Carmel

17 juin 1891 – Beaune

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ qui, au milieu du mois consacré à son Sacré-Coeur, vient de nouveau nous faire participer à son calice d'amertume en retirant des misères de l'exil pour l'introduire dans la joie de la Patrie, nous en avons la douce espérance, notre bien chère Soeur Jeanne- Barbe-Marie-Thérèse du Saint Coeur de Marie, doyenne de notre Commu­nauté, âgée de 78 ans, 6 mois, 11 jours, et de religion 46 ans et 5 mois.

 Aussitôt après sa mort nous avons trouvé dans ses papiers, un billet ainsi conçu : « Je supplie notre Révérende Mère de ne me faire de circulaire que pour réclamer les suffrages de l'Ordre, car il n'y a rien de bon à dire; je demande un Magnificat en action de grâce de ma vocation, un Miserere et 3 fois Domine miserere super ista peccatrice, pour demander pardon au Bon Dieu de toutes mes infidélités. Je désire que l'argent qui serait pour une circulaire soit pour faire dire des Messes pour les âmes du purgatoire. »

 Nous respectons cette intention tout en regrettant de ne pouvoir vous donner d'amples détails sur cette longue carrière religieuse, si édifiante et si remplie de mérites ; mais Celui qui a vu et compté tous ses sacrifices saura bien un jour révéler ce que son humilité nous oblige à tenir caché.

Sa vie peut se résumer en deux mots : vie de dévouement, vie de mortifica­tion. Sa vie de dévouement commença dès son enfance, lorsqu'elle offrit à son père de remplacer son unique frère dans le travail des champs, ce que sa forte santé lui permit d'exécuter, afin que ce cher frère put suivre sa vocation et devenir un ministre des autels ; depuis quelques années déjà ce digne prêtre de notre diocèse est allé au Ciel recevoir la récompense de son zèle sacerdotal. Cette circonstance fit que notre chère Soeur entra un peu tard en religion, elle y continua sa vie de dévouement en rendant de grands services à notre Commu­nauté, surtout à l'office des pains d'autel où elle travailla pendant plus de 30 ans, sans tenir compte de la fatigue qu'elle en ressentait, mais faisant cet ouvrage avec esprit de foi et de prière.

Sa vie de mortification n'était pas moins remarquable ; que de veilles, que de prières, que de pénitences ne s'est-elle pas imposées pour procurer la gloire de Dieu et obtenir de saints prêtres à son Église. La conversion des pécheurs et la délivrance des âmes du purgatoire étaient aussi l'objet de son zèle et de sa ferveur.

 Nous ne tairons pas non plus son esprit de silence, de recueillement et de prière ; elle observait à la lettre de ne pas dire trois paroles où deux suffisent ; que dire de sa profonde humilité ? Si ce n'est qu'on pouvait bien sans crainte la reprendre, à temps et à contretemps, car on était sûr que tout serait reçu avec reconnaissance. Quant à son esprit de pauvreté, elle l'a porté si loin qu'on peut l'égaler à celui de Saint François d'Assise.

Depuis quelques mois, notre bonne Soeur s'affaiblissait ; cependant sa robuste constitution lui permettait de continuer à observe notre sainte règle, mais enfin, il fut nécessaire de lui faire accepter quelques soulagements, et nous espérions, par là, la conserver longtemps encore pour notre édification. Le 25 mai dernier elle fut atteinte de vomissements de bile réitérés qui mirent sa vie en danger et le jour même elle se confessa et reçut l'Extrême-Onction, le Saint Viatique ne pouvant lui être apporté; mais 3 jours après, les vomissements étant calmés, on put sans crainte lui apporter Notre Seigneur, ce fut seulement alors que nous la transportâmes à l'infirmerie. Le mieux se continua, elle put se rendre ensuite plusieurs fois au Choeur pour la Sainte Communion et, Dimanche, veille de sa mort, elle eut encore ce bonheur; nous étions loin de prévoir alors que c'était la dernière visite de son Céleste Époux : elle fut très gaie toute la journée, reçut avec grande affection les visites de nos jeunes soeurs et les encoura­gea à persévérer dans leur sainte vocation; la nuit fut bien meilleure que les précédentes et lundi elle se leva comme d'habitude, aida à s'habiller, puis quelques instants après elle prit une faiblesse et l'infirmière nous appela précipitamment. La voyant à son dernier moment, nous n'eûmes que le temps d'allu­mer le cierge bénit, de lui jeter de l'eau bénite et de faire quelques invocations, mais déjà elle avait paru devant son Jésus qu'elle avait tant aimé et si fidèlement servi.

La vie si régulière et si fervente de notre chère Soeur du Coeur de Marie nous donne la ferme confiance qu'elle a reçu un accueil favorable du souverain Juge, mais comme il faut être si pur pour être admis de suite au séjour des Elus, nous vous prions, ma Révérende Mère, de bien vouloir lui faire rendre au plus tòt les suffrages de Notre Saint Ordre, par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une Journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis et des six Pater, les prières qu'elle a demandées elle-même et celles que votre piété vous suggérera ; elle en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix et dans le Sacré-Coeur de Jésus.

Ma Révérende Mère,

 Votre très humble Soeur et Servante Soeur

Marie de Saint-Pierre

R. C. I.

De notre Monastère de la Sainte-Enfance de Jésus et de Saint Etienne, 1er Martyr, des Carmélites de Beaune, ce 17 juin 1891

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