Carmel

18 octobre 1892 – Monaco

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur qui, au moment où nous venions de chan­ter le Te Deum de la fête de notre Mère Sainte Thérèse, a voulu affliger sensiblement nos coeurs en appelant soudainement à Lui notre chère et si aimée Soeur Marie-Magdeleine-Laurentine- Anne de Jésus Crucifié, Professe du Carmel de Nîmes et doyenne de notre communauté, âgée de 48 ans, 4 mois, 22 jours et, de religion, 23 ans, 10 mois, 28 jours. Le Divin Maître venait de la trouver digne d'aller chanter les gloires de notre Séraphique Mère dans le Ciel.

Nous nous sentons impuissante, ma Révérende et digne Mère, à vous retracer le travail de la grâce dans cette âme que Dieu semblait avoir prédestinée, dès son entrée en ce monde, pour la vie du Carmel ; Lui seul connaît les luttes qu'elle a eu à soutenir pour vaincre les obstacles qui s'opposaient à sa sainte vocation. Notre Seigneur a récompensé la générosité de son sacrifice par des grâces si grandes de lumière et de force, que, dès les premières années de sa vie religieuse, elle était le type achevé de la vraie et parfaite Carmélite. Sa vie, toute cachée en Dieu avec Jésus-Christ, n'a été qu'une suite non interrompue de sacrifices et d'immolations. C'était une âme plutôt de fond que d'éclat, mais son amabilité et sa gaîté ravissantes faisaient le charme de nos récréations par des saillies spirituelles et fines qui ne blessaient jamais en rien la charité.

Ce qui édifiait toutes les personnes qui avaient quelques rapports avec elle, et surtout nos chères novices c'était sa vie extérieure si simple, unie, abandonnée, cachant sous une profonde humilité une âme grande, délicate et favorisée de la plus intime union avec Notre Seigneur. Son esprit de foi et d'obéissance lui faisait toujours voir Dieu dans ses Mères Prieures dont elle ne cessa d'être la consolation pendant ses 24 ans de vie religieuse. Son filial abandon à leur égard était sans borne. Quel respect pour tout ce qui était ordonné ! quelle scrupuleuse exactitude à remplir jusqu'au moindre désir de ses Supérieures qu'elle regardait comme un ordre venant de Dieu.

Elle excellait dans la charité compatissante, indulgente, ingénieuse à tout excuser; trop pure et trop simple pour soupçonner le mal, elle jugeait tout favorablement. Jamais une parole de blâme ne s'échappa de ses lèvres. Elle avait reçu de si grandes lumières sur cette sublime vertu et sur l'immense miséricorde de Dieu pour les âmes, qu'elle nous disait parfois: « 0 ma Mère, je ne puis regarder une âme sans me sentir émue à la seule pensée du travail que Dieu fait et peut faire en elle. Ce bon Maître m'a mise depuis quelque temps dans l'impuissance de porter un jugement défavorable ; tout au contraire, j'aime à admirer l'oeuvre de Dieu en elle et s'il permet quelques imperfections, c'est pour l'humilier afin de mieux s'incliner vers elle et l'enrichir de ses dons. » Aussi notre chère Soeur aimait-elle à redire ce verset du Magnificat : Quia respexit humilitatem ancilloe suoe, etc.

Son zèle pour le salut des âmes ne connaissait pas de bornes ; aussi quelle ne fut pas sa joie en apprenant qu'elle ferait partie de ce petit Carmel de la Réparation. Dès son arrivée à Monaco, elle comprit sa mission, et, en vraie fille de Sainte-Thérèse, plus les difficultés se multipliaient, plus elle voyait l'oeuvre de Dieu. Les privations, les humiliations la réjouissaient. Avec quel amour elle baisait le pain de la charité. Sa plus ardente prière, en le servant au réfectoire était pour ceux qui en avaient fait l'aumône. Quand les habitants de la Principauté ou nos amis de France envoyaient quelques provisions, elle tombait à genoux, versant de grosses larmes de reconnaissance en bénissant ceux qui avaient pensé aux pauvres exilées. « Mon Dieu, » ne cessait-elle de dire, « Vous êtes trop bon pour nous. »

Jusqu'au jour de notre arrivée dans la Principauté, notre bien-aimée Soeur, semblable à l'humble violette répandant un suave mais discret parfum, se faisait deviner plutôt que remarquer ; Dieu réservait l'éclat de toutes ses vertus pour cette petite Fondation où elle devait être d'un si grand exemple.

Les nombreuses tracasseries que nous eûmes à subir pas plus que le surcroît de travail inhérent à toute fondation ne nuisirent en rien à son esprit d'oraison ni à son union intime avec Notre Seigneur. C'était avec Lui, par Lui, en Lui qu'elle priait et agissait.

Parler peu aux créatures et beaucoup à Dieu, était sa maxime habituelle. Aussi, n'avait- elle qu'un regard distrait pour tout ce qui était de la terre, mais si l'on parlait de Dieu, du salut des âmes, son regard s'illuminait et tout son coeur passait sur ses lèvres. Elle nous disait avec une simplicité charmante des choses si sublimes qu'il nous faudrait dépasser les bornes d'une circulaire pour les rappeler.

Notre bien-aimée Soeur Anne de Jésus était l'âme du devoir ; douée d'un bon jugement, nous la consultions dans toutes nos difficultés, nos embarras ; elle réfléchissait un instant, puis nous répondait avec une telle simplicité, une telle fermeté, qu'il nous semblait que Dieu Lui-même nous eût répondu, et, sur sa parole, nous agissions sans crainte de nous tromper. Notre tendre affection, notre estime pour cette âme d'élite n'avait d'égal que son filial abandon et sa vive reconnaissance pour nous qui avions été le faible instrument dont le bon Dieu s'était servi pour l'aider à entrer au Carmel. Combien elle aimait, dans l'intimité, à nous le redire et à nous remercier de l'avoir amenée dans ce petit Carmel de Monaco, ce véritable Ciel anticipé où Notre Seigneur semble d'autant plus prodigue de grâces envers ses Épouses, qu'il ne sait, dans ce pays de plaisirs, ou reposer son Coeur tout débordant d'amour.

Avec quelle joie notre chère Soeur avait vu s'élever le Monastère, la chapelle, le cloître, les murs de clôturé ! « Je crois, » nous disait-elle, « que les anges sont si contents de nous voir ici, qu'ils bâtissent eux-mêmes. Notre Sainte Mère doit être bien contente, » ajoutait-elle encore. « Le chapitre XI, article III de nos Saintes Constitutions est bien gardé., il y est satisfait en la nécessité, mais n'y a pas de superflu dans nos bâtiments. »

Son attrait pour le silence et la solitude lui rendait doublement chère notre petite Fondation: elle y trouvait l'application de ce beau mot d'un saint religieux tout dévoué à notre Carmel : « Le monastère qui n'aurait ni grilles ni portes serait un Ciel. » En effet, ma Révérende Mère, nos parloirs s'ouvrent si rarement que l'office de portière rempli par notre regrettée Soeur Anne de Jésus, depuis plusieurs années, ne nuisait nullement aux autres offices de robière provi­soire, même dépositaire. Quand on lui confiait un office ou un travail quelconque, on savait d'avance que la Sainte Pauvreté serait rigoureusement gardée ; elle prévoyait tout, n'oubliait rien. On peut lui appliquer les paroles du divin Maître: « Elle a bien fait toutes choses ».

Nos chères Mères et Soeurs du Carmel de Nîmes et de Mende, qui ont su l'apprécier, seraient en droit de nous faire le reproche de n'avoir pas su mettre en lumière, pour l'édification de nos trois Carmels, ce parfait modèle de régularité et d'esprit religieux, mais tout ce que nous avons dit et ce que nous pourrions dire encore, ne serait qu'un pâle reflet de l'impression produite par ces quelques lignes trouvées avec ses saints voeux ; elles retracent tout entière cette belle âme : Mon très doux Jésus, bénissez la résolution que je prends de vous demander sans cesse le pur amour, celui des âmes, la douleur de mes péchés, désirant que cela produise en moi ce qu'il a produit en vous : l'esprit d'immolation et de sacrifice, et me renouvelle dans l'esprit intérieur et surnaturel, dans toutes mes actions, les faisant en esprit de réparation afin d'enrichir de vos mérites mon âme et celle des autres. Le principal moyen que je prendrai pour cela, c'est l'obéissance la plus parfaite autant qu'il me sera possible, assurée que, pour moi, la grâce est là. Je vous supplie de vouloir bien m'accorder de rester toujours dans la vérité afin d'avoir une basse opinion de moi-même et d'agir en conséquence. Je vous demande aussi une très grande charité qui me fasse faire aux autres ce que je voudrais qu'il me fût fait à moi-même, cherchant en tout à faire plaisir, quelque contrariété que j'éprouve, ne le laissant jamais paraître, étant aussi aimable que possible; le tout, pour votre plus grande gloire.

Notre vénérée Soeur Anne de Jésus était si avide de la parole de Dieu qu'elle nous avait demandé la grâce d'assister aux petites exhortations que nous faisons chaque jour à notre nombreux noviciat et avait même trouvé le moyen d'entendre sans être vue. Un jour que nous disions à nos chers enfants qu'une âme consacrée à Dieu doit toujours monter de vertu en vertu elle nous dit après : « C'est bien ainsi que je l'entends., et je ne comprends pas que l'on puisse parler de la faveur du noviciat ; quant à moi j' ai toujours compris cette ascension de l'âme vers Dieu qui nous porte à la pratique plus parfaite de la vertu ». En effet, ma Révérende Mère, notre si regrettée Soeur ne connaissait pas les défaillances, ayant bâti l'édifice de sa perfection sur le double fondement de la foi et de l'humilité. Qu'il était consolant pour nous de voir cette sainte âme s'ignorant elle-même, se reprocher des imperfections qui, pour d'autres, eussent passé inaperçues.

Notre bien-aimée Soeur avait toujours paru forte, mais Dieu seul sait les sacrifices qu'elle a dû faire en se chargeant des travaux pénibles tant au Carmel de Nîmes qu'à Monaco. N'ayant jamais pu, dans le monde, goûter ni vin ni aucune espèce de viande, son tempérament n'avait pu se fortifier, et sous des dehors robustes elle cachait une faiblesse extrême, sans que rien nous fît prévoir cependant que dans l'oppression survenue il y a quelques mois, le danger pût exister. Et quand, le 14 au soir, elle nous témoigna un malaise, nous nous empressâmes de la faire coucher Sans soupçonner la cruelle vérité; mais l'heure de l'épreuve avait sonné! A dater de ce moment, l'oppression fit des progrès si rapides que nos coeurs étaient brisés, tandis que notre chère Soeur ne se doutait nullement de la gravité de son état.

A huit heures, nous dûmes prévenir notre chère Soeur qu'il était prudent de lui faire administrer les derniers sacrements. Notre digne Père Confesseur lui apporta le Saint-Viatique. La joie se reflétait sur son visage : elle souriait au ciel, à son crucifix, à nous toutes. Monseigneur notre vénéré Père Supérieur en lui envoyant sa paternelle bénédiction voulut bien charger Monsieur le Vicaire Général de lui administrer l'Extrême-Onction et de lui apporter toutes les consolations de notre sainte religion ; Monsieur notre Aumônier si dévoué à notre chère mourante voulut bien l'accompagner.

Elle parut se ranimer aux paroles si touchantes que lui adressa Monsieur le Vicaire Général.

Le moment suprême approchait. Quand la souffrance se faisait plus violemment sentir elle s'écriait: « Mon Dieu! Mon Tout!-» et elle offrait pour la Sainte Eglise, le salut des âmes, la prospérité de son cher petit Carmel auquel elle était si dévouée, pour ceux de Nîmes, de Mende ; tout notre Saint Ordre, chacune de nous en particulier, Monseigneur notre Evêque, nos bienfaiteurs, sa famille, sa mère surtout : mais jusqu'au dernier soupir le sacrifice a été complet ; aussi est-ce brièvement qu'elle a parlé de cette mère tant aimée. « je prierai » disait-elle « que Dieu lui accorde le courage nécessaire pour accepter ce sacrifice. » Toute la communauté était présente ; nous lui donnions nos commissions pour le ciel où déjà son regard cherchait ce doux Jésus dont elle prononça le nom avec une ineffable tendresse jusqu'à son dernier soupir. Les paroles des psaumes lui revenaient à chaque instant, et, de ses lèvres décolorées, s'échappait comme un souffle le Loetatus sum in his, etc.

Au plus fort de ses douleurs elle disait : « 0 Jésus, aidez-moi ! » Nous fîmes à plusieurs reprises les prières du manuel. A minuit, elle adora avec nous les abaissements du Verbe Incarné et répondit aux invocations. Quelques instants après, le râle s'est ralenti, son âme s'est endormie dans le baiser du Seigneur, sans que sa paix, fruit de sa fidélité aux petites choses, se soit altérée un seul instant : elle n'a connu de la mort que les douceurs.

0 vous, qui êtes au Ciel, que de grâces n'obtiendrez-vous pas à cette Communauté qui vous fut si chère ! Laissez en héritage à votre pauvre Mère bien affligée, dont vous avez été la consolation, laissez aussi à vos Soeurs qui vous pleurent, ces belles et sublimes vertus de charité, d'humilité, d'obéissance, de simplicité; laissez-les-leur dans le degré que vous les avez pratiquées. Elles font aujourd'hui votre gloire dans le Ciel après vous avoir donné la paix et le bonheur sur la terre.

0 ma Fille bien-aimée, nous le sentons, vous nous protégez auprès de Dieu et, en même temps, vous vivez au milieu de nous. Conduisez-nous à Jésus en nous aidant à marcher sur vos traces.

Cette mort qui ressemblait tant au sommeil ne troubla en rien son visage. On y pressentait que son âme était déjà en possession du souverain Bien qu'elle avait uniquement désiré et aimé. Une beauté céleste qui semblait augmenter à chaque instant se refléta sur ses traits et, après 58 heures, les membres de notre chère défunte étaient aussi flexibles que si la vie y eut circulé encore. Une foule pieuse et recueillie n'a cessé de venir pendant les deux jours que notre sainte morte est restée dans le choeur.

On éprouvait auprès d'elle l'impression de la plus douce paix ; son corps semblait participer à la beauté de son âme : il n'inspirait qu'un sentiment de respect et de vénération. Aussi, la foule émue ne cessait de faire passer des chapelets, des médailles et autres pieux objets, afin de les faire toucher aux restes vénérés.

MM. les Ecclésiastiques et les Religieux de la Principauté ont bien voulu nous faire l'honneur d'assister à ses funérailles; nous ne saurions trop leur en témoigner notre reconnaissance.

Après la messe chantée en musique, le clergé, ayant à sa tête Monsieur le Vicaire Général, est entré dans le choeur faire les trois absoutes et accompagner notre bien-aimée Soeur à notre caveau placé au-dessous de la chapelle, consolation bien douce pour nous qui pouvons aller chaque jour prier auprès de ces restes vénérés.    

Quoique nous ayons la certitude que notre Sainte Mère Thérèse soit venue au-devant de celle qui avait marché si dignement sur ses traces, pour l'introduire dans la céleste Jérusalem, comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu trois fois Saint, nous vous prions, ma , Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre; par grâce, une Communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater et quelques invocations à notre Sainte Mère Thérèse, à notre Père Saint Joseph, à Sainte Jeanne de Toulouse, protectrice de notre Carmel et à ses Saints Patrons. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix, avec un très profond respect,

Ma Révérende Mère,

 

Votre très humble et obéissante Servante,

Soeur MARIE ELISABETH DE LA CROIX

R. C. Ind.

De notre Monastère du Très Saint Rédempteur et de Notre-Dame Auxiliatrice, sous la protection du Notre Glorieux Père Saint Joseph.

Des Carmélites de Monaco, ce 18 octobre 1892.      

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