Carmel

18 décembre 1892 – Besançon

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Très humble et respectueux salut en Notre Seigneur, qui a sensiblement affligé nos coeurs en enlevant à notre religieuse affection, pour l'associer, nous en avons la douce confiance, à l'éternelle paix des saints de notre ordre, notre chère et bien-aimée Mère Mathilde-Marie-Thérèse de Saint-Augustin, professe de notre commu­nauté, âgée de quarante-neuf ans huit mois, dont seize ans cinq mois passés en religion.

Souhaitant ardemment le bonheur de notre chère Mère, nous nous sommes empressées de demander les suffrages de notre saint ordre ; aujourd'hui, ma Révé­rende Mère, c'est un devoir et un besoin de notre coeur reconnaissant de vous entre­tenir de la vie et des vertus de celle qui laisse un si grand vide parmi nous. Pour garder les bornes d'une simple circulaire, nous ne pourrons qu'exposer, et encore bien imparfaitement, quelques traits de cette vie si bien remplie et qui peut se résumer en trois mots : prière, amour et sacrifice.

Notre bien chère Mère, oublieuse d'elle-même, parlait peu de sa famille. Ce que nous savons de son enfance nous a été transmis par une de ses amies, religieuse de la Visitation, avec laquelle elle a continué de pieuses relations.

Née à Treffort (Ain), au mois de mars 1843, d'une famille très respectable où la foi était héréditaire, notre chère Mère reçut au baptême le nom de Mathilde. Elle avait une soeur plus âgée qu'elle de quelques années, appelée Marie, de réelle beauté et d'une extrême douceur de caractère. Mathilde, moins bien douée extérieurement, était plus vive; mais pleine de bonté et de bienveillance pour tous. Elles perdirent leur mère fort jeunes; la petite Mathilde avait à peine quelques mois; mais Dieu sembla dédommager les orphelines du sacrifice qu'il leur imposait en leur faisant trouver dans leur seconde mère toutes les tendresses et toutes les délicatesses de la première, si bien qu'elles ignorèrent longtemps le douloureux secret. Un jour Mathilde, contemplant le portrait de sa mère, se sentit attirée et fit effort pour s'élancer jusqu'à lui. Peu après, le tableau disparut, afin d'éviter à la petite fille de nouvelles émotions. La seconde mère n'ayant jamais eu d'enfant resta complètement dévouée aux orphelines que la Providence lui avait données.

Mathilde fut confiée pour son instruction à la direction des religieuses de Saint- Joseph, de Treffort, dignes et excellentes maîtresses pour lesquelles elle a toujours conservé la plus profonde reconnaissance et le plus filial souvenir. Vers l'âge de onze ans, elle fut placée au Sacré-Coeur de Besançon pour s'y préparer à sa première communion et y achever ses études. Sous une sainte et habile direction elle se forma vite à la pratique des solides vertus et de la vraie piété. Permettez-nous de vous rappeler à ce propos une anecdote qui vous révélera, ma Révérende Mère, toute l'énergie de son caractère. Au cours d'une récréation, les jeunes pensionnaires s'en­tretenaient de la vie des saints anachorètes, de leurs austérités. Il fut convenu d'essayer combien de jours on pourrait vivre sans manger : on tirerait au sort qui deviendrait le sujet et la victime de l'expérience. Le sort tomba sur notre bien-aimée Mère, à sa grande satisfaction; aidée de ses compagnes, elle parvint à se soustraire â la surveillance de ces Dames, elle passa trois jours entiers sans boire ni manger. Elle ne consentit à reprendre la vie commune qu'à bout de forces et exténuée.

Son éducation finie, Mathilde rentra dans sa famille fixée définitivement à Besan­çon; souvent elle retournait à son cher pensionnat, tantôt pour revoir ses dignes maîtresses, tantôt pour assister aux réunions des Enfants de Marie, tantôt pour suivre les exercices spirituels qui sont donnés annuellement à cette association dans la chapelle du Sacré-Coeur, tantôt enfin pour prendre part aux travaux qui se font dans la maison pour la belle oeuvre des missions et des pauvres paroisses.

Cependant, elle se montrait de plus en plus fervente. En la suivant de près on découvrait en elle un rare fonds d'abnégation, d'oubli de soi, de dévouement pour les autres; c'est bien le souvenir qu'en avait gardé la supérieure des Soeurs de la Charité, parente de sa mère, qui avait favorisé sa vocation de tout son pouvoir. Cette vénérée Mère, nous exprimant sa pieuse sympathie après la mort de notre bien chère Mère, nous disait :.« Je vous remercie de tout coeur de ce que vous me dites de la vie et de la mort si édifiante de notre chère Thérèse de Saint-Augustin, si digne carmélite! je la savais bonne et sainte, je l'ai vue enfant, jeune fille, toujours remarquable par une sincère affection pour les siens et une abnégation complète remplie d'attentions, d'égards pour tous, n'en exigeant de personne. Son unique soeur était plus aimée qu'elle, jamais elle n'en prit ombrage; elle croyait que c'était justice et chérissait cette soeur objet de prédilection. » Une de ses amies de pension, religieuse du Sacré-Coeur, nous a écrit dans le même sens. Il n'y avait qu'une voix pour proclamer les aimables qualités de celte jeune fille.

Après le mariage et la mort de sa soeur, Mathilde resta la seule consolation de ses parents, auxquels elle se dévoua sans mesure. Elle se plaisait surtout à seconder son père dans les oeuvres de charité qu'il patronnait comme membre de la Société de Saint-Vincent de Paul; elle confectionnait des vêtements pour les pauvres, des petits trousseaux, des joujoux pour les arbres de Noël des salles d'asile; elle se prêtait à tout, travaillait en voyage comme à la maison, ne perdait jamais un instant, prenait même souvent sur son repos nécessaire.

On conçoit que cette âme se sentit attirée vers la vie religieuse; cependant notre bien chère Mère ne crut pas devoir parler de son désir à son père, le servit jusqu'à la fin, lui ferma les yeux.

Ce devoir de piété filiale accompli, la volonté d'entrer en religion s'affirma nette­ment à son âme, et c'est alors, ma Révérende Mère, qu'elle eut besoin de toute son énergie pour se soustraire à l'affection de sa pauvre mère, qui la suppliait de ne la point laisser à sa solitude. Rien ne put l'arrêter. Son choix était fait depuis long­temps; elle voulait le Carmel. L'aspect misérable de notre pauvre monastère avait attiré son attention et charmé son coeur épris de vie austère et cachée. Les suprêmes assauts qu'elle eut à supporter de la part de sa mère furent cruels. Celle-ci ayant en effet surpris un billet de sa fille disant à la Soeur Philomène de la Charité : « Venez consoler ma mère, je pars demain, » avait compris le secret. Elle représenta une dernière fois à sa fille qu'elle n'avait pas le droit de l'abandonner, que d'ailleurs sa mort était prochaine, qu'elle aurait bien peu à attendre.

La voix de Dieu fut plus forte que celle de la nature ; Mathilde fut invincible et n'hésita pas. Elle sut profiter de la visite de la chère Mère Philomène pour se dérober aux regards de sa mère et s'enfuit au Carmel, où elle arriva émue, mais heureuse d'avoir enfin trouvé le port. Ce fut un coup terrible pour la pauvre mère. Elle pro­testa qu'elle ne reverrait plus sa fille, Insensiblement cependant elle se relâcha sur sa détermination, finit par se résigner; et la meilleure consolation de sa vieillesse fut de venir causer des choses de Dieu avec sa fille, tant elle sentait bien que le coeur de celle-ci ne s'était jamais rétréci pour elle.

Ma Révérende Mère, nous étions au mois de mai, et la chère aspirante fut heureuse de faire son entrée sous les auspices de Notre-Dame du Mont Carmel. Elle fut reçue par notre vénérée Mère Raphaël de Saint-Césaire, de si douce mémoire, qui lui donna le nom de Soeur Thérèse de Saint-Augustin. Notre Mère Saint-Césaire comprit d'un coup d'oeil le travail à faire sur celle qui lui arrivait à trente-trois ans, avec toute l'énergie d'une forte volonté, tendue vers la plus haute perfection qu'elle prétendait conquérir à tout prix. Elle la plaça comme seconde à l'office de la sacristie, où l'aspi­rante se fit remarquer par son grand esprit de foi dans la préparation de tout ce qui servait au culte divin.

Elle était en effet d'une adresse et d'une activité extraordinaires pour les travaux manuels, savait tirer parti de tout. Elle aimait à préparer d'aimables surprises pour les fêtes de sa Mère Prieure; on était étonné comment elle suffisait à tant de choses sans jamais prendre sur ses exercices spirituels, auxquels elle était scrupuleuse­ment attachée. Notre chère Mère soutint les épreuves du noviciat avec une coura­geuse énergie ; son manque de mémoire lui attira souvent des réprimandes, même des menaces de renvoi : rien ne la rebutait. Toujours aimable et joyeuse, elle faisait le charme de nos récréations par ses reparties à propos, ses histoires pieuses; on pouvait dire qu'elle avait vraiment grâce pour récréer les autres. De peur d'attrister qui que ce soit, elle gardait le silence sur de très pénibles douleurs de névralgies dans la tête qui la firent toujours rudement souffrir, quoiqu'elle fut d'ailleurs d'une santé robuste. Un an de postulat parut bien long à notre chère Mère, qui disait sou­vent que son noviciat était fait depuis longtemps et importunait pour obtenir l'objet de ses désirs ; mais notre si regrettée Mère Saint-Césaire fut inflexible. Ce ne fut qu'après l'année révolue que Soeur Thérèse de Saint-Augustin eut le bonheur de revêtir les livrées de la Sainte Vierge au cours du mois consacré à Marie. Elle fit pro­fession l'année suivante en la fête de l'Exaltation de la sainte Croix. Notre-Seigneur, qui voulait l'associer à son état de victime, lui fit comprendre dès ce jour le prix de la Croix ; à partir de ce moment, toute sa vie sera marquée de ce sceau divin. Le dou­ble attrait qui se manifesta dès lors en elle fut celui de la vie intérieure et de la mortification. Dieu seul et la Croix! Que souvent, dans l'intimité d'une licence ou d'une récréation, nous avons admiré ce fond de piété envers Dieu dégagée de tout le sen­sible, cet esprit de détachement de tout le créé! Elle alimentait ces dispositions dans la lecture habituelle des oeuvres de notre sainte Mère et surtout de notre Père saint Jean de la Croix.

Cependant un événement grave allait changer la face de notre Communauté. Nous vivions heureuses sous la sage direction de notre vénérée Mère Saint-Césaire, sans souci du lendemain, quand cette Mère de tant d'expérience, si aimée, qui nous avait admise et reçu les voeux de la grande partie d'entre nous, fut rappelée à Dieu. Plus que toute autre, notre Mère Thérèse, sa dernière professe, fut profondément attristée. Je l'entends encore, après que notre pauvre Mère eut rendu le dernier soupir, mur­murer sous l'étreinte de sa douleur : « Prends ta croix, prends ta croix ! » Elle ne soupçonnait guère celle que la Providence allait lui imposer. En effet, aux élec­tions qui suivirent, quoiqu'elle fût la plus jeune des professes, elle fut élue Prieure. Nous retrouvions en elle une Mère dans toute la vérité du mot. Personne ne fut surpris de ce choix, excepté notre pauvre Mère, qui sentit dès lors tout le poids de la charge qui lui était imposée. Elle dut se résigner : mais que de larmes versées en secret pour accepter cette vie de préoccupations de tous genres si contraires à ses goûts. Cependant elle se confia pleinement en Dieu, et Dieu vint à son secours. Dès lors, notre bien-aimée Mère fit paraître plus que jamais les vertus qui l'ont toujours caractérisée. Ainsi, quelle n'était pas la foi vive qui la pénétrait en présence de Notre- Seigneur au saint Sacrement ! Elle en était absorbée au point de demeurer sans mouvement pendant des heures entières d'adoration : que de larmes encore elle a versées devant le tableau de la Sainte-Face, toute enflammée qu'elle était d'un ar­dent désir de réparation. Elle aurait voulu inspirer cette dévotion à toutes les per­sonnes qui l'approchaient, et elle eut l'heureuse pensée de placer la sainte image à plusieurs endroits du monastère, afin fin que nous puissions la vénérer et ne la perdre jamais de vue. C'est la même foi qui lui a toujours fait considérer dans nos vénérés Supérieurs l'autorité suprême de Dieu. C'est mue par ce même principe surnaturel qu'elle savait reconnaître, dans toutes les circonstances, dans tous les événements bons ou fâcheux, la volonté divine, et qu'elle nous répétait si souvent la maxime de notre Père saint Jean de la Croix: qu'on obtient autant qu'on espère.

Foi et confiance qui lui furent bien nécessaires pour reprendre les travaux de. notre monastère, commencés par notre chère Mère Saint-Césaire. Ce qui aurait été pour d'autres un obstacle fut pour elle un encouragement. La situation était difficile, il fallait faire face à des dépenses considérables, et elle n'avait plus pour toutes res­sources que les fonds de la Providence. Elle crut que ceux-ci ne lui manqueraient pas, pourvu qu'elle prît à coeur que tout fût disposé pour une parfaite régularité. Aussi que de peines pour surveiller les travaux et les faire exécuter, dans la mesure du pos­sible, selon qu'il est marqué au cérémonial.

Chacune se demandait, en voyant les murs s'élever : Lesquelles d'entre nous iront les habiter? Mais notre bien-aimée Mère, avec son gracieux sourire et son esprit de foi, de répondre : C'est défendu de mourir ici ; il est entendu, nous irons toutes. Le divin Maître devait sourire à ce commandement si expressif. Il parut en effet res­pecter cet ordre. Malgré toutes les appréhensions contraires, aucune ne manqua à l'obéissance en ce point. Toutes nous pûmes jouir du bonheur de notre Mère au beau jour de la prise de possession du nouveau monastère. Oui, elle avait hâte de nous voir dans une maison plus saine, plus favorable aux santés, plus régulière ; elle avait hâte de voir accompli le désir de nos anciennes Mères ; cependant ce qui lui tenait le plus au coeur, c'était bien de donner au Dieu de l'Eucharistie un temple plus digne de sa présence, où les saints mystères pussent être mieux suivis, où les offices et les cérémonies se fissent avec plus de convenance. Enfin elle vit ses voeux exaucés; le 23 juillet, en l'octave de Notre-Dame du Mont-Carmel, eut lieu la translation. Ce ne fut pas sans éprouver une vive émotion que nous quittâmes la pauvre maison qui avait reçu nos Mères fondatrices et abrité la communauté pendant près de quarante-cinq ans. Que de souvenirs nous y attachaient !....

Sa Grandeur ,Monseigneur ,notre vénéré archevêque, qui nous donne en toutes cir­constances des preuves de son paternel dévouement, vint bénir le nouveau monas­tère el après la cérémonie célébra la sainte messe dans ce sanctuaire, commencé depuis douze ans, sur les instances de Mgr Paulinier, alors archevêque de Be­sançon.

Je me sens impuissante, ma Révérende Mère, à vous peindre le bonheur de notre bonne Mère, elle était transfigurée et semblait ne plus toucher à la terre. En vraie fille de la sainte Église, elle ne rêvait plus que de voir la chapelle recevoir le sceau de la consécration solennelle, elle voulait que son oeuvre fût complète. Deux ans après notre installation elle eut cette immense consolation. Sa Grandeur voulut bien accéder à cet humble désir et fixa la cérémonie an 14 octobre. Un nombreux clergé el beaucoup de fidèles assistaient à cette solennité. Ce jour vraiment mémorable pour nous fut suivi d'un Triduum solennel obtenu sur les instances de notre bien chère Mère, en action de grâces de ce précieux privilège.

Ma Révérende Mère, que n'aurais-je pas à vous dire de son excessive charité ! Son amour pour Dieu n'eut jamais de bornes; elle le témoignait en toutes circonstances. Pour procurer le salut des âmes, sa piété se faisait ingénieuse. Elle savait multiplier ses intentions, et personne n'était oublié dans les demandes qu'elle adressait à Notre-Seigneur ; la sainte Église, le souverain pontife, nos supérieurs, les bienfaiteurs de la communauté, les chères âmes du purgatoire, les pécheurs, les missions etc., etc., rien n'échappait à son zèle et à sa charité. Quand elle eut perdu sa mère, toutes les familles de ses soeurs étaient devenues les siennes. Tout le monde semblait avoir une place de prédilection dans son coeur.

A combien de jeunes filles elle a procuré le bonheur de la vie religieuse! N'ayant plus de place à leur offrir, elle sollicitait leur admission dans d'autres communautés ; bon nombre lui doivent de faire partie de notre saint Ordre ; ce qui confirme la parole vraiment prophétique de son Directeur dans le sermon qu'il lui adressait pour la cérémonie de sa prise de voile. Ce saint prêtre, qui lui a été si constamment dévoué, lui disait: « Vous renoncez à une génération selon la nature, mais le divin Maître vous en réserve une autre selon la grâce qui vous dédommagera bien du sa­crifice que vous faites aujourd'hui. »

Et son esprit de mortification, notre bien digne Mère, jusqu'où ne l'a-t-elle pas poussé ! Permettez-moi de vous citer, ma Révérende Mère, quelques lignes d'un saint religieux qui l'avait connue dans ces dernières années. « Pour moi, dit-il, je garde de la vénérée défunte le souvenir le plus édifiant ! Si je ne me trompe, la note do­minante des dernières années de sa vie fut la sainte ténacité de sa volonté dans la poursuite de la perfection ; elle avait l'amour du devoir et remplissait le devoir par amour. Longtemps vous aurez comme présents sous vos yeux les exemples, les aus­térités, dont l'excessive persévérance témoigna en elle de ce que saint Paul appelle : la folie de la croix. Elle fut sans précaution, presque sans prudence pour ainsi dire, elle avait fait de la mortification comme l'élément de sa vie. »

Dans le monde comme dans le cloître, ce fut donc toujours le même besoin : celui de se faire souffrir. Pendant ses six années de priorat elle suit obtenir des permis­sions qu'elle interprétait dans le même but. Que de privations elle s'est imposées; jeûnes au pain et à l'eau, etc. ; veilles prolongées pour travailler et obtenir des aumônes à son cher Carmel, nuits entières passées au pied du tabernacle même dans la plus rigoureuse saison : on la trouvait transie, ne pouvant plus se relever. 'Voulait-on lui faire une observation, elle répondait souriante : « Mais je n'ai que ça pour me retrouver un peu près du bon Dieu, elle n'avait non plus jamais assez d'instruments de pénitence. Je vois encore sa réserve, lorsque après qu'elle fut déchargée elle nous montra ce qu'elle appelait son trésor, véritable arsenal de son invention pour se mortifier toujours davantage. Que de violences notre bien-aimée Mère a dû se faire pour paraître toujours égale au milieu des mille sollicitudes d'une charge remplie durant six années spécialement agitées. Elle savait cacher tout ce qui la préoccupait, ne voulant pas faire souffrir ses soeurs; elle nions apparaissait chaque jour plus joyeuse, faisant le charme de nos récréations comme par le passé. C'était une forme nouvelle de désir de souffrir. Un jour elle nous disait : Eh bien, si nous étions con­damnées à mort et qu'on nous donnât à choisir le genre de martyre, lequel préféreriez-vous ? Chacune d'exposer son choix ; celui de notre Mère fut d'être dévorée par les bêtes féroces ; je les vois déjà, ajoutait-elle, ce gros ours, ce tigre, se jeter sur moi, mettre leurs pattes sur mes épaules et me mettre en lambeaux.

Cependant, ma Révérende Mère, les six années du priorat de notre Mère étaient écoulées. Elle fit de pressantes instances auprès de Sa Grandeur et de M. notre su­périeur pour hâter le moment où, dégagée, elle pourrait retrouver la chère solitude après laquelle elle n'avait cessé de soupirer. Ses voeux ne furent exaucés qu'en partie, car elle dut accepter la charge de dépositaire. Elle sollicita aussitôt la permission d'une retraite de trente jours qui lui fut accordée. Que s'est-il passé entre Dieu et celle qui ne reculait devant aucun sacrifice? Nous voyons par ses notes que la grâce travailla très fortement cette âme ardente et la disposa au douloureux sacrifice que le divin Maître allait lui imposer.

Malgré qu'elle fût encore très fatiguée par les suites de l'influenza qu'elle avait portée debout sans accepter de soulagements, elle reprit la charge de dépositaire. Elle voulait faire son devoir et surtout continuer des mortifications qu'elle ne pouvait abandonner, disant que c'était sa vie. An mois de juillet de l'année dernière, notre chère Mère fut atteinte d'une attaque de paralysie. Nous fîmes aussitôt prévenir le médecin parfaitement bon qui nous prodigue en toutes circonstances et depuis quarante ans le dévouement le plus désintéressé. Pour nous aider à acquitter notre dette de reconnaissance, nous nous permettons, ma Révérende Mère, de le recom­mander à vos ferventes prières ainsi que sa pieuse famille. On s'empressa de rendre à notre bonne Mère tous les secours que réclamait son état ; elle conservait la parole, mais le côté gauche demeura paralysé. A force de précautions et ménagements, elle se remit un peu et put encore se rendre aux actes de communauté, aidée de sa chère et dévouée infirmière. Au mois de septembre suivant, sans qu'elle parut plus mal, elle demanda avec instance l'extrême-onction, car, disait-elle, on ne sait pas ce qui peut arriver. Elle craignait toujours de mourir sans sacrements : mais elle était surtout vivement impressionnée par la persuasion que le divin Maître avait accepté le sacri­fice de sa vie. La grâce sollicitée lui fut accordée, Notre-Seigneur la lui ménageait en pleine connaissance pour la consolation et la purification de la chère victime que sa main miséricordieuse allait immoler dans un long et douloureux martyre. Notre bien chère Mère continua de se rendre, non sans peine, à la récréation, elle passait une partie de ses journées au choeur, au pied du saint Sacrement, d'où l'on ne la retirait jamais sans lui faire violence, bien que le froid lui fût fort contraire. Plu­sieurs mois s'écoulèrent, lorsque au mois de mai dernier survinrent plusieurs petites attaques; elle devint complètement percluse, on la portait chaque matin à la grille pour la sainte communion. Puis le mal ayant fait des progrès, elle fut privée de cette précieuse faveur.

Et qui pourrait exprimer, ma Révérende Mère, ce que dut souffrir notre pauvre Mère pendant ces longs mois, elle qui avait toujours été si active ! Néanmoins elle était toujours souriante, ne se plaignait de rien que de donner trop de peine. Peu à peu la difficulté de s'exprimer augmenta, les remèdes les plus puissants n'apportaient aucune amélioration. M. le docteur était très étonné, avouait n'avoir jamais vu pareil état. On dut en venir aux piqûres de morphine pour calmer les cris que lui arra­chait la force du mal, et, hélas! le mal ne cédait pas! Les tortures morales s'ajou­tèrent aux tortures physiques : la chère patiente se rendait bien compte de son état, comprenant toute sa triste position, sentant surtout les rudes privations de ne plus recevoir son Jésus! Elle ne pouvait plus se faire comprendre; cependant, par inter­valles, on parvenait à saisir ces expressions de douleur qu'elle répétait : « Oh ! c'est trop souffrir, c'est trop, mon Dieu! ce n'est plus vivre » ; mais se reprenant : « Non, mon Dieu, encore plus, encore plus! »

La victime se consumait lentement. Tout donnait à présumer que cet état durerait longtemps encore; mais le divin Maître avait décidé de cueillir cette fleur du Carmel. Le 30 octobre, les cris cessèrent, et bientôt des plaies s'ouvrirent, la gangrène survint; nous comprîmes que ce ne serait plus long. Le vendredi suivant, oui, son cher vendredi, qui a toujours été marqué pour elle d'un trait de la croix de Jésus, notre bien chère Mère tomba dans une grande prostration. Nous fîmes de nouveau prévenir M. le docteur, qui vint aussitôt. Il vit le danger de notre chère malade et nous conseilla de la faire administrer sans retard. Nous nous empressâmes de prévenir M. l'aumônier. M. notre supérieur, prévenu le premier de la position de notre pauvre malade, vint en toute hâte lui apporter sa paternelle bénédiction, ses précieux encouragements et ses recommandations pour la communauté ; elle entendit encore ses premières paroles, y répondit par un léger sourire, mais ne le reconnut pas, la prostration était profonde. M. notre supérieur, pria un instant et se retira. A trois heures, M. l'aumônier entra pour l'extrême-onction sans espoir de la pouvoir communier; elle revint un peu à elle pendant les prières de la cérémonie. A cinq heures, M. l'aumônier, dont le dévouement sans bornes et tout à fait désintéressé pour la communauté, se met à notre disposition pour tout, voulut bien revenir avec le saint ciboire bénir notre chère malade, et fit avec nous les prières de la recommandation de l'âme telles qu'elles sont dans le manuel; nous fûmes profondément touchées de cette paternelle attention.

La nuit fut calme, le lendemain elle paraissait mieux, moins absorbée; elle s'unit à nous dans les prières que nous lui suggérâmes. A midi, nous la trouvâmes sou­riante et récitant l'Angelus. La voyant si bien, nous lui proposâmes la sainte communion et elle, dans une exclamation de joie, de nous répondre : « Oh ! oui, ma Mère, avec bonheur, avec bonheur! » Nous fîmes bien vite prévenir M. l'aumônier, qui lui apporta son Jésus dont elle était si saintement avide. Quelle expression de bonheur, de douce joie sur sa figure lorsqu'elle vit arriver Celui qu'elle avait tant aimé! Nous étions si heureuses d'avoir pu procurer cette faveur à notre bien-aimée Mère, que nous oubliâmes un instant la triste perspective que nous ne l'aurions plus longtemps. Elle souffrit un vrai martyre pendant quatre jours, son corps sans mou­vement ne reposait plus que sur des plaies; on devait continuer les douloureux pansements, nous tenions à être présentes. Jamais sa patience ne se démentit. Nous pourrions dire qu'elle endurait ces cruelles tortures le sourire sur les lèvres. Si une légère plainte lui échappait : « Vous souffrez beaucoup, n'est-ce pas? — Oh! c'est inexprimable, » disait-elle, mais un instant après, se reprenant : « Oh ! qu'est-ce que c'est que ça ! » Nous profitions de ces instants pour lui suggérer de pieuses pensées, répéter avec elle ses chères aspirations, ses invocations à la Sainte-Face; comme elle était heureuse lorsque nous lui parlions du ciel, de voir le bon Dieu!

Bien des grâces lui furent accordées dans ces derniers jours. Son ancien directeur, et notre confesseur extraordinaire, un révérend Père jésuite, vinrent successivement lui apporter leur bénédictions et leurs encouragements. M. notre aumônier, qui est aussi notre confesseur ordinaire, voulut bien venir tous les jours lui renouveler la sainte absolution. A sa visite du mercredi, notre Mère, qui s'était toujours unie à nous dans les prières, s'affaissa davantage, la respiration était devenue plus lente. Notre Père nous dit : C'est l'agonie, il ne faut plus cesser de prier. Nous réunîmes aussitôt la communauté pour réciter les prières. Nous ne la quittions plus. Vers le soir, craignant qu'elle ne passât pas la nuit, nous fîmes de nouveau appeler M. l'au­mônier, qui vit bien qu'elle n'irait pas longtemps. Obligé de rentrer, il nous promit de revenir à dix heures.

Ma Révérende Mère, nous ne pouvions nous éloigner de ce lit de douleur; il fallut pourtant que la communauté se rendît à matines, nous restâmes avec l'infirmière et les soeurs du voile blanc. M. l'aumônier, dans sa grande bonté et son infatigable dévouement, revint et pria longtemps avec nous, lui renouvela les prières du manuel et donna une dernière absolution à notre bien chère Mère et se retira, ne pouvant prévoir combien durerait encore cette agonie. Nous étions toutes réunies autour de ce lit d'agonie, souffrant une véritable passion. L'heure du sacrifice suprême n'était pas éloignée. La respiration de notre chère malade devenait plus lente ; vers deux heures, trois légers soupirs, que nous pûmes à peine saisir, nous dirent que c'était fini! L'âme de notre bien-aimée Mère nous avait quittées pour aller se réunir à son Dieu. C'était un jeudi ; Notre-Seigneur semblait la récompenser de tout ce qu'elle avait fait pour la réparation.

On craignit un moment de ne pouvoir l'exposer dans l'état où elle était, mais tout à coup toute odeur cessa, et notre bien chère Mère fut transportée au choeur, où elle paraissait souriante, doucement endormie. Elle y était cette nuit du jeudi au vendredi qu'elle avait l'habitude de passer en prières. Bon nombre de personnes vinrent la voir à la grille et s'en retournèrent frappées du reflet de bonheur, de béa­titude, qui paraissait sur ses traits.

Les obsèques, ne pouvant se remettre, eurent lieu le lendemain vendredi. M. l'au­mônier n'épargna rien pour la cérémonie. 11 voulut bien faire servir les superbes pa­rements et ornements qui lui appartiennent. Les obsèques avaient plutôt l'air d'un triomphe que d'une cérémonie funèbre, et de fait, c'était bien le triomphe et la déli­vrance de notre pauvre Mère. Ne pouvions-nous pas lui appliquer ces paroles que nous avions récitées dans l'office du glorieux saint Martin le jour même : « Oh ! la très sainte âme, qui n'a pas perdu la palme du martyre, quoique l'épée d'un persécuteur ne l'ait point enlevée de son corps. »

La messe d'enterrement fut célébrée par M. l'abbé Touchet, vicaire général et su­périeur de la communauté. La maîtrise de la métropole fit entendre les chants si beaux et si touchants de la sainte liturgie. Bon nombre d'ecclésiastiques étaient présents, notamment nos anciens aumôniers toujours dévoués en toutes circonstances ; plu­sieurs communautés étaient représentées. Les amis et connaissances de notre Mère et de la communauté remplissaient la chapelle; nous fûmes bien touchées de ces té­moignages de pieuse sympathie.

Ma Révérende Mère n'ayant pas la consolation de pouvoir garder nos chères défuntes, MM. nos aumôniers, pour lesquels notre bien chère Mère avait toujours eu une très grande estime, l'accompagnèrent jusqu'au cimetière; des religieuses, dévouées à la communauté, voulurent bien nous remplacer en cette douloureuse circonstance; plusieurs personnes amies lui ont aussi rendu ce dernier devoir. Au ciel notre bien-aimée Mère n'oubliera pas tous ces témoignages de bonté et de dévouement, sa reconnaissance sera éternelle; elle ne pourra non plus oublier les paroles de M. notre supérieur, sur son lit d'agonie, lui recommandant de prier pour nous, de nous obtenir l'esprit de prière, l'esprit de régularité, l'esprit de mortifica­tion, paroles qui nous resteront comme expression de la volonté de Dieu!

Nous nous permettons, ma Révérende Mère, de vous demander d'unir vos prières aux nôtres, afin de nous aider à acquitter nos dettes de reconnaissance envers nos bienfaiteurs spirituels et temporels. Un grand nombre de nos chers Carmels nous ayant témoigné leurs fraternelles sympathies à l'occasion de la maladie et de la mort de notre chère Mère, nous tenons à leur exprimer ici notre religieuse et profonde gratitude.

Quoique nous ayons la confiance que les vertus el les souffrances de notre bien- aimée Mère Thérèse de Saint-Augustin lui aient mérité un accueil favorable du souverain Juge, comme il faut être si pur pour entrer dans le ciel, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter, aux suffrages de l'ordre déjà demandés, par grâce, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du chemin de la Croix, celle des six Pater, des invocations à la Sainte-Face, aux saints patrons et à saint Jean de la Croix. Celle qui n'est plus vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons l'honneur d'être, au pied de la croix et en union de vos saintes prières.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante.

Soeur Marie-Thérèse. R. C. ind.

De notre monastère de l'Immaculée Conception et de notre Père Saint-Joseph, des Carmélites de Besançon, le 18 décembre 1892.

 

Un Carmel demande les suffrages de notre saint ordre pour une soeur défunte dont la mort ne sera pas annoncée par une circulaire.

 

Retour à la liste