Carmel

16 septembre 1892 – Gravigny

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui le jour même de la Nativité de sa très sainte Mère nous demandait pour la quatrième fois depuis huit mois, et de la manière la plus foudroyante et la plus pénible, le sacrifice toujours douloureux de la séparation par la mort. Notre chère Soeur Florence-Radegonde-Marie-Thérèse de Saint-Joseph qui vient de nous être enlevée en quelques heures était la doyenne de nos soeurs du voile blanc ; elle avait 63 ans, 3 mois et 19 jours, dont 41 ans et 11 mois de religion.

 

Un papier trouvé après sa mort nous prie de ne pas lui faire de circulaire, mais nous ne croyons pas devoir condescendre à ce désir de son humilité et persuadée qu'elle-même se soumettrait volontiers à notre décision, nous nous donnerons la consolation de vous redire en quelques lignes, ma Révérende Mère, la vie de notre chère Soeur et les souvenirs pleins d'édification que ses vertus ont laissés parmi nous.

Ma Soeur Saint-Joseph naquit dans le diocèse de Poitiers, et y demeura jusqu'à son entrée dans notre Monastère, qui était encore à cette époque fixé à Pont-Audemer. Nul détail sur sa vie dans le monde ne nous est parvenu, car notre bonne Soeur aimait trop rester cachée pour nous entretenir de son passé.

Dès le début de sa vie religieuse, elle se fit remarquer par son extrême mortification, son humilité, son mépris d'elle-même. Levée en toute saison avant trois heures du matin, elle allait d'abord puiser près de Notre Seigneur la force dont elle avait besoin pour soutenir la lutte effrayante et continuelle qu'elle avait déclarée à son pauvre corps. Cependant, les dernières années surtout, ses oraisons ne lui apportaient aucune consolation, et le temps qu'elle restait au choeur se passait ordinairement dans une lourde et pénible somnolence, mais à son visage, à son maintien, on sentait qu'elle était pénétrée de la présence de Dieu, et qu'elle se nourrissait près de Lui des plus solides pensées de la foi. Hors le temps qu'elle passait au choeur, ma Soeur Saint-Joseph se dépensait tout entière à la cuisine, au soin des vaches, aux lessives, à cuire le pain de la Communauté, enfin, choisissant toujours pour elle les travaux les plus durs et les plus pénibles, sans jamais s'accorder le moindre repos, et ne prenant pour nourriture que les mets les plus rebutants.

Pendant plusieurs années, on avait adjoint à ces travaux le soin des malades, entre autres, celui d'une Soeur âgée, très infirme, envers laquelle elle exerça toujours une remarquable douceur, une inaltérable patience malgré sa nature vive et bouillante.

Il y a une vingtaine d'années, notre chère Soeur fut atteinte d'un rhumatisme articulaire qui depuis ne cessa de la faire souffrir, et, d'une manière lente, mais continue, déforma tout son corps, de telle sorte que sa taille était considérablement diminuée, et qu'elle ne marchait plus que sur ses chevilles et au prix de souffrances connues de Dieu seul.

Une autre épreuve était encore réservée à notre chère Soeur Saint-Joseph. La plupart de nos monastères ont connu et doivent encore se rappeler les détails de l'événement qui, le 21 novembre 1883, jetait l'alarme dans notre pauvre Communauté. Deux malfaiteurs ayant escaladé nos murs, et rencontré à la buanderie une jeune soeur du voile blanc alors novice, la retinrent une demi-heure, la sommant de leur dire où ils trouveraient de l'argent, et la menaçant de mort si elle tentait de s'échapper. Ma Soeur Saint-Joseph ne voyant pas revenir sa compagne, en conçut bientôt de l'inquiétude, et voulut se rendre elle-même à la buanderie. Mais avant qu'elle y fût arrivée, les deux hommes en sortirent et l'un d'eux lui asséna sur la tête un coup de bâton qui la renversa à terre, puis, la croyant morte, ils l'abandonnèrent pour retourner cribler de coups de couteau leur première victime. Pendant ce temps, notre pauvre Soeur, réunissant toutes ses forces, se relevait et rentrait à la Communauté pour y répandre l'alarme. Sa vue seule nous rem­plit d'effroi ; le sang qui coulait de sa blessure inondait son visage et ses vêtements et lui donnait un aspect terrifiant. Le médecin, appelé en même temps que la justice, nous donna ce jour-là quelques inquiétudes sur son état ; mais le lendemain il nous rassura complètement et aussitôt notre chère Soeur alla reprendre à la cuisine sa vie de travail et de souffrance rendue plus pénible encore par cet accident qui avait forte­ment agi sur toute son organisation physique, et plus encore sur son esprit qui en resta longtemps très impressionné. Aux assises suivantes, nos deux soeurs durent comparaître au tribunal comme principaux témoins. Connaissant la timidité presque sauvage de notre Soeur Saint-Joseph, nous obtînmes du médecin un certificat, qui, en la déclarant trop infirme pour se déplacer, pouvait l'exempter de cette pénible obli­gation. Mais ne trouvant pas cette manière d'agir parfaitement conforme à la vérité, et voyant là un devoir à accomplir, elle se décida à suivre sa jeune compagne devant les juges dont elle s'attira le respect et l'intérêt par son air digne et religieux, par ses réponses calmes et précises, et par ses infirmités si pénibles et si vaillamment supportées.

A partir de cette époque, quoique la vie extérieure de notre chère Soeur Saint-Joseph fût toujours aussi austère et aussi active, quoiqu'on ne l'entendit jamais se plaindre, on voyait que ses forces diminuaient chaque jour, et que ses souffrances allaient toujours croissant. De graves et nombreuses infirmités venaient s'ajouter à ses rhumatismes, et achevaient d'en faire une vraie victime. En même temps, ses épreuves intérieures semblaient augmenter dans la même proportion que ses souffrances physiques. D'une nature vive et ardente, elle éprouvait souvent de fortes tentations qui lui étaient d'autant plus pénibles que son caractère timide et peu expansif lui donnait difficulté à s'ouvrir soit à ses confesseurs, soit à ses prieures; elle en souffrait quelquefois beaucoup, mais elle comprit enfin que Dieu la voulait dans cet état, afin de l'amener plus directement à Lui, et elle trouva la paix et la force dans l'abandon complet d'elle-même entre les mains de ce bon Père.

Le divin Maître l'humiliait aussi chaque Jour par le sentiment profond de ses misères et de ses fautes. Cette nature forte et généreuse avait, en effet, comme toute nature humaine, ses côtés faibles et défectueux. Sa mortification alla souvent jusqu'à l'imprudence, son ardeur, jusqu'à l'empressement; lorsque des offi­cières lui demandaient quelque chose, elle avait toujours, comme premier mouvement, quantité de difficultés à apporter; parfois aussi, quelques vivacités échappaient à sa nature ardente et irritée par la souffrance, mais elle s'en repentait aussitôt, et s'en humiliait profondément devant Dieu et devant ses Mères Prieures pour lesquelles elle professa toujours un si grand respect que devant elles, les saillies les plus vives s'évanouissaient instantanément pour faire place à une étonnante douceur.

Dieu la purifiait encore par de grandes frayeurs de la mort et du jugement; cependant, dans la crainte de donner de la peine à ses Soeurs, et de se voir rendue impuissante à leur rendre service, elle souhaitait ardemment de mourir d'une maladie très courte, et s'il se pouvait, dans sa cellule et sur sa pauvre paillasse, afin de satisfaire jusqu'au dernier soupir, sa soif de souffrances et d'austérités. Elle allait être pleinement exaucée, car lorsqu'elle s'alita, les infirmeries étaient occupées, et ses vomissements ne per­mettaient pas de la transporter.

Il y a quelques jours, elle fut prise d'une légère indisposition dont plusieurs d'entre nous avaient déjà souffert; contre son habitude, elle avoua son malaise, accepta des soins, puis continua sa vie ordinaire.

Mardi matin, quoiqu'elle se sentît de plus en plus souffrante, elle se rendit au four, ayant préparé la veille tout ce qui était nécessaire pour faire le pain de la Communauté, et commença ainsi sa journée par un travail des plus durs, des plus fatigants. Le soir, se sentant brisée, elle se retira dans sa cellule après le souper, et se coucha presque aussitôt, n'ayant pu prendre qu'un faible soulagement. Dans la nuit, elle fut prise de vomissements, ce qui ne l'empêcha pas de se lever avant 4 heures pour éveiller nos autres Soeurs du voile blanc; mais en rentrant dans sa cellule, elle se sentit si souffrante, qu'elle dut frapper pour demander du secours.

Nous étions en retraite depuis six jours, et, comme notre chère Soeur s'était imposé, par délicatesse et par mortification, de ne pas nous déranger pendant ce temps, nous ignorions son état de souffrances, lorsque avertie le mercredi à 5 heures par la Soeur qui avait répondu à son appel, nous nous rendîmes de suite près d'elle, elle nous accueillit avec une joie bien vive, nous exprimant à plusieurs reprises le bonheur que lui faisait éprouver notre présence, et la force qu'elle y trouvait.

Bientôt, on parla de faire venir le médecin, elle refusa d'abord, mais comme nous lui disions de s'abandonner : « Eh bien! oui, ma Mère, reprit-elle, je m'abandonne à tout ce que vous voudrez. » Le docteur vint dans la matinée, et ne nous cachant pas ses inquiétudes, il nous déclara que notre chère Soeur était atteinte d'une diarrhée semi-cholérique, et que nous devions prendre les plus sérieuses précautions pour ne pas voir la Communauté entière atteinte du fléau. Pressée de questions par notre chère Soeur, nous lui dîmes toute la vérité. Elle nous écouta tranquillement et même joyeusement, et se mit en devoir de se préparer à se confesser : « Ah ! je ne me rappelle rien, disait-elle, mais je me suis toujours accusée de tout. » Et, sur notre conseil de s'abandonner de nouveau, elle attendit en paix M. l'Aumônier, espérant qu'il lui apporterait aussi la grâce de l'Extrême-Onction; mais nous craignions qu'elle fût privée de celle du saint Viatique, à cause de ses vomissements continuels, ce qui aurait été un extrême sacrifice pour notre chère soeur qui s'était toujours montrée avide de la communion, où elle puisait surtout sa force, quoique souvent elle y rencontrât aussi l'épreuve. Ce jour-là même, avant de se savoir en danger, et malgré une soif dévo­rante, elle avait plusieurs fois refusé les boissons qui lui étaient offertes, pensant qu'elle pourrait se traîner à la messe, et ne voulant pas perdre la communion du jour. Ses ardents désirs lui méritèrent une grâce bien touchante de son divin Époux : ses vomissements s'arrêtèrent pendant quelques heures, et elle put ainsi le recevoir une dernière fois, et trouver dans cette union la force de supporter les dernières luttes de la nature contre la mort.

 Malgré les souffrances excessives qu'endurait notre chère Soeur, elle ne laissait pas échapper une seule plainte, et ne perdait pas un seul instant le calme, la paix, la joie de l'âme. Toutes ses craintes avaient disparu, elle allait à Dieu comme un enfant va à son Père ; elle se confiait en sa divine Mère, se félicitant de mourir en la belle fête de sa Nativité, et en saint Joseph qu'elle honorait d'une dévotion toute parti­culière, comme son patron, et parce qu'elle avait fait profession le jour de sa fête ; aussi lui semblait-il que ce jour-là même, un mercredi, elle devait recevoir de lui une assistance toute spéciale.

On l'entendait redire : « Oui, mon Dieu, vous savez que je vous aime; » et lorsque nous lui inspirions d'offrir ses souffrances par amour, elle paraissait toute réconfortée, et répétait après nous : « Oh! oui, souffrir par amour. »

Elle se tourmentait beaucoup du moment où elle devait demander pardon : « Vous m'avertirez, ma Mère, nous dit-elle à plusieurs reprises, et on sentait alors combien elle aurait voulu élever la voix pour s'accuser et réparer ses torts.

Elle fut, nous l'espérons, amplement purifiée par ses souffrances et par le sang de Notre Seigneur dont les mérites lui furent fréquemment appliqués. M. notre Aumônier, toujours si dévoué, entra à trois reprises différentes pour lui donner la grâce de 1'absolution : le jeudi 8 septembre, à 3 heures de l'après-midi, il la lui renouvela une dernière fois, et resta un moment à prier près d'elle. Aussitôt après son départ, le râle de l'agonie commença, nous réunîmes la Communauté dans le dortoir, pour réciter les prières des mou­rants déjà dites la veille, à la demande de notre chère Soeur elle-même. De temps en temps, nous lui sug­gérions quelques aspirations auxquelles nous pûmes la voir s'unir d'esprit et de coeur presque jusqu'au dernier soupir qu'elle exhala un peu avant 5 heures.

Jusque-là, notre devoir nous avait retenues près d'elle, malgré le danger que nous pouvions y rencon­trer, mais alors, quoi qu'il nous en coûtât, il nous fallut remplir scrupuleusement les prescriptions du médecin, et penser avant tout à la préservation de la Communauté, très impressionnée de cette mort si prompte et de cette terrible maladie qui menaçait de se communiquer par l'air infect qu'elle répandait autour de sa victime. Les Soeurs s'éloignèrent pour prier, et 3 heures seulement après le décès, quelques- unes d'entre elles, suivant par obéissance toutes les ordonnances prescrites par le docteur pour leur propre santé, déposèrent le corps dans le cercueil, puis lorsqu'il y eût été renfermé avec les plus grandes précau­tions, on le laissa dans la cellule, où il passa la nuit, tandis que les veilles et les prières se faisaient au choeur.

Le lendemain, dès 8 heures, le cercueil fut descendu dans le cloître, où se tirent les absoutes, et de là, on se rendit immédiatement au cimetière; la prudence ne permettait pas de le conduire au choeur et d'ob­server les cérémonies ordinaires; il fallait au plus tôt rendre à la terre ce pauvre corps meurtri, déformé, exténué par la souffrance et la mortification, ayant ressenti, même avant la mort, la destruction et la pourriture du tombeau ; ce devoir nous était pénible, mais nous étions doucement consolées en pensant que pendant ce temps, l'âme de notre chère Soeur rayonnait de joie, de beauté et de gloire, aux pieds du trône de l'Eternel, car, nous en avons la confiance, sa vie qui n'a été qu'un long martyre souffert avec amour, lui aura valu un accueil favorable de Celui qui est l'Infinie Bonté.

 Cependant comme l'exercice de sa Bonté n'empêche jamais celui de sa Justice, et qu'il faut être d'une pureté parfaite pour mériter de participer à sa gloire, nous vous prions, ma très Révérende Mère, de faire rendre au plus tôt à notre chère Soeur les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente Communauté, les indulgences du Chemin de la Croix, des 6 Pater tout ce que votre charité vous inspirera; elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un profond respect et une religieuse union.

 

Votre très humble Soeur et servante,

Soeur Marie de la Croix

R. C. Ind.

De notre Monastère de la Sainte Nativité de N.-S. des Carmélites de Gravigny, le 16 septembre 1892.

 

Évreux – Imp. de l'Eure, L. Odieuvre

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