Carmel

16 septembre 1891 – Moulins

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'affliger sensible­ment nos coeurs en retirant du milieu de nous pour en faire, nous l'espérons, une pierre de la Jérusalem céleste, notre chère et bien-aimée Soeur Catherine Saint-Élie du Saint-Esprit, doyenne de nos bonnes Soeurs du voile blanc et professe de notre communauté, âgée de 62 ans 8 mois et de religion 38 ans 4 mois.

 Notre bonne Soeur Saint-Elie était née en Auvergne, de dignes et respectables parents, chez lesquels la droiture et la simplicité étaient admirables ; l'une de ses soeurs a vécu et est morte saintement dans notre bien-aimé Carmel de Riom, comme Soeur du voile blanc, tandis qu'une plus jeune se dévoua comme tourière au service de cette chère Communauté ; l'une et l'autre se montrèrent également, comme notre chère Soeur, des âmes de foi éminemment pieuses, simples et candides. Notre Soeur Saint-Élie fut, durant plusieurs années, au service de quelques-unes des meilleures familles de Riom, elle n'oublia jamais ses respectables maî­tresses qui lui gardèrent toujours aussi un bienveillant souvenir.

Cependant, ses soeurs Carmélites souhaitaient ardemment voir la Jeune fille se réunir à elles sur la sainte montagne ; très pieuse et aimant le bon Dieu de tout son coeur, notre bonne Soeur Saint-Élie se rendit volontiers à l'appel du Souverain Maître et passa quelque temps au tour avec sa soeur ; son attrait la portait vers le cloître, mais nos bonnes Mères n'avaient pas de place à l'intérieur: des circonstances providentielles conduisirent alors notre chère postulante à Grenoble et là elle entra chez les vénérables Ursulines de cette ville ; mais, selon son habitude de dire tout ce qu'elle pensait, elle ne cessait de redire à ses saintes religieuses son amour pour le Carmel où tout lui paraissait fait pour elle.

 Dans l'intervalle, notre petit Carmel avait été fondé par notre Révérende Mère Joséphine, de sainte mémoire, professe de Riom : elle fit alors revenir notre bonne Soeur, que l'obéis­sance seule retenait à Grenoble ; elle fut admise, à sa grande joie, comme soeur converse dans notre communauté. Nos Mères étaient extrêmement pauvres, tout manquait el elles se livraient avec ardeur à un travail excessif ; notre chère Soeur travaillant très bien, passait tour à tour de la buanderie à la lingerie, faisant d'énormes lessives, aidant ensuite à la confection des linges d'église, lavant à peu près seule les lainages de la communauté et cela sans accepter aucun soulagement, malgré son tempérament frêle et très délicat. Son amour pour notre sainte règle ne lui permettait pas même les adoucissements donnés dans les moments des plus grands travaux; aussi, lorsque de nombreuses infirmités l'obligèrent à des ménagements continuels, ce n'était qu'avec des larmes qu'elle venait exposer ses besoins, regrettant les années de sa jeunesse religieuse.

Cependant ce n'était pas sans peine que notre bien-aimée Soeur se livrait ainsi soit au travail, soit au renoncement de la vie religieuse : âme droite par excellence, d'une simplicité très grande, mais peu intelligente pour les choses de la terre et même pour celles qui donnent à la vertu toute son étendue, toute sa richesse, elle trouva toute sa vie matière à de perpétuels renoncements là où d'autres n'apercevaient absolument rien. Dans son langage inimitable, elle disait un jour à l'une de ses Mères Prieures : « Ce qu'il y a de plus pénible, ma Mère, c'est le contrat. — Mais quel contrat, ma fille? — Mais, ma Mère, le contrat, enfin, tout ce qui gène et contrarie. » Notre bonne Mère comprit qu'il s'agissait du contact de la vie : aussi la laissait-on seule le plus possible soit à la cuisine, aux alpargatas ou ailleurs ; il était facile de favoriser son attrait sans crainte que le travail en souffrit, car tout ce qu'elle faisait était très soigné, minutieusement tourné et retourné; aussi n'était-il pas facile d'avoir son entière approbation lorsqu'elle avait à donner son avis ; sa simplicité lui donnait la per­mission de tout dire et certes elle en profitait, c'était pour elle une affaire de conscience et, bien que cela devînt souvent pour celles qui avaient à l'entendre un exercice de patience, on ne pouvait s'en fâcher, tant étaient droites ses intentions et notre Dieu si bon, si doux, demande-t-il autre chose ? Oh ! non ; Lui qui est un Dieu jaloux voit avec complaisance, il nous semble, ces coeurs droits, n'agissant que pour Lui et trouvant en toutes choses matière à amour et à fidélité. La pureté d'intention découlait naturellement de cette conscience timorée et délicate à l'excès, il fallait bien connaître cette chère et bien-aimée Soeur pour comprendre jusqu'où elle la poussait.

Afin d'assurer pour jamais à son Souverain Maître le domaine absolu qu'il veut avoir sur les âmes de ses Épouses, elle lui avait instamment demandé de lui enlever tout ce qui pourrait lui attirer l'estime et l'affection des créatures. Ses voeux furent-ils exaucés? elle en fut persuadée et nous n'en doutons pas ; aussi le regard divin perçant la rude écorce dont la main jalouse de Jésus avait comme enveloppé cette âme si pure, ce regard, disons-nous, ne fut jamais offensé, il nous semble, de ce qui paraissait parfois imparfait dans ses actes ins­pirés par une excessive minutie ou un caractère peu facile, mais toujours par un coeur plein de charité. Ces ombres, ma Révérende Mère, feront mieux ressortir encore ce qui nous reste à vous dire de notre bien-aimée Soeur, elles furent le voile derrière lequel le divin Sculpteur de la Jérusalem céleste put travailler à l'aise jusqu'au jour béni où de longues et mystérieuses souffrances donnèrent les derniers coups et transportèrent cette pierre précieuse dans la cité sainte au jour même où nous célébrions l'Octave de sa dédicace.

Comme nous vous l'avons dit, ma chère Révérende Mère, le caractère distinctif de notre bien-aimée Soeur était une grande piété, beaucoup d'esprit de foi, elle n'a jamais pu comprendre qu'il y ait des âmes qui n'aimassent pas le bon Dieu et n'observassent pas ses divins com­mandements; elle ne savait que trop combien ce malheur existe, mais c'était un mystère pour sa foi simple et pure. Ame de prière, elle ne cessait de s'occuper de Dieu à la cuisine, aux alpargates, partout, c'était sa première occupation ; aussi pouvait-elle répondre en toute vérité à notre chère Soeur provisoire avec sa naïveté ordinaire, que si son retour à la cuisine, augmentait le travail de celle-ci, elle y apportait au moins le recueillement et la présence de Dieu ; il est vrai que chacune devait faire en sorte de ne pas troubler la quiétude de la chère cuisinière, mais aussi, infirmières et provisoires étaient tranquilles et toujours sûres que tout serait bien fait ; très bonne et très compatissante pour les malades, malgré ses propres fatigues, elle mettait le plus grand soin à tout ce qu'elle faisait pour elles, nous n'oublierons jamais avec quelle attention et quelle charité elle venait à chaque occasion nous dire ce qu'elle avait remarqué dans telle ou telle de nos Soeurs dénotant une fatigue ou un besoin de repos. Toutes ces sollicitudes n'empêchaient pas l'union de son âme avec Dieu ; au milieu des casseroles comme partout ailleurs, glissaient chaque jour les grains du chapelet de pratiques, toujours pendu à sa ceinture ; c'est qu'elle en avait beaucoup à dire de ces chers Pater : sa famille croissait chaque année et pour tous ses membres sans exception elle récitait les 6,666 Pater, afin de leur obtenir une bonne mort. Aussitôt un petit ange annoncé, notre bonne Soeur commençait à former son précieux trésor de prières : dans les intervalles, assez rares dans sa nombreuse famille, elle appliquait cette puissante dévotion à quelques pécheurs recommandés et s'y intéressait vivement. Cet amour, ce zèle des âmes, fut en partie cause, croyons-nous, ma Révérende Mère, des longues souffrances qui couronnèrent la vie fervente de notre bien-aimée Soeur.

La conversion d'une âme était ardemment désirée par elle : « J'en mourrais de joie, nous disait-elle, si le bon Dieu me l'accorde. » Elle sollicitait sans cesse nos prières pour for­tifier les siennes... son désir ne fut pas exaucé. A la même époque nous commençâmes à remarquer un grand changement en notre bien-aimée Soeur; en quelques semaines elle devint méconnaissable, on la voyait fondre pour ainsi dire, nous nous en inquiétions mais n'en pou­vions savoir la cause. Nous l'avions mise à tous les soulagements que nous inspirait son état ; au commencement du carême dernier elle nous supplia de lui laisser reprendre le jeûne et l'abs­tinence, c'était chose évidemment impossible, cependant pour ne la pas contrister nous le lui permîmes... mais au bout de deux ou trois jours elle vit clairement qu'il y fallait renoncer, malgré tout son étonnement de ne pas être entièrement remise par le régime du Carême qui autrefois lui allait si bien. Notre bon et excellent docteur ne pouvait d'abord reconnaître la nature du mal, quand d'affreux vomissements dénotèrent une affection d'estomac sans espoir de guérison. Cet état pouvait se prolonger plus ou moins longtemps comme aussi un accident pouvait amener une mort prochaine ; avec l'esprit de foi de notre bien-aimée fille, il nous fut facile de lui dire toute la vérité ; ce fut pour elle l'annonce d'un immense bonheur. Sur l'avis de M. le Docteur nous lui fîmes recevoir le saint Viatique et le sacrement de l'Extrême-Onction et elle ne pensa plus qu'à son passage dans l'Eternité ; elle nous parlait de la mort avec la même tranquillité et simplicité que s'il se fût agi d'un changement de cellule ou d'office.

Notre chère Soeur devenait de plus en plus maigre et décharnée sans cependant garder le lit, d'où son amour pour la sainte Eucharistie l'arrachait chaque matin dès 6 heures ou 6 heures et demie. Dieu seul sait ce que lui ont coûté de souffrances et de privations ces communions quotidiennes pendant plus de deux mois : ses nuits souvent sans sommeil étaient une prière perpétuelle. Craignant une surprise nous nous étions installée à l'infirmerie, afin de veiller sur notre chère fille ; croyant quelquefois être appelée, nous nous informions de ce dont elle avait besoin : « Oh ! rien, ma Mère ! je fais mes vocations »... c'est-à-dire "mes in­vocations", et nous étions profondément émue, édifiée surtout, confuse en voyant ce cher squelette, les lèvres en feu, toujours altérées, s'épuiser à redire au « Bon Jésus » son amour et ses désirs.

Quelquefois nous aurions souhaité faire reposer davantage notre bien-aimée fille, mais nous savions quel immense sacrifice c'eût été pour elle de laisser la sainte Communion, ou ses chères prières et nous laissions faire, reconnaissant toujours, jusqu'à la dernière heure, qu'elle retrouvait dans la réception des Sacrements une force nouvelle. Nos Soeurs nous di­saient en souriant, alors que notre chère malade paraissait mourante : « Oh ! ma Mère, puisqu'on va apporter le saint Viatique à ma Soeur Saint-Élie, elle ira mieux demain, » et il en était ainsi. Nous sommes bien portée à croire, ma Révérende Mère, que Notre-Seigneur a voulu récompenser les efforts surhumains de notre bien-aimée malade pour recevoir la sainte Communion, en ne permettant jamais que ses vomissements ou ses souffrances excessives de tous genres l'aient privée de recevoir ce Pain des petits et des forts aussi souvent que le permettent les lois de la sainte Eglise ; on peut dire sans exagération qu'elle a enduré pendant plus de six semaines le martyre intolérable d'une soif ardente que rien ne pouvait calmer et que tout augmentait... la faim avait été le premier tourment, il avait cessé peu à peu suivant le cours de la maladie, mais jusqu'au dernier jour notre chère Soeur nous redisait sans cesse avec notre Sauveur sur la croix : « J'ai soif, » et bien que les breuvages que nous lui prépa­rions n'eussent pas l'amertume du fiel et du vinaigre, ils ne désaltéraient pas davantage notre pauvre Victime. Son âme avait eu toute sa vie une soif dévorante du salut des âmes ; et Dieu semblait se complaire à l'incessante répétition de ces deux mots dont l'étendue devait être dans sa divine sagesse bien autre que ce qu'ils pouvaient paraître à nos oreilles. Nos coeurs en soupçonnaient le mystère bien que notre chère Soeur elle-même ne s'en rendit pas bien compte ; du reste sa crainte continuelle de ne pas agir et parler uniquement par le pur amour de Dieu ne lui aurait pas permis de voir rien de trop surnaturel en aucune de ses souf­frances ; elle eût craint la vanité ou l'amour-propre.

 Pendant plus de deux mois notre bonne Soeur demeura sur pied allant et venant, et maigrissant toujours. Parfois nos jeunes Soeurs étaient effrayées en la rencontrant, on aurait dit un cadavre parlant et vivant; le mal allait lentement, dirigé par la main divine qui conduit jusqu'aux portes du tombeau et qui en ramène ; il y eut, durant ces cinq longs mois, de mystérieuses opérations de la grâce dans cette âme si droite qui n'avait jamais aimé que Dieu, où par Lui tout fut purifié, même ce qui était déjà pur, à cause des bonnes inten­tions qui suppléaient au manque de lumière.

Parfois son dévouement, ses préoccupations pour des âmes bien chères auraient pu pa­raître excessifs, mais le désir de la gloire de Dieu et de leur salut dirigeait toutes ses dé­marches, le divin Maître a si bien béni cette excellente Soeur que nous avons eu souvent la joie de lui apprendre le succès de ses longues prières pour tels ou tels pécheurs.

Nous ne saurions trouver d'autre cause, ma Révérende Mère, à ces inexplicables souf­frances que celle d'une victime se consumant pour les âmes ; à chaque nouvelle visite de notre excellent docteur, se renouvelait son étonnement de retrouver en vie notre bien-aimée fille... Plusieurs fois il nous dit en partant: cette pauvre Soeur, comme elle souffre ! ! ! ne la tourmentons pas en essayant de nouveaux remèdes, elle ne peut aller plus de deux ou trois jours ; et il se passait deux et trois semaines ! ! ! Un jour elle nous dit : "Je crois que le bon Jésus ne veut plus de moi, ou bien il me laisse peut-être là pour.... telle personne afin qu'elle se convertisse." Durant les derniers jours de sa vie, quand l'exil lui paraissait long, nous lui rap­pelions cette chère âme... mais elle ne nous répondait que par un triste sourire : elle se serait reproché de revenir sur une parole qui aurait pu donner une bonne impression d'elle-même et de ses prières. Bien souvent, elle nous recommanda ses chères âmes : c'est un legs trop précieux à une Carmélite pour que nous ne le gardions pas avec soin.

Enfin arriva le jour fixé par Notre-Seigneur pour rappeler à Lui son épouse fidèle... elle avait dû successivement faire à son souverain Maître le sacrifice partiel de tout son être : peu à peu chaque membre, chaque sens lui refusait ses services; il serait difficile de compter les Fiat qui sortirent des lèvres brûlantes de notre bien-aimée fille durant cette longue maladie : c'était généralement la conclusion de tontes ses paroles... se reprochant même ce qu'elle ré­pondait à nos demandes sur son état... elle eut des jours d'angoisses morales qui purifièrent admirablement son âme, croyons-nous : elle avait tant aimé les images que cette dévotion était souvent l'objet de nos affectueuses plaisanteries ! Il fut des jours où elle ne pouvait arrêter ses regards sur une seule, il lui semblait les entendre toutes lui dire : « Tu ne seras pas des nôtres ; » rien ne peut rendre ce que souffrait alors cette bien-aimée Soeur ; c'était à fendre le coeur ; elle expérimentait en quelque sorte par un excès d'amour jaloux du Dieu trois fois saint ce que souffriraient un jour loin de Lui les âmes sourdes à sa voix et infidèles à ses com­mandements ; son zèle pour leur salut en était augmenté ainsi que ses prières, ses supplica­tions et ses mérites.

 Mais généralement notre chère Soeur était calme et abandonnée, confiante en la divine miséricorde : à chaque nouveau sacrifice demandé elle répondait, par une entière adhésion bien qu'elle ressentit très vivement la privation ou les souffrances qui devaient en résulter.

Le samedi 5 septembre nous trouvâmes notre bien-aimée malade beaucoup plus affaissée ; en nous apercevant le matin, elle nous fit signe de nous approcher bien près : "Je ne puis presque plus parler et puis le bon Dieu a pris mes oreilles, je n'entends presque pas," nous dit- elle.. fiat... Elle nous pria ensuite de ne pas la quitter, ce qu'elle nous avait constamment demandé pendant sa longue maladie. Durant cette journée qui fut la dernière, elle nous en priait plus encore : c'était du reste une immense consolation pour nous que de lui prodiguer nos soins de concert avec nos jeunes Srs infirmières. Grâce à une potion qu'elle trouva très bonne, nous pûmes lui obtenir quelques heures de repos ; on devait lui apporter le saint Viatique le lendemain matin, mais remarquant que notre chère Soeur avait beaucoup plus de difficulté à avaler et craignant pour elle la privation de ce pain sacré, nous lui dîmes vers 8 heures du matin que peut-être le bon Jésus viendrait le soir. Oh ! nous dit-elle, comment recevoir le bon Dieu, j'ai pris tant de choses... Étant rassurée par notre réponse, elle ne pensa plus qu'à son bonheur, et passa cette journée dans l'attente du Banquet eucharistique qui ne devait pas avoir de fin pour elle. En effet, ma Révérende Mère, le lit de notre fille bien-aimée était encore paré des blanches tentures dont nous l'avions recouvert pour la visite du divin Epoux, quand son âme s'en est échappée pour aller s'asseoir au Banquet éternel.

 Vers le milieu de l'oraison du soir, nous nous rendîmes à l'Infirmerie avant d'aller à la porte de clôture ouvrir à M. notre digne Aumônier ; notre chère Soeur était très calme, nous lui fîmes prendre quelques gouttes d'eau afin de nous assurer qu'elle pourrait avaler la sainte Hostie. Elle nous dit alors en souriant: "Oh! je ne sais plus ce que je fais, je croyais avoir reçu le bon Dieu, j'étais là toute recueillie : » puis elle nous pria de ne pas la quitter afin qu'elle fût mieux disposée à la visite du « Bon Jésus » : c'est toute mon espérance, ajouta-t-elle. Après avoir reçu le saint Viatique, notre bonne Soeur nous exprima le même désir nous redisant d'un ton plus suppliant: « Ne me délaissez pas, ma Mère. » Comme il était l'heure de la récréation, nous la quittâmes quelques instants pour donner de ses nou­velles à nos chères Soeurs ; elle s'assoupit alors et ne fit plus que répondre par signe ou par quelques mots à nos questions sur son étal.

 Après Matines, nous restâmes à l'infirmerie après avoir envoyé nos Soeurs infirmières se reposer ; vers minuit, notre bien-aimée Soeur nous demanda l'heure, s'unit, il nous semble, à nous pour adorer le moment sacré de l'incarnation de Notre-Seigneur et resta ensuite dans le même calme : à demi assise sur son lit, la tête entièrement penchée sur sa poitrine, on eût dit la douce copie du divin Crucifié, dont l'image était depuis deux mois suspendue en face d'elle, comme pour se peindre en son corps et en son âme ; il était impossible à notre bien-aimée Soeur de changer cette douloureuse position ; en consumant sa chair, ses muscles, ses tendons, le terrible mal qu'elle endurait lui ôtait la possibilité de soutenir sa tète et nous ne pouvions parvenir à la lui assujettir qu'avec bien du temps et des essais souvent infructueux. Vers une heure, étant plus inquiète de cet état d'assoupissement qui nous semblait l'annonce d'une fin prochaine, nous allâmes réveiller une de nos Mères, et commençâmes, en français, les prières de la recommandation de l'âme que notre chère Soeur entendit encore très bien. Nous les recommençâmes deux fois, mais à la seconde, c'est à peine si nous eûmes un signe de connaissance. M. l'Aumônier entra, vers cinq heures, lui renouvela la sainte Absolution et recommença les prières .... Il lut ensuite la sainte Passion selon saint Jean ; en nous relevant après les paroles sacrées "Et... emisit spiritum", nous vîmes que notre bien-aimée Soeur avait aussi remis son âme entre les mains de son Père sans qu'il nous eût été possible de saisir son dernier soupir. Une partie de la communauté, successivement appelée, était présente.

 Nous avions craint de ne pouvoir exposer notre bien-aimée Soeur, car un abcès des plus douloureux avait, pendant quinze jours, augmenté ses tortures et laissait vers l'oreille une profonde ouverture ; le bon Maître ne voulut pas nous priver de cette consolation et il sembla même avoir choisi justement le Dimanche pour cette touchante cérémonie, afin que les tra­vaux de notre chapelle en réparation n'y fussent pas un obstacle. M. le Vicaire général, notre ancien Père Confesseur, voulut bien présider la cérémonie et accompagner à sa dernière demeure notre bien chère Soeur, en attendant que des jours meilleurs ramènent au milieu de nous ces précieuses dépouilles. Veuillez nous aider, ma Révérende Mère, à rendre à ce vénéré Père tout ce que nous lui devons pour son dévouement et sa bonté. Nous nous permettons aussi de solliciter vos prières pour notre si bon et si dévoué Docteur ; depuis plus de 20 ans il nous prodigue ses soins et sa sollicitude avec une délicatesse et un désintéressement qui n'ont d'égal que notre reconnaissance : notre bien-aimée défunte en a certainement déjà porté l'expression aux pieds de Celui qui ne laisse pas un verre d'eau sans récompense et qui donne en échange le royaume du Ciel.

La vie si pure et si fervente de notre chère Soeur Saint-Élie, ses longues souffrances et l'infinie miséricorde de Dieu nous font espérer qu'elle jouit déjà de Celui qu'elle a tant aimé ; mais comme les décrets de ce Dieu trois fois saint nous sont inconnus, nous vous prions, ma très Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt à notre bien-aimée Soeur les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Via Crucis, les six Pater et quelques invocations à saint Michel, archange, à notre sainte Mère et à notre Père saint Jean de la Croix ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire en Notre-Seigneur,

De votre Révérence,

 

L'humble soeur et servante

Soeur MARIE DE LA CROIX,

Rel. Carm., indigne Prieure.

De notre Monastère de la Nativité de Notre-Seigneur et de l'Immaculée-Conception de la très Sainte Vierge, sous le Patronage de notre Père saint Joseph, des Carmélites de Moulins, le 16 septembre 1891.

 

Moulins. — Imprimerie Etienne Auclaire.

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