Carmel

18 mai 1894 – Albi

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

                                                                 Très humble salut en N. S. J. C.

 

Au moment où la Sainte Église nous invitait à méditer les souffrances et la mort de notre divin Sau­veur, cet adorable Maître appelait à Lui, ainsi que nous l'avons fait connaître, une de ses fidèles Épouses ; Soeur Rosalie, Anne de Saint Barthélemy, doyenne de nos soeurs du voile blanc. Elle était âgée de 62 ans, 8 mois, dont 43 ans de vie religieuse.

Notre bonne et regrettée soeur appartenait à une famille très chrétienne d'un petit village de notre dio­cèse. Ses parents cultivaient leur bien et ne connaissaient que deux choses : la prière et le travail; après les rudes labeurs de la semaine, auxquels les enfants étaient associés selon leurs forces, ils n'avaient d'autre délassement que le saint repos du dimanche. Ils assistaient ensemble à tous les offices et le soir se réunissaient dans une joyeuse veillée pour chanter des cantiques, et préparer les travaux du lendemain.

C'est là, ma Révérende Mère, la vie que mena notre bien chère Soeur jusqu'à l'âge de 15 à 16 ans. A cette époque elle se plaça en service à Albi, et deux ans après elle sollicitait l'entrée de notre Monastère.

L'attrait pour la vie religieuse avait toujours été dans son âme et elle ne lutta point contre cet appel du Seigneur. Elle sentait le sacrifice de quitter sa famille, de renoncer à son indépendance et à sa liberté, dont plus que d'autres elle était jalouse, mais la voix intérieure de la grâce dominait irrésistiblement ces divers cris de la nature. On l'avait nourrie, dès son enfance, des pensées de la souveraineté de Dieu, de l'importance de la vie future que celle du temps mérite et prépare; elle voyait dans le cloître un abri sûr, un moyen aussi de satisfaire sa religion et sa piété, elle se hâta d'y venir; et elle estima comme une grande faveur l'accueil favorable de nos vénérées Mères Fondatrices.

Soeur Anne de Saint Barthélemy apportait dans la maison de Dieu une santé robuste, une nature ac­tive et énergique, une âme pure, un coeur rempli d'affection et de dévouement. C'était un don du ciel pour notre Carmel qui s'établissait au moyen d'efforts laborieux, et auquel les sujets, dans les commen­cements, firent souvent défaut. A la cuisine, aux travaux communs, à l'infirmerie, la postulante enlevait tout; et cela avec l'aisance qui résultait de ses forces, avec la joie sereine et constante, fruit de sa charité.

Elle préluda, dès son entrée, à l'office d'infirmière qu'elle devait exercer une grande partie de sa vie religieuse. La vénérable Mère Madeleine de Jésus, Prieure de notre Carmel, était depuis quelques années paralysée de tous ses membres. Notre bonne Soeur s'offrit à la porter aux actes de communauté : au chapitre, à la récréation, même dans notre grand jardin qu'elle lui faisait parcourir en entier. Elle la prenait sur ses bras comme on prend un enfant, encore que notre Mère fût grande et forte ; et elle usait envers elle de manières, de soins si respectueux et si filiaux que la vénérée Prieure en était émue jus­qu'aux larmes : «La course du jardin était un peu longue, nous disait Soeur St Barthélemy qui aimait à rappeler ces souvenirs et à parler de celle à qui elle avait voué une profonde vénération, il y fallait toutes mes forces, mais je recommençais tous les jours avec un nouveau plaisir, tant j'étais contente de procurer ce soulagement à notre si bonne Mère. »

De ces rapports fréquents avec la jeune postulante, résulta pour notre digne Mère Madeleine une con­naissance plus approfondie de son âme, de ses qualités naturelles, de sa vertu, de sa générosité. Aussi elle s'estima heureuse de lui donner le saint Habit, et elle aurait bien voulu par la profession religieuse l'atta­cher définitivement à la maison. Mais la mort la surprit avant que l'année de probation se trouvât révo­lue et notre chère Soeur dut subir par suite de cet événement douloureux, un retard de plusieurs mois, après lesquels elle eut enfin la joie de se consacrer irrévocablement à Dieu.

Les espérances de la communauté ne furent point trompées, ma Révérende Mère. Soeur Anne de Saint Barthélemy était une âme sérieuse et constante. Elle marchait fidèlement dans sa voie, aussi résolue dans ses exercices intérieurs qu'elle était énergique pour les travaux corporels. Elle ne s'occupait pas d'elle- même et parlait peu en particulier. Sa piété était simple ; elle allait droit à son Dieu par le chemin du de­voir. Une tendresse d'affection pour la communauté avait besoin de se manifester et elle se sentait heu­reuse quand on la mettait à même, pendant la récréation, d'exprimer ses sentiments.

Le point du travail pour elle se trouva dans le renoncement à sa volonté propre. Elle ne comprenait pas toujours que l'obéissance doit être préférée au sacrifice, et elle insistait simplement et naïvement pour accomplir ce qu'elle avait projeté. Cependant, lorsque ses Mères Prieures maintenaient leurs or­dres, elle se soumettait cordialement et franchement et à la fin de sa vie, la grâce sur ce point était tout à fait victorieuse.  

Mais jusque là le combat fut rude et bien de petites réflexions échappées à notre bonne Soeur trahirent ses difficultés. Nous nous souvenons en particulier du désappointement qu'elle éprouva à sa sortie du No­viciat. « Je croyais, dit-elle en récréation, que maintenant je pourrais faire un peu ma volonté, mais « c'est toujours la même chose. »

Elle souriait de son bon sourire et elle provoqua, vous le comprenez, ma Révérende Mère, une hilarité générale.

Du reste bien des naïvetés semblable lui échappaient pendant nos heures de récréation. Elle en tenait de son éducation première. Rien n'était beau à ses yeux comme les moeurs simples et primitives dans les­quelles elle avait vécu. Selon ses idées, le monde n'aurait pas dû marcher mais s'en tenir invariable­ment à cette simplicité do vie, hors de laquelle il lui semblait presque impossible qu'on pût aimer Dieu et faire son salut.

Ainsi les costumes des postulantes, à leur entrée, lui causaient chaque fois un douloureux étonnement : « Les temps doivent être bien mauvais, disait-elle alors, chez-nous nous n'avons jamais vu de sembla­bles choses ! »

Il en était de même des espiègleries qu'on racontait à leur sujet. Elle avait l'habitude de dire que ce n'é­tait pas d'une jeune fille sérieuse d'agir ainsi et que pour elle ses parents et le curé de la Paroisse ne l'auraient jamais supporté.

Les instructions de son vénérable Curé étaient restées profondément gravées dans son âme. Il lui avait dit entres autre choses : «Mon enfant, quand on te demandera un service empresse-toi de le rendre afin que, si on vient en réclamer un autre, tu sois libre pour t'y porter aussitôt. »

C'était là, en effet, ma Révérende Mère, l'attitude de notre regrettée soeur. Elle semblait attendre cel­les qui avaient recours à son obligeance et leur répondait toujours par un aimable signe d'assentiment. Jamais elle ne parut surprise par une demande ou pressée par un autre devoir. Elle trouvait du temps pour toutes choses et les accomplissait avec ordre, avec une inépuisable charité.

Notre dévouée Soeur cultiva seule le jardin pendant de longues années et elle n'y ménagea pas ses forces. Adroite et expérimentée elle entreprenait avec ses compagnes différents travaux du dedans qui eussent demandé la présence d'un ouvrier : Servir ses Soeurs lui était une si grande joie ! Mais les mala­des surtout furent sa part préférée.

Nos soeurs infirmes trouvaient en elle une vraie Mère. Elle les portait, les veillait, était attentive et industrieuse pour subvenir à leurs moindres besoins. Souvent appelée la nuit, jamais elle ne manifesta de lassitude ni à la malade, ni même à sa Mère prieure. Il est impossible de dire tout ce que son coeur a in­venté pour diminuer les privations de nos chères Soeurs et les conduire à nos exercices, ce qu'elle faisait sans craindre la fatigue, toujours avec le même entrain joyeux, la même cordiale affection.

Dans le cas d'impossibilité absolue elle demeurait avec ses bien-aimées malades pendant la récréation et leur racontait exactement tout ce qui s'était dit et fait en communauté. Le compte-rendu des instruc­tions laissait quelquefois à désirer, notre bonne soeur se servant de termes tels qu'on se méprenait sur le sens. Mais alors, elle s'en doutait elle-même et elle souriait pour encourager la Soeur à se récréer à ses dé­pens. C'était là précisément ce qu'avait voulu sa fraternelle charité.

Quand la mort nous enlevait quelqu'une de ces chères et bien-aimées soeurs qu'elle avait soignée, veillée, assistée jusqu'au dernier moment avec un dévouement infatigable, notre bonne soeur Saint-Barthélemy la pleurait comme une mère pleure son enfant, et pendant longtemps un vide douloureux pesait sur son coeur.

Il est consolant pour nous, ma Révérende Mère, de consacrer, par ces quelques lignes, la reconnais­sance que nous éprouvons pour celle qui nous a donné à toutes, en santé comme en maladie, les témoi­gnages d'une si sincère et si tendre affection.

La santé robuste de notre bonne soeur a, pendant bien des années, secondé les désirs qu'elle éprouvait de se dévouer pour la communauté. Dure pour elle-même, elle ajoutait encore des pénitences et des aus­térités volontaires aux fatigues excessives de ses travaux journaliers.

Il n'était pas toujours facile de retenir cette âme généreuse dans de justes bornes. Il ne fut pas facile surtout, quand survint la maladie, de lui donner les soulagements que son état exigeait. Sa volonté énergique luttait sans relâche contre les besoins impérieux de la nature et elle comptait pour rien la souf­france et la douleur. Nous l'avons vue étant infirme d'une jambe, par suite d'une enflure considérable qui lui en ôtait le mouvement, traîner cette jambe d'une main, s'aider de l'autre, et marcher quand même, se rendant seule au choeur et à nos autres exercices.    

Une toux continuelle et très pénible l'empêchait souvent de reposer la nuit; sans donner la moindre attention à la fatigue extrême qui en résultait, elle récitait plusieurs fois le Rosaire pour la Sainte Église, sa famille, toujours l'objet d'une tendre sollicitude de sa part, et les pécheurs pour lesquels elle voulait souffrir et s'immoler.

« Si je dois mourir, disait-elle quand on lui adressait quelques reproches à ce sujet, ce n'est pas le moment de me reposer. » Et elle ajoutait en souriant : « Il faut aller jusqu'au bout. »

Cependant, plus notre bien chère Soeur avançait vers le terme de sa carrière religieuse, plus ses rap­ports avec ses Mères Prieures prenaient les caractères de la simplicité et de la docilité du coeur. Son esprit de foi lui avait toujours montré Dieu dans la personne de ses supérieurs ; à la fin de sa vie elle s'ouvrait davantage encore à un sentiment de confiance et d'abandon à leur conduite et devant l'expres­sion de leurs moindres désirs elle ne sut bientôt plus que dire : « Je ferai tout ce que vous voudrez. »

De vives souffrances ont achevé la sanctification de cette âme. L'asthme et une maladie de coeur met­taient tous les hivers sa vie en danger. L'année dernière des symptômes fâcheux nous firent même crain­dre un prochain dénouement.

Elle se remit néanmoins un peu et elle espérait triompher encore du mal par la force de son tempéra­ment. Mais telle n'était pas la volonté du Souverain Maître.

Après une année de fatigues, de souffrances, portées debout avec son courage ordinaire, notre bonne Soeur dut s'aliter quelques jours avant la Noël ; et son état devint même si grave en une nuit, qu'il fallut, dès le matin, lui faire administrer les derniers sacrements.

Notre bien-aimée Mère, Marie de Saint-Gérard, assistait sa chère fille et était témoin de ses admirables sentiments en face de la mort. Aucune crainte n'agitait cette âme simple et pure. Elle allait simplement à Dieu, n'ayant que le regret de quitter sa chère communauté, qu'elle aurait voulu servir encore.

Elle désira dans la journée nous embrasser toutes, et son coeur passait tout entier dans cette étreinte fraternelle.

Un mieux survint et ranima notre espoir. Il devait être hélas ! de courte durée ; mais le divin Maître ne voulut pas attrister par un deuil nos belles fêtes de Noël. Le jour des Saints Innocents, nos chères No-

vices eurent la joie de voir cette vénérable ancienne qui avait toujours eu de si grandes complaisances pour leurs pieux amusements, descendre à la récréation afin d'y assister encore. Nous ne nous y atten­dions point; et tout le petit troupeau se précipita au devant d'elle avec de tels élans, qu'elle faillit en être renversée. On la conduisit comme en triomphe et en bénissant Dieu, ce qui amena une délicieuse scène de famille.

C'était le Nunc dimitis de notre bien-aimée Soeur. Dès le soir de ce même jour elle ne quitta plus l'in­firmerie et le 21 janvier, les symptômes de la mort reparurent. Notre dévoué Père Aumônier vint appor­ter le Saint Viatique à la chère malade à 1 heure de l'après-midi. Il avait entendu sa confession et pré­paré son âme à l'union suprême avec le divin époux.

L'agonie commença. Quelques-unes de nos soeurs entouraient la bien-aimée mourante, les autres assis­taient notre vénérée Mère St Gérard, frappée mortellement la nuit précédente, et qui subissait en ce mo­ment une crise des plus douloureuses.

L'épreuve, ma Révérende Mère, était écrasante pour la communauté. Nos bons Pères, qui la partageaient vivement, vinrent en alléger le poids. M. le vicaire général notre confesseur extraordinaire et notre Père Aumônier entrèrent de nouveau, à trois heures et récitèrent avec nous les prières de la recommandation de l'âme. Notre bien chère Soeur ne les entendait plus ; elle s'éteignait doucement, et elle rendit son der­nier soupir au moment où une dernière absolution couvrait son âme du sang adorable de Notre-Seigneur.

Nous avons déjà demandé pour notre bonne et si regrettée Soeur Anne de Saint Barthélemy les suffra­ges de notre Saint Ordre. Nous avons la confiance qu'elle a trouvé au ciel la récompense de ses bonnes oeuvres et de sa parfaite charité.

Néanmoins, veuillez, ma Révérende Mère, prier encore avec nous, et lui accorder par grâce une commu­nion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du via Crucis et des six Pater ; elle vous en sera reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire en union de prières et aux pieds de la Croix de notre divin Sauveur,

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante

Soeur Marie du CALVAIRE

R C ind.

 

De notre Monastère de l'Immaculée Conception et des SS. Anges, sous la protection de notre Père saint Joseph, des Carmélites d'Albi.

Ce 18 Mai 1894.

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