Carmel

18 novembre 1892 – Blois

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, la veille même de la fête des Saints de notre Ordre, a convoqué aux noces éternelles, notre chère Mère Marguerite-Camille de Jésus. Elle était dans la 76e année de son âge, et la 54e de sa vie religieuse.

C'est au terme de son triennat, que notre bonne Mère tomba malade d'une bronchite, qui devait la ravir à notre religieuse affection. Son dévouement pour son Carmel ne lui permit pas de consentir au retard de nos élections ; de sorte que, c'est presque au lendemain de notre entrée dans la charge, qu'il nous fut donné de présenter au Seigneur, les prémices des biens spirituels qu'il confiait à nos soins. Nous avons la douloureuse, mais intime confiance, que le sacrifice que nous impose cette séparation, et plus encore, celui, qu'en union avec son Sauveur, la pieuse victime offrit à son Dieu, sera monté vers le Ciel en odeur de suavité, pour redescendre, sur nous, en bénédictions célestes et en miséricordieuses bontés. En effet, ma Révérende Mère, Dieu ne pouvait mieux choisir pour briser nos coeurs et leur mériter ses faveurs. Cette âme, comme un épi chargé de grains magnifiques, arrivés à leur maturité, avait acquis la richesse et la beauté que donne la consommation dans l'amour et le sacrifice. Elle était prête à être cueillie et serrée dans les greniers éternels du Père de famille. Aussi, cette perte nous prive-t-elle, à la fois, d'une règle vivante, d'une édification non interrompue, du meilleur des conseils, de l'affection la plus vraie ; enfin, de la Mère et de la Soeur aînée par excellence, à qui nous devons d'avoir embaumé notre jeunesse religieuse et cet humble Carmel, du suave parfum de ses vertus. C'est vous dire, ma Révérende Mère, que le départ de notre vénérée Mère Camille laisse, parmi nous, une double impression de tristesse et de joie en Dieu, de douloureuse séparation et de délicieuse espérance ; sentiments également vifs, qui se disputent la prééminence dans nos coeurs.

Notre chère .Mère naquit à Mer, petite ville de notre diocèse, d'une honorable famille qui lui donna, dès son enfance, de solides principes religieux. Nous ne savons rien de ses premières années. Nous pouvons dire seulement qu'elle ne connut pas le monde, et ne se livra jamais à ses plaisirs. Elle entra dans notre humble Carmel au moment où il commençait à se relever des ruines amoncelées par la Révolution ; aussi aimait-elle beaucoup à parler de ce bon vieux temps, et à raconter les péripéties par où passèrent nos anciennes Mères. Douée d'un jugement très droit et d'un esprit sérieux, la nouvelle postulante se forma très bien à nos coutumes et usages ; elle en conçut une si grande estime, qu'elle ne cessa jamais de les étudier, de les approfondir, ce qui rendit toujours salutaire son action sur les jeunes recrues qu'on aimait à lui confier, afin qu'elles apprissent, à son exemple, à pratiquer religieusement notre sainte règle, et jusqu'à nos moindres usages. Sa grande régularité, son attachement à tout ce qui concerne notre saint Ordre, et notre observance, qu'elle put suivre jusqu'à sa dernière heure, la fit apprécier de ses Prieures et de la Communauté qui aimait à recourir à ses conseils, à lui soumettre ses difficultés, à lui confier ses peines, et à solliciter ses prières et ses encouragements. A diverses reprises, elle fut élue Dépositaire et Sous-Prieure. L'étude des rubriques et le soin de la bibliothèque furent ses délices, sans pourtant entraver son zèle pour l'office de robière, qu'elle dirigea constamment avec un grand esprit de charité et de pauvreté.

A cette parfaite régularité, ma Révérende Mère, et à une austérité qui se révélait dans tout l'extérieur de notre chère défunte, s'ajoutait un esprit intérieur, qui lui faisait trouver sa consolation dans l'oraison et la lecture des auteurs mystiques, parmi lesquels notre Père Saint Jean-de-la-Croix eut ses préférences. Cependant, la voie de notre chère Mère était la pure foi. Son état de sécheresse continuelle ne lui permit jamais de goûter les suaves délices de la contemplation. C'est ainsi que sous cette apparente uniformité, sa vie en Dieu grandissait, chaque jour, ainsi que ses aspirations vers le Ciel, et son zèle pour la gloire du Seigneur. La vie d'hostie est dans notre Christ Jésus, son état de résurrection et de gloire ; elle est souvent pour les âmes, dans des proportions relatives, le sommet de leur grâce. Après avoir longtemps prié, lutté, travaillé et souffert, notre chère Mère, elle aussi, se sentit pressée de faire un pas de plus, en s'unissant étroitement à l'état d'hostie de Jésus au Saint-Sacrement. Elle voulut, dans la mesure de sa grâce, lui rendre amour pour amour, sacrifice pour sacrifice. Une circonstance toute fortuite en apparence vint la déterminer à franchir ce degré. Monseigneur notre Evêque et Vénéré Supérieur, après un de ses voyages à Rome, il y a quelques années, daigna, à son retour de la ville éternelle, nous faire part de ses émotions aux pieds du Vicaire de Jésus-Christ. Sa Sainteté Léon XIII avait entretenu sa Grandeur des Communautés de notre ville, et avait émis le voeu que des âmes religieuses s'offrissent à Dieu en victimes, pour les besoins de l'Église et des âmes. Ces paroles furent toute une révélation pour notre chère Mère. Mais, notre bonne Doyenne avait une trop haute idée de sa vocation, pour ne pas saisir que ses trois voeux de religion avaient été le glaive, qui, dès l'heure de sa Profession, l'avait constituée victime avec Notre-Seigneur, en Lui, et par Lui. En effet, toute âme religieuse, si elle sait entrer dans ce mystère ineffable de sa Consécration au Seigneur, se trouve, d'emblée, dans cette voie d'amoureuse immolation, par le fait même quelle se lie irrévocablement à Jésus-Christ. Notre bonne Mère comprit donc parfaitement qu'il ne lui restait plus rien à livrer, et qu'il s'agissait seulement de se mieux abandonner, non en changeant ou en multipliant ses obligations, mais en les accomplissant avec une ferveur nouvelle et un esprit de victime plus habituellement entretenu et alimenté par le renoncement.

A l'acte héroïque qu'elle avait fait depuis longtemps en faveur des âmes du Purgatoire elle ajouta pourtant le voeu du plus parfait, pour donner un nouveau lustre à ses trois voeux de religion, et se rapprocher davantage du divin Modèle. La vie de Marceline Pauper lui fournit la formule de ce pieux engagement, lui en découvrit les célestes beautés en même temps que les rigoureuses obligations, tandis que la lecture approfondie des ouvrages du Père Girault la fit pénétrer dans l'essence même de la vie d'hostie. a partir de ce moment, l'amour et le renoncement devinrent plus que jamais l'élément de sa vie, et elle pouvait dire en toute vérité avec son divin Époux : « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père ». C'est dans ces saintes dispositions que notre vénérée Mère Camille de Jésus atteignit sa cinquantième année de religion. Ce fut une grande fête pour nous de couronner ses vieux ans et plus encore ses vertus ; de lui exprimer, par nos chants, notre affection et notre reconnaissance ; enfin, de lui offrir nos voeux pour la prolongation de son séjour parmi nous. Nous étions au mois de février. Notre fête de famille fut véritablement splendide ; le Ciel semblait s'unir à la terre pour la rendre plus belle encore. Monseigneur voulut faire en grand cette cérémonie, empruntée au Cérémonial des Carmes, qui fut suivi dans cette circonstance exceptionnelle. Nous entrâmes toutes au choeur au chant du Veni Sponsa Christi. Le choeur était orné de guirlandes, encadrant des médaillons sur lesquels brillait le chiffre de Camille de Jésus. Un siège orné de marguerites et de peintures faites pour cette occasion était disposé devant la grille. Notre bonne Doyenne y prit place et la cérémonie commença. Après les oraisons, Monseigneur monta à l'autel pour célébrer la sainte Messe, pendant laquelle un choeur de jeunes orphelines de la Providence chantèrent, avec accompagnement, les plus jolis cantiques appropriés à la Jubilation. Leurs voix fraîches et harmonieuses se mêlèrent aux accents graves du bon nombre d'Ecclésiastiques pendant le chant du Te Deum et du Veni Creator. Cet ensemble était vraiment ravissant. Après la Messe, Monseigneur revêtu de la chappe, ayant à ses côtés, portant les insignes, les jeunes neveux de la chère Mère, tous deux Séminaristes, vint devant la grille, et dans une allocution toute paternelle, que les bornes d'une circulaire ne nous permettent pas de reproduire. Sa Grandeur félicita notre bonne Mère des grâces sans nombre dont Dieu s'était plu. à la combler pendant ce demi-siècle passé au service du Seigneur. L'émotion de Monseigneur gagna la nombreuse assistance, et des larmes bien douces coulèrent de tous les yeux, en entendant notre premier Pasteur retracer d'une manière si touchante le bonheur qu'on trouve au service du divin Maître. Sa Grandeur termina en disant à notre chère jubilaire combien son Évêque était heureux de la joie qu'elle lui procurait en ce jour ; puis Monseigneur se recommanda à ses prières, ainsi que son diocèse et la foule d'amis sympathiques, venus avec tant d'empressement assister à cette douce solennité. Après le sermon, la cérémonie se poursuivit comme il est prescrit.

Pour l'extérieur tout était donc terminé ; alors commença la série de nos réjouissances intimes : décorations de la récréation, du réfectoire, de la cellule, couplets, petits cadeaux, pieuses et joyeuses récréations ; tout fut mis en oeuvre pour prouver, à notre bonne Mère, notre bonheur et notre affection. Au parloir, notre chère Jubilaire fut aussi comblée par ses parents et les amis de notre Monastère. Mais, ce qui lui fut particulièrement agréable, ce fut son entrevue avec ses deux chers Séminaristes. Eux aussi avaient voulu donner à leur vénérée Tante un gage de leur affectueuse reconnaissance. L'aîné lui fit, avec une véritable éloquence, un très beau sermon de sa composition, et le second récita une pièce de vers animés de la plus tendre piété et des sentiments les plus délicats. Cet anni­versaire, solennisé avec tant de pompe et précédé d'une retraite de dix jours, fit époque dans la vie de notre bonne Mère, qui ne cessait de s'avancer dans le chemin de la perfection. Plus elle vivait en Dieu, plus aussi elle possédait la confiance de ses Soeurs. — Aussi n'y eut-il qu'un bien petit pas à faire, lorsque, il y a trois ans, la Communauté lui décerna le titre de Prieure et de Mère. Vraiment ce titre seul lui manquait, tant nos rapports avec elle, étaient saintement filials. Ce qu'elle finit pendant ces trois années de charge, ma Révérende Mère, vous le soupçonnez facilement. Elle mit au service de toutes, et sans compter, son dévouement, sa charité, sa régularité, son expérience et sa belle vieillesse. Sans nul doute, Notre-Seigneur lui avait dit, comme à saint Pierre : « M'aimes-tu ? » et sur sa réponse trois fois affirmative 11 l'avait chargée de paître les agneaux de cette bergerie, pour consommer son état de victime par une oeuvre, par excellence d'amour et de sacrifice. Aussi, est-ce de ce sommet du dévouement qu'elle passa à Dieu, après avoir subi l'épreuve du Seigneur. Comme nous le disions plus haut, à peine la dernière heure de son triennat était-elle sonnée, qu'elle fut frappée par la maladie qui nous l'enleva. Déjà alitée, elle ne voulut pas qu'on retardât nos élections. De jour en jour, nous suivions, avec anxiété, les progrès du mal. Ses forces diminuaient sensiblement. L'avant-veille de sa mort, la pauvre malade voulut encore réciter ses vêpres. Il lui fallut une heure et demie. Monseigneur daigna venir la visiter et la bénir. Sa Grandeur la trouva si mal, qu' Elle nous conseilla de la faire administrer. Notre chère Mère, qui du reste ne se faisait pas illusion, accueillit cette nouvelle avec calme et abandon. Elle eut le bonheur de recevoir les derniers sacrements avec toute sa connaissance, qu'elle ne perdit pas un instant. Monsieur notre Docteur, dont le dévouement désintéressé lui a acquis des droits incontestables à notre reconnaissance, et pour lequel nous réclamons votre pieuse intercession auprès de Dieu, ne nous laissait pas tout à fait sans espoir ; mais, malgré ses bons soins, le mal fit de si rapides progrès, que le dimanche soir, 13 novembre, vers 5 heures du soir, Monsieur notre Aumônier, toujours si religieusement dévoué à notre Monastère, rentra pour donner, à la chère mourante, une dernière absolution, et réciter avec nous, les prières des agonisants.

Notre vénérée Mère répondit ensuite à toutes les pensées que nous lui suggérâmes, et vers 6 heures, elle s'endormit dans le Seigneur, après avoir, une dernière fois, renouvelé son oblation, en ces termes : «  J'offre mes souffrances et ma vie, en union avec Notre-Seigneur pour l'Eglise, les âmes et la Communauté. » Elle jeta un dernier regard sur nous toutes, et passa en Dieu, pour y être consacrée à jamais, en Jésus, victime immortelle.

Bien que la vie édifiante et la sainte mort de notre bonne Mère Camille de Jésus nous donne lieu d'espérer qu'elle a été reçue favorablement du Souverain Juge, cependant, il faut être si pur pour paraître devant Dieu, que nous venons vous prier, Ma Révérende Mère, de vouloir bien, au plus tôt, lui faire rendre les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce une communion de votre pieuse Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, des six Pater, quelques prières à la Sainte Face, qu'elle honorait avec une singulière dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous. Ma Révérende Mère, qui avons la grâce de nous dire, aux pieds du divin Maître,

 

Votre très humble soeur et servante.

Soeur Marie-du-.Mont-Carmel

R. C. 1. Prieure.

De notre Monastère de l'Assomption de la Très Sainte Vierge, les Carmélites da Blois, le 18 novembre 1892.

 

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