Carmel

17 avril 1890 – Troyes bis

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

C'est en embrassant avec une humble soumission la Croix, qu'il a plu à Dieu de nous imposer, que nous venons vous demander encore les suffrages de notre saint Ordre, pour le repos de l'âme de notre chère Soeur Caroline, Isabelle des Anges, professe de notre Communauté, âgée de soixante-sept ans six mois, et de religion quarante ans quatre mois.

 Née à Riel-les-Eaux, au diocèse de Dijon, notre regrettée Soeur, puisa dans les exemples et les leçons de son digne Père et de sa bonne Mère, tous deux chrétiens pratiquants, le germe de la solide piété, dont,elle ne s'est jamais démentie; l'avant-dernière des quatre filles, qui furent toujours la consolation de ses honorables parents, Caroline montra dès son bas âge, un attrait marqué pour tout ce qui touchait le culte divin; un goût particulier pour s'occuper du soin de l'Eglise de son village; parer les autels, spécialement celui de la Très Sainte Vierge, à laquelle son coeur d'enfant avait déjà une tendre dévotion, étaient ses plus doux délassements, l'objet de ses désirs. Ces heureuses dispositions qui n'échappèrent pas au zélé Curé de la paroisse, lui méritèrent le privilège d'en être choisie pour sacristine ; Caroline reçut avec bonheur la pieuse mission qui lui était confiée, et s'en acquitta avec une exactitude persévérante jusqu'à son entrée en religion. Elle trouvait avec ses soeurs au foyer domestique, les joies pures de la famille qui sait rendre à Dieu ce qui lui appartient, en s'acquittant avec la même fidélité de ses devoirs envers le prochain; aussi tous jouissaient de l'estime générale ! Mais hélas ! la félicité d'ici-bas, n'est jamais que de courte durée ! la mort, en frappant l'excellente mère, laissa quatre orphelines, dont l'aînée seule était établie.  Secondé par ses enfants, le Père désolé pût continuer de faire valoir son bien ; un peu plus tard, sa seconde fille fût mariée à un honnête cultivateur.

 Caroline, âgée de quatorze ans, restait avec sa plus jeune soeur à la maison paternelle, qu'elle dirigeait, guidée par les conseils de son bon Père. Le douloureux et premier deuil était adouci, sans être oublié, lorsque Dieu, dont les desseins sont adorables, lors même qu'il nous frappe avec une apparente rigueur, rappela à Lui le chef de la famille ; Caroline et sa Soeur furent accueillies par l'aînée et son mari, qui eurent pour les deux Orphelines les soins et les attentions des Père et Mère les plus dévoués. Plusieurs années s'écoulèrent pendant lesquelles la plus jeune s'établit, tandis que Caroline, se sentant appelée à la vie religieuse, s'appliquait avec une ferveur toujours croissante, à remplir ses devoirs de chrétienne. Sa conduite édifiante lui attirait l'estime de tous, avec une sorte de considération dans le village; elle en profitait pour porter au bien les jeunes filles qui recherchaient son affection.

Le vénérable Curé, auquel le Père mourant, avait instamment recommandé ses chères enfants, répondit à ses pieux désirs, en surveillant avec vigilance et charité, les orphelines qui surent apprécier les sollicitudes de leur pieux pasteur, et l'en dédommager par leur sage conduite.

 Caroline venait d'atteindre sa vingt-sixième année ; il était temps de prendre une détermination décisive; elle voulait être religieuse, mais ne savait encore sur quelle Communauté fixer son choix. Une vertueuse Dame, propriétaire du château situé près de son village, lui portait le plus bienveillant intérêt ; confidente de son attrait, elle lui fit l'offre de la conduire dans différentes maisons, afin qu'elle pût voir et se décider d'après les renseignements qui lui seraient donnés ; la proposition fut acceptée avec reconnaissance; une première démarche dans la ville la plus rapprochée, n'eût aucun résultat ; alors la charitable châtelaine qui habitait Troyes une partie de l'année, l'engagea à venir y passer quelques jours, avec la promesse de lui faire voir toutes les Communautés. La nouvelle aspirante se rendit à ce conseil, et parcourut en effet notre cité, pour chercher à découvrir le pieux asile où Dieu la voulait ; déjà elle avait visité quelques maisons religieuses, mais aucune n'avait parlé à son coeur ; lorsque arrivée à notre monastère, elle comprit que ce devait être là le lieu de son repos ; heureuse de voir ses hésitations dissipées, la future postulante se présenta, reçut un accueil favorable de notre Révérende et vénérée Mère Constance de pieuse mémoire et se hâta de faire ses préparatifs pour son entrée qui eût lieu peu de temps après.

Sa bonne conduite, son dévouement à sa nouvelle famille que sa santé secondait et plus encore sa piété, lui obtinrent la grâce du saint habit au temps ordinaire. Son noviciat s'écoula dans une vie simple, soumise et uniforme, se prêtant à tout, employant sans ménagement les forces que Dieu lui donnait au service de la Communauté, qui, satisfaite de ses efforts persévérants, l'admit à la Sainte Profession, un an et peu de mois après sa prise d'habit.

Au comble de ses voeux en se voyant pour jamais consacrée à notre divin Sauveur, notre chère Soeur Isabelle des Anges s'adonna, avec une ferveur plus grande encore, à l'accomplissement des saintes obligations qu'elle venait de contracter, en redoublant d'ardeur pour prouver sa reconnaissance à toutes ses Mères et Soeurs qu'elle vénérait autant qu'elle en était aimée.

Employée successivement au jardin où ses forces la rendaient très utile, à la provisoirerie, à l'infirmerie et au tour, notre bonne Soeur se montra partout pieuse, pleine de respect, de confiance, de simplicité et d'abandon envers ses Mères Prieures qui n'eurent toutes qu'à se louer de ses procédés à leur égard.

Une piété sincère avec une dévotion particulière envers la très Sainte Vierge, se firent toujours remarquer dans notre chère Défunte ; c'est, nous n'en douions pas, en récompense de son amour filial, que cette divine Mère lui a obtenu les grâces nombreuses qui lui ont été accordées pendant ses dernières années ; faveurs signalées qui portaient nos Mères à l'appeler souvent : « L'enfant gâtée du bon Jésus et de sa sainte Mère. »

Il y a dix ans, qu'assistant une de nos Soeurs à l'agonie, et lui donnant ses commissions pour le ciel, la pieuse mourante lui répondit : Oui, ma bonne Soeur Isabelle, je demanderai bien pour vous à Notre Seigneur telle et telle grâce, puis elle rendit le dernier soupir !
Chose remarquable ; le soir même des obsèques de la défunte, notre regrettée Soeur eût une première attaque qui la priva complètement de la mémoire, en lui ôtant en même temps, tout ce qui pouvait en elle lui être désormais une occasion d'imperfections ou donner aux autres quelque sujet de peine ou de déplaisir, tandis que tout le bon lui était laissé.

 Frappée si promptement de ce coup imprévu, la malade se remit néanmoins, mais demeura dans l'impuissance de suivre tous les exercices du Choeur et de réciter en commun tout le saint Office. Elle accepta cette dure privation avec une entière soumission à la sainte volonté de Dieu, et suppléait aux parties du Bréviaire qu'elle n'avait pu dire au choeur, par un certain nombre de Pater et A'Ave qui lui avaient été indiqués, et se rendait avec une exactitude des plus édifiantes aux Actes de Communauté, même aux Matines, autant de fois que la sainte Obéissance le lui permettait. Nous la voyions toujours le Chapelet à la main dans les moments qu'elle ne pouvait employer à rendre de charitables services qu'elle ne refusait jamais. C'était lui faire un vrai plaisir de réclamer d'elle ce qui était en son pouvoir.
Telle fut, pendant les années qui suivirent l'attaque dont nous vous avons parlé, ma Révérende Mère, la conduite vraiment religieuse de notre bien-aimée Soeur que nous espérions pouvoir conserver encore, en lui prodiguant les soins que réclamait sa santé affaiblie. Sans doute la mesure de ses mérites était remplie et Dieu voulait les couronner.

 La veille de la mort de notre bonne Soeur Anastase, ma Soeur Isabelle s'était confessée, avait communié le lendemain et fait immédiatement après la Sainte Messe, les petits travaux dont elle s'occupait chaque jour avec le plus grand soin, lorsqu'elle fut appelée au parloir ; elle s'y rendit avec sa docilité ordinaire, accompagnée d'une de nos Soeurs ; l'heure du dîner sonnant, toutes deux le quittèrent pour aller à l'examen. Notre chère Soeur Isabelle, après avoir porté son ouvrage à la salle de récréation, se dirigea vers un escalier pour aller, nous le supposons, prendre quelque chose dans sa cellule : elle en avait à peine franchi quelques marches qu'elle tomba sans mouvement ! celle d'entre nous qui l'avait suivie au parloir et lavait ses mains tout près, au bruit de la chute, s'élance pour la relever, mais impossible !
Elle appelle du secours; nous arrivons plusieurs pour l'aider, et dans un saisissement inexprimable, nous avons la douleur de constater que notre bien-aimée Soeur vient d'être frappée d'une attaque d'apoplexie foudroyante qui ne lui a pas laissé le temps de nous donner le plus léger signe de vie !

Pendant que notre Révérende Mère s'empressait avec nous de prodiguer ses soins à la victime que Dieu venait de choisir et que l'infirmière accourait à la nouvelle de l'accident, notre regrettée Soeur Anastase rendait le dernier soupir assistée de trois de nos Soeurs restées auprès d'elle. Absolument au même moment, toutes deux paraissaient au Tribunal du Souverain Juge !

Inutile de vous dire, ma Révérende Mère, nos pénibles impressions pendant et après cette scène doublement douloureuse, que le coeur peut comprendre mais que la plume ne saurait décrire.

Toutefois, nous voyons dons la mort subite de notre bonne Soeur Isabelle, qui redoutait excessivement cette dernière heure, une miséricorde de Dieu toute particulière qui lui a épargné les frayeurs qu'elle aurait éprouvées sans doute si elle avait pu prévoir sa fin prochaine.

 C'est en répétant au pied de la Croix le Fiat du Jardin des Oliviers, que nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages de notre Saint Ordre, pour le repos de l'âme de notre chère Soeur Isabelle des Anges, une Journée de bonnes Œuvres, une Communion de votre Sainte Communauté, le Chemin de la Croix et quelques Invocations aux Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie, dans l'amour desquels nous sommes,
Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et Servante,
SŒUR MARIE-CONSTANCE DE L'ENFANT-JÉSUS.

R. C. ind.

De notre Monastère de Notre-Dame de Pitié des Carmélites de Troyes, le 17 avril 1890.

 

Imp. Brunard. rue Urbain IV, 85. — Troyes

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