Carmel

17 janvier 1890 – Arles

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humbles saluts en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

 

Pendant l'octave de l'Epiphanie, le bon Dieu a imposé à nos coeurs un très douloureux sacrifice, en appelant à Lui notre bien-aimée soeur Marthe-Marie-Thérèse-Antoinette du Saint-Esprit, professe de notre Communauté, dans la soixantième année de son âge et la trente-troi­sième de son entrée en religion.

Notre chère et bien regrettée soeur naquit à Château-Renard, petite ville de nos envi­rons, de parents honnêtes et vertueux. Son père avait un frère prêtre, sujet distingué par ses talents non moins que par sa piété. Une mort prématurée l'enleva à la vénération qui l'entourait. « Il priait pour moi, disait ma soeur Antoinette, c'est lui qui m'a obtenu la vocation reli­gieuse, à laquelle je songeais d'autant moins que je ne m'en faisais pas une idée. »

Autant cette chère soeur était attachée à ses parents et au projet qu'elle avait formé de se dévouer pour eux jusqu'à la fin de leur vie, autant elle fut généreuse lorsque l'appel du Seigneur se fit entendre. Pour les faire consentir à ce sacrifice, elle n'eut recours qu'à des moyens surnaturels. «A l'ombre du cloître, leur disait-elle, je prierai pour le salut de vos âmes, cela vous sera bien autrement avantageux que tous les services matériels que vous atten­dez de moi.» Une de ses cousines germaines, qui édifie encore notre cher Carmel d'Oullins, l'avait devancée parmi nous. Ce fut elle qui guida les premiers pas de la chère postulante.

Ma soeur Antoinette du Saint-Esprit apportait en religion une droiture d'esprit extraor­dinaire, un coeur des plus dociles et une âme pleine de foi. Son premier soin fut de prévenir nos Mères contre les aspérités de son caractère : tout en elle était à former, c'était sa conviction profonde. « Je ne sais rien, disait-elle, je vous devrai tout ; m'apprendre mon devoir, m'avertir de mes fautes, sera toujours m'obliger, soyez-en sûres. »

Nous ne saurions dire assez, ma Révérende Mère, à quel point elle tint parole. Avec elle il n'y avait pas à hésiter ; jamais un reproche ne blessa son amour-propre ; toujours, au contraire, l'humiliation comme un trait du Ciel fit jaillir de son âme la plus douce effusion de reconnaissance.

Nous pouvions mettre à contribution son généreux dévouement avec la même liberté. Elle aimait tant la sainte obéissance! Parler des avantages et de la douceur de cette vertu, de la paix que donne la promptitude à se rendre aveuglément à ses ordres était pour elle un bonheur qui se trahissait chaque fois par un tressaillement qu'elle ne savait pas maîtriser. Ce qu'elle était en principe, bien mieux encore la retrouvions-nous en pratique. Dans les travaux communs, le lot le plus pénible était toujours celui de son choix.

Chargée du jardin, que de fois, afin de diminuer des dépenses onéreuses à notre pauvre­té, elle faisait en grande partie le travail du jardinier ! ce qui ne l'empêchait point de se tenir constamment à notre disposition, pour aider celles de nos soeurs qui ne pouvaient suffire à leurs emplois-

Elle fut successivement portière, robière et enfin chargée delà fabrication des pains d'au­tel, à laquelle elle s'occupait encore huit jours avant sa mort. Ce dernier office lui fut cher entre tous, sa douce piété y trouvait un aliment toujours nouveau.

Elle n'avait pas été moins édifiante dans les précédents. Portière, elle faisait beaucoup de bien à nos chères soeurs tourières, soit par sa sollicitude pour leur santé, soit en leur communiquant ses secrets de vie intérieure, qui n'étaient pas ceux d une âme ordinaire.

Lorsqu'on la rencontrait dans les lieux réguliers, sa démarche religieuse, ses yeux bais­sés, tout en sa personne annonçait une âme pénétrée de la présence de Dieu. Jalouse de sa perfection non moins qu'attachée à ses devoirs envers la Communauté, ma soeur Antoinette con­sacrait à la prière tout le temps dont elle pouvait librement disposer. Le dimanche et les jours de fête, elle passait de longues heures au choeur, à genoux devant la grande grille, sa place de prédilection, afin de se trouver plus près du Tabernacle. A moins que l'obéissance ne l'appelât ailleurs, elle ne s'en éloignait un peu que pour réciter l'office des Morts et faire le Chemin de la Croix. Elle consacrait près d'une heure à ce dernier exercice, qu'elle faisait entre Complies et Matines, pendant la semaine.

Jésus Eucharistie l'attirait suavement, elle allait à Lui par Marie, qu'elle aimait comme une tendre mère, faisant tout en union avec Elle et honorant toutes ses fêtes d'un culte spécial...Son désir de rester cachée l'eût portée à garderie silence pendant nos récréations, mais elle se surmontait par devoir et savait se rendre agréable surtout quand nous parlions perfection.

Lui demandait-on le secret de sa vocation ? « Rappelez-vous, répondait-elle, le passage du saint Évangile où il est dit qu'un grand festin étant préparé et aucun des invités ne voulant se rendre, le père de famille dit à ses serviteurs : Allez dans les chemins et le long des haies, et contraignez les gens d'entrer. Eh bien, c'est parmi ceux-là que le bon Dieu rencontra mon âme. »

L'esprit de foi était pour ma soeur Antoinette comme une mine d'or où elle augmentait chaque jour sa fortune spirituelle. Il fut grand envers les Mères Prieures qui se succédèrent à la tête de la Communauté. Comme elle ne voyait que Dieu dans l'autorité, elle eut pour toutes la même ouverture de coeur, la même confiance et le plus filial dévouement.

Pendant ces dernières années, comprenant mieux la doctrine de Notre Père saint Jean de la Croix qu'elle avait toujours goûtée, elle ne tarissait pas en parlant du bonheur qu'elle éprou­vait de voir Dieu dans les événements, dans les personnes et les choses.

Inutile, ma Révérende Mère, que nous insistions davantage sur les grandes vertus de notre bien-aimée soeur; quatre mots les résument toutes : c'était une âme qui ne savait rien refuser à Jésus.

Favorisée d'une bonne santé, forte et de très grande taille, elle était un pilier d'obser­vance sur lequel nous pouvions nous reposer en toute occasion.                    

Elle tenait parmi nous une si large place que nous ressentons vivement le vide qu'elle nous fait.

Détachée de tout ce qui passe, ma soeur Antoinette du Saint-Esprit soupirait après le jour où commencerait pour son âme l'éternelle union avec Dieu.

 

Elle n'osait pas l'attendre de sitôt, mais l'Époux divin allait devancer ses désirs. Elle tomba malade, et dès le second jour, son état était si grave que nous n'hésitâmes pas à l'en prévenir. "Oh! répondit-elle, que je serai heureuse d'aller voir Jésus! tous les jours après la communion je lui dis: Vous êtes tout à moi, je veux être toute vôtre. Je vais donc le lui redire bien mieux en ce moment, me reposant comme une Enfant dans les bras de sa Miséricorde." Trois jours après elle recevait, avec grande dévotion, les derniers sacrements, et le lendemain 10 janvier, au premier coup de Matines, elle rendait son âme à Dieu, pendant qu'avec quatre de nos soeurs nous réitérions auprès d'elle les prières de l'agonie, que la Communauté avait terminées à l'heure de Complies. Son dernier soupir, com­me un reflet du calme de sa vie, fut si doux que nous ne pouvions pas croire que tout était fini pour elle ici-bas.

Notre Seigneur, qui l'a reçue à l'heure où, tous les jours, elle lui offrait ses ferventes prières pour la conversion des pécheurs et pour les âmes du Purgatoire, se sera montré à elle plein de miséricorde et de bonté, nous en avons la douce confiance. Toutefois, les secrets de son jugement nous étant cachés, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt à cette bien-aimée soeur les suffrages de notre saint Ordre, comme elle les rendait elle-même avec la plus grande exactitude et très largement à toutes vos chères défuntes. Veuillez aussi lui faire appliquer, par grâce, une communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater et tout ce que votre fraternelle charité vous inspirera. Du haut du Ciel elle vous en sera très reconnaissante, comme nous le serons nous-même, qui avons l'honneur d'être, avec le plus profond respect.

Ma Révérende et très honorée Mère,

De votre Révérence,

 

La Très Humble Servante et toute dévouée,

S' Anne de Jésus

CDIP

De notre Monastère du Très Saint-Coeur de Marie, sous la protection de notre Père Saint-Joseph et de notre Mère Sainte-Thérèse des Carmélites d'Arles, ce 17 Janvier 1890.

           

Arles, imp. C.-M. Jouve    

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