Carmel

16 mai 1892 – Troyes

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très-humble salut en Notre Seigneur, qui après nous avoir laissé goûter dans la paix les saintes Joies de sa Résurrection, a voulu faire revivre pour nous les tristesses et les angoisses de son agonie au Jardin des Olives, en enlevant à notre religieuse affection, notre bien chère et regrettée Soeur Victorine-Philomène, Raphaël du Saint-Coeur de Marie, âgée de 56 ans 9 mois et de religion 26 ans et demi.

Ayant trouvé dans les écrits de notre bonne Soeur, un billet par lequel elle nous supplie de ne lui faire de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre Saint Ordre, désir qu'elle exprima différentes fois pendant sa courte maladie d'une manière si pressante, que nous croyons devoir souscrire à son humble requête. Cette demande est la conséquence de sa vie cachée, qui nous prive de la consolation de mettre sous vos yeux, l'édifiant tableau des vertus religieuses que nous lui avons vu pratiquer avec une fidélité qui ne s'est jamais démentie; son esprit de foi et d'obéissance, sa mortification et sa régularité exemplaire, jointe à une prudence et à une discrétion qui la rendaient précieuse pour tous les emplois, vous font comprendre, Ma Révérende Mère, la grandeur du sacrifice demandé à nos coeurs ! mais Dieu l'a voulu, nous n'avons qu'à répéter l'humble Fiat !

Frappées successivement par l'épidémie de l'influenza, en moins de quatre jours, dix-huit d'entre nous sur vingt furent obligées de s'aliter ; nos bonnes Soeurs du voile blanc atteintes elles-mêmes des premières, surent trouver dans leur courage et leur dévouement assez de force pour nous venir en aide dans cette pénible circonstance.

Notre bonne Soeur Raphaël alors portière et une postulante, arrivée depuis un mois seulement, paraissaient invulnérables et remplissaient tous les offices, heureuses de se multiplier pour diminuer nos sollicitudes personnelles, étant nous-mêmes dans une impuissance totale de faire face aux exigences du moment. Mais, ô mon Dieu, que vos desseins sont impénétrables. Vous vous étiez choisi une victime, et c'était celle-là même que vous sembliez nous laisser comme dernière ressource ! Arrêtée la dernière, elle devait en quelques heures, recueillir dans le sein de Dieu, le centuple promis à sa charité et à l'oubli de soi porté jusqu'à l'héroïsme.

Le jeudi 28 avril, elle avait reçu et conduit le Docteur dans le Monastère, écrit les différentes ordonnances qu'il avait prescrites, lorsque vers quatre heures du soir, cette chère Soeur fut contrainte de s'arrêter. Le lendemain, aux demandes réitérées qui lui étaient adressées sur son état, elle répondait qu'elle ne souffrait pas, ce qui était pour nous un sujet d'inquiétude ; hélas! nos appréhensions n'étaient que trop fondées, car quelques heures s'étaient à peine écoulées, que des douleurs vives se firent sentir et effrayèrent notre dévouée Soeur Infirmière, qui vint en toute hâte nous prévenir de l'imminence du danger. Dans l'impuissance totale de faire venir le Médecin, nos Tourières payant leur tribut à la maladie, nous employâmes tous les moyens requis en pareille circonstance.

 

Notre chère Soeur, comprenant la gravité de sa position, supplia l'Infirmière de nous demander, que par grâce, on ne la laissa pas mourir sans Sacrements. A quatre heures du matin, nous envoyâmes chercher le Docteur qui constata une congestion pulmonaire des plus graves, sans cependant trouver le cas entièrement désespéré, approuva les moyens que nous avions employés, et applaudit de même aux mesures de prudence que nous prenions pour l'administration des Sacrements. Notre bonne Soeur les reçut avec la foi et la piété qui la caractérisaient. Le temps pressait : le mal minait sourdement la malade et, après quelques instants d'un sommeil entrecoupé, qui paraissait calme et paisible, l'âme de notre regrettée Soeur quitta sa dépouille mortelle pour s'envoler dans le sein du Dieu qu'elle avait tant aimé et si fidèlement servi.

Jugez de ma douleur, Ma Révérende Mère, de n'avoir pu recevoir le dernier soupir de notre bien- aimée Soeur, alors que, dans un état de grande faiblesse, j'avais obtenu du Docteur, en raison de la cir­constance, de me rendre à son infirmerie; j'avais deux fois déjà renouvelé ma visite à notre chère malade ; je venais de la quitter pour envoyer chez le Pharmacien, lorsqu'on vint me prévenir à la hâte que tout était fini. C'était le samedi 30, à 2 heures de l'après-midi.

Pour éviter une impression pénible à toutes nos Soeurs souffrantes, nous dûmes d'après le conseil du Médecin, attendre au lendemain matin pour annoncer cette affligeante nouvelle ; notre charitable infirmière, malgré son surcroît de fatigues, voulut encore passer la nuit avec une de nos Soeurs qui fit effort, pour l'accompagner. L'épuisement général de la Communauté ne nous permettant pas de veiller une seconde fois, nous dûmes faire porter la bière dans notre Chapelle extérieure, où les dévouées Soeurs du Bon-Secours voulurent bien nous remplacer, près de notre bien-aimée défunte avec un dévouement et une affection qui méritent toute notre gratitude.

Nous ne pouvons nous dispenser de mentionner la fraternelle sympathie avec laquelle les dignes Filles de Saint-Vincent-de-Paul nous ont offert leur bienveillant concours ! touchées de notre détresse, elles voulaient, quoique très-éloignées de notre Monastère, se charger de nous préparer et envoyer quatre fois le jour, tout ce qui pouvait servir à notre nourriture et à notre soulagement! De même plu­sieurs familles honorables nous témoignèrent, pendant ces jours d'épreuves, un intérêt plein de compas­sion, se mettant à notre disposition pour nous rendre tous les services que réclamait notre triste situation.

Veuillez, Ma Révérende Mère, nous aider à acquitter la dette de reconnaissance, envers ces âmes généreuses, et appeler sur elles toutes les bénédictions du ciel pour récompense de leur charité.

C'est en recommandant à vos pieux souvenirs près de Dieu, notre Communauté si éprouvée, que nous vous prions de faire rendre au plus tòt, à notre chère et regrettée Soeur, les suffrages de notre Saint-Ordre; par grâce une Communion de votre fervente Communauté, le Chemin de la Croix, l'indul­gence des six Pater, un Miserere et un Magnificat, pour répondre au désir exprimé par notre bonne Soeur Raphaël ; elle vous en sera très-reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied delà Croix.

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Votre humble Soeur et Servante,

SŒUR JULIE DU SAINT-CŒUR DE MARIE,

R. C. ind.

De notre Monastère de Notre-Dame de Pitié, des Carmélites de Troyes, le 16 mai 1892.

 

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