Carmel

18 février 1894 – Pamiers

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en N.-S. J.-C. qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs, en enlevant du milieu de nous notre bien chère et regrettée soeur Hono­rine-Marie de St-Pierre.

C'est le 18 février 1894, vers dix heures du matin, que nous avons eu la dou­leur de perdre celle qui nous a tant édifiées pendant sa vie, et dont Dieu, nous en avons la douce confiance, a déjà récompensé dans le ciel les nombreux actes de vertu qui ont embelli sa longue carrière religieuse. Elle était âgée de 76 ans, 7 mois et 18 jours, et de religion 51 ans.

Notre chère Soeur, ma Révérende Mère, nous avait plusieurs fois manifesté le désir qu'on ne lui fît pas de circulaire, si ce n'est pour demander les suffrages de l'Ordre; dans sa profonde humilité, elle ne croyait pas qu'il y eût, en toute sa vie, une seule action qui pût édifier. Après sa mort, nous avons trouvé dans sa cel­lule un billet écrit de sa main, dont voici le contenu :

« Je prie la Révérende Mère qui sera en charge lorsque le bon Dieu m'appellera à Lui, de vouloir bien ne pas me faire de circulaire; je lui en serai très reconnaissante, mais plutôt de faire dire trois messes, la première pour mes parents défunts, la seconde pour les anciennes mères et soeurs de la Communauté et la troisième pour les âmes du Purgatoire les plus délaissées. »

Tout en nous conformant à son humble désir, nous ne croyons pas devoir nous refuser la consolation de vous dire quelques mots sur sa vie religieuse et sa précieuse mort.

Notre chère Soeur appartenait à une famille honorable et très chrétienne de notre diocèse, qui a donné à l'Eglise plusieurs prêtres, dont le plus vénérable, son digne frère, M. Jauze, curé de Siguer, édifie depuis do longues années sa paroisse, par son dévouement, son zèle et ses rares vertus; l'un de ses neveux imite les exemples de son saint oncle.

Nous n'avons pas beaucoup de détails sur la première enfance de notre bien- aimée soeur, mais nous savons qu'elle s'écoula sous les yeux de sa pieuse mère, qui sut lui inspirer, de bonne heure, l'amour du devoir et de la vertu Elle fut constamment un modèle d'édification par sa piété et sa parfaite modestie. Cette âme, qui n'avait aucun attrait pour le monde, entendit de bonne heure l'appel de la grâce. Dieu avait hâte de transplanter cette humble fleur dans le parterre béni du Carmel, c'est là qu'elle devait grandir et se perfectionner, à l'ombre du sanctuaire, sous le regard du céleste Jardinier.

C'est à l'âge de 24 ans qu'elle dit un éternel adieu à sa famille, qui aurait bien voulu ajourner encore cette douloureuse séparation. Nos portes lui furent ouver­tes par la vénérée Mère Elisée, d'heureuse mémoire, qui sut apprécier les qualités de la jeune postulante. Celle-ci se distingua, dès les premiers jours, par sa ferveur, son obéissance et sa docilité, ce qui lui mérita la grâce d'être reçue au saint habit et à la profession aux temps ordinaires, à la grande satisfaction de toute la com­munauté qui ne pouvait se lasser d'admirer tant de vertu dans une novice.

Plus tard, placée dans les différents offices de la Maison comme sacristine, portière, robière, provisoire, elle se montra partout régulière, mortifiée, labo­rieuse ; elle poussa le dévouement jusqu'à l'héroïsme dans l'office d'infirmière, à l'égard d'une soeur atteinte d'un cancer. Pendant plusieurs années, sa charité infatigable ne connut pas de bornes pour prodiguer ses soins à cette chère ma­lade qu'elle ne quittait, pour ainsi dire, ni jour ni nuit et dont la mort la rendit longtemps inconsolable.

Que n'aurions-nous pas à vous dire, ma Révérende Mère, de sa longue vie religieuse pleine de sacrifices et d'immolation ! Nous aurions certainement une foule de traits édifiants à vous citer ; mais nous craindrions de nous éloigner du désir de cette chère Soeur qui s'est efforcée de rester toujours humble et cachée. Oubliée des créatures et connue de Dieu seul : telle a été sa devise, et nous sa­vons combien son coeur y a été fidèle.

L'an dernier, au mois de mars, nous eûmes la joie de célébrer ses noces d'or. Notre chère Jubilaire, malgré son attrait pour la vie cachée, se rendit à nos voeux et à ceux de sa pieuse famille qui vint s'associer à cette charmante fête et donner à notre Carmel un nouveau témoignage de son estime et de son atta­chement. Monsieur le curé de Siguer célébra la sainte messe et posa sur la tête de sa chère soeur la couronne de roses, il lui remit ensuite le bâton fleuri, non sans une vive émotion que nous partageâmes toutes. Ses deux neveux, dont l'un est prêtre depuis plusieurs années, étaient aussi de la fête. Ce dernier lui adressa, à la fin de la messe, quelques paroles pleines d'onction et de piété qui nous firent verser des larmes d'attendrissement. Notre chère Jubilaire était au comble de la joie ; avant la sainte messe, elle avait renouvelé ses voeux entre nos mains, et pendant cette journée elle se prêta à nos réjouissances avec beaucoup de grâce et d'amabilité, écoutant nos chants et recevant nos cadeaux avec une filiale re­connaissance. Sa famille vint, assez nombreuse, s'édifier auprès d'elle et mêler ses voeux aux nôtres pour supplier le bon Dieu de nous la conserver longtemps encore. Hélas ! nous étions loin de supposer qu'elle célébrerait au ciel l'anniver­saire de ce beau jour.

Depuis plusieurs années déjà, notre chère soeur St-Pierre était atteinte de plusieurs graves infirmités qu'elle supportait avec un grand courage. Il y a quinze jours à peine, un gros rhume vint s'ajouter à ses autres souffrances. Nous fîmes appeler notre Docteur qui trouva son état un peu inquiétant et nous conseilla de la faire transporter à l'infirmerie. Grâce aux soins dévoués de nos charitables infirmières et de nos soeurs du voile blanc qui ne l'ont quittée ni jour ni nuit, elle se trouva tout d'abord un peu soulagée et nous espérions que le mal ne serait que passager. Mais le lendemain, des crises d'asthme et d'étouffement la prirent si fort qu'elle ne pouvait trouver un instant de repos. Comprenant alors elle-même le danger, elle nous pria de lui faire administrer les derniers sacrements. Notre bon Père confesseur s'empressa de venir lui apporter les consolations de la religion. Samedi 17, son état s'aggravant encore, nous la fîmes administrer et, le lendemain dimanche, notre digne aumônier voulut bien lui apporter le Saint Viatique, à 8 heures du matin. Cette grâce, qu'elle avait tant désirée, lui procura un mieux sensible et nous nous bercions de l'espoir que notre bien-aimée Soeur nous serait encore conservée ; mais, hélas ! ce mieux était l'avant-coureur de la mort ; quelques heures seulement la sépa­raient de son éternité.

A l'heure ordinaire, la Communauté se rendit au réfectoire, tandis qu'une infirmière restait auprès de la malade pour la garder. Au bout d'un quart d'heure, on agita fortement la petite cloche ; nous accourûmes, en toute hâte, auprès de la mourante qui était, en effet, à l'agonie. Nous lui suggérâmes quelques invocations et lui fîmes baiser son Christ qu'elle tenait dans ses mains. Quelques instants après, elle rendait sa belle âme à son Créateur; jamais nous n'avions assisté à une mort plus douce; c'était le sommeil du juste, toute la Communauté était présente.

Nous récitâmes aussitôt les prières du manuel et le Subvenite. Tout était fini pour notre chère Soeur, ici-bas ; elle venait d'échanger les tristesses de l'exil pour les joies de la Patrie ; ses funérailles ont eu lieu le lendemain.

Nos RR. Pères Carmes, M. le chanoine Soula, notre digne Père confesseur et plusieurs Prêtres de notre ville, tous si dévoués à notre Carmel, nous ont fait l'honneur d'accompagner notre chère défunte à sa dernière demeure. La messe a été chantée par les élèves du Grand et du Petit Séminaire et ceux de l'Ecole Apostolique qui, en toute circonstance, nous prêtent leur pieux et si bienveillant concours.

Monsieur l'abbé Jalabert, secrétaire-général de l'Evêché, notre digne aumô­nier, a présidé cette funèbre et touchante cérémonie. Que tous ces Messieurs reçoivent ici l'hommage de notre gratitude.

Veuillez, ma Révérende Mère, les recommander aux prières de votre sainte Communauté, ainsi que Monseigneur l'Evêque, notre vénéré Père supérieur, ses oeuvres et tout son diocèse.

La reconnaissance nous fait encore un devoir de solliciter vos ferventes prières pour notre digne et si regretté médecin, M. Pauly, que nous avons eu la douleur de perdre dimanche dernier. Depuis plus de 50 ans, il nous prodiguait ses soins avec le dévouement le plus paternel et le plus désintéressé ; deux jours avant sa mort, quoique malade, il vint visiter notre chère mourante et nous donner le dernier témoignage de son attachement pour notre Carmel. Toutes nous avions eu et le temps et l'occasion de l'apprécier, aussi combien nous sommes affligées de cette perte ! Veuillez, ma Révérende Mère, nous aider, par vos prières, à acquit­ter notre dette de reconnaissance envers lui, et vous souvenir auprès du bon Dieu de sa pieuse et honorable famille, qui nous est si dévouée.

Nous vous prions, ma digne Mère, de faire rendre, au plus tôt, à notre chère Soeur, les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, des six Pater, une invocation à notre Ste Mère Thérèse, à notre Père St-Jean de la Croix et à St-Pierre, son glorieux Patron. Elle vous en sera très reconnais­sante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix, avec un religieux et profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Marie ÉLISÉE. R. C. I

 

De notre Monastère de Jésus Sauveur et de N. P. St-Joseph, des Carmélites de Pamiers.

 

[février 1894]

 

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