Carmel

18 janvier 1892 – Carpentras

 

Ma Très Révérende Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs en retirant du milieu de nous notre chère Soeur Thérèse-Aimée de Jésus MARIA, professe de notre monastère, âgée de 77 ans 8 mois et de religion 52 ans 7 mois.

Notre chère Soeur nous avait manifesté depuis longtemps et à plusieurs reprises le désir de n'avoir de circulaire que pour demander les suffrages de notre Saint Ordre, nous disant dans un sentiment profond d'humilité : « Je suis si pauvre en vertu que l'on ne pourrait dire du bien de moi, je ne veux donc pas mettre dans l'embarras la Mère Prieure qui sera en charge lors de mon décès. » Nous ne voulons pas contrarier ce voeu si souvent réitéré de notre chère Soeur ; nos coeurs cependant se refusent à passer tout à fait sous silence une si longue vie au service de Dieu.

Notre chère Soeur était née à Avignon, chef-lieu de notre département, d'une famille chrétienne et patriarcale où les principes religieux tenaient toujours le premier rang. Elle fut l'aînée d'une nombreuse famille. Sa mère, femme tout à la fois d'une grande bonté et d'une rare énergie, sut inspirer à sa fille dès son enfance les sentiments d'une foi vive et d'un dévouement pratique.

Elevée dans un pensionnat de sa ville natale dont sa famille avait favorisé la fondation par ses générosités, notre chère Soeur puisa auprès des dignes religieuses qui le dirigeaient cette piété tendre et affectueuse pour Notre Seigneur, qui lui inspirait une confiance sans bornes en la bonté toute miséricordieuse de Dieu. Elle a toujours conservé une grande reconnaissance envers ses véné­rées Maîtresses et croyait leur être redevable des premiers germes de sa vocation religieuse.

L'appel de Dieu se fit sentir à son coeur dans un âge bien tendre encore ; mais après son éduca­tion, obligée de rentrer au sein de sa famille, notre chère Soeur dut sacrifier pour un temps ses pieuses aspirations pour se dévouer et aider sa digne mère dans les soins à donner à ses jeunes frères et soeurs. Elle tâchait alors d'alimenter sa piété par de bonnes et solides lectures qui ne firent que l'affermir dans sa vocation. Lorsque enfin le consentement si longtemps désiré de suivre son attrait lui fut donné par ses bons parents, elle franchit avec bonheur le seuil de l'arche sainte pour se donner entièrement par l'union et la prière à ce Dieu si bon qui avait jeté les yeux sur elle pour lui faire goûter les saintes joies d'une vie cachée en Lui.

D'une rare activité, notre chère Soeur a été employée dans les différents offices de la Maison ; son coeur naturellement bon ne pouvait supporter de voir souffrir et elle aurait dépassé en certaines occasions les bornes d'une sage prudence si l'obéissance n'eût fixé des limites à sa charité. Douée d'une belle et forte voix, elle la dépensait avec bonheur au service de Notre Seigneur. Notre chère Soeur était un soutien pour le choeur ; dans ces dernières années, privée d'assister au Saint Office et ne pouvant à cause de ses infirmités se rendre en toute chose utile comme par le passé, elle s'était donnée entièrement à la prière. Ayant une grande dévotion à Notre bon Père St Joseph, elle récitait chaque jour de longues prières en son honneur. Qui pourrait compter les rosaires, les invocations qu'elle adressait à Notre bonne Mère du Ciel ! mais c'est surtout vers la Ste Eucharistie que dans ces derniers temps se portait sa sainte piété, n'oubliant pas que ce sacrement d'amour est le mémorial de toutes les merveilles divines, elle s'en nourrissait avec bonheur et ne manquait jamais une de ses communions à moins d'une réelle impossibilité. Ni la faiblesse, ni les infirmités n'ont pu retenir les élans de son coeur ; grâce au zèle et au dévouement de Monsieur notre digne et vénéré Aumônier, dont nous ne pourrons jamais assez reconnaître les bontés, elle a pu jusqu'au jour où la maladie l'a vaincue, recevoir le pain des forts qui était, comme elle aimait à le dire, son seul bonheur, sa seule consolation. La sainte communion occupait tellement son esprit que nous nous vîmes obligées dernièrement à lui cacher lorsque nous devions avoir une messe plus matinale que d'habitude, car notre chère Soeur, préoccupée par la pensée qu'on pourrait l'oublier au réveil, se levait alors à toute heure de la nuit, ne voulant pas manquer de participer aux bienfaits du Saint- Sacrifice. Plusieurs fois, cet hiver, l'avons-nous trouvée après Matines assise à l'avant choeur, le manteau sur le bras, attendant la sortie de l'office, qu'elle croyait être les plus petites heures, pour entrer au choeur. Elle se levait au son de la cloche du Te Deum qu'elle prenait pour le premier de la messe. Nous étions touchées et édifiées tout à la fois de sa ferveur et nous aimions à espérer conserver longtemps encore notre chère Soeur doyenne qui, malgré son âge, traversait vaillamment l'hiver, alors qu'une grande partie de la Communauté se trouvait prise par l'influenza. A nos demandes sur sa santé, elle répondait: Je vais aussi bien que je puis aller, ne vous inquiétez pas de moi, ma bonne Mère. Hélas! qui nous aurait dit qu'elle nous serait sitôt enlevée!

Lundi dernier 11 écoulé, dans l'après-midi, elle se sentit fatiguée et prise subitement de vomis­sements. Nous nous empressâmes autour d'elle ; Monsieur notre dévoué Docteur, appelé immédia­tement, constata une atteinte d'influenza. Nous fîmes mettre notre bonne Soeur au lit et ses chari­tables infirmières la soignèrent avec tout le dévouement possible. Le lendemain, le mal prit un tel caractère de gravité que tout espoir de la conserver nous fut enlevé. Une paralysie des poumons se déclarait, par moment notre Soeur délirait. Monsieur notre Docteur nous conseilla de lui faire rece­voir au plus tôt les derniers Sacrements. Nous étions atterrées. Notre Confesseur ordinaire n'étant pas sur les lieux, nous fîmes prévenir aussitôt Monsieur le Curé Archiprêtre de la Cathédrale, notre vénéré Confesseur extraordinaire, qui lui administra le Sacrement de l'Extrême-Onction. La grâce du Sacrement opéra d'une manière sensible sur notre chère Soeur. Dès ce moment, le délire cessa et elle eut la consolation de recevoir en Viatique Jésus Hostie, le bien-aimé de son coeur.

Comment vous dépeindre la reconnaissance de notre chère Soeur à la vue de tant de grâces reçues en quelques instants : Remerciez avec moi Notre Seigneur, nous disait-elle.

Comprenant la gravité de son état, elle fit généreusement le sacrifice de sa vie. Cet acte lui aura été d'autant plus méritoire que notre chère Soeur redoutait la mort, mais Jésus, en retour de sa générosité,la comblée de grâces pendant les deux jours qui suivirent et qui ne furent plus pour elle qu'une souffrance et une longue agonie ; elle a conservé presque jusqu'à ses derniers instants toute sa présence d'esprit, s'unissant aux prières que nous faisions près d'elle. Dans les moments où la souffrance se faisait sentir plus vive, nous n'avions qu'à reprendre la récitation presque non interrompue du Rosaire pour voir le calme et la sérénité renaître sur son visage. Mon­sieur l'Archiprêtre, notre vénéré Père, a entouré notre chère Soeur des soins paternels et lui a renou­velé plusieurs fois la grâce de la sainte absolution.

L'heure du dénouement approchait. Jeudi soir, trouvant notre chère Soeur plus fatiguée, nous ne voulûmes pas quitter son chevet ainsi que nos Soeurs infirmières. Notre chère Soeur avait toujours sa parfaite connaissance et nous pûmes lui communiquer le contenu d'une lettre que nous venions de recevoir du seul frère qui lui restait et qui lui témoignait son affection en termes touchants ; elle fut très émotionnée, nous recommanda de lui dire qu'elle prierait pour lui lorsqu'elle serait au Ciel.

Après Matines, celles de nos Soeurs qui, moins éprouvées que les autres par l'épidémie, avaient pu aller à l'office, se joignirent à nous pour prier auprès de notre chère agonisante. Vers 11 heures, nous comprîmes que le moment de la séparation était arrivé, notre chère Soeur ne nous entendait plus et la pâleur de la mort couvrait son visage ; nous récitâmes à nouveau les prières de l'agonie. A 11 heures et demie, elle expira paisiblement, semblable à une enfant qui s'endort dans les bras de sa mère.

Nous aimons à espérer que notre chère Soeur jouira bientôt de la vue de son Bien-Aimé dans la céleste béatitude. Cependant, comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, d'avoir la bonté de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre et d'y joindre par grâce une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via-Crucis, celles des Six-Paters, une invocation au Sacré-Coeur de Jésus, à Marie-Immaculée, à Saint Joseph, objet de sa tendre dévotion, à Notre Sainte Mère Thérèse, à Notre Père Saint Jean de la Croix et à Saint Michel Archange. Elle vous on sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire avec le plus profond respect,

Ma Révérende Mère,

De votre Révérence,

La très humble Soeur et servante,

Soeur LOUISE DE JÉSUS,

De notre Monastère de Notre Père Saint-Joseph,. de Notre Sainte Mère Thérèse, des Carmélites de Carpentras, ce 18 janvier 1892.

 

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