Carmel

18 Jan­vier 1897 – Mende

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ qui, au dernier jour de l'Octave des Rois, est venu affliger sensiblement nos coeurs, en rappelant ù Lui, nous en avons la douce confiance, notre chère Soeur, Françoise-Marie-Anne de St-Joseph et de sainte Magdeleine, professe de notre Monastère. Elle était âgée de soixante-quatre ans et demi, et avait passé en religion treize ans, cinq mois et quelques jours.

Notre bien-aimée Soeur était la première pierre de notre humble fondation. Sa vie peut se résumer en deux mots : Charité, Humilité. Malgré la mort subite qui nous l'a ravie en moins d'une demi-heure, nous avons la pleine certitude que cette épouse fidèle, dont la vie religieuse n'a été qu'un jour de ferveur, aura été trouvée la lampe allumée et pleine de l'huile des bonnes oeuvres.

Elle était née à Mende, d'une famille honorable et chrétienne. Confiée, en bas âge, à la sollicitude d'une tante établie dans notre petite ville, elle lui rendit toute la tendresse et le dévouement dont son coeur affectueux était capable. Elle fit son éducation chez les Dames des Sacrés-Coeurs, dites Religieuses de Picpus. Elle puisa, dans cette sainte maison, la foi profonde et la piété solide qui l'ont toujours caracté­risée. La ferveur du jour de sa première communion fut si particulière, qu'elle faisait, à cinquante ans de distance, le plus doux souvenir de la vénérée maîtresse chargée de l'y préparer. Celle-ci se plaisait à le rappeler à notre Soeur, à travers les grilles du Carmel.

L'attrait de la vocation religieuse se fit sentir de bonne heure à cette âme ardente. Elle hésita quel­que temps entre la Congrégation des Filles de la Charité, dont les oeuvres allaient si bien à son activité peu commune, et le Carmel, qui répondait encore mieux ù son besoin de prière et d'immolation. Des obstacles autour d'elle et en elle retardèrent ses projets. Comme ces obstacles grandissaient, sur le conseil de son confesseur, elle se résolut à les surmonter par un départ incognito. Mais l'heure de Dieu n'avait pas sonné. Admise à deux reprises par nos bonnes Mères du Carmel du Puy, elle dut quitter leur monastère. Le sou­venir de sa tante septuagénaire, qu'elle laissait chargée d'une petite nièce âgée de quatre ans, la tourmen­tait ; elle rentra dans le monde. C'est là qua, pendant trente ans, elle devait remplir le rôle d'apôtre, avant de réaliser celui de médiatrice et d'hostie, à l'ombre du cloître. Elle emportait, en effet, du Carmel, avec le zèle des âmes, le goût de l'oraison. Sa fidélité ù ne pas manquer une seule fois sa méditation du matin fut la sauvegarde de sa vocation.

Depuis cette époque jusqu'à son entrée parmi nous, sa vie ne fut qu'un tissu de bonnes oeuvres. Le soin des autels et l'assistance des malades furent les dieux passions de son âme ; ces deux occupations absorbaient tous ses moments : « Fais ce que tu voudras, lui disait sa bonne tante, pourvu que tu ne me quittes plus. » Françoise profitait largement de la permission. Chargée de l'entretien de la chapelle de Saint- Joseph, elle faisait son bonheur de rehausser le culte du saint Patriarche. Le jour de sa fête, elle oubliait de prendre ses repas, et la nuit la trouvait encore auprès de son autel. On lui confiait, avec des intentions de prières, un nombre considérable de cierges et de bougies, qu'elle faisait brûler, toute la journée, aux pieds de son saint Protecteur. Elle lui demanda avec instance, et obtint avec joie, la grâce de la vocation reli­gieuse, pour la pieuse enfant qu'elle cultivait, comme un lis, afin de l'offrir à l'Epoux des vierges. Cette chère nièce fait aujourd'hui la consolation et l'édification d'une Communauté de Religieuses de Notre- Dame établie dans notre diocèse.          

Membre actif de l'oeuvre des Dames de Charité, elle pouvait à peine suffire à tous les dévouements réclamés de sa bonne volonté. C'était particulièrement auprès des pécheurs malades ou en danger de mort qu'elle précédait le prêtre, pour le faire accepter ; elle s'installait au chevet des pauvres, veillait au­près des mourants, ensevelissait les morts, et, à l'aube du jour, après avoir entendu la sainte Messe, ren­trait chez elle, évitant d'être vue ; car, elle ne voulait pas recevoir sa récompense des hommes. Le lende­main, sans reprendre son sommeil, elle retournait chez les indigents, les infirmes ; s'occupait à placer des orphelins, à trouver un refuge pour des jeunes filles exposées, à chercher des ressources pour toutes les né­cessités. Oublieuse de sa santé, elle ne s'astreignait à rien de réglé pour ses repas ; prenant seulement quel-

que nourriture à la hâte et sur les instances des siens et de ses amies, qui se plaignaient de ses excès de zèle. Pour elle, le soin de sa santé était le moindre de ses soucis : elle avait ramené des_ âmes à Dieu, re­cueilli le dernier soupir des mourants, après avoir placé sur leurs lèvres défaillantes le saint nom de Jésus : c'était assez pour son bonheur.

La communauté des sentiments et des pensées fait oublier la distinction des rangs, parmi les amis du bon Dieu. Françoise en fit la douce expérience. Elle eut à sacrifier à Notre-Seigneur, en entrant en religion, les relations les plus délicates et les plus intimes avec des personnes de haute considération. Une pieuse demoiselle, sa marraine à la prise d'habit, nous écrit : « Permettez-moi, de vous dire combien la mort de ma sainte amie m'a brisé le coeur ; nous nous étions toujours comprises et personne comme moi ne savait tout ce qu'il 7 avait de dévouement et d'amour de Dieu dans cette grande âme. Sa vie a été pleine de bonnes oeuvres et son couronnement a été de mourir carmélite, comme elle l'avait toujours désiré. *>

Au milieu de ces sollicitudes, en effet, le souvenir de son cher Carmel restait vivant dans son coeur ; elle conservait, avec nos bonnes Mères du Puy, les plus affectueuses relations, et gardait toujours l'espé­rance de rentrer dans l'arche sainte, fallût-il, pour cela, fonder un Carmel à Mende. A cet effet, elle sollicita le concours et l'appui de personnes influentes, s'employa à. plusieurs reprises il faire réussir ce projet, qui ne devait pourtant se réaliser qu'en 1883. Rien 11e rebutait son ardeur ; il fallait vaincre bien des difficultés, essuyer plus d'un refus ; mais elle ne se déconcerta jamais. Le R. P. Ginhac, de la Compagnie de Jésus, lui avait dit : « Vous serez Carmélite à Mende. » Cette parole d'un saint lui donnait du courage pour aller en avant.

Avant de conclure définitivement l'affaire d'une maison de Carmélites à Mende, notre vaillante postu­lante vint passer quelque temps dans notre berceau religieux. Elle conquit à Nîmes l'estime et la sympa­thie de la Communauté. On aimait ses manières franches, sa simplicité, sa bonté de coeur, qui se tradui­sait par mille prévenances. «Quelle voix de prédicateur, disaient nos bonnes Soeurs du voile blanc, on l'en­tend de la cuisine et des extrémités du cloître !»

Les négociations une fois achevées, notre chère Soeur nous devança pour les préparatifs, et se dévoua

corps et âme aux fatigues de notre laborieuse installation. Enfin, le 16 juillet 1884, après une dernière et dé­chirante visite à sa chère nièce, elle fit son entrée dans notre petit Bethléem.

Notre bonne Soeur Anne de Saint-Joseph commençait, à cinquante et un ans, sa vie religieuse; elle nous apportait, avec une santé encore solide, une âme droite et un esprit juste, une volonté énergique, une vraie faim et une vraie soif d'obéissance. Mais, vous le comprenez, Ma Révérende Mère, avec les habitudes d'indépendance et de liberté contractées dans le monde, elle allait trouver entre le désir et la pratique toute la différence qui sépare le rêve de la réalité. C'était, en fait, un vrai champ de bataille que cette âme abordait. Nous pouvons lui rendre ce témoignage, que si elle n'a pas toujours été victorieuse, du

moins elle n'a pas reculé.        , .....

Son activité prodigieuse fut la première source de ses combats. Tous les emplois delà sainte religion lui eussent à peine suffi ; elle les convoitait tous du regard. La sacristie aurait fait ses délices, les fleurs d'au­tel, le travail des Enfants Jésus, tous les ouvrages de goût lui souriaient ; elle s'y sentait tant d'aptitude. Quel parti n'aurait-elle pas tiré du jardin ! Et le soin des malades ! Elle avait cru comprendre dans son premier essai qu'elle pouvait être très utile dans une fondation, etc., etc. Mais Dieu appelle-t-il une âme au Carmel pour qu'elle y vive de nature ? Nous avions à faire à un coeur généreux, la ligne du devoir était toute indiquée : plier doucement, mais sans faiblir, cette nature de feu sous le joug de la grâce, de la Règle et des vertus religieuses. Le bon Dieu y trouverait sa gloire, et, cette chère Soeur, ce trésor de paix et d'affranchissement, qui est toujours l'heureux partage d'une âme morte à elle-même et détachée des créatures. Nous n'avions pas à hésiter. Si la tâche fut parfois laborieuse, elle fut plus consolante encore. Notre chère Fille avouait plus tard, que jamais elle n'aurait goûté un bonheur aussi pur, si on avait fait des concessions à sa propre volonté. Elle ne fut pas toujours employée au gré de ses désirs, mais elle eut l'honneur, seul digne d'une parfaite religieuse, d'être traitée en vraie Carmélite, et d'être placée ici et là, selon l'esprit des règles et les besoins de la communauté. Son esprit de foi ne lui permit jamais de regarder un emploi comme petit; elle s'acquitté avec toute l'ardeur de son âme de ceux qui lui furent confiés. Très active, elle nous rendit de réels services. Sa vue aussi bonne qu'à 20 ans lui a permis de broder jusqu'à ses derniers jours, les travaux les plus délicats.

Une autre matière à combats toujours renaissants, ce fut l'impressionnabilité excessive, nous pour­rions dire même la susceptibilité de son caractère. Les piqûres étaient des glaives pour son coeur ; le contact avec les jeunes Soeurs multipliait sous ses pas les occasions de sacrifice. Elle s'embrouillait, s'encombrait, se troublait dans les cérémonies du choeur, aux entrées et sorties des exercices, et l'amour-propre se mettant de la partie, elle feignait ne pas trouver sa place et allait se mettre à l'une des extrémités des rangs. Ces petits incidents poussaient involontairement à bout les volontés les plus fortes de garder le sérieux ; et son imagination grossissant les choses : « Oh ! s'échappait-elle à leur dire, c'est parce que je suis vieille que vous riez; riez bien, riez bien, vous ne rirez pas plus jeunes. »

Ces légères faiblesses devenaient bientôt un sujet de regret, et des réparations multipliées compensaient largement la brèche faite à la régularité et à la vertu.

Le jardin, dont elle eut plus tard le soin, fut le témoin de nombreux actes de renoncement. La cause en était : tantôt une fleur qu'elle voulait conserver et qu'une main indiscrète avait cueillie ; tantôt un légume qu'elle projetait d'offrir elle-même à la cuisine et qui avait eu le même sort. Parfois, c'était, hélas ! la basse- cour faisant invasion dans ses semis, malgré toutes les précautions prises pour éviter cet ennui, ou encore la

vache franchissant le grillage du potager : tout autant de griefs qu'elle portait toute émue à notre tribunal, et auxquels nous ne répondions que par cette pacifique sentence : Patience ! Patience ! La pauvre jardinière s'en allait alors poussant de longs soupirs et redisant son invariable finale : « Le bon Dieu sait tout, le bon Dieu sait tout. » Chère Soeur, quelle moisson de paix aura couronné au ciel cette graine de patience jetée si abondamment dans vos sillons de la terre !

L'usage et l'emploi des signes fut toujours de l'hébreu pour elle ; mais elle avait tant à faire, de droite et de gauche, au réfectoire dont elle avait le soin, ou en d'autres petits emplois, qu'il fallait bien y recourir. On essayait alors de la comprendre et de la satisfaire, chose très compliquée. Parfois aussi on était pressé, on redoutait de manquer au silence dans les lieux réguliers et on passait outre. On l'évitait même peut-être, et ces manières d'agir, auxquelles elle donnait trop d'importance, servaient de continuel aliment à sa vertu.

Son extérieur ne se plia jamais complètement aux exigences de la modestie religieuse ; elle en faisait humblement l'aveu, et ajoutait agréablement : « Monseigneur Coste m'appelait : La Tempête. » Elle aimait le silence, mais une fois en contact, elle n'en saisissait plus la pratique. Force nous fut de lui confier des emplois solitaires, contrairement à ses goûts. Mais la blessure des blessures a été toujours de la remplacer dans un devoir où elle se trouvait en retard ou de refuser ses services, lors même qu'on ne cherchait qu'à soulager sa faiblesse. Dans ces derniers temps, elle était parvenue à se contenir, s'éloignait à regret, en redi­sant à demi-voix le Domine non sum dignus, et s'efforçant de sourire.

Notre chère Soeur Anne de St-Joseph eut toujours la grâce de comprendre ses torts et la volonté de corriger ses défauts. Ses efforts étaient si constants, que, de six en six mois, nos plus jeunes Soeurs disaient ne plus la reconnaître ; ses heures de noir, qui, au début, l'assombrissaient des journées entières, finirent par ne pas durer une seconde. Nous nous permettons de citer un trait que nous ne pourrons jamais oublier. Serveuse au Réfectoire, elle en oubliait facilement les régularités. Un jour qu'un signe de !a Prieure la rappelait ù l'ordre, ma Soeur Anne se trouble et quitte le tablier de service ; à un second signe d'appel, s'embrouillant davantage, elle baisse ses manches et finalement va se placer au fond du Réfectoire, dans l'attitude de Notre-Dame de la Salette. Le sérieux de la Communauté était mis ù une rude épreuve, quand le dernier coup de clochette vint la tirer d'embarras. A la sortie de grâce, nous lui adressâmes quelques paroles de charité, et nous pûmes nous convaincre que nous avions deviné. Le souvenir des ignominies de la Passion avait dû soutenir son courage. C'était une belle victoire, et Jésus devait être content.

Une autre fois, le triomphe fut plus magnifique encore. Ma soeur Anne de St-Joseph était un peu som­bre, à l'heure de la récréation ; nous lui demandâmes de chanter un cantique : — Je ne puis pas, fut sa réponse. — Dans ce cas, ma chère Fille, vous 11e pouvez aussi rester en la compagnie des Soeurs ; allez au choeur : aux pieds de Notre-Seigneur, vous verrez ce que vous avez à faire. La lumière ne tarda pas à luire auprès du divin Prisonnier ; dix minutes ne s'étaient pas écoulées, Soeur Anne était à la porte, implo­rant la permission d'entrer. Après avoir demandé pardon à la Communauté, elle sollicita l'autorisation de chanter; et, d'une voix ù faire résonner tous les échos de la maison, elle entonne un Quid rétribuant Domino, que nous écoutions les larmes dans les yeux.

A la sortie, nos Soeurs nous, disaient : « Ma Mère, que c'est beau ; les fautes de ma Soeur Anne nous édi­fient; elle tombe en luttant et lutte en tombant. »

Notre-Seigneur avançait rapidement son oeuvre. C'était particulièrement dans ses retraites annuelles que ce travail paraissait dans tout son jour. Elle redoutait beaucoup ces journées de récollection. Cepen­dant, fidèle à se vaincre, elle n'en laissait jamais passer l'époque, et n'omettait pas même celle du mois. « Je demande permission, parce que cela me coûte, » nous disait-elle. Dieu est immense dans ses compensa­tions; aussi les grâces les plus abondantes étaient le prix de sa générosité. Sa retraite de 1891 fut bénie entre toutes ; nous la rencontrâmes, un de ces jours, tout émue et tremblante : « Oh ! ma Mère, ma Mère, mur­murait-elle, les écailles viennent de me tomber des yeux ; là, en descendant l'escalier, j'ai vu, j'ai vu que mon orgueil a été jusqu'à ce jour la cause de toutes mes tristesses. Tout le monde a raison ; seule, j'ai tous les torts ; je vais commencer une vie nouvelle ; je veux devenir une petite enfant ; je veux me laisser faire ; car je veux mourir morte. » — Elle nous supplia de lui laisser demander pardon à la Communauté, le jour même ; ce qu'elle fit, en des termes qui nous valurent une retraite. Comme pour seconder la grâce, nous abondions doucement dans son sens : « Oui, ma Mère, reprenait-elle, je me suis posée en victime, je ne suis pas digne d'être Carmélite. »

Un billet trouvé dans ses papiers, après sa mort, dit encore mieux les sentiments qui débordaient de son coeur, dans ces instants précieux. En voici le contenu: « Misericordias Domini in oeternum cantabo : J'ai vu combien jusqu'à ce jour j'ai peu correspondu à la grâce de ma sainte vocation. Je me sens très faible encore, mais je veux, avec le secours de la grâce, commencer une nouvelle vie, devenir une vraie Carmélite et réparer l'ingratitude dont je me suis rendue coupable, en 11e répondant pas à la grande charité qu'on a eue pour moi. Je sens, par la grâce, qui, j'ose le dire, remplit mon coeur, que Dieu me donnera force et cou­rage et que, sous la protection de mon bon Père Protecteur, je triompherai de ma misérable nature et serai une preuve que ni l'âge, ni quoi que ce soit, ne peut être un obstacle, quand l'âme cherche son appui dans une humble et courageuse confiance. »

Elle a toujours attribué à notre Glorieux Père St Joseph, pour lequel, nous l'avons dit, sa dévotion était incomparable, les grâces de cette retraite. Dans son désir de le faire connaître et aimer, elle ne pou­vait s'en taire. « Oh ! quel Directeur j'ai eu, au désert», s'empressa-t-elle de dire au confesseur de la Communauté. — Oui, oui, reprit celui-ci, je l'ai vu monter au Carmel, c'est le Père de la station du Carême,

n'est-ce pas ? — Vous l'avez vu monter, mais vraiment ? Comme celui-ci soutenait la chose :        Oh ! mon

Père, c'est saint Joseph, c'est saint Joseph.

Comme vous le voyez, ma Révérende Mère, notre bonne Soeur avait besoin d'expansion : Votre voie, lui disait-on, en riant, est une voie publique. 31 fallait bien lui passer d'apporter dans nos réunions de famille, l'écho de ses oraisons et de ses directions. Le Confesseur des Quatre-temps lui avait défendu de dire du mal d'elle-même. On lui promit de l'aider à garder cette difficile résolution, qu'elle tenait assez ordinairement. Et, quand une occasion plus entraînante semblait l'ébranler, chacune de nos Soeurs se faisait un devoir de la rappeler à l'ordre. « Oh ! disait-elle, ce bon Père me croit une sainte. Assurément, il se trompe. Dans cette persuasion, il me laissera croupir dans ma misère : je préfère la direction du Père qui me dit : « Il faut que vous tendiez à dompter vos premiers mouvements, à dominer vos impressions» ; au moins cela me fait travailler et donner toujours au Bon Dieu.» Oui ! donner et donner sans cesse pour l'Eglise, les âmes, les grandes causes de l'heure présente, c'était l'élément dont vivait cette belle âme.

Sa vertu grandissait à son insu. Si quelques faiblesses lui restèrent, ce ne furent que des ombres re­haussant la beauté du tableau. Le point de nos saintes Constitutions nous interdisant toute excuse, sauf grande nécessité, lui coûta singulièrement. Dans le début, nous avions besoin de l'avertir en particulier. Insensiblement, elle en était arrivée à se prosterner en silence ; elle dépassait même l'usage ; il fallait lui dire, deux ou trois fois, de se relever. Dans ces derniers temps, où un nuage d'épreuve était venu voiler son âme, elle ajoutait, en joignant les mains et du ton le plus expressif : « Deo gratias, ma mère, Deo gratias.

Notre bien-aimée fille avait compris, à la lumière de Dieu, que l'humiliation est le chemin le plus di­rect pour arriver à l'humilité et que l'amour de sa propre abjection est le secret de la paix pour l'âme reli­gieuse. Depuis lors, elle se moqua du découragement, et, passant d'un extrême à l'autre, elle ne parlait plus que du bonheur de voir sa misère. Nous n'oublierons jamais l'hilarité générale qui accueillit, à Noël, de joyeux couplets dont voici un échantillon :

Oui, vive nia misère ! L'Apôtre des Nations En faisait la matière Do sa jubilation.

La vie intérieure de ma Soeur Anne de St-Joseph s'écoulait dans la paix, la lumière et la consolation ; elle ne s'y reposait pas vainement, mais en usait pour s'exercer dans la pratique de la vertu. Son oraison devint plus simple ; un regard sur l'intérieur de la Ste Vierge et de St Joseph à Nazareth lui suffisait ; elle, si remuante, restait immobile, devant le Saint-Sacrement, y passait de longues heures à genoux, recueil­lie, pénétrée. C'est dans cette même attitude, que nous la trouvions pendant les heures de silence, en été, au pied de la statue de saint Joseph.

Nous ne pouvons passer sous silence sa ferveur à l'Office divin; elle ne se croyait jamais assez souf­frante pour en accepter la dispense. Sa piété ardente pouvait exciter la jalousie des plus ferventes novices. Avant l'Antienne, elle avait déjà fait le Chemin de la Croix, qu'elle recommençait encore le soir, les bras étendus, fléchissant de faiblesse.

Son assiduité au travail des mains n'était pas moins remarquable, elle te se reposait jamais aux heures permises, profitant de ce temps libre pour confectionner de nombreux petits ouvrages pour les fêtes de sa Mère Prieure. Ordinairement elle s'y prenait un peu tard, se dévorait pour les achever, et habituellement avait la tristesse de les offrir inachevés. On la consolait à l'envi, et nous lui réservions nos meilleurs mercis. Ces ouvrages avaient en plus le privilège de reparaître l'année suivante.

La charité fut par-dessus tout son trait distinctif. Son besoin de rendre service lui a fait constamment regarder les plus humbles emplois de la maison comme son droit ; impossible de discuter avec elle en ces rencontres. « Vous avez le temps de ramasser, je suis l'ouvrière de la dernière heure. » Telle était son excuse. On se racontait l'avoir vue placée eu embuscade, pour saisir l'occasion de voler une corvée difficile et n'être pas aperçue dans l'accomplissement de ce méfait. En ces rencontres, sa physionomie prenait l'ex­pression d'un voleur de grand chemin. Le soir, elle couronnait ses journées de charité en offrant de la lu­mière à qui en voulait et à qui n'en voulait pas. Celles qui lui réservaient leurs bonnes grâces gagnaient une sympathie marquée.

Depuis trois ans, les forces de ma Soeur Anne de St-Joseph déclinaient visiblement. Habituée à ne pas te­nir compte de son corps, elle croyait pouvoir toujours se dominer : « Je veux me consumer, comme la lampe du sanctuaire, disait-elle ; le Bon Dieu est si offensé, il y a tant d'âmes à sauver. » Au mois de mai, redou­tant pour elle une attaque, nous la fîmes coucher à l'infirmerie ; elle continuait néanmoins à assister aux exercices du jour. Le 31 octobre, elle nous parut plus mal ; quelques jours d'un repos complet la remirent à flot, niais un dégoût de nourriture persistant ne lui permit plus de reprendre ses forces ; c'était en vain que nous la pressions de réagir.

Notre confesseur ordinaire craignant une surprise nous prévint de lui faire administrer les derniers sa­crements. Elle les accepta avec reconnaissance, reçut l'indulgence in articulo mortis, demanda pardon à la Communauté en termes émus. Après quelques jours, elle se remit assez pour aller et venir dans l'infirme­rie et travailler à de petits ouvrages. Elle recevait avec bonheur la visite de nos Soeurs, qui la trouvaient plus aimable et plus entrain que jamais. Le lundi 11 janvier, elle avait encore préparé le bouquet qu'elle avait obtenu de déposer tous les mercredis aux pieds de St Joseph. Huit heures du soir la trouvaient encore à son ouvrage à la main, nous l'avions vue pleine de vie en la bénissant après la collation ; son petit repas du soir semblait l'avoir fatiguée plus que de coutume, sa dévouée infirmière lui avait donné ses soins. A onze heures, cette dernière la trouva encore un peu agitée, mais sans symptômes graves. Vers minuit moins le quart, notre chère malade poussa de grands gémissements : « Vite, vite, je me meurs ; je souffre trop, ce ne sera pas long !!! » On vint nous chercher en toute hâte, nous arrivâmes à l'instant, elle n'avait déjà plus sa connaissance. Ses yeux étaient ouverts ; elle respirait avec peine ; nous lui suggérâmes des invocations, des actes de confiance, la formule de ses saints Voeux, sans pouvoir nous assurer que nous étions comprise. Elle expira, le cierge bénit en main, et si doucement que nous ne pûmes nous rendre compte de son dernier soupir. La mère Sous-Prieure, l'Infirmière, trois de nos Soeurs et nous étions seulement présentes ; tout était fini en moins d'une demi-heure.

La parabole évangélique venait de se réaliser dans notre monastère. Vers minuit, on entendit un grand bruit : Voici l'Époux qui vient, et la salle des noces fut ouverte et l'Épouse fut introduite, car elle était préparée.

Nous avons l'intime conviction que cette mort, pour avoir été subite, n'a pas été imprévue. Depuis trois ans, notre bonne Soeur nous disait : « Quand je sors de la cellule, je m'attends à y être transportée mou­rante, je ne crains plus la mort. Comme le bon Dieu voudra. » Et tout dernièrement encore, elle ajou­tait : « Qu'il prenne tous mes emplois, ma tête, mes pieds, mes mains, je ne tiens plus à rien. »

Elle s'était confessée le vendredi précédent, et avait reçu la sainte communion le samedi. Notre-Seigneur, voulant achever de la purifier, avait permis que son âme subît l'influence de la crise finale qui se préparait à son insu. Des troubles, des tentations, des appréhensions mal définies, lui faisaient craindre d'être rejetée de Dieu. La sainte Communion lui devint un tourment, elle ne dut qu'à son obéissance de traverser heureusement cette heure d'angoisse.

Notre vénéré Père Supérieur, en qui elle avait une entière confiance, la visita plusieurs fois. Il la ras­surait d'autant mieux qu'il la connaissait davantage.

Nous avons la douce confiance que la vie si fervente de notre bien chère Soeur Anne de St Joseph lui aura fait trouver grâce auprès du souverain Juge, et que notre bon Père St Joseph, de qui elle avait tant sollicité la faveur de mourir un mercredi, aura mieux fait en l'introduisant ce jour-là dans la gloire, Mais comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés une communion de votre sainte Communauté, l'Indulgence du Via Crucis ; et, sur son humble désir , un Tantum ergo, pour remercier le Dieu de l'Eucharistie de ses grâces, un Salve Regina, un Ecce fidelis servus. une invocation à son bon Ange, à sainte Magdeleine et à notre sainte Mère Thérèse ; ayant été très fidèle à toutes les prières réclamées dans les circulaires, elle vous en sera particulièrement reconnaissante; ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec un humble respect et une religieuse union,

De notre monastère du Sacré-Coeur de Jésus, sous la Protection de la Sainte-Famille et de notre sainte Mère Thérèse, des Carmélites de Mende, le 18 Jan­vier 1897.

Votre très humble servante,

Soeur MARIE de St-LOUIS de GONZAGUE

R. C. I.

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