Carmel

18 janvier 1897 – Moulins

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en notre Divin Roi Jésus, qui dans les jours consacrés à honorer ses anéantissements dans la Crèche, est venu chercher dans notre Carmel l'une des plus humbles et fidèles amantes de sa Sainte Enfance : notre bien- aimée soeur Jeanne-Marie-Joseph, tertiaire de notre saint ordre et tourière agrégée de notre Communauté, âgée de quatre-vingt-un ans six mois neuf jours, et, de profession religieuse au Carmel, quarante-trois ans.

Notre vénérée doyenne du Tour naquit à Laslade, petite commune des Hautes-Pyrénées, de parents très chrétiens qui mirent tous leurs soins à inculquer à leur petite famille les traditions de foi, de vertu, d'humilité et de travail des anciens jours. Nous avons fort peu ou point de détails sur l'enfance de notre bonne soeur Marie-Joseph, qui parlait peu et fut de longues années sans aucune nouvelle de sa famille, dont elle ne se souvenait que pour prier aux intentions des vivants et des morts, ignorant tout ce qui les concernait.

La Divine Providence, qui sépare et rapproche ses élus selon ses desseins de sacrifice ou de consolation, dirigea, il y a quelques années, vers notre Communauté, une humble soeur quêteuse, laquelle, liant conversation avec notre bonne ancienne, apprit d'elle son nom et son pays ; or, il se trouvait justement que cette bonne religieuse était dans un hôpital où vivait encore, comme pensionnaire, un des frères de notre chère soeur, édifiant par sa foi, sa piété et les religieuses et les autres malades. Alors se renouèrent ces relations toutes chrétiennes avec ce digne frère, retourné à Dieu depuis plu­sieurs années. Un second - modèle de toutes les vertus - vit encore, et la mort de notre chère soeur, tout en lui causant une profonde douleur, élèvera plus ardemment encore vers le ciel cette âme simple et forte qui exhortait à l'amour divin,

et à l'abandon celle qu'il aimait tendrement et pour laquelle il priera avec ferveur la bonne Mère aux pieds de laquelle douze pèlerinages à Lourdes virent ces deux âmes agenouil­lées dans une même foi, une même prière, un même amour pour la Vierge immaculée.

Mais nous reviendrons, ma Révérende Mère, sur cette époque de la vie de notre bonne soeur, quand nous parlerons des dernières années de cette longue vie cachée en Dieu et toute dévouée à notre humble Carmel.

Notre chère soeur Marie-Joseph entra vers l'âge de trente ans environ dans une Communauté religieuse enseignante comme soeur converse. Des circonstances particulières ayant obligé la Communauté à se dissoudre, nos Révérends Pères Carmes, dont le dévouement pour les âmes qui leur sont con­fiées ne connaît pas de bornes, proposèrent notre chère soeur comme soeur conversé à nos vénérées Mères, de chère et douce mémoire, lesquelles la reçurent à ce titre à l'intérieur du monastère.

La nouvelle postulante se livra aux devoirs de son état avec piété, courage et dévouement; mais, sa santé ne pouvant supporter les austérités de notre sainte règle, nos Meres se virent dans la triste nécessité de faire sortir la chère novice, car notre bonne soeur avait revêtu les saintes livrées de Notre- Dame du. Mont-Carmel, et lui offrirent au tour une place plus en rapport avec son tempérament et sa faiblesse d'es­tomac, qui lui furent toute sa vie une cause de souffrances souvent très aiguës.

C'est dans cette vie de dévouement, de sacrifice, dans cette vie vraiment digne des regards et des complaisances du "Verbe incarné et anéanti, que nous allons suivre quelques instants notre chère doyenne, ma Révérende Mère, en même temps que nous rendrons un faible tribut de reconnaissance à cette soeur vénérée et à ses compagnes dans ce rude labeur de soeur tourière, dont nous comprenons d'autant plus l'excellence et l'humble grandeur que le monde l'apprécie moins, parce qu'il ne voit pas et ne comprendra jamais la joie intime d'une âme sacrifiée à l'amour et à l'imi­tation d'un Dieu fait petit Enfant, humble Ouvrier, Ser­viteur de ses créatures !!! Mystère qui passionne les petits et les simples comme l'était notre bien-aimée soeur.

Ainsi que nous l'avons raconté dans la circulaire de notre Vénérée Mère Marie-Xavier, de sainte mémoire, ma Révé­rende Mère, notre Carmel fut de longues années dans le plus grand dénuement : le travail était écrasant et le jour et la nuit; encore ne suffisait-il pas à nourrir la Communauté, moins encore à éteindre les dettes énormes, contractées for­cément pour la construction du monastère. Ma soeur Marie- Joseph, alors jeune soeur tourière, accepta volontiers la dif­ficile et souvent infructueuse mission ide soeur quêteuse, et se mit en route pour aller de ville en ville demander aux personnes riches et généreuses les secours sans lesquels nos vénérées Mères ne pouvaient soutenir leur fondation nais­sante. Les efforts, les fatigues, la bonne volonté de notre chère soeur obtinrent certainement à la Communauté les se­cours providentiels, venus d'un autre côté, et qui permirent enfin à nos vénérées Mères de payer les dettes. Après une assez longue absence, plus fructueuse en mortification, en humiliation, en sacrifice et en monnaie pour le ciel que pour la terre, notre chère quêteuse revint à notre Carmel pour s'y dévouer dans le genre d'occupation qui sera désor­mais le sien, édifiant notre ville par sa grande piété, sa mo­destie, sa mortification, vertus qui lui ont acquis l'estime, nous dirons même la vénération générale.

Chargée, pendant plus de quarante ans, de faire les achat, les provisions de la Communauté, notre bonne soeur n'épar­gnait ni peine ni fatigue pour éviter les moindres dépenses : délicate jusqu'à la timidité, elle essaya toujours d'allier les intérêts du monastère avec la plus parfaite politesse pour les fournisseurs, chose assez difficile et qui demande un grand tact, en même temps qu'elle demeure toujours une cause de mortification et une pratique incessante d'oubli de soi-même. Levée en tout temps à quatre heures moins un quart, notre chère soeur se mettait en prière quelques instants, puis commençait sa journée de labeur par la préparation des soins à donner à sa basse-cour. A cinq heures, elle partait pour la Cathédrale, où elle entendait la sainte messe, faisait la sainte communion, etc... S'il y avait quelques provisions à faire, elle s'en acquittait. Rentrée à sept heures, elle se mettait, vers sept heures et demie, au service de sa chère Communauté et cela dans un emploi qui fut aussi doux à son coeur qu'était grand son dévouement pour ses Mères et soeurs. Soeur Marie-Joseph et ses poules devinrent inséparables, et elles semblèrent longtemps l'être dans l'esprit des bons amis de notre Carmel, qui savaient la trouver habituellement au milieu de ses chères élèves, les soignant, les dorlotant avec des sollicitudes autrement délicates que celles qu'elle avait de sa santé et de son repos... ; jusqu'à midi, il ne fallait guère songer à autre chose; quelle fatigue notre bien-aimée soeur endura-t-elle dans ce travail, Dieu le sait ! car elle ne voulait presque jamais être aidée, craignant que ses compagnes ne prissent pas les mêmes soins, les mêmes méthodes, etc... Alors même que la défaillance de sa santé et de ses forces l'obligeait à se reposer de longues heures durant les périodes de crises d'estomac quelle eut fréquemment, jamais les soins ni le temps consacrés aux poules 11e furent diminués ; il fallait que notre chère soeur fût alitée pour consentir à confier à d'autres son précieux office, et quelles recomman­dations ne faisait-elle pas alors ! Tout ce que purent obtenir nos chères soeurs tourières, dans ces dernières années, fut d'allumer le feu à quatre heures du matin pour réchauffer d'abord ses membres glacés en hiver et faire cuire le déjeu­ner des poulets. Bien souvent, nous exprimions le désir, la pensée que cette cuisson se fît à la cuisine intérieure pour lui éviter la fatigue, et en été, du moins, économiser Le bois ; mais, tout en trouvant notre bonne ancienne soumise à notre volonté, si nous la lui avions imposée, nous sentions quelle peine ce lui eût été de changer la moindre chose à la règle établie par elle pour sa chère basse-cour, et nous laissions faire, bien persuadée qu'au lieu de diminuer sa fatigue, nous augmenterions ses sacrifices. Aussi, quand elle ne fut plus en état de tout faire elle-même, notre bonne ancienne se démit entièrement de la chose, par ce sentiment inhérent à notre nature et surtout aux vieillards, lequel fait trouver un sacrifice, une douleur, un brisement dans tout change­ment, dans ceux-là mêmes dont ils reconnaissent la nécessité. Notre vie morale semblant passer en grande partie dans nos actions extérieures, dans ce que nous organisons et prati­quons longtemps, c'est bien vraiment quelque chose de nous qui meurt à chaque changement opéré. Cependant, quand en un jour de douce chaleur, et au bout de quelques mois, nous fîmes connaître, puis voir à notre bonne soeur Marie- Joseph les améliorations, changement de place nécessités, et conseillés bien des fois, elle parut très contente et approuva tout ; nous comprîmes alors qu'elle soupçonnait une partie de ces transformations pendant qu'elles s'opéraient, mais qu'elle n'en avait rien laissé paraître, trouvant dans le silence la force qui lui eût manqué peut-être si on lui eût raconté chaque chose en détail.

Plus d'une fois, durant sa longue carrière religieuse, ma Révérende Mère, notre bonne soeur eut des occasions de mettre eu pratique cet enseignement de notre sainte règle : « Votre Force sera en silence et en espérance. » Longtemps seule fidèle à sa mission de dévouement envers sa Commu­nauté, elle vit successivement autour d'elle des compagnes qui ne firent que passer, n'ayant pas la vocation ou la vertu nécessaire, mais qui ne laissèrent pas d'être souvent un dur exercice pour ma soeur Marie-Joseph. D'autres causes vin­rent encore faire souffrir sa nature d'une sensibilité excessive et d'une timidité qui furent pour ses Mères, comme pour elle- même, une cause habituelle de souffrance, car il fallait cher­cher, deviner ce qui lui était utile ou agréable, alors qu'un seul mot de cette chère et vénérée soeur eut été, pour nos coeurs, toujours désireux de lui rendre en soins et en dévoue­ment ce que nous-mêmes avions reçu de sa charité, une con­solation et une joie. Se mettre de côté et laisser faire pour garder sa paix fut ordinairement son choix dans les circons­tances difficiles et inévitables au commencement d'une fon­dation aussi laborieuse que fut la nôtre : Dieu vit la bonne intention de notre chère soeur et compta ses sacrifices, nous en avons la confiance, car plaire à ce bon Maître fut toujours le désir ardent de sa fidèle servante, et bien que, dans les derniers mois de sa vie, elle connût clairement, à la lumière de la grâce et dans le creuset des peines intérieures par les­quelles notre Sauveur Jésus acheva de purifier cette chère âme, que la simplicité et l'ouverture de coeur eussent été pré­férables..., le Souverain Juge, l'Infinie Bonté considéra sur­tout sa pureté d'intention et ses bons désirs.

Nous vous avons parlé, ma Révérende Mère, au commen­cement de cette notice, des pèlerinages que fit à Lourdes notre chère soeur. Entre toutes les vertus qu'elle pratiqua pendant sa longue carrière, la piété les surpassa toutes, ou, pour dire plus vrai, cette divine vertu lui fit trouver la force de pratiquer toutes les autres ; nous ne croyons pas que, pen­dant quarante-trois ans, notre chère, soeur ait manqué de faire le Chemin de la Croix, dire le Rosaire, vaquer à l'orai­son et accomplir fidèlement tous ses devoirs de piété, alors même qu'elle pouvait à peine se tenir debout; après des. heures d'anéantissement et de douleurs violentes, vers quatre ou cinq heures, elle partait faire le chemin de la Croix, traî­nant une chaise pour s'agenouiller quand l'enflure de ses. jambes ne lui permit plus de le faire, par terre.         

Mais ce fut surtout envers la Très Sainte Vierge que la piété de notre bonne soeur aimait à se manifester. A l'époque où le bon Dieu lui fit retrouver sa famille, elle fut fortement pressée d'aller la voir. . et fit son premier pèlerinage au sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes ! Ce qu'elle y éprouva, quel souvenir elle en rapporta, serait chose impossible à ex­primer, ma Révérende et Bonne Mère ! C'était le ciel à Lourdes, c'était un commencement de transformation pour son âme. De retour à son Carmel, elle ne parlait que de ce qu'elle avait vu, de ce qu'elle avait goûté, et l'année suivante un désir ardent de retourner vers la bonne Mère s'empara de son âme. La Communauté ne pouvait lui procurer cette con­solation trop coûteuse pour sa pauvreté, mais les nombreux amis de notre chère soeur, pleins de confiance en ses prières et heureux de lui procurer une telle grâce en y participant eux-mêmes, lui donnèrent l'argent et les provisions du voyage... Ce second pèlerinage fut comme un nouvel anneau ajouté à la chaîne qui avait rivé son âme aux pieds de la Vierge immaculée, et chaque année, la revit fidèle à l'appel intérieur de Marie aux grottes de Massabielles...

Quand arrivait le mois de juin, notre chère soeur commen­çait à s'informer des différents pèlerinages passant par Mou­lins, ou le plus près possible, et, tout en mêlant les hésitations ordinaires de son caractère timide à l'expression de ses désirs, nous comprenions ces derniers et n'avions qu'à faire les dé­marches nécessaires, car le voyage était toujours fourni par des âmes charitables et pieuses. Elle nous disait alors : « Vraiment, il faut bien que j'y aille, puisque la Sainte Vierge me donne l'argent... C'est un miracle de sa part et un devoir pour moi, à cause de l'intention qui accompagne les dons qui me sont faits... »

La divine Mère a compté toutes les fatigues endurées par notre bonne soeur, âgée d'environ soixante ans quand elle commença son premier pèlerinage, suivi de onze autres, là' conduisant à quatre-vingts ans, car en 1895 seulement elle ne put y aller au mois de septembre, étant trop souffrante. Lors de celui de Moulins, en septembre dernier, nous voyions en elle un tel désir et une si grande douleur, qu'un instant nous nous arrêtâmes à la pensée de lai procurer cette der­nière consolation et lui laissâmes entrevoir notre espérance; nous ne pûmes la réaliser, car il eût fallu une personne ex­près pour la conduire et la transporter d'un lieu à un autre, ce que nous ne pouvions trouver. Le bon Dieu seul a le secret de ce que lui coûta ce sacrifice ; toujours est-il que, depuis l'instant même où tout espoir cessa, notre pauvre chère soeur fut en proie à d'étranges peines d'esprit qui, sous forme de scrupules, d'inquiétudes, etc..., lui firent endurer un vrai martyre que nous ne parvenions pas toujours à calmer, dans le temps même où ses facultés conservaient toute leur vitalité.

C'est qu'en effet, ma Révérende Mère, ainsi que nous le di­sions plus haut, Lourdes était devenu son ciel sur la terre, ne plus le revoir était une sorte d'exil pour son âme pieuse et une privation pour son coeur aimant. Chaque année encore, elle retrouvait à Tarbes et son bon frère et plusieurs membres de sa respectable famille, tout spécialement une nièce qui se faisait un bonheur de recevoir quelques heures seulement sa vénérée tante, car s'arrêter davantage, diminuer le temps qu'elle pouvait passer à Lourdes, lui eût semblé chose impos­sible et une sorte de vol à sa bonne Mère. Tout ce qu'elle accordait à sa chère famille était de prendre jour avec son vénérable frère et sa pieuse nièce afin de se retrouver une journée ensemble aux pieds de Marie immaculée ; toutes les délicatesses étaient prodiguées à notre bonne soeur par ces coeurs aussi tendres que pieux. Mais nous croyons qu'elle ne quittait guère la grotte, ce qu'elle faisait, du reste, tout le temps que duraient ses pèlerinages. La vie qu'elle v menait aurait découragé les plus courageux : son corps, sa nourri­ture lui importaient peu, elle n'était plus elle-même, et ce régime austère, sous le regard de Marie, la fortifiait pour plu­sieurs mois au physique et au moral ; si bien que nos soeurs du tour et nous-même désirions presque autant qu'elle le moment du pèlerinage pour remonter sa santé et relever ses facultés morales en les renouvelant à la grotte bénie.

Le tempérament de ma soeur Marie-Joseph était des plus robustes, ma Révérende Mère ; il le fallait pour qu'elle vécût d'aussi longues années avec les maladies d'estomac et de coeur qui firent de sa vie une souffrance journalière, sans que pour cela elle interrompît le travail incessant auquel elle se livrait sans perdre un instant.

Nous vous l'avons déjà dépeinte, ma Révérende Mère, oc­cupée jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans à soigner, chaque matinée, ses poules, faire leur ménage, leur cuisine, car c'en était une très soignée qu'il leur fallait... A partir de une heure, en été, et de deux heures, en hiver, elle se mettait au fuseau et filait toute la provision de laine et de fil pour les raccommodages de la roberie, des tuniques et des chausses ; elle a vraiment mérité, sous ce rapport, l'éloge fait à la femme forte par l'Esprit Saint, et n'a jamais mangé son pain dans l'oisiveté... Sa plus grande souffrance, depuis les quelques mois où la paralysie des jambes, l'enflure monstrueuse des mains et des bras mettaient cette vénérable soeur dans l'im­possibilité de se lever, ni de se rendre le moindre service, sa plus grande peine, disons-nous, était de ne rien faire ; il nous était impossible de la consoler de cela. « Qu'est-ce que je vais devenir, répétait-elle chaque matin, sans pouvoir tra­vailler ? » et son visage s'imprégnait d'une profonde tristesse que rien ne parvenait à dissiper. Elle essaya même de re­prendre son fuseau ou ses pelotons sur son lit, mais il lui fut impossible de continuer. Nous nous trouverons dans un grand embarras, et ne pourrons certainement jamais, ma Révérende Mère, remplacer notre bonne ancienne sur ce point ; et nos chères soeurs chargées des offices, qu'elle entretenait de fil et de laine, se demandent comment elles vont faire maintenant, privées de leur chère pourvoyeuse, aussi charitable et atten­tionnée pour recevoir les avis et désirs de chacune qu'active et dévouée à les exécuter.

Le moment où Dieu allait couronner cette longue et pieuse vie de notre vénérée soeur approchait bien lentement à son gré, non qu'elle fût exempte des frayeurs du dernier passage, beaucoup redouté par elle à certains moments, car bien sou­vent, bien longtemps, de terribles doutes sur son salut vinrent désoler son âme ; mais, au fond, l'espérance, la charité, la soif de Dieu lui faisaient trouver long son exil sur la terre. Depuis six mois, la vie de notre chère soeur ne fut qu'un tissu de toutes sortes de souffrances auxquelles nous ne trou­vions que peu ou point d'allégement à apporter, malgré, les attentions dont, jour et nuit, elle fut entourée; la nécessité même de faire occuper ainsi d'elle lui était un supplice, habituée qu'elle était à la vie active et indépendante que lui avait long­temps permise sa forte constitution. A tout ce que nous pou­vions faire nous-mêmes pour notre chère soeur, ma Révé­rende Mère, venaient encore s'ajouter les petites douceurs que lui faisaient parvenir les amis dévoués de notre Carmel, remplis, comme nous l'avons dit, d'une affectueuse vénération pour notre chère doyenne, dont le dévouement et la piété édifiaient et touchaient grandement. N'était-elle pas, en effet, le souvenir vivant de ces Mères et soeurs vénérées qui l'avaient précédée dans l'Eternité, après avoir partagé avec elles les durs labeurs des premiers jours ?... Toutes nos familles ont éprouvé successivement les délicatesses de sa charité, de son dévouement, de l'intérêt qu'elle portait à chacun de leurs membres ; c'était une consolation de voir cette bonne an­cienne, légèrement courbée, mais avenante et gracieuse, semblant toujours jeune avec ses quatre-vingts ans, silen­cieuse et cachée, mais se souvenant bien de tout ce qui pou­vait consoler, reposer, faire du bien ; aussi sa mort, bien que prévue depuis longtemps, laisse-t-elle un grand vide autour de nous.

Le jour du premier de l'an, on put encore la porter à la chapelle pour la sainte messe et la sainte communion, mais au prix de grandes souffrances pour elle ; des pieds à la tête, tout était douleur, enflure ou paralysie ; chaque jour la re­trouvait plus affaissée, sans cependant indiquer rien de bien plus grave dans son état. Le jeudi 7 janvier, notre chère ma­lade sembla beaucoup plus mal ; nous fîmes appeler notre

bon Père confesseur, qui nous conseilla de lui faire apporter le saint Viatique, car le sacrement de l'Extrême-Onction ne pou­vait lui être renouvelé, notre chère malade l'ayant reçu au mois de novembre pour la seconde fois depuis dix-huit mois. M. l'au­mônier étant absent, notre vénéré Père vint lui-même apporter à notre chère soeur le Pain des forts, qu'elle reçut avec toute sa connaissance, mais sans se rendre bien compte que c'était pour la dernière fois, ses idées n'ayant plus beaucoup de suite... Il était environ une heure et demie... Après Vêpres, on lui fit les prières de la recommandation de l'âme, et, vers quatre heures un quart, elle s'endormit dans le Seigneur, mais si doucement, que celle de nos soeurs qui lui tenait la main et avait les yeux fixés sur elle ne s'aperçut de la mort que par le froid glacial de celle-ci.

Nous avons la confiance que notre bien-aimée soeur Marie- Joseph aura reçu un accueil paternel de Celui qu'elle a tant aimé, et qui, nous semble-t-il, lui a fait faire ici-bas son purga­toire par les longues souffrances intérieures et l'état d'anéan­tissement auxquels II l'a voulu soumettre. Cependant, comme la sainteté de notre Dieu découvre des taches même dans ses anges, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire offrir pour elle le saint sacrifice de la messe et tout ce que votre charité vous suggérera d'ajouter, pour le repos de son âme ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, en l'amour du très saint Enfant Jésus et de sa Mère immaculée,

Ma Révérende Mère,

Votre très humble servante,

Soeur Marie de la Croix, Religieuse Carmélite, indigne prieure.

De notre monastère de la Nativité de Notre-Seigneur et de l'Immaculée-Conception de la Très Sainte Vierge, sous le patronage de notre Père saint Joseph des Carmélites de Moulins, ce 18 janvier 1897.

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