataracte sur les deux yeux, elle ne pouvait plus s'occuper des comptes du tour qu'elle avait tenus dans un ordre parfait tant qu'elle en avait eu le soin. Étant donc seconde portière, elle avait une première d'office, beaucoup plus jeune qu'elle d'âge et de religion. Qu'il était édifiant de voir cette ancienne Soeur prendre, en tout ce qui regardait le tour, l'avis de son officière pour laquelle elle avait des attentions toutes maternelles ! Elle ne lui parlait cependant que pour le strict nécessaire ; le silence le plus parfait régnait dans l'office, et des temps considéra­bles s'écoulaient sans qu'on y échangeât un seul mot.

Elle était d'une discrétion absolue : impossible d'aller plus loin ! Cette qualité en particulier la rendait très précieuse pour ses Mères Prieures : jamais une allusion n'a pu laisser soupçonner qu'elle était au courant de bien des choses ; jamais elle n'a eu l'air d'être mieux renseignée que d'autres sur ce qui se passait au dehors. Amie de sa cellule, elle était néanmoins toujours prête à rendre service ; si parfois, dans une circonstance exceptionnelle, on le lui demandait à l'heure de l'oraison, elle répon­dait simplement : Notre Mère sait-elle que je vais perdre mon oraison Notre Soeur de l'Enfant- Jésus était un pilier de Règle. Au printemps, lorsqu'elle tomba malade, il y avait deux ans qu'elle n'avait pas manqué Matines. Sa santé exigeait-elle quelque soulagement : au bout de deux ou trois jours elle venait nous dire qu'elle n'en avait plus besoin. — Mais vous n'êtes pas complètement guérie ! — Ma Mère, cela va mieux, je puis m'en passer ; il faut faire tout ce que l'on peut ! Et elle reprenait sa vie de mortification ordinaire. Tant qu'elle l'a pu, elle a fait un usage fréquent des ins­truments de pénitence. Pendant sa maladie elle nous disait : Le bon Dieu s'est chargé de m'en couvrir, ceux que je portais autrefois me semblent actuellement des roses. Jusqu'à la fin elle a été fidèle aux veillées des grandes fêtes et des premiers vendredis du mois.

Elle tomba malade au mois de mai. Nous fîmes venir le docteur ; après avoir constaté la gravité du mal, qui remontait à deux ans déjà, il ne nous dissimula pas son pieux étonnement. « Supporter une telle souffrance si longtemps sans en parler, dit-il, c'est pousser la vertu jusqu'à l'héroïsme ! » Après un second examen, le docteur nous confirma ce qu'il avait dit au premier et nous fit espérer que cet état se prolongerait environ deux ans, s'il ne survenait pas de complication. Le bon Dieu en avait décidé autrement, A peine installée dans l'infirmerie, où ma Soeur de l'Enfant-Jésus pensait faire un très court séjour, son bras droit commença à enfler avec une rapidité et dans des proportions effrayantes ; dès lors sa vie devint un vrai martyre ! Ni le jour ni la nuit elle ne pouvait goûter un instant de repos. Notre vaillante Soeur supporta cet état, presque intolérable, avec un courage, une sérénité qui ne se démentirent jamais.

Sa vie de prière prit dans la douleur un nouvel accroissement : notre chère Soeur n'ignorait pas que les souffrances sont un moyen de communier à celles que Jésus a voulu endurer pour sauver les âmes ; que de plus elles nous consacrent à Dieu d'une manière toute particulière, font de notre corps une hostie sainte, vivante et agréable au Seigneur, rendant ainsi notre âme véritablement épouse de Jésus crucifié, féconde en vertus et en bonnes oeuvres. Au commencement de ses pénibles nuits, elle demandait au bon Dieu la délivrance de trois âmes du purgatoire : nous avons des motifs pour croire que cette offrande fut plus d'une fois agréée du souverain Juge, et que ces âmes reconnaissantes lui obtinrent les grâces dont elle avait besoin pour supporter un état qui devenait de plus en plus cruci­fiant. Nous lui proposâmes un remède qui devait la soulager ; mais, avec son énergie habituelle, elle nous répondit : Je vous en prie, ma Mère, pas encore ; je veux endurer mon mal tant que je le pourrai ; nous ne devons pas ressembler aux personnes du monde qui ne savent rien souffrir. Craignant de la priver de nombreux mérites pour l'éternité, nous n'insistâmes pas, tout en admirant son héroïque courage.

Elle assista aux Vêpres et fit de petites apparitions à la récréation aussi longtemps que ses forces le lui permirent. Quelle joie pour cette âme régulière de se retrouver au milieu de ses Mères et de ses Soeurs qu'elle aimait sincèrement, sans le leur dire ! Elle conservait néanmoins l'espoir de rester de longues années encore dans son cher Carmel, et ne cessait de demander à Dieu la grâce de sa guérison par de ferventes neuvaines, qui se succédèrent sans interruption depuis son entrée à l'infir­merie jusqu'à sa mort. Nous en fîmes une en particulier très solennelle, en union avec plusieurs de nos chers Carmels, au Saint Enfant Jésus de Prague ; mais le divin Enfant, trouvant le fruit mûr pour le ciel, voulut le cueillir.

Les douleurs augmentant, elle demanda le remède qui devait les lui rendre supportables ; grâce à lui, les nuits devinrent relativement bonnes et les journées assez calmes ; ce n'était, hélas ! qu'un soulagement transitoire, le mal suivait son cours implacable. Malgré ses cruelles souffrances, notre chère Soeur ne perdit jamais sa sérénité. Avec quelle charité, quelle bienveillance n'accueillait-elle pas ses Soeurs ! L'une d'elles lui demanda un jour : Ma Soeur, est-ce que je vous fatigue?.... Jamais vous ne me fatiguez, répondit la malade. Cette même Soeur la priant de lui pardonner : Ce n'est pas vous qui avez besoin de pardon, c'est moi, qui suis si près de l'éternité ! Comme elle aperçut des larmes dans ses yeux, elle ajouta : Ne pleurez pas, ma Soeur : la volonté de Dieu est que je souffre.

Aux premiers jours d'octobre, il y eut une telle aggravation dans son état que nous n'hésitâmes pas à lui dire que l'heure de recevoir l'extrême-onction approchait. Elle sourit à cette proposition et nous dit : Ma Mère, c'est le bon Dieu qui vous inspire ! Nous écrivîmes de suite à notre Confesseur ordinaire, digne fils de saint Dominique, qui avait toute sa confiance, en lui demandant de vouloir bien venir le lendemain, 5 octobre, lui administrer le sacrement des mourants. Notre douce malade se prépara à ce grand acte avec sa sérénité et son calme habituels. On découvrait sur ses traits une joie intime et profonde. Lorsque le moment de demander pardon à la Communauté arriva, elle le fit avec simplicité et humilité. Ses vives douleurs, un instant calmées, lui laissèrent la pleine possession d'elle-même : aussi s'unit-elle avec foi et amour aux moindres détails de la cérémonie. Lorsque tout fut terminé notre Père confesseur, repassant par l'infirmerie, notre malade lui dit avec un air radieux : Mon Père, je suis bien heureuse! En présence d'une paix si sereine, quoique nos coeurs fussent broyés à l'approche d'une séparation plus ou moins prochaine, ils ne pouvaient s'empêcher de se réjouir surnaturellement en voyant cette épouse fidèle s'orienter vers son éternité dans des dispositions aussi admirables, couronnement d'une vie d'amour et de souffrance. Il y a l'amour qui souffre et qui aime à souffrir, mais il y a un degré plus élevé dans l'amour ; Il y a un amour qui n'aime absolument plus rien, si ce n'est le bon plaisir du Seigneur, notre chère Soeur était arrivée à ce haut sommet où l'on s'abandonne pour vivre ou pour mourir.

Elle nous parla avec beaucoup d'affection de ses petits cousins, qu'elle aimait comme des neveux : J'aurais été si heureuse, nous dit-elle, de les voir à leur première Communion! Le bon Dieu me deman­dera peut-être ce sacrifice : que sa sainte volonté soit faite ! Je prierai toujours pour eux et pour leur famille j'espère que je les verrai au ciel !....

La nuit fut très mauvaise. Le lendemain, une pleurésie du côté droit et une congestion pulmonaire du côté gauche nous enlevèrent tout espoir de la conserver. Elle n'avait plus de position, cependant elle se leva comme de coutume ; oublieuse d'elle-même jusque dans les bras de la mort, elle était préoc­cupée de la fatigue qu'elle nous causait ainsi qu'à ses chères infirmières. Ma bonne Mère, nous disait-elle, je vous donne bien du mal, mais je vous le rendrai. Comme je prierai pour vous ! Une Soeur lui donnant ses commissions pour la patrie céleste, lui demanda de lui obtenir le double esprit de notre Sainte Mère. Notre bien-aimée Soeur lui répondit : Quelle bonne idée! Non seulement je solliciterai cette grâce pour vous, mais pour toute la Communauté. La nuit du vendredi au samedi, qui devait être la dernière, fut encore plus pénible que la précédente; accablée par un sommeil factice, elle poussait toutes les deux ou trois minutes un cri perçant qui ne la réveillait pas. Elle s'était endormie la veille avec le désir de faire le lendemain la sainte Communion en dévotion à la tribune des malades. Le divin Maître devait venir lui-même se donner en viatique à sa fidèle épouse. Mais n'anticipons pas. Vers cinq heures et demie, voulant réveiller la malade pour la conduire à la grille, nous nous aper­çûmes que c'était en vain : elle ne répondit rien, ne pouvant secouer son accablant sommeil. Nous nous hâtâmes alors de faire entrer notre dévoué Aumônier pour lui donner l'absolution et réciter avec nous les prières du Manuel. Il venait de lui rendre ce pieux devoir lorsqu'elle ouvrit soudain les yeux. Nous lui proposâmes de recevoir le saint Viatique ; elle nous répondit, avec sa pleine con­naissance qu'elle pourrait avaler une parcelle de la sainte Hostie. En quelques minutes tout fut disposé pour recevoir Celui qui se donne à nous à l'heure où tout nous échappe ; notre chère Soeur reçut avec une grande consolation Jésus caché sous les voiles eucharistiques, qu'elle devait contempler face à face six heures plus tard. Elle avait bien besoin de cette nourriture divine pour soutenir les angoisses de la lutte suprême, durant laquelle elle eut le bonheur de conserver toute la lucidité de son esprit, et d'accumuler des trésors sans nombre pour l'éternité. Que de fois pendant son agonie n'a-t-elle pas répété : Petit Jésus, petit Jésus, venez à mon secours ! Venez à mon aide, ô mon Amour ! — Je n'en puis plus ! — Mon Dieu, comme je souffre ! Je vous aime de tout mon coeur, je vous offre mes souffrances, si elles pouvaient sauver une âme ! une âme de prêtre !... Ils ont tant besoin de prières et de secours ! Nous ne cessions de prier auprès d'elle, nos Soeurs ne s'éloignaient qu'à regret de ce pauvre lit transformé en autel, où une victime volontaire s'immolait pour les grandes fins qui avaient occupé sa vie tout entière : les intérêts de la sainte Eglise, les âmes sacerdotales, les pauvres pécheurs, sa communauté, sa famille, personne n'était oublié ! A dix heures, son agonie se prolon­geant, nous prévînmes notre Père confesseur, qui arriva en toute hâte ; ma Soeur de l'Enfant-Jésus fut heureuse de parler une fois encore à celui qui avait reçu toutes ses confidences. La grâce de l'absolution lui fut renouvelée avec les précieuses indulgences in articulo mortis. Le Seigneur, satis­fait de la générosité avec laquelle notre chère Soeur avait soutenu les derniers combats, permit que ses grandes souffrances s'apaisassent, elle entra dans un assoupissement profond. A onze heures et demie sa respiration eut des intermittences très significatives ; les prières de la recommandation de l'âme lui furent réitérées, et, à midi un quart, ma Soeur de l'Enfant-Jésus, entourée de ses Mères et Soeurs, retourna à Dieu avec un tel calme que c'est à peine si nous pûmes nous apercevoir de son dernier souffle. C'était le samedi, fête de Notre-Dame des Victoires, veille de la fête de la Maternité de la Très Sainte Vierge.

En contemplant notre chère défunte, on ne pouvait s'empêcher d'envier son sort, tant elle semblait reposer paisiblement entre les bras de Jésus et de Marie. Tous ceux qui la virent furent frappés de la sérénité de son visage, le jour de sa mort on lui aurait à peine donné quinze ans. Notre Père confesseur voulut bien faire les absoutes ; plusieurs prêtres et religieux l'accompagnèrent ; deux d'entre eux, pour lesquels notre Soeur priait plus particulièrement, désirèrent par reconnaissance rendre hommage à sa dépouille mortelle, qu'ils conduisirent, avec Monsieur notre Aumônier, jusqu'à sa dernière demeure.

Notre vénéré Père Supérieur, en voyage, ne put bénir notre bien-aimée Soeur que de loin, mais un mot de lui nous apprit avec quelle paternelle bonté ses prières l'ont assistée avant et après sa mort.

Nous transcrivons ici un billet, ma Révérende Mère, trouvé après la mort de ma Soeur de l'En­fant-Jésus, dans le papier de ses voeux :

« Je supplie qu'on veuille bien, après ma mort, me faire la charité d'offrir les trente Messes que l'on dira pour que Dieu donne de saints missionnaires, zélés pour le salut des âmes, et puis pour la « propagation de la dévotion au Sacré Coeur parmi ses ministres, afin que par ce moyen, comme Notre-Seigneur l'a promis, ils gagnent beaucoup d'âmes à Dieu. — Les Messes que l'on dira dans chaque maison de l'Ordre, je prie de vouloir bien les appliquer pour la conversion des pécheurs. L'Office de mort que l'on dira dans chaque maison, je supplie de vouloir bien les appliquer aux âmes du purgatoire en réparation des négligences que j'ai eues à prier pour elles. — Je demande aussi et conjure de vouloir bien aussi me faire la charité d'un Salve Regina en réparation de mes négligences envers la Très Sainte Vierge ; je demande aussi la charité d'un Te Deum pour remercier Dieu de toutes les grâces qu'il m'a faites, et je promets, si le bon Dieu me fait miséricorde et que je puisse avoir quelque crédit auprès de lui, de ne pas oublier les âmes qui m'auront fait toutes ces charités.

« Dieu soit béni !

Soeur Elisabeth de l'Enfant Jésus, R. C. I.

« Une très grande pécheresse, c'est la pure vérité. »

Malgré la confiance que nous avons dans le bon accueil que le Seigneur a fait à sa fidèle et géné­reuse épouse, nous vous prions instamment, ma Révérende Mère, d'ajouter par grâce, aux suffrages déjà demandés, le Te Deum et le Salve Regina, que notre Soeur sollicite de votre charité, les indul­gences du Via Crucis et des six Pater, enfin une invocation à tous les Saints de l'Ordre, objet de sa tendre dévotion. Elle vous en sera bien reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, en union de vos saintes prières, avec un religieux respect. Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble Soeur et servante,

Sr THÉRÈSE DE JÉSUS,

R. C. I.

De notre Monastère de la Réparation et de la Sainte-Face du Très Saint Rédempteur,

des Carmélites de Paris, 23, avenue de Messine, 18 octobre 1893, en la fête de saint Luc.

P. S. — Nos Révérendes Mères du Carmel de Caïfa, au Mont-Carmel, Palestine, vous prient, ma Révérende Mère, de vouloir bien leur envoyer les circulaires de notre Saint Ordre.

 

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