Carmel

18 Janvier 1895 – le Mans

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, au jour de son Epiphanie, vient de nous demander un nouveau et bien douloureux sacrifice, en appelant aux joies Éternelles, nous en avons la douce confiance, notre bien aimée Soeur Angélique du Saint-Sacrement, doyenne de nos chères Soeurs du voile blanc, et Professe de ce Monastère ; elle était âgée de 84 ans, trois mois et dix-sept jours, et de Religion 64 ans et sept mois.

La vie de notre chère Soeur Angélique, si parfaitement pleine de Dieu, peut se résumer en ces deux mots : Amen, alléluia; elle fut une ascension continuelle vers l'unique objet de son amour : les sacrifices, la maladie, les souffrances de coeur, la trouvèrent toujours calme et résignée sous la main de Dieu, et ne firent qu'unir plus intimement cette belle âme à Jésus, son Bien-Aimé.

Avec sa charmante simplicité, ma Soeur Angélique savait édifier toujours, et souvent consoler ; modèle de parfaite régularité, son esprit religieux fut toujours à la hauteur de sa foi, et ses Mères Prieures n'eurent qu'à seconder en elle l'attrait de la grâce.

Comme vous le disait l'année dernière notre chère Mère Thérèse de St Augustin, ma Révérende Mère, en demandant les suffrages de l'Ordre pour ma Soeur Marie de l'Immaculée-Conception, soeur de notre bien-aimée défunte, leur famille vraiment patriarcale habitait la Mayenne, où elle était honorée de tous, ayant rendu pendant la révolution de nombreux et importants services.

Aux jours de licences, elles aimaient, ces chères Soeurs, à se rappeler les joies du foyer paternel, véritable sanctuaire, où elles avaient appris à servir Dieu, reçu les premières impressions de la grâce, et remporté de nombreuses victoires.

Ma Soeur Angélique fut toujours plus sérieuse et réfléchie que les enfants de son âge; elle était douée d'une intelligence supérieure et précoce, d'un coeur très sensible, et d'une grande fermeté de caractère ; l'une des aînées de la famille, la chère enfant en était très aimée, et lorsqu'une petite soeur vint partager les caresses maternelles, son coeur en souffrit cruelle­ment; pour vaincre sa jalousie, il ne fallut rien moins que la prudence de sa bonne et tendre Mère, aidée de la douce autorité du vénérable Curé de la Paroisse.

Que de charmants traits n'aurions-nous pas à vous raconter de cette aimable enfant, ma Révérende Mère ! Nous en choisirons un entre tous ; il vous fera présager ce que l'on pouvait attendre de cette énergique et douce nature : atteintes de la petite vérole, les deux enfants étaient retenues dans leurs couchettes, en proie à la fièvre ; Angélique avait cinq ans ; voyant sa jeune soeur défigurée par cette affreuse maladie elle s'écria : « Ah ! méchante variole, va, tu ne seras pas la maîtresse », en même temps elle s'élance de son lit, pieds nus et en léger costume, d'un bond elle a gagné le seuil de la porte; sa pauvre Mère effrayée la saisit, la recoucha en toute hâte et s'efforça de lui faire comprendre la nécessité de garder le lit et de ne pas toucher son visage ; la petite promit d'obéir, et eut assez de force de volonté, pour ne pas égratigner un seul bouton.

Ce défi lancé aujourd'hui à la maladie, dans l'ingénuité de l'enfance, Angélique devenue grande le redira maintes fois à sa pauvre nature, et cela avec une persévérance que rien ne pourra ébranler.          

Cependant à l'exemple du Divin Maître, l'enfant grandissait en grâce et en sagesse ; le vénérable Curé, ancien confesseur de la foi, aimait particulièrement cette petite âme et se faisait un bonheur de la proposer comme modèle aux enfants de son âge.

Sa pieuse Mère, la voyant si accomplie, en était fière, et lui exprimait parfois l'espérance de la voir un jour se consacrer à Dieu; mais Jésus n'avait pas parlé, et la jeune fille n'avait d'autre désir que celui de rester près de ses Parents.

Hélas! ma Révérende Mère, ce bonheur ne devait pas être de longue durée. bientôt elle perdit sa Mère, (elle avait douze ans) ; ce coup fut terrible!... la chère Soeur ne parlait Jamais de cette douleur que les larmes aux yeux, « Ah ! disait-elle, je dois tout à ma Mère, elle était si vertueuse, si sage !... »   

Devenue orpheline, la pauvre enfant prit, quoique bien jeune, la direction de la ferme, se fit la petite Mère de ses frères et soeurs et la consolatrice de son bon Père, se dévouant sans cesse pour tous ; sa bonté, son aimable fermeté ne tardèrent pas à lui donner un véritable ascendant sur son entourage, mais le vide de son coeur restait bien grand!...

Un jour qu'elle revenait de l'église, où elle avait beaucoup prié pour sa Mère, s'attristant de ne pouvoir, faute de ressources, faire dire des Messes pour le repos de cette chère âme, soudain le désir exprimé par sa Mère chérie, de la voir se faire religieuse, lui revint à la mémoire : « Mais, se dit-elle, puisque je n'ai pas d'argent, je puis me donner moi-même ce sera le meilleur moyen de soulager ma Mère. Eh bien ! je serai Soeur, et le plus tôt possible » : la généreuse enfant sentit alors en son âme une douceur ineffable !... Jésus avait pris possession de son coeur!...          

A partir de ce jour, elle devint de plus en plus pieuse, son âme avait besoin de Dieu seul : le dimanche après les offices de la paroisse, laissant sa soeur et ses amies sortir de l'église et s'en aller joyeusement ensemble, elle choisissait pour elle de petits chemins solitaires, et continuait à s'entretenir avec son Dieu ; la prière devenait la respiration de son âme.

Elle garda quelque temps le secret de sa vocation, mais à quatorze ans, se trouvant une grande personne, elle s'en ouvrit à son Père ; ce bon et vrai chrétien lui répondit en pleu­rant : « Ma fille, tu feras bien, mais tu es encore trop jeune, il faut attendre ». Angélique n'en reparla plus, et se disposa à l'union divine par une vie plus recueillie, plus dévouée, se rendant aimable pour tous.    

Le vénérable Curé cultivait ce beau lys avec un soin jaloux, et favorisait 1'attrait de sa jeune pénitente pour la lecture en mettant sa bibliothèque à sa disposition. Douée d'une mémoire extraordinaire la petite Angélique retenait tout ce qu'elle lisait ou entendait; elle acquit ainsi la connaissance de la vie des Saints, de l'histoire de l'Église, et même de l'Ecriture-Sainte; ce bon Pasteur aimait à passer la veillée dans cette pieuse famille; la conversation roulait alors sur tous ces sujets, sur les gloires et les revers de la France, sur les douleurs du passé et les espérances de l'avenir!...

Un mariage ayant eu lieu dans la famille, il fut décidé que le bon oncle et tous ses enfants y assisteraient ; grande, jolie, d'un esprit supérieur, d'un abord aimable, Angélique fut la reine de la fête; elle dansa et s'amusa beaucoup. Le lendemain sa conscience délicate s'inquiéta; elle alla trouver Monsieur le Curé qui, après l'avoir écoutée avec attention, la rassura pleinement; mais Jésus était jaloux de son coeur, il demandait un sacrifice, et la pauvre enfant ne retrouva la paix que lorsqu'elle eut promis à Dieu, aux pieds de son ministre, de renoncer pour toujours à tout divertissement mondain. Peu de temps après, une circonstance analogue se présenta : la jeune fille craignait, par un refus, de contrister son Père; cependant elle ne voulait point accepter; tout anxieuse, elle pria avec ardeur : le bon Maître ne pouvait lui refuser sa lumière !... Elle se posera carrément, et fera connaître à tous qu'elle renonce au monde. La fête était fixée au dimanche; le jour arrivé, au lieu de recevoir son Jésus dès le matin, selon sa coutume, Angélique se rendit à la Grand'messe avec sa famille, et au moment de la communion se présenta seule à la Sainte Table; revenue, à sa place, la vertueuse jeune fille se plongea dans son action de grâces qui fut longue : Jésus était satisfait!...

Lorsqu'elle se releva, tout le monde avait disparu, elle était seule avec son céleste vain­queur!...

Tout heureuse, elle reprit le chemin de la fermé et partagea sa journée entre la lecture et la prière ; le Bon Maître se montra alors prodigue de ses dons ; le soir, avant de prendre son repos, s'étant mise à genoux devant une pieuse image de Jésus en Croix, tout à coup le tableau sembla s'illuminer, et elle entendit distinctement ces paroles : « Je suis content!... » Son âme ressentit à ce moment suprême une de ces touches de grâce que la plume ne saurait redire ; ce fut pour elle l'étoile mystérieuse qui devait la guider, et qu'elle suivra sans défaillance, jusqu'au jour où Jésus, dans toute sa splendeur, se manifestera à elle pour l'Eternité!...

Dieu seul devint de plus en plus l'objet inique de son amour et de ses aspirations ; elle avait dix^sept ans, et brûlait du désir de se consacrer à l'Epoux des Vierges. Son bon Curé lui avait promis de parler d'elle à Monsieur l'Abbé Gautier, qui, dévoré de zèle, pour la gloire de Dieu, s'occupait de faire venir des Carmélites dans le diocèse du Mans, mais le bon Pasteur attendait toujours, regrettant pour sa paroisse la perte de cette jeune fille modèle.

Un dimanche matin, la pieuse aspirante prit le parti d'aller se présenter elle-même à notre saint Fondateur, pour lui faire part de ses désirs. Le bon Abbé, ravi de cette ouverture, la mit en relations avec notre Révérende et vénérée Mère Aimée de Jésus, "qui, l'accepta avec empressement.

La chère enfant arriva sans retard à l'humble maisonnette, berceau de notre Carmel et fut reçue par notre Mère fondatrice comme un présent du Ciel. Charmée de son aimable candeur, elle la nomma Soeur Angélique du Saint Sacrement, nom qui devait si bien convenir à son attrait de grâce.

La jeune Postulante était au comble de ses voeux ; sous la forte et habile direction de sa sainte Prieure, elle se mit à la pratique de la vertu et à l'étude de nos saints usages, avec toute l'ardeur de sa généreuse nature, faisant ainsi présager ce qu'elle devait être un jour. Elle reçut le saint habit et fit profession au temps ordinaire, à la grande satisfaction de toutes ses Mères et Soeurs.

Durant plusieurs années, elle fut l'unique soeur du voile blanc; de quelles saintes indus­tries n'usa-t-elle pas, ma Révérende Mère, pour consoler le coeur de sa Prieure, en proie aux déceptions, aux inquiétudes, aux contretemps, en un mot à toutes les anxiétés d'une pauvreté dont le seul souvenir fait frissonner !   

Charitable, active, laborieuse, ayant autant d'ordre que de propreté, elle ne pouvait rien voir en retard, aussi son travail se prolongeait-il souvent dans la nuit. Toujours avide de

s'instruire, afin d'aimer Dieu davantage, avec la permission de sa bonne Mère, elle se retirait pendant matines dans sa froide mansarde ; là, devant une image du Saint Roi David, objet de sa dévotion, elle lisait quelques pages ; puis, tout en travaillant à la lueur de sa petite lampe, épanchait son coeur devant Dieu, s'entretenait suavement avec lui, ou s'unissait à la psal­modie, dont l'écho lointain arrivait à ses oreilles, ou plutôt à son coeur; union qui lui était d'autant plus facile, qu'elle savait un grand nombre de psaumes par coeur. Chaque jour, ceux de la pénitence, le chemin de la croix, et .autres prières, trouvaient leur place, au milieu de ses multiples occupations.

Soutenue par une grâce particulière, cette aimable Soeur n'avait jamais l'air empressé, et cependant elle arrivait à la minute précise; tout ce qu'elle touchait avait une perfection et un fini incomparables. Marthe zélée, et toujours Marie, son Jésus était le moteur et l'inspira­teur de tous ses actes. Ame vraiment contemplative, elle savait prier, se recueillir au milieu des plus distrayantes occupations; sa douce physionomie, l'accent de sa voix, tout en elle reflétait Jésus, l'unique Bien-Aimé de son âme. En récréation, sa conversation était pleine de charme : on aimait à se trouver près d'elle, afin de s'édifier et de s'instruire, et cependant, ma Révérende Mère, cette chère Soeur était toujours parfaitement à sa place; c'était le trop plein de son coeur qui s'écoulait, comme le ruisseau de sa source, sans même qu'elle semblât s'en douter.     

Lorsque sa jeune soeur Marie vint la rejoindre, elle fut son Ange et s'appliqua, pour elle comme pour tous ses autres Tobies, à lui inculquer le plus profond respect pour l'autorité, pour la Communauté, nos saintes Règles, nos Constitutions, et tous nos saints usages. Jusque sur son lit de mort, cette vénérable ancienne ne cessait de recommander à ses compagnes la garde des traditions, l'union fraternelle et tendre qui doit les unir entre elles etc.; aussi quel respect ces chères et bien aimées Soeurs n'avaient-elles pas pour leur Doyenne; et aujour­d'hui qu'elle a quitté l'exil, avec quel amour, mêlé de fierté, ne se redisent-elles pas ses pieux enseignements.

Cette chère Défunte jouissait habituellement d'une belle santé ; cependant à plusieurs reprises elle fut atteinte de graves maladies, et eut la grâce de recevoir quatre fois dans sa vie le sacrement des mourants ; son tempérament robuste reprenait rapidement le dessus, et lui permettait de se remettre à la sainte observance avec une nouvelle ardeur : Notre Sei­gneur bénit ses efforts et lui accorda la grâce de pratiquer notre sainte Règle dans toute sa rigueur jusqu'à la dernière année de sa vie. Austère sans raideur, ma Soeur Angélique était d'une grande charité et indulgence pour les autres, surtout pour les jeunes aspirantes, qu'elle voyait avec bonheur se donner à Dieu ; sa délicatesse s'étendait jusqu'à nos familles, à celles de nos bienfaiteurs pour lesquelles elle priait souvent, prenant intérêt à tout ce qui les concernait : son coeur était si affectueux, si reconnaissant ...

Mais ma Révérende Mère, la perfection n'est pas de la terre : notre chère Soeur Angélique, entraînée par son amour de la régularité, était parfois un peu exigeante. Croyait-elle aperce­voir dans ses compagnes ce qu'elle regardait comme de petites négligences, sa nature repre­nant le dessus, il lui arrivait de les en avertir avec une certaine vivacité ; dès qu'elle s'en apercevait, elle s'humiliait profondément, leur demandait pardon avec une si aimable can­deur, que les chères Soeurs en demeuraient tout attendries et édifiées.

Nous ne vous avons point encore parlé de son esprit de Foi, ma Révérende Mère, et cependant il était la racine de sa vertu, comme au Ciel, il en sera l'épanouissement : quelque douloureux que fût un sacrifice, dès que notre chère Soeur s'était dit : « Dieu l'a permis, Dieu le veut », aussitôt elle prononçait un doux amen, suivi du cantique de l'action de grâces ; communier à la volonté de Dieu était son intime bonheur et la tendance de son âme. Cet esprit de foi lui faisait voir en toutes ses Prieures son Jésus sur terre ; tout en reconnaissant les qualités de chacune, elle rendait à toutes, amour, respect, tendre dévouement ; aussi pouvait-elle dire en toute vérité à sa dernière heure : « Je n'ai eu qu'une seule Prieure, pen­dant ma longue carrière, et ceci a été la joie de ma vie Religieuse. »

Que dire de son esprit de communauté ? tant qu'elle a été valide, cette bien aimée Soeur était toujours la première aux travaux fatigants ; marchant à grande peine, elle prenait encore une large part aux occupations de la cuisine, afin de soulager ses jeunes compagnes, et de les exciter à se rendre promptement aux heures de communauté ; alors, appuyée sur ses deux bâtons, elle se dirigeait elle-même au prix de grandes. souffrances, soit au réfectoire, soit à la récréation, disant : « Là, est pour nous la bénédiction du Seigneur ». Ennemie des dévotions mesquines et étroites, elle allait à Dieu bonnement, simplement, le cherchant dans le devoir fidèlement accompli. Nous ne finirions pas, ma Révérende Mère, si nous voulions vous parler de l'esprit de mortification de cette bonne ancienne, de sa pauvreté, de sa recon­naissance pour sa Communauté et pour chacune de ses Mères et Soeurs, de son humilité, qui allait jusqu'à l'amour de l'abjection, de son désir du Ciel et enfin, de toutes les aimables vertus qui brillaient en elle.

Digne fille de sainte Thérèse, ma soeur Angélique donnait aux intérêts de Dieu la pre­mière part dans ses oraisons et ses bonnes oeuvres ; les douleurs de la Sainte Eglise et de notre Saint Père le Pape, les malheurs de la France, les travaux des Missionnaires, la con­version des pécheurs, aussi bien que le soulagement des âmes du Purgatoire tous ces grands intérêts avaient leur place dans ce coeur apostolique, et excitaient son zèle.

Avec son intelligence élevée, les lectures du réfectoire étaient pour elle un véritable festin ; en être privée fut un des grands sacrifices que lui imposèrent ses infirmités la dernière année de sa vie. Lorsque nous commençâmes la lecture du précieux Mémoire de nos Révérendes Mères de Paris, sur les Origines de notre Saint Ordre, pour dédommager cette vénérée soeur, nous lui avions porté le précis ; elle s'en montra très reconnaissante : « Oh! ma Mère, nous dit-elle en nous le rendant, cette lecture m'a grandement intéressée ; j'y ai retrouvé tout ce que nos anciennes Mères nous avaient dit au début de notre Fondation.

Comme vous le pensez, ma Révérende et digne Mère, la Communauté se fit un bonheur de célébrer les Noces d'Or et de Diamants de cette vénérée et très aimée Soeur ; elle se prêta aux cérémonies d'usage avec une bonne grâce, une simplicité, un entrain incomparables ; sa grande piété sut trouver un renouvellement dans ces deux fêtes religieuses, que nous avions préparées avec la plus sincère affection. Plusieurs de nos Carmels eurent la bonté de s'unir à nous, en envoyant à la chère jubilaire de gracieux souvenirs.

Atteinte, il y a plusieurs années, d'une maladie de la moelle épinière et d'une sciatique, ma soeur Angélique dut renoncer à certains travaux, ce qui fut pour elle un immense sacri­fice ; le mal allant toujours progressant, elle en vint à ne marcher que très péniblement ; cette chère Soeur montait alors les escaliers en se cramponnant à la rampe; chaque marche lui causait une douleur aiguë ; n'importe, la cloche sonnait ! Elle disait simplement en sou­riant : « Je monte la Sancta Scala, Notre Seigneur en a fait bien d'autres pour notre amour ».

Son infirmerie étant tout près de l'Oratoire des malades, elle y tenait compagnie, pendant de longues heures, au Divin Prisonnier du Tabernacle ; « là, disait-elle, je me dédommage de tout ».

Malgré ses infirmités, ma Révérende Mère, notre bien aimée soeur avait conservé l'office. des alpargates, qu'elle remplissait avec une grande adresse, et une charité vraiment tou­chante; elle aimait tant sa Communauté!...  Le 5 Novembre 1893 lorsque sa soeur, notre regrettée soeur Marie, entra en agonie, sa chère aînée vint au pied de son lit, pria quelques instants avec attendrissement, puis lui faisant un respectueux salut : « Adieu ma soeur, lui dit-elle, à bientôt au Ciel ; priez pour moi ». puis elle se retira. Sa chère soeur en quittant l'exil sembla lui laisser en héritage l'im­mobilité dont elle était affligée : la nuit de sa mort, ma soeur Angélique souffrit beaucoup, et le lendemain ses jambes lui refusèrent tout service ; bientôt elle dut faire successivement le sacrifice de ses mains et, devenue comme une masse inerte, attendre tout de la charité de ses infirmières. Pour une nature aussi délicate, c'était la mort à petit feu ; n'importe, la chère infirme fut à la hauteur de l'épreuve : Dieu avait parlé ... Sa souffrance était grande, mais elle l'unissait à celle de Notre-Seigneur; d'ailleurs n'était-elle pas heureuse de consacrer à Dieu seul, les dernières heures de sa longue existence ?

Elle priait toute la journée, lisait le saint Evangile, ses chers Psaumes, faisait le chemin de la croix sur son Christ; et fidèle à une pratique, que lui avait donnée un saint Jésuite, elle baisait souvent les plaies de Notre-Seigneur, « pour y mettre du baume » et le dédommager des outrages qu'il reçoit chaque jour ; ou bien encore elle répétait avec amour cette parole de St Pierre : « Vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant ! » Notre chère Soeur avait un grand désir de s'envoler vers son Créateur, elle s'abandonnait amoureusement dans les bras de sa misé­ricorde, disant avec une grande humilité qu'elle n'avait pas su profiter de toutes les grâces de la sainte Religion, etc., etc.

Semblable à elle-même, notre chère Soeur Angélique avait toujours un mot aimable pour toutes celles qui la visitaient; lorsque nous arrivions près d'elle, elle rie savait comment nous exprimer sa reconnaissance, son affectueux respect ; elle se louait de la charité de ses infirmières, trouvait tout trop bien pour elle ; enfin, ma Révérende Mère, près de cette bonne infirme, chacune respirait le parfum du Ciel ; cependant, avant d'y arriver, cette âme privilégiée avait encore un long chemin à parcourir dans la voie douloureuse ....

Le Bon Maître qui ne se laisse jamais vaincre en générosité, réservait à notre chère malade, de bien douces consolations : lors de la première entrée à notre Carmel de Monsei­gneur Gilbert, notre digne Supérieur et Père, visite dont nous gardons le plus suave souve­nir, notre pieux Prélat daigna se rendre près de notre soeur. Cette vénérable octogénaire, clouée sur son pauvre fauteuil, était au comble du bonheur de vénérer en lui le fils spirituel, et l'ami de Monseigneur Gay ; elle tendait ses bras amaigris vers son nouveau Pasteur, qui lui apparaissait comme Notre-Seigneur, plein de bonté et de bénignité. Monseigneur la bénit et lui adressa quelques-unes de ces paroles dont il a le secret et qui vont droit au coeur ; cette visite laissa dans l'âme de notre chère infirme la plus délicieuse impression de grâce.

Le 10 Octobre, en sortant du saint tribunal, notre bonne Soeur Angélique fût foudroyée par une attaque de paralysie ; Monsieur notre Aumônier, appelé de suite, lui administra l'Extrême-Onction et lui appliqua les Indulgences in articulo mortis ; elle n'avait aucune connaissance et pendant plusieurs jours elle demeura dans un état qui semblait le prélude de la mort ; nous lui renouvelâmes plusieurs fois les prières du Manuel. Le jour de la fête de notre Ste Mère, Monseigneur, dans sa grande bonté, daigna entrer de nouveau pour la bénir ; Sa Grandeur nous confirma dans la pensée que notre séraphique Mère allait venir chercher une fille qui l'avait tant aimée.

Vers le soir, contrairement à toute prévision, notre chère mourante recouvra la connais­sance et la parole ; son visage se transfigura ; elle entra dans une sorte de sainte ivresse, et, pendant trois jours ne cessa de louer le Seigneur, à la grande édification de toutes ses Mères et Soeurs qui l'entouraient : elle commentait d'une manière touchante le Saint Evangile, l'Ecriture Sainte, les Psaumes ; ce verset revenait sans cesse sur ses lèvres : « Le Seigneur est la lumière du juste, et la joie de celui qui a le coeur droit ». Ou bien encore : « Seigneur, que je meure de la mort des justes, et que ma fin ressemble à la leur, etc., etc. ». Le qua­trième jour, ma Révérende Mère, notre sainte malade quitta lé Thabor, revint à son état ordinaire; cependant son front conserva jusque dans la mort une sorte de rayonnement céleste.

Par cette grâce intime, dont elle a emporté le secret, Notre-Seigneur voulait sans doute fortifier sa fidèle Épouse, afin qu'elle pût gravir les derniers degrés de son douloureux calvaire, et boire jusqu'à la lie le calice que lui préparait son amour !....

Désormais, ma soeur Angélique était clouée sur un lit de douleur, et dans quelles condi­tions, hélas!... Dieu et ses Anges ont tout vu, tout compté !

Une de nos chères soeurs, souffrante elle-même, avait bien voulu se constituer sa pieuse gardienne ; elle lui faisait de petites lectures, les commentait, à la grande satisfaction de la chère infirme, qui lui disait en l'apercevant : «Oh ! venez, venez ma soeur, me parler de Dieu; vous ne me fatiguerez jamais ; au contraire, vous entendre fait mes délices. »

Monseigneur daigna revenir fortifier et bénir sa chère fille. Elle se sentit pressée de lui demander l'absolution générale de tous ses péchés ; dans sa Paternelle bonté, Sa Grandeur se rendit à son désir et lui donna une si grande paix, une si douce consolation qu'elle redi­sait sans cesse : « Oh quelle grâce ! mes péchés me sont remis, et même la peine qui leur était due, puissé-je bientôt m'envoler vers Dieu !... »

Notre chère mourante, toujours affamée de la Sainte Communion, recevait son Bien-Aimé aussi souvent que le permettent nos saints usages, et presque toujours à jeun ; Monsieur notre Aumônier, dont le dévouement est inépuisable, était heureux de faire reposer Notre Seigneur dans une âme aussi bien préparée.

Nous avons déjà été trop longue, ma Révérende Mère, cependant nous ne pouvons passer sous silence l'héroïque patience de cette douce victime du Bon plaisir Divin. Dans sa jeu­nesse, elle avait souvent exprimé à Notre Seigneur le désir de mourir martyre ; le bon Maître lui réservait cette faveur, comme dernier et suprême témoignage d'amour. Si elle n'eut pas la consolation de verser son sang, cette vaillante fille de Sainte Thérèse endura pendant trois mois, non seulement sans laisser échapper une plainte, mais le sourire sur les lèvres, les douleurs les plus cruelles.

Lorsque après les pansements nous lui demandions si elle souffrait beaucoup : « Oh, ma Mère, c'est atroce, nous répondait-elle, demandez pour moi la patience ; je crains de la perdre. » Puis elle exprimait sa reconnaissance pour la Communauté, ne tarissait pas sur la charité de ses chères infirmières qui, il faut le dire, ont, elles aussi, pendant ces longs mois, pratiqué des vertus héroïques.

Le 5 Janvier, ma Soeur Angélique eut une nouvelle attaque, et fut à toute extrémité ; Monsieur notre Aumônier entra pour lui donner une dernière absolution ; il voulut bien faire les prières de la recommandation de l'âme, et lui renouvela toutes les faveurs de son saint ministère. Enfin, le lendemain l'heure de la délivrance sonna : vers huit heures et demie 'du soir, cette épouse fidèle qui, le matin par une sorte de miracle, avait pu recevoir encore son Divin Viatique, entra dans une paisible agonie ; elle conserva sa pleine connaissance, et se montra jusqu'à la fin heureuse et reconnaissante des prières et invocations que nous faisions pour la soutenir dans ce dernier combat. Cet état dura environ trois heures ; vers onze heures un quart, au dernier verset du Parce Domine, elle rendit doucement sa belle âme entre les mains de son Créateur, la Mère Sous-Prieure, la Communauté et nous présentes ; nous lais­sant toutes embaumées du parfum de ses solides et aimables vertus.

Sur son lit de repos, et jusqu'au dernier moment, son visage, rajeuni et illuminé, reflétait la joie et la paix du Ciel. Ce nous fut un grand sacrifice lorsqu'il fallut nous séparer de cette chère dépouille, sanctuaire d'une âme qui avait tant aimé Dieu.

Notre bien aimée Défunte, fut conduite à sa dernière demeure par plusieurs membres de sa famille, et quelques amis dévoués de notre Monastère ; le cher Carmel d'Alençon avait aussi voulu y être représenté.

Les obsèques eurent lieu le 8, à 9 heures ; Monsieur l'Archiprêtre de Notre-Dame de la Couture, entouré de son Clergé et de quelques Membres des Ordres Religieux de la ville, eut la bonté de chanter la Messe de Requiem. Le vénérable et pieux Chanoine, Monsieur l'Abbé Albin, Vicaire Général, et l'ami de notre Carmel, daigna faire les absoutes. Que tous ces MM. veuillent bien agréer ici l'expression de notre religieuse et profonde gratitude.        

Nous avons la douce confiance, ma Révérende et très honorée Mère, que notre bien aimée Soeur Angélique du Saint Sacrement se repose de ses combats, dans le sein de Celui qu'elle a aimé uniquement; cependant, comme il faut être si pur pour jouir de la vue de Dieu, nous vous prions de vouloir bien lui rendre au plus tôt les Suffrages de notre saint Ordre ; par grâce, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis, et des six Pater ; quelques invocations au Sacré-Coeur de Jésus, à Marie-Immaculée, aux Saints Anges, à notre sainte Mère Thérèse dont l'image a été jusque dans l'agonie une de ses meilleures consolations; Elle vous en sera bien reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix avec un profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante,

Sr M. Alphonsine

R. C. lnd.

De notre Monastère de Jésus-Médiateur et de l'Immaculée-Conception des Carmélites du Mans, ce 18 Janvier 1895.

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