Carmel

18 Janvier 1893 – Chartres

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

TRÈS HUMBLE ET RESPECTUEUX SALUT EN N.-S.

Au mois de septembre, nous vous annoncions le douloureux sacrifice que Dieu venait de nous imposer, en enlevant à notre religieuse affection notre très chère et très honorée Soeur Eugénie-Gertrude-Pétronella- Adrienne-Marie de la Trinité, Professe de notre communauté. Elle était âgée de 46 ans 1 mois, et avait de religion 13 ans 10 mois. Permettez-nous de vous entretenir aujourd'hui, ma Révérende Mère, des souvenirs d'édification que laisse parmi nous notre chère et regrettée soeur. Dévouement à Dieu et au prochain jusqu'à l'oubli et au sacrifice d'elle-même, fermeté d'âme et patience héroïque dans de longues et cruelles souffrances, tels furent les traits distinctifs de sa vertu. Si elle fut admirable dans l'holocauste qu'elle fit d'elle-même au Seigneur, Dieu, de son coté, la soutint puissamment dans la voie qu'elle avait embrassée pour son amour.

Notre chère Soeur Marie de la Trinité naquit à Calcar (Allemagne) d'une famille honorable et éminemment chrétienne, qui compte un grand nombre de ses membres, parmi lesquels les trois frères de notre chère soeur, consacrés au service de Dieu, soit dans l'état ecclésiastique, soit dans la vie religieuse. Pendant la persécution qui sévit en Allemagne, la maison paternelle devint plus d'une fois un lieu de refuge pour le clergé persécuté. Ce fut au sein, de cette famille, particulièrement bénie de Dieu, que notre chère Soeur puisa cet amour filial pour la Sainte Église, cette foi profonde et respectueuse, cette piété solide et éclairée que nous remarquâmes toujours eu elle. et cette éducation forte et virile qui développa en elle les grandes qualités du coeur et de l'esprit dont Dieu l'avait douée.

De bonne heure, notre chère Soeur entendit l'appel du divin maître. Les vanités du siècle n'avaient rien d'attrayant pour son esprit droit, sérieux et réfléchi. Les joies pures et intimes de la famille, tout ce qui peut charmer une intelligence supérieure, un esprit cultivé, pouvaient seul la captiver ; mais Dieu eut toujours dans cette âme la première et la plus large place, et sa générosité ne lui permit jamais, croyons-nous, de reculer devant un appel de la grâce. Toutefois, ce ne fut qu'après bien des années qu'elle put suivre l'attrait divin. Dévouée, aimante au sein de la famille, bonne et secourable pour tous, mais déjà mûrie par l'épreuve, et voulant, d'ailleurs, donner à sa vie un but utile, car elle eut toujours l'égoïsme en aversion, elle entra dans une famille anglaise des plus honorables, où elle fut promptement appréciée et sincèrement aimée. Étant à Londres, elle se plaça sous la direction aussi prudente qu'éclairée d'un saint religieux de notre ordre, qui, dans les desseins de Dieu, devait la diriger vers le Carmel. Ce digne religieux nous faisant part dernièrement de l'impression que produisirent sur lui quelques lignes que lui adressait à cette époque la future carmélite, nous avouait qu'il n'avait jamais rien lu ni entendu qui donnât une idée plus juste, plus claire et plus pratique de la vocation religieuse, telle qu'elle est dans l'âme qui l'a reçue. Ce fut en novembre 1878 qu'elle quitta l'Angleterre. A peine embarquée, une violente tempête se déchaîna : pendant deux jours et deux nuits, le vaisseau fut en continuel danger de périr; la dernière nuit fut particulièrement terrible; tandis qu'en face du danger, plusieurs blasphémaient, retirée dans sa cabine, elle conjurait Dieu de ne pas la laisser survivre au naufrage qui paraissait imminent, si elle ne devait pas répondre à la grâce de sa vocation. Dieu, touché peut- être de cette prière si généreuse, permit que la tempête s'apaisât un peu, et le 10 novembre au matin, il fut possible d'aborder à Rotterdam. Bien des sacrifices lui restaient à offrir au Seigneur pendant les quelques jours qu'elle consacra à sa famille, soit en Hollande. soit en Allemagne. Elle savait, en effet, que cette famille si unie et si aimée, ses vertueux parents surtout, elle ne les reverrait plus ici-bas. Mais ces sacrifices étaient déjà accomplis dans son coeur. Voici ce qu'elle écrivait à cette époque : «J'ai entendu votre voix, ô mon Sauveur, vous m'avez appelée et j'ai tout quitté pour vous suivre. Seigneur, plutôt mourir que de marchander avec vous, et de préférer les jouissances du coeur au bonheur ineffable de vous appartenir sans réserve et pour toujours. Que tout passe, que tout disparaisse, que tout s'en aille, pourvu que je sois tout à vous, et que vous me soyez seul toute chose dans le temps et dans l'éternité. Je le sais d'ailleurs, les plus grandes distances ne séparent point ceux qui vous sont unis dans la foi et dans la charité. Cela me suffit. C'est animée de ces sentiments que notre chère Soeur fit son entrée dans notre humble Carmel. « Heureux moment, écrit- elle dans ses notes intimes, douce récompense de toutes mes souffrances et sacrifices ! Je me sentis au port ; je touchais au terme de mes ardents désirs, de mes peines, de mes tourments ! »

Notre bien-aimée soeur, au comble de ses voeux, se posa de suite dans la vie religieuse avec ce courage plein d'entrain, cette énergie joyeuse, ce dévouement total d'elle-même à Dieu et au prochain qu'elle a admirablement soutenu jusqu'à la fin. A voir sa gaieté en récréation, le contentement et l'aisance qu'elle apportait à toutes choses, on ne pouvait soupçonner ce que la vie du Carmel exigeait de sacrifices de sa part. Ce fut avec bonheur qu'elle en revêtit les saintes livrées qu'elle reçut des mains de l'un de ses frères qui avait bien voulu répondre à son désir. Notre-Seigneur, qui voulait faire de cette âme une épouse crucifiée, l'y disposa par un noviciat très laborieux : peines intérieures et extérieures furent autant de creusets d'où son âme sortit plus forte et plus aimante, elle-même se plaisait à reconnaître que ces souffrances avaient été pour elle la plus grande preuve de l'amour de son Dieu. Notre chère soeur eut toujours une haute idée et un amour profond de sa sainte vocation. Plus elle en voyait la beauté, plus elle se jugeait indigne d'y être appelée; cette humilité sincère attira la miséricorde divine; et ce fut dans les sentiments d'une reconnaissance profonde et dans la joie de son âme qu'elle fit sa profession, le 13 avril, fête du Patronage de saint Joseph.

En se consacrant à Dieu, notre bien aimée soeur lui avait demandé avant toute chose la grâce et la force de vivre en esprit de sacrifice, pour le parfait accomplissement de tous ses desseins en elle, Je n'ai point de choix, je ne veux que ce que Dieu veut. Je sais qu'on ne peut aimer sur la terre sans souffrir ; mais je veux aimer beaucoup, donc je m'attends à la souffrance. Elle me rendra plus conforme à mon divin Maître, et je l'en bénirai » A la même époque, elle écrivait les lignes suivantes qui résument, avec celles qui précèdent, cette vie religieuse si courte et pourtant si pleine, croyons-nous, aux yeux de Celui qui apprécie nos oeuvres, au degré de pureté d'intention et au poids de l'amour. « Si nous devons imiter Dieu, c'est surtout la per­fection de son amour; et sa charité immense, universelle que nos coeurs doivent reproduire autant qu'ils en sont capables. Oui, j aimerai beaucoup dans le coeur de Jésus ceux qui me tiennent sa place sur la terre, mes soeurs, et tous ceux qui me sont chers, pour l'amour de Jésus. J'aimerai comme Jésus aime : généreu­sement, fidèlement, fortement et humblement. J'aimerai ainsi véritablement, sans attachement à la créature, j'aimerai purement pour Dieu, et c'est Lui seul que j'aimerai sans égal et sans mesure. Je veux accomplir la dernière volonté de N. S. : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ! Ce bon Maître a donné sa vie pour ses brebis; puissè-je donner au prochain tous les témoignages de charité en mon pouvoir, ne regardant plus ni fatigues ni peines, mais seulement Jésus portant sa croix et souffrant pour nous. » Voilà, ma Révérende Mère, ce que la grâce inspira à notre chère soeur au début de sa carrière religieuse, et nous qui l'avons vue à l'oeuvre, nous sommes en droit d'attester qu'elle y a admirablement répondu. Aimer Dieu en se dévouant, s'oubliant, se sacrifiant de tout coeur pour le prochain, telle fut son ambition et l'application constante de sa vie. Placée à l'infirmerie où l'appelaient naturellement des aptitudes spéciales et toutes les qualités que réclame cet office, il lui fut possible de répondre plus largement aux aspirations de son âme. Nous pouvions nous reposer sur son dévouement absolu et intelligent pour les soins à donner à nos soeurs malades; nous étions assurée que non seulement rien de ce qui était nécessaire ne leur manquerait, mais encore que le coeur si bon, si large de notre chère infirmière les entourerait de toutes les attentions, de toutes les délicatesses d'une exquise charité. Oublieuse d'elle-même et se comptant pour rien, elle ne calculait jamais avec le travail et des fatigues bien souvent au -dessus de sa complexion naturellement délicate. Un grand esprit de foi était le mobile de sa conduite; il était aisé de s'en convaincre au soin consciencieux, à la perfection qu'elle apportait au service des malades, à tout ce qui concernait son emploi; se considérant comme l'humble servante de toutes, elle se reprochait sérieusement la moindre négligence involontaire et ne s'accordait point de repos qu'elle ne l'eût réparée. L'une d'entre nous était-elle malade ou indisposée, elle devenait aussitôt l'objet de la sollicitude de notre chère soeur qui n'était point satisfaite qu'elle n'eût trouvé le moyen d'adoucir, sinon de dissiper toute douleur. Elle ne refusa jamais un service, quelque souf­france qui dut en résulter pour elle : on pouvait user et abuser de son dévouement sans le trouver jamais en défaut. Que de fois, la nuit, n'a-t-elle pas interrompu son sommeil pour s'assurer discrètement si telle soeur qu'elle savait fatiguée n'avait pas besoin de ses services! Pour répondre au désir à peine exprimé d'une malade, elle se rendait auprès d'elle après Matines pour lui donner les soins que réclamait son état, et ce n'était que vers trois heures du matin que notre chère soeur pouvait prendre quelques instants de repos. Elle continua ainsi bien des jours, sous le regard de Dieu, longtemps après, seulement, ces détails furent connus. Il lui arriva plus d'une fois de passer des nuits entières sur le plancher de la cellule d'une soeur dont l'état lui inspirait quelque inquiétude, prête à répondre au premier appel. Si à l'égard de toutes notre bien-aimée soeur prodigua sans restriction les trésors de sa charité, si dans l'exercice de cette charité il n'y eut jamais de partialité ni d'exception, parce qu'elle aimait en Dieu et pour Dieu, nous devons dire cependant que nos bonnes soeurs anciennes eurent toujours des droits particuliers à son affectueux dévouement. Elle se prêtait à leurs moindres désirs, les servant en tout, les récréant de mille manières. Aux anniversaires de Vêture, de Profession, une petite surprise ménagée par la délicate charité de la chère infirmière, venait réjouir ces vénérées soeurs ; aussi plusieurs d'entre elles lui témoignaient le désir d'être assistées par elle jusqu'à la fin. Ces lignes, nous le sentons, ma Révérende Mère, ne sont qu'une froide esquisse de ce que fut pour chacune de nous notre regrettée soeur. On sentait que sous l'action de Dieu, ce coeur si sensible et si fort à la fois, s'identifiait toutes les souffrances, les devinait souvent et soulageait toujours par son action compatissante et bienfaisante. Que d'actes, de sacrifices connus de Dieu seul! La vérité est qu'elle dépensa ses forces jusqu'à complète extinction pour le soulagement, la consolation de ses mères et soeurs, et à ce titre elle a droit à notre affectueuse reconnaissance.

Mais si notre chère soeur Marie de la Trinité était toute charité et compassion pour les autres, elle fut vraiment mortifiée et rigoureuse pour elle-même. Elle l'avait été dans le monde, se refusant tout ce qui aurait été de nature à amollir son courage, à diminuer son énergie. Dès les premiers jours de sa vie religieuse, il nous fut aisé de constater qu'à l'occasion, le plus fatigant, le plus onéreux à la nature, était autant que possible l'objet de son choix. «Quand je me sentirai ennuyée, fatiguée par quelque rude travail, je travaillerai plus dur encore, en vue des travaux que Jésus-Christ a pris sur Lui pour le salut de mon âme. » La vie régulière, nos saintes observances, lui fournirent une abondante moisson de mérites par les souffrances qui en résultaient pour elle et qu'elle porta toujours en silence. Si l'obéissance l'y eût autorisée, elle se fût livrée à des austérités bien au-dessus de ses forces. C'était évidemment dans son union avec Dieu que notre chère soeur puisait cette abnégation d'elle-même qui fit sa force ici-bas, et qui doit aujourd'hui former l'un des plus beaux fleurons de sa couronne. Elle était l'une de ces âmes droites, sérieuses et cachées, qui cherchent le regard de Dieu, et auxquelles ce seul regard suffit. Son humilité était vraie mais simple et la portait à s'effacer; aussi ses fautes et défauts loin de la décourager, servaient d'aliment à cette précieuse vertu. Elle parlait fort peu de ses dispositions intérieures : sa piété se traduisait beaucoup plus en oeuvres qu'en senti­ments et en paroles Elle avait de Dieu des vues grandes et élevées, auxquelles répondaient en son âme un respect profond, une confiance filiale, un abandon absolu. Elle ne se fit jamais valoir pour les dons que Dieu lui avait départis, ses connaissances variées et les autres avantages résultant d'une éducation forte et soignée. Le fond de candeur de cette âme se reflétait sur les attraits de sa piété ; ainsi entre tous les mystères de la vie de N. S., celui de la Sainte Enfance avait ses préférences. Pendant ses longues années de réclusion à l infirmerie, elle avait constamment sous les yeux une statuette de l'Enfant-Jésus, qu'elle aimait à orner de fleurs. C'est à elle et à la générosité de sa chère famille que nous devons de posséder une charmante statue de l'Enfant-Jésus miraculeux de Prague, et d'avoir eu la consolation d'inaugurer dans notre chapelle le culte du divin Petit Roi. Cette touchante cérémonie fut l'une de ses dernières et plus douces joies. Jusqu'à la mort, elle désira avoir près d'elle l'image du divin Enfant, et ses dernières paroles furent pour implorer son secours. La sainte Eucharistie l'attirait puissamment; aussi combien lui a été pénible la privation de ce céleste aliment pendant les dernières années de sa vie ! Que de mois passés sans pouvoir communier! Accepter de doulou­reuses insomnies qu'augmentait une soif brûlante, se transporter avec une peine inouïe au choeur, où elle arrivait suffoquée par l'oppression et la toux, n'était rien pour son âme avide de recevoir le Pain de vie ! C'était encore pour sa piété une grande douceur de travailler pour N.-S. au S. Sacrement : les dentelles et autres broderies confectionnées par elle avec tant de soin, de fini et d'habileté nous restent comme un précieux gage de son amour pour Jésus Hostie.

Ainsi que nous l'avons dit, ma Révérende Mère, notre chère soeur Marie de la Trinité s'était livrée à Dieu en esprit de sacrifice, pour le parfait accomplissement de ses desseins sur elle. Notre-Seigneur répondit à l'offrande de cette âme grande et généreuse en lui faisant don, dans une large mesure, du trésor de la croix. Depuis bien des années, ce sceau divin marquait chacun de ses pas, et la voie de dévouement, d'abnégation qu'elle parcourait si vaillamment n'était, dans la pratique, que le portement journalier de la croix, recommandé par le divin Maître à ses disciples. Elle donnait à Dieu tout ce qui était en son pouvoir de donner : Dieu se réservait de consommer ce que sa grâce avait commencé. Sa santé commençait à fléchir, lorsque d'abondantes hémorragies et divers symptômes révélèrent chez notre chère soeur une anémie grave et pro­fonde. Dominant énergiquement le mal, elle allait toujours, tombant et se relevant sans jamais tenir compte de la défaillance de la nature. Mais au mois de septembre 1887, une crise plus longue, plus forte vint l'arrêter définitivement; et il fut constaté que notre chère soeur était atteinte d'une maladie de coeur très accentuée. Ce fut alors que commença pour elle cette vie vraiment crucifiée que nous sommes impuissante à vous décrire. Nous préférons vous transcrire les dispositions de son âme, en présence de cette suprême épreuve : « Une seule pensée s'empare de mon âme, une seule prière j'adresse à Notre-Seigneur : 0 Jésus, mon Amour, soyez désormais ma vie. Si vous êtes ma vie, mourir pour moi sera un gain. Faites que par pur amour pour vous, je meurs tous les jours à moi-même, à tout le créé ; que je sois toute vôtre, de sorte que lorsque la mort me retirera de ce monde, je puisse paraître devant Vous, pleine de joie et d'allégresse. » Vers la même époque, elle traçait encore ces lignes : « J'espère que N.-S. me donnera la force de supporter joyeusement mes souffrances et mes privations ; mais par-dessus tout, je lui demande la grâce de tenir vivantes dans mon âme la ferveur et l'énergie, tandis que mon corps sera sans force. Je sens que cela est parfois difficile, surtout lorsque l'âme et l'esprit sont en proie à un terrible abattement. » Son espérance dans le secours divin ne fut point déçue. Sa ferveur, son énergie, sa patience au milieu de cruelles souffrances qui ne lui laissaient ni trêve ni repos, s'élevèrent, nous pouvons le dire sans exagération, jusqu'à l'héroïsme. Depuis six ans, elle ne pouvait plus se coucher; ses nuits se passaient, en grande partie, en douloureuses insomnies sur un fauteuil ou sur une chaise, La tête quelquefois appuyée sur une table. Dans les crises, qui se renouvelaient à de courts intervalles, pendant des semaines et des mois, son pauvre corps, horriblement enflé des pieds à la tête, n'avait plus de position possible, ne pouvant s'appuyer sans étouffer, ni se pencher en avant, n'ayant plus la force de relever sa tête pesante et endolorie qui retombait sur sa poitrine. Les pieds et les jambes étaient tellement enflés qu'ils semblaient devoir se rompre, et étaient si douloureux qu'on ne pouvait y poser légèrement le doigt sans lui occasionner de vives douleurs. Dans ces souffrances extrêmes, ainsi que pendant le cours de cette longue maladie, elle ne fit jamais entendre une plainte, elle ne perdit jamais sa sérénité. Elle n'aimait pas qu'on lui parlât de ses souffrances, et si on l'interrogeait sur ce point, adroitement elle détournait la conversation C'est alors que nous fûmes à même d'admirer son esprit de pauvreté, de mortification et d'abnégation, se servant toujours elle-même, et se contentant en tout du plus pauvre et du plus commun ; à nos représentations, elle répondait que tout était trop bien et trop bon pour elle. Par esprit de pauvreté, elle ne s'accordait pas un instant de repos, mais se livrait à un travail assidu, qu'elle n'interrompait que lorsque l'intensité de la douleur lui faisait tomber l'aiguille des mains. Si pendant toute sa vie, elle fut rigoureuse à elle-même, nous devons dire que pendant ces dernières et pénibles années, elle fut dure et très dure à sa nature défaillante. Si nous avions un reproche à lui faire, ce serait de s'être trop refusé les soins indispen­sables que réclamait son état, et d'avoir surmené sa nature en lui imposant des privations bien au-delà de ce qu'elle pouvait porter. Pour étancher la soif qui la dévorait, elle n'acceptait que l'eau pure ; malgré un grand dégoût pour la nourriture, elle demandait avec instance d'être servie comme la communauté, et si la chose était impossible, elle n'acceptait que les mets les plus communs, à la condition de n'imposer aucun déran­gement, aucune surcharge. La voyant réduite à un si pénible état, nous lui proposâmes, à plusieurs reprises, de la décharger de l'office d'infirmière, mais nous vîmes que c'eut été lui enlever l'une de ses rares conso­lations. « Peu importe pour moi, disait-elle, pourvu que je puisse vous soigner toutes. »

Mais ces souffrances physiques, bien que souvent extrêmes, n'étaient dans 1'appréciation de notre bien- aimée soeur, que la plus légère partie de la croix. « Qu'est-ce que cela, disait-elle, tout cela passe, et quand Dieu envoie la souffrance, il donne la grâce pour la porter. » La part la plus amère du calice fut certaine­ment cet état de privations universel auquel Dieu la soumit pendant tant d'années; ce fut l'impuissance où se trouva réduite cette nature si vive et si active, ce furent les sacrifices imposés à son coeur extrêmement

sensible et si dévoué à sa chère communauté. Elle possédait l'esprit de famille à un haut degré. « Pourvu que chacune soit heureuse, tout me convient, tout m'arrange », répétait-elle parfois. Elle s'intéressait vivement à tout ce qui concernait notre saint Ordre, la Communauté, chacune de nous en particulier. Aucun événement joyeux ou triste ne la trouvait indifférente ; retenue à l'infirmerie, elle chargeait ordinairement sa seconde d'office de transmettre à ses soeurs l'expression de ses sentiments fraternels. Privée de la vie de communauté qu'elle aimait tant, hors d'état de prendre part à aucun de ses exercices, privée de nos fêtes religieuses et de nos fêtes de famille, et, ce qui était plus pénible encore, des secours religieux que réclamait sa piété, ce fut, sans contredit, ce qui l'attacha plus intimement à la croix du Sauveur. Mais là encore sa vertu fut à la hauteur de l'épreuve. Dieu la soutint visiblement dans la ferveur et l'énergie qu'elle lui avait si instam­ment demandées, qu'elle implorait sans cesse par la prière et l'abandon le plus filial à son bon plaisir. » On le sent bien, disait-elle, mais puisque le Bon Dieu le veut. » Ici encore, Dieu seul eut le secret de ses souffrances intimes, et c'est à peine si nous pouvions saisir parfois, à l'extérieur, quelque signe trahissant l'amertume de son âme. Autant par générosité et fidélité à Dieu que par délicatesse et charité, elle évitait d'en parler et d'occuper qui que ce fût d'elle-même.

Dans les desseins de Dieu, le moment était venu de couronner cette âme vaillante et de lui donner la palme bien méritée. Vers la fin de juillet, elle ressentit les symptômes d'une nouvelle crise qui s'annonça plus terrible encore que les précédentes. Nous renonçons, ma Révérende Mère, à vous retracer les souffrances de ces deux derniers mois ; sa vie ne fut plus qu'un martyre. Notre docteur avouait ne l'aborder qu'avec respect, et n'attribuait qu'à sa force morale de ne pas succomber sous le poids de pareilles souffrances. Ce qui était aussi évident, c'est que plus cette bien-aimée soeur approchait du terme, plus son âme montait vers Dieu dans la paix, la confiance, l'abandon et une admirable patience. La position de notre chère malade alla s'aggravant jusqu'au 17 septembre où son état devint alarmant. Sur notre invitation de faire entrer Monsieur notre Aumônier et digne Confesseur, elle nous répondit avec une sérénité parfaite : « Mais je suis toute prête. » Et comme nous lui demandions si elle s'abandonnait à la volonté de Dieu sur elle : « Oh ! tout-à- fait, » reprit-elle avec une expression indéfinissable d'amour et de confiance. Le médecin nous confirma dans nos appréhensions, nous déclarant qu'elle ne passerait pas la nuit. A huit heures du soir, notre chère soeur reçut le saint Viatique et l'Extrême-Onction, avec cette entière et calme possession d'elle-même qui ne la quitta pas un instant jusqu'à la fin. Elle nous témoigna ensuite son contentement, et nous manifesta le désir de donner à ses soeurs présentes un dernier gage de sa religieuse et si fraternelle affection. Nous n'oublierons jamais cette scène à la fois si touchante et si simple. Nous entourions notre bien-aimée soeur de notre affec­tion et de nos prières, lorsque, vers 1 heure, une crise suprême s'annonça. Lui ayant présenté une relique de la vraie croix, elle la baisa à plusieurs reprises avec transport, répétant avec tout son coeur : « Ah! il est bon !.. Il est si bon !... Il est si bon !... Il nous aidera !... Elle avait bien besoin de ce secours divin qui ne lui manqua pas. Impossible de vous décrire la scène que nous avions sous les yeux : c'était un véritable combat entre la vie et la mort. Ne pouvant plus parler, elle fit un effort pour soulever ses pauvres mains enflées, nous comprîmes par là le désir qu'elle avait de renouveler ses saints voeux, ce que nous fîmes en son nom Mais au moment où nous croyions que la mort allait triompher, notre chère soeur rouvrait les yeux, et d'une voix où se traduisaient le calme et l'assurance : « Dieu a opéré un changement en moi, je ne vous quitterai pas encore. » Puis, voyant ses soeurs qui l'entourent, son coeur toujours bon et reconnaissant, nous demande que nous les fassions reposer et soulager. Le médecin constata en effet un mieux réel, bien que le danger, sans être imminent, existât toujours! "Oh! que de choses se sont passées en moi pendant cette nuit, nous dit-elle, et qui pourraient me servir de sujets d'oraison ; jamais je ne me suis vue si près de la mort. » Dieu nous la conserva huit jours encore; 11 voulait sans doute achever de purifier et de sanctifier cette âme pour l'admettre sans retard aux joies éternelles. Dieu seul a connu l'intensité de ces dernières souffrances et les angoisses de notre coeur en présence de notre complète impuissance à les soulager. Pas une plainte de la part de la chère patiente : de temps en temps une courte oraison jaculatoire, un regard vers le ciel ou sur la statuette de l'Enfant Jésus qu'elle tenait à avoir sous les yeux, et c'était tout. Tant qu'il lui fut possible, elle aimait à puiser dans l'Imitation de Jésus-Christ quelque pieux sentiment qui aidât son âme dans son ascension vers le Souverain Bien dans lequel elle allait s'abîmer pour toujours. Ce fut dans la nuit du 24 septembre, vers 2 heures du matin, un samedi et en la fête de N.-D. de la Merci, après une calme et douce agonie, comme nous terminions la récitation du Rosaire, que cette chère âme, rompant les chaînes de la mortalité, sous la protection de Marie, sa douce Mère, comme elle aimait à l'invoquer, alla se réunir à Celui pour l'amour duquel elle avait si généreusement travaillé, souffert, aimé. La douce sérénité que reflétaient les traits de notre chère défunte semblait nous inviter à bénir et à louer avec elle les miséricordes du Seigneur.

Nous avons la douce confiance que notre bien-aimée soeur qui a eu ici-bas une si large part au Calice de son Sauveur, est maintenant glorifiée avec Lui et en Lui au sein de la béatitude éternelle. Nous vous prions néanmoins, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés une communion de votre fervente communauté, le Chemin de la Croix, une journée de bonnes oeuvres. Elle vous en sera reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec un très profond respect.

Ma Révérende et Très-honorée Mère,

 

Votre très humble et très obéissante servante,

Soeur MARIE-THÉRÈSE de la Miséricorde.

R. C. I.

De notre Monastère de l'Incarnation et de notre Père saint Joseph des Carmélites de Chartres, le 18 janvier 1893.

 

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