Carmel

16 juillet 1894 – Lyon

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'imposer à notre Carmel l'épreuve la plus sensible, en rappelant à lui notre sainte et bien-aimée Mère, Jeanne, Cécile, Marie, Louise, Thérèse de MARIE,

professe de notre monastère. Elle était dans la 74e année de son âge et la 42e de sa pro­fession religieuse. Dès le lendemain de cette précieuse mort, nous nous sommes empressées de solliciter pour elle les suffrages de l'Ordre; aujourd'hui, nous venons nous édifier avec vous au spectacle de ses héroïques vertus.

Notre douleur est trop légitime et trop naturelle, pour qu'il soit nécessaire de l'expri­mer longuement. Ne suffira-t-il pas, pour vous le faire comprendre et partager, de vous révéler ce qu'était notre Mère ? Oui, c'était l'unique Mère qui nous avait, presque toutes, accueillies au seuil du cloître, enfantées à la vie religieuse, comme Prieure ou Maîtresse des Novices. Sous une apparence timide et réservée, elle voilait un dévouement illimité et d'une délicatesse exquise. Aussi, comme elle tenait toutes nos âmes entre ses mains, pour les donner chaque jour plus pleinement au Seigneur.

Il nous sera plus doux de vous confier les surnaturelles consolations, par lesquelles le Seigneur a daigné réconforter nos coeurs brisés par une si cruelle séparation. Est-il possible en effet d'avoir aimé véritablement cette Sainte Mère et de ne pas se réjouir de la sentir arrivée à la plénitude de l'union divine, son unique aspiration. Si nous la pleurons, c'est en souriant à son bonheur, dont nous avons toutes l'intime intuition; si notre regard la cherche en vain, l'oeil intérieur la voit planer au-dessus du Monastère, comme une nuée mystérieuse qui l'enveloppe de paix et de ferveur. Chacune a l'impression d'un second esprit bienheu­reux se dévouant à sa garde, et se livre avec fruit à cette influence céleste.

Comment esquisser la figure complète de cette Mère bien-aimée, qui travailla sans trêve à s'effacer, à se voiler, à se faire oublier ? Il faudrait avoir été son ange gardien, pour retracer les incessantes et admirables ascensions de cette âme, sans défaillance au service divin. Et cependant, comme les traits de cette vie, cachée en Dieu avec Jésus-Christ, sont gravés, vivants et lumineux, dans nos coeurs reconnaissants!

Dieu plaça le berceau de cette enfant prédestinée à un foyer éminemment chrétien et généreux, où se respirait une atmosphère purifiée par la foi et l'honneur. Sa famille habitait St-Chamond, ville industrielle de notre diocèse; elle y était ancienne et très considérée. L'importance de son commerce, son dévouement aux nobles causes, mieux encore, sa libé­rale compassion pour toutes les infortunes, lui avaient créé dans ce centre la plus enviable prépondérance.

Après la charité, l'épreuve devait venir aussi sanctifier cet intérieur modèle. Comme la foudre, elle sillonna son paisible horizon, laissant de son passage des traces indélébiles. Une jeune fille de dix-huit ans, l'aînée de la famille, son trésor et sa joie, lui fut ravie en quelques heures. Parée de ses aimables vertus, de tous les dons de la jeunesse, elle était à la veille de contracter une alliance paraissant combler tous les voeux.... Et elle fut déposée dans les bras de sa pauvre mère, sanglante, inanimée, victime d'un terrible accident de voiture.

Une année s'était à peine écoulée depuis ce douloureux événement, lorsque Dieu dai­gna consoler ces infortunés parents par la naissance d'un cinquième et dernier enfant. C'était en 1820, au lendemain de la fête de la Nativité de la Vierge; aucun signe de joie ne vint accueillir notre vénérée Mère au seuil de la vie. Hélas! le linceul de la jeune fiancée semblait toujours effleurer le berceau du nouvel ange et le voiler de deuil. Il était frêle, dé­licat; ne serait-il pas, et bien vite peut-être, l'objet d'un second sacrifice ? Pourquoi le pré­parer plus cruel en s'abandonnant aux effusions de l'amour maternel ?

Les premières années de notre chère petite Jeanne furent entourées, il est vrai, de soins assidus, prodigués avec une intelligente affection; mais rien ne venait dilater, épanouir ce jeune coeur ; les baisers mêmes déposés sur son front étaient empreints de gravité et de tris­tesse.

Une crainte respectueuse, accentuée par une timidité native envahit et paralysa l'enfant. Avec sa mère elle-même, aucun élan, aucune expansion; elle s'interdisait jusqu'à l'expres­sion de ces innocents désirs, que les parents se hâtent de satisfaire.

Le Seigneur, jaloux des premières tendresses de cette âme prédestinée à une éminente perfection, l'entoura-t-il à dessein de ce pénible nuage ? Était-il le prélude des souffrances par lesquelles, il devait la détacher de tout et d'elle-même ? Secret divin !... Toujours est-il que Jeanne fuyait les jeux bruyants, les amusements puérils ; s'isolait et savourait déjà les charmes de la prière. Elle grandissait ainsi, toujours maladive, paisible et silencieuse, sevrée des joies extérieures ; mais le coeur largement ouvert aux impressions surnaturelles. Dans des dispositions si parfaites, comment n'eut-elle pas désiré avec ferveur l'heure incom­parable de sa première Communion.

Elle put enfin la saluer, dans un pur et joyeux transport. Que nous aurions aimé con­naître et redire les ineffables caresses du Dieu de l'Eucharistie dans ce premier don de Lui- même à sa future Épouse ! Quels trésors, quels douceurs lui accorda-t-il avec sa libéralité divine ? L'émotion de notre vénérée Mère en évoquant le souvenir de ce jour béni, peut à elle seule, nous les faire pressentir.

Heureusement, elle se montra moins réservée au sujet d'une grâce insigne, dont elle fut favorisée vers sa 14e année. C'était au sanctuaire de Notre-Dame de Valfleuri, pèlerinage voisin de sa ville natale ; pieusement recueillie, elle assistait au Saint Sacrifice. « Tout à coup, a-t-elle dit dans une confidence intime des dernières années de sa vie, Notre-Seigneur daigna se manifester à moi d'une manière sensible. Il me sembla le voir s'emparer de mon coeur, le presser dans ses mains divines, en extraire une liqueur noirâtre et me le rendre purifié et transformé. Les délices et les douleurs de cette heure du ciel, furent également surhumaines et inexprimables ». La vie de notre bien-aimée Mère fut transfigurée par ce mystérieux contact et désormais irrévocablement orientée vers Dieu seul.

Même au physique, une rénovation heureuse s'effectua : sa santé délicate s'affermit, elle put compléter des études forcément assez négligées ; cultiver avec succès les arts d'agrément; en un mot, donner à son instruction le fini qu'exigeaient la position et les relations distinguées de sa famille.

La faveur signalée que nous venons de relater, déroula devant la jeune fille des hori­zons inconnus et célestes, la lança dans une voie d'oraison et de perfection où un guide éclairé devenait indispensable. Monsieur Lughan, attaché à la résidence de Valfleuri, fut l'élu de Dieu pour ce délicat ministère. Le divin Maître avait lui-même clairement désigné et confié à son serviteur cette âme d'élite; il l'attendit plusieurs années dans le silence et la prière, enfin l'impulsion de la grâce l'amena à ses pieds.

Avec quelle justesse est-il permis d'appliquer à notre future Mère ce titre d'âme d'élite! Elle était si richement et si complètement douée! Sa dignité précoce, son extérieur calme et sérieux, son regard pénétrant et doux fixaient vite l'attention, éveillaient une respectueuse surprise: ce n'était cependant que le rayonnement des trésors cachés en elle par la bonté du Seigneur.

Son coeur aimant possédait une sensibilité exquise et ne s'effrayait ni des dévouements héroïques, ni de l'abnégation complète. Son intelligence atteignait sans peine les choses abstraites et s'inclinait de même vers les détails minimes de la vie, avec le sens le plus pratique. Sa volonté ignorait les capitulations de la lâcheté : pour elle, l'obstacle devait être surmonté par la générosité de l'effort, ou vaincu par la longanimité de la patience. Sans doute, à cette époque, plusieurs de ces rares qualités n'étaient encore que des germes, une main habile allait les développer et les sur naturaliser.

Qu'était donc ce Directeur choisi entre mille pour former cette vierge destinée à en guider tant d'autres dans la vie religieuse? Un digne fils de St-Vincent-de-Paul, un prêtre passionné pour la perfection des âmes et très versé dans les voies spirituelles. Un véritable saint, prudent, énergique; mais original dans sa direction, comme un nouveau Philippe de Néri. Il fallait du courage pour se livrer à sa conduite, chacun savait que sous l'étendard de ce capitaine, on devait vaincre, mourir, ou se retirer. Sans hésiter, la timide adolescente se rangea parmi les vaillants et ne regretta jamais sa détermination.

Monsieur Lughan prodigua à sa nouvelle fille spirituelle ses conseils, ses encourage­ments, et plus abondamment encore les humiliations, les épreuves, les rebuts mêmes. Par­fois, après lui avoir fait franchir la distance assez longue qui sépare Valfleuri de la ville il l'accueillait avec ces seules paroles: «Je n'ai pas le temps de m'occuper de vous aujourd'hui.» Et malgré la multiplicité de ses oeuvres, elle remontait le lendemain, aussi confiante, aussi sereine. Il exigeait d'elle une obéissance aveugle, un mépris absolu d'elle-même, la pratique réelle de la pauvreté au sein de l'abondance.

L'attrait surnaturel de la souffrance ne fut jamais sa voie; aussi aimait-elle à redire, pour la consolation des âmes pusillanimes, combien lui avait semblé dures et inadmissibles ces paroles de Notre-Seigneur: «Que celui qui veut marcher à ma suite, se renonce lui-mê­me, prenne sa croix et la porte tous les jours de sa vie.» Elle avouait humblement les longues méditations qu'elle avait dû faire, avant de parvenir à s'assimiler cette doctrine austère.

Ces répugnances, il est vrai, ne l'arrêtaient pas dans les âpres sentiers du sacrifice et de l'immolation; elle y avançait chaque jour, soutenue par le pur désir de plaire au Seigneur. Aussi récompensait-il la fidélité de sa servante, en se l'unissant d'une manière intime dans l'oraison, en la ravissant par la contemplation des miséricordes et des perfections divines.

Dans le silence complet de ses fréquentes retraites à Valfleuri, que de fois n'a-t-elle pas savouré un avant-goût du Ciel !

Sur les fortes assises de l'humilité et du détachement, à quelle hauteur s'éleva, même dans le monde, l'édifice de la perfection de notre vénérée Mère? L'Ouvrier évangélique lui- même va nous l'apprendre. Impossible de résister au désir de citer cette page ravissante, adressée, trente ans après l'entrée de notre Mère au Carmel, à une religieuse visitandine qui nous l'a cordialement communiquée.

« Vous savez bien que ma chère fille Thérèse de Marie semait partout le silence, la vie intérieure et les flammes de son amour! Je ne pourrais pas vous dire quelle était sa vertu la plus riche. Courageuse et énergique, comme Ste Françoise de Chantal; douce et suave, comme S'-François-de-Sales; simple et aimante, comme Marie-Aimée de Blonay.... J'ignore si depuis que je connais ma chère fille, elle a perdu une minute de son temps, que Dieu lui donnait pour vivre à l'union de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je ne parle pas de son déta­chement : Mourir au monde? — Y a-t-il quelque chose de plus facile! Mourir à soi-même?— Y a-t-il quelque chose de plus doux ! Ne rien désirer? — Quoi de plus heureux! Ne rien aimer que l'indifférence? — Quoi de plus céleste! Je vous parle de ma chère fille. — Y avait- il une chose plus remarquable?

La Supérieure des Filles de la Charité de S'-Chamond osait prononcer cette parole : «Si Monsieur Lughan disait à Mademoiselle Jeanne: Mourez demain, elle serait morte....» Qu'y a-t-il d'étonnant? Et St-Maur savait-il qu'il marchait sur l'eau pour sauver Placide qui se noyait ?

Qu'ajouter à ce délicieux portrait, esquissé par la plume fine et autorisée du Vénérable Monsieur Lughan? Est-il plus à la louange du Père ou de sa fille?

Des devoirs de famille, impérieux et sacrés, s'imposèrent de bonne heure à notre vé­nérée Mère et l'enchaînèrent loin de la vie religieuse qui l'attirait déjà. L'apostolat de la charité dans le monde devait préluder à celui de la pénitence et de l'oraison dans le cloître; l'un et l'autre furent généreux et féconds; l'âme possédant Dieu aspire si naturellement à le donner ! Près d'un demi-siècle écoulé, a rendu rares les témoignages d'admiration et de reconnaissance. Que sont en effet, les quelques épis péniblement glanés aujourd'hui, com­parés aux gerbes amassées alors dans les greniers célestes ?

La jeune fille avait offert son coeur à Dieu seul; elle ut faire comprendre ce don irré­vocable et se créer une sainte indépendance pour ses exercices de piété et ses bonnes oeuvres. Son éloignement des plaisirs et des futilités, la simplicité parfois extrême de sa parure, son dévouement absolu aux souffrants et aux affligés la firent bientôt respecter comme un ange et saluer comme la providence des pauvres. Dès l'âge de dix-sept ans, elle obtint de son Père, administrateur du grand hôpital, l'autorisation de passer chaque jour de longues heu­res dans cet asile de la douleur. Elle y apparaissait avec le charme de sa jeunesse, le coeur débordant de consolantes paroles, les mains remplies de douceurs enviées; et toujours sa visite attendue avec impatience était accueillie avec bonheur. Comme elle se consacrait ai­mablement à tous, proportionnant ses bienfaits aux nécessités et au délaissement de chacun !

Son ardente charité ne tarda pas à réclamer plus encore. Pour la satisfaire, elle solli­cita des soeurs le privilège de partager leurs travaux les plus vils et les plus rebutants. Laver et peigner les malades, panser les plaies, ensevelir les morts, devint sa tâche quoti­dienne; et son amour, vainqueur des répugnances naturelles, lui faisait trouver de vraies délices dans ces pénibles labeurs.

Dieu accordait souvent une bénédiction visible au zèle de sa servante. Un soir, à l'heure accoutumée, elle se rend à l'hospice et trouve tout le personnel dans un indicible émoi. Une malade, exaspérée par l'intensité de la souffrance, vient de déserter sa couche, et depuis plusieurs heures d'actives recherches restent infructueuses. A peine instruite de cette dispa­rition, notre bonne Mère traverse comme une flèche les bâtiments, les jardins, la porte donnant accès au canal et arrête la malheureuse prête à s'élancer dans les eaux. Quelques minutes de retard, son funeste dessein était réalisé et le fruit de la Rédemption était perdu pour cette âme. Ramener à l'hospice la brebis fugitive fut relativement facile; mais réveiller en elle des sentiments de résignation chrétienne fut le résultat d'une infatigable patience.

La Congrégation des Enfants de Marie, placée dès son établissement sous la direction de notre Mère jouit aussi des privilèges de son zèle. Quel choix pouvait être plus heureux, puisque la salutaire impulsion imprimée en ces premiers jours, lui conserve aujourd'hui encore, un cachet tout particulier de ferveur. La simplicité, l'inaltérable bienveillance de la jeune présidente attiraient les coeurs et les confidences, préparait un accueil favorable aux remontrances. Quand sonnaient les heures de détresse et de maladie, on était sûr de la voir multiplier ses démarches pour procurer, soit un travail lucratif, soit d'abondants secours. Avec quel pieux élan elle consacra au choeur de chant son talent de musicienne ! Comme elle mit à profit ses rapports fréquents avec les jeunes filles qui le composait, pour les affer­mir dans l'amour de Dieu et du devoir!

Néanmoins, le champ où notre bonne Mère sema avec le plus d'ardeur et recueillit les fruits les plus abondants, fut celui de la Miséricorde. Ce titre était donné à un établissement confié aux admirables Filles de St-Vincent-de-Paul; là, sous le patronage des Dames de charité de la ville, l'indigence, sous ses formes les plus multiples, trouvait un efficace soula­gement. Au milieu de ces chrétiennes d'élite, Jeanne devait naturellement apparaître et remplir bien vite les fonctions de vice-présidente. Malgré sa jeunesse et sa timidité, son avis était souvent prépondérant, il révélait un jugement si mûr, se formulait avec une précision et un ton si parfaits. Âme du conseil par sa précoce intelligence des affaires, elle en était aussi le bras droit par son activité; son temps, sa générosité, son influence était sans cesse mis à contribution. Toujours affable, dévouée, elle répondait à ces appels réitérés, et le succès obtenu, savait se déclarer une servante inutile La sincérité de son humble conviction la rendait communicative, son départ seul découvrit l'étendue du travail qu'elle se réservait Aussi la Présidente de l'oeuvre, personne austère et peu prodigue de louanges, ne put-elle s'empêcher de formuler cet éloge; «Vraiment Mademoiselle Jeanne a bien fait toutes choses. Elle a passé en faisant le bien, prenant toute la peine pour elle afin de l'éviter aux autres.»

A la Miséricorde, comme à l'Hôpital, elle aimait à se constituer la compagne des Soeurs, à partager leurs travaux; longtemps même, elle garda en son coeur l'espoir de s'abriter sous leur blanche cornette; un voile plus épais lui était destiné. Son coeur s'inclinait avec une prédilection toute particulière vers les jeunes orphelines de cet asile : l'une d'elle qui se sanctifie dans une fervente Communauté, nous redisait hier, émue encore d'un souvenir re­connaissant, les attentions maternelles dont sa jeune protectrice l'entoura dans une grave maladie et sa longue convalescence.

Ses fréquentes et laborieuses visites lui firent bien vite reconnaître l'insuffisance et l'incommodité de l'établissement, et former le projet de le transférer dans un immeuble ap­partenant à sa famille. Que de lenteurs, de difficultés devait rencontrer l'exécution de ce gé­néreux dessein ! Il lui fut facile, il est vrai, d'obtenir de l'inépuisable libéralité de son Père, la jouissance immédiate de cette maison ; mais l'autorisation du Ministère pour assurer à la Providence la possession légale, provoqua mille démarches, l'entraîna même jusqu'à Paris. Cette solution obtenue, il s'agissait d'agrandir le local, de le disposer selon les exigences de la vie religieuse et des diverses oeuvres appelées à s'y développer.

Les dernières années de notre Mère dans le monde furent les plus remplies ; dès six heures, la première Messe entendue, on la voyait se diriger vers le chantier, surveiller l'arrivée et le travail des ouvriers. Elle-même avait dessiné les plans avec une rare précision et un remarquable esprit d'économie; sa présence en assurait la complète exécution. Rien ne lui coûtait pour hâter les progrès de son entreprise; elle savait tour à tour braver les intempéries des saisons et déjeuner avec un morceau de pain sec.

Pour suffire à un pareil labeur, la journée devait s'inaugurer dès l'aube, et se prolonger souvent au détriment du repos. Cet ange de la charité, ne perdant jamais une minute, avait vraiment le don de les multiplier. De longs moments étaient consacrés à la prière, d'autres réservés à la consolation de sa famille. De bonne heure, sa vertueuse Mère, habituellement souffrante, s'était déchargée sur sa fille unique, des soins d'un intérieur devenu nombreux par le mariage de ses trois fils. La jeune maîtresse de maison devait donc veiller à mille détails, assurer le bien-être de chacun et la satisfaction générale; imposer aussi par sa bien­veillance et sa justice une respectueuse obéissance à ses inférieurs. Elle y réussit à merveille, et jamais négligence ou abus grave ne furent provoqués par ses fréquentes absences.

La diversité de ces occupations aurait pu altérer la sérénité d'une âme moins parfaite. En celle-ci, une paix profonde, une vie toute intérieure, une constante présence de Dieu, fleurissaient au sein de cette activité, comme les plus beaux lys au milieu des épines. Quel­que ardente qu'elle se montrât pour ses oeuvres, elle s'y livrait sans y laisser adhérer son coeur : comme ce détachement apparut admirable après la mort de sa vertueuse Mère, pieu­sement endormie dans le Seigneur!

Alors sur un simple désir de son Père, qui espérait trouver dans de lointains voyages une diversion à sa tristesse, elle suspendit la construction de sa chère Providence, l'accom­pagna en Italie et aucune manifestation de regret ne vint effleurer ses lèvres, ou assombrir son visage.

Ce digne vieillard, tout en jouissant d'une vigueur exceptionnelle pour son âge, s'était vu, à la suite d'une douloureuse maladie, astreint à de pénibles assujettissements. Jour et nuit, fidèle comme un ange gardien, sa fille lui prodiguait les soins les plus respectueuse­ment délicats; elle ne se séparait plus de lui, l'entourait de sa vénération et chérissait même le doux esclavage qui l'enchaînait à ses côtés. Hélas! ce dernier lien allait bientôt se rompre. La voix du Divin Maître s'éleva et la couronne fut mise au front de ce vaillant chrétien. Le coeur de Jeanne était trop sensible pour ne pas être broyé par cette irrévocable séparation; il était aussi trop énergique pour demeurer écrasé par l'épreuve: les sacrifices du reste allaient se succéder sans trêve.

Depuis bien des années, l'appel intérieur de notre Mère à la vie du Carmel avait été sanctionné par son directeur; elle entretenait des relations suivies avec nos Mères, étudiait nos saintes Règles, en pratiquait tout ce qui pouvait se concilier avec sa position. Elle par­vint à dissimuler sous sa toilette ordinaire la tunique et le scapulaire de l'Ordre; et réussit même à faire accepter comme d'impérieuses exigences de sa santé, la frugalité de sa nourri­ture et son habituelle abstinence. Un de ses frères, le plus jeune et le plus aimé, l'avait sou­vent entrevue, assise selon nos usages sur le parquet de sa chambre, il avait aussi remarqué les visites régulières de nos soeurs tourières ; malgré tout, l'appréhension d'une vocation religieuse et d'un prochain départ ne surgit jamais dans son esprit.

La vie que Jeanne menait dans le monde offrait tant d'aliments à sa piété et à son zèle ! Comment supposer qu'elle ne comblait pas toutes ses aspirations? Aussi quelle douleur dans sa famille, quelle stupéfaction générale à l'annonce de son entrée au Carmel, effectuée avant même d'avoir été pressentie.

Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis la mort de son Père, triste mais courageuse, elle avait repris ses occupations charitables. Le bâtiment de la Providence achevé, elle dirigeait les agencements intérieurs, détails minimes en apparence et néanmoins importants pour le prompt et facile fonctionnement des oeuvres. Encore quinze jours, tout serait ter­miné, les soeurs installées, la maison solennellement bénite. Les préparatifs de cette inau­guration réjouissaient son coeur, et cependant, la consolation d'y assister, si laborieusement conquise, allait lui être refusée. Une lettre de Monsieur Lughan arrive à l'improviste, inti­mant à sa fille spirituelle l'ordre d'un départ immédiat. La Soeur supérieure, seule instruite de cette décision, essaie vainement de la combattre, elle reçoit désolée l'adieu de sa sainte amie. Quel mobile fit imposer un pareil sacrifice? Il ne fut ni connu ni cherché; mais sa prompte acceptation fit briller d'un pur éclat l'obéissance et l'abnégation de la jeune fonda­trice; elle était l'héroïque couronnement de son apostolat dans sa ville natale.

Le Carmel ouvrait enfin ses portes à notre Mère bien-aimée, et l'Ange Protecteur du Monastère, embrassant d'un regard l'admirable fécondité de la vie religieuse inaugurée à cette heure, tressaillait d'une sainte allégresse. Nos Mères saluèrent aussi avec bonheur l'en­trée de la postulante, elles n'ignoraient ni sa vertu, ni sa générosité; mais pour elles, aucun rayon n'éclaira l'avenir, et l'intuition du trésor confié à leurs soins ne leur fut point accordé. Grande, frêle, sérieuse, avec la maturité de ses trente ans et un double voile de timidité et d'humilité, elle fut, sous le nom de THÉRÈSE de MARIE, cordialement accueillie par la Communauté, et considérée, dès le premier jour, comme une parfaite Carmélite.

Elle entrait parmi les filles de Sainte Thérèse, sans vocation d'attrait, guidée par l'uni­que boussole de la volonté divine et le désir de se cacher dans le secret de la face du Sei­gneur. Elle caressait aussi l'intime espoir d'échapper aux préoccupations terrestres et de voir un régime si austère transformer promptement les jours de son exil en ceux de l'éternelle béatitude. De toutes ces aspirations, celle qui l'entraînait vers la possession de son Dieu, aussi pleine que la terre puisse la connaître devait seule se réaliser.

Son départ de la maison paternelle, présenté comme un simple voyage, n'avait provoqué aucun adieu; cette amertume ne pouvait lui être épargnée. Le parloir du couvent fut donc témoin de scènes touchantes; là, les membres de sa famille consternée, venaient tour à tour briser son coeur par l'expression de leurs regrets et leurs instances pour la reconquérir. La grâce surabonda en ces heures douloureuses, l'affliction resta profonde, mais le sacrifice fut chrétiennement accepté.

Aucune consolation spirituelle ne venait cependant réconforter la nouvelle postulante, lancée sans transition, dans une vie toute opposée à celle vécue jusqu'alors. Un assujettisse­ment perpétuel succédait à une sainte indépendance, et le calme de la cellule, à l'activité des oeuvres. La monotonie de notre chant la fatiguait, l'austérité de notre clôture l'écrasait, sur­tout accentuée comme elle l'était alors par de sombres bâtiments et un jardin resserré. Combien elle avait soif d'air, de lumière, de mouvement, de liberté! Et que de fois dans cet âpre désert, le tentateur s'approchait pour la décourager et faire miroiter à ses yeux l'appa­rente inutilité de l'existence qu'elle embrassait. Seules, les heures de prière silencieuse étaient un baume pour son âme et la retrempaient pour la lutte.

L'épreuve fut courte et divinement terminée. Un samedi, plus que jamais, envahie par ces désolantes pensées, elle balayait l'Avant-Choeur ; soudain elle s'immobilise ravie et Jésus illumine pour elle les insondables profondeurs de ses anéantissements eucharistiques. Silen­ce, délaissement, dépendance, invisible travail, n'est-ce pas là, le résumé de chaque heure de sa vie au Tabernacle ? Et si Lui, Dieu, embrasse cette captivité, très glorieuse à son Père cé­leste, très salutaire aux hommes, ne saura-t-elle pas à son exemple, aimer assez pour se constituer prisonnière avec le Prisonnier d'amour et pour baiser les liens qui l'enchaînent à ses pieds? Combien dura cette merveilleuse impression? Une minute ne suffit-elle pas au Tout-puissant pour transformer une âme aussi bien que pour la créer? Bientôt la postulante revient à elle, le balai toujours en main, elle termine promptement sa tâche, délicieusement émue par la bonté de son Maître adoré! Désormais, l'oeil fixé sur l'Hostie, son idéal sublime elle va parcourir d'un pas rapide et ferme les années du noviciat.

Aucun détail ne nous est parvenu sur la cérémonie de la Prise d'habit; un sacrifice pénible à son humilité devait pré­céder celle de la profession. A cause de la faiblesse de sa santé, assurait notre vénérée Mère, plus encore, croyons-nous, à cause de sa libéralité envers la Communauté, les Supérieures exigèrent qu'elle fût reçue comme bienfaitrice. La novice avait toujours envié la dernière place dans la maison du Seigneur, mais elle sut, en cette circonstance délicate, obéir, se taire et se dédommager, soit en se faisant attribuer sous les combles une cellule triste et malsaine, soit en se présentant des premières pour tous les travaux vils et pénibles. Satisfait de sa soumission, Dieu la délivra bien vite du fardeau de ce titre; deux ans après, sans avoir jamais usé d'aucune dispense, elle le transmettait joyeusement à une postulante dont la santé exigeait quelques adoucissements à la règle.

Pressée par l'ardeur de son amour, Soeur Thérèse de Marie n'avait pas attendu son entrée au cloître pour se donner pleinement à son Bien-Aimé. En présence de son saint directeur, elle avait prononcé, dans la petite chapelle de la Providence, les trois voeux de religion; leur émission, entre les mains de notre digne Mère Marie-Thérèse, venait donc combler de longs et brûlants désirs! C'était l'heure mystérieuse de la rencontre de l'Epoux et de l'Epouse, l'aurore d'une union croissant sans arrêt jusqu'à son éternelle consommation. Je suis à Lui, Il sera tout à moi.

Quelques jours après, la solennité de la Prise de Voile l'amenait une dernière fois aux pieds du vénérable Monsieur Lughan. Aucune plume, hélas! ne nous a transmis le discours de cet apôtre, heureux et fier de présenter au Christ, parée pour les noces divines, la jeune fille confiée merveilleusement à sa direction, plus de quinze ans auparavant.

Ces douces fêtes terminées, la nouvelle professe rentra dans l'ombre et la paix aimée du noviciat. Hâtez-vous bien, chère âme, d'en savourer les derniers parfums, contre votre attente, et contre toute tradition ils vous seront promptement ravis. L'expérience et la vertu de la jeune religieuse autorisaient une exception et la nécessité l'imposait impérieusement.

Dès la réouverture des Eglises les Carmélites de Lyon, dispersées par la révolution, avaient songé à reprendre la vie commune et à restaurer leur monastère. Rentrer dans celui qu'avaient sanctifié tant de générations de Vierges fidèles, était un souhait irréalisable; on réclamait un prix exorbitant pour la restitution de l'immeuble confisqué.

La générosité de Madame de la Barmondière permit seulement l'acquisition d'une an­cienne Providence à proximité de la Cathédrale. On s'y réunit avec bonheur, on s'y organisa plutôt mal que bien, et les années en se succédant permirent tour à tour, la reprise du costume religieux, l'établissement de la clôture, l'ouverture d'une humble chapelle.

Le bâtiment, longeant une côte rapide, avait des niveaux différents, des pièces en contrebas obscures et humides; sa disposition, son exiguïté entravaient l'observance régulière et les bruits de la rue, mêlés à ceux du pensionnat voisin, venaient jusqu'au choeur troubler l'office et l'oraison.

Dès le début, cette installation fut jugée défectueuse et provisoire; le sort de la plupart des provisoires est de se prolonger souvent un demi-siècle; il en fut ainsi pour notre Carmel.

Au moment de la profession de notre bonne Mère Thérèse de Marie, on venait d'acqué­rir à Fourvière un assez vaste terrain et sur cet emplacement, réunissant tous les avantages souhaités par notre Séraphique Mère, on se disposait à construire un monastère commode et régulier. Le bâtiment devait-il, aussi bien que le site, mériter la complète approbation de notre Sainte Mère.

La Communauté était alors dirigée par une respectable Prieure, plus versée, il est vrai, dans la science de la vie spirituelle que dans celle des affaires humaines et mal secondée par une jeune dépositaire, entrée en religion avec toute la fraîcheur, mais aussi l'inexpérience de son adolescence. En présence de l'importante entreprise confiée à sa sollicitude, son pre­mier soin fut de choisir un des architectes les plus distingués de la ville. Celui-ci, naturelle­ment plus soucieux des règles de l'art, que des prescriptions de la sainte Pauvreté, revint bientôt avec des plans grandioses, mieux appropriés à l'érection d'une abbaye bénédictine qu'à celle d'un modeste Carmel.

Grande stupéfaction et cruel embarras de la pauvre Prieure, après avoir levé vers le Seigneur ses yeux suppliants, elle les abaisse bien vite sur sa dernière professe. Ces succès dans la fondation de la Providence de St-Chamond lui étaient connus, elle avait l'habitude des constructions, des devis, des ouvriers : elle serait son conseil et son bras droit.

Voici donc Soeur Thérèse de Marie consacrant de longues et pénibles heures à la ré­duction des plans et d'autres plus rudes encore à en conquérir l'acceptation. Entre l'architecte, jaloux de sa réputation artistique et la prieure, bien novice en fait de construction, quel rôle délicat! Elle se montra toujours à la hauteur de cette tâche difficile, souffrit beaucoup en silence, et par une privation fréquente, apprécia mieux encore ses chers exercices du Novi­ciat. L'obéissance était sa force, et Dieu, agréant visiblement l'immolation de son attrait intérieur accumulait sur une heure de recueillement, les grâces d'une journée entière.

Après la lutte d'ensemble, vint la lutte de détail. La première pierre ayant été posée le 27 avril 1853, les stations au chantier se multiplièrent, il fallut de nouveau discuter pour obtenir l'emploi de matériaux moins coûteux, détruire même le travail accompli et souvent pour obtenir un résultat diamétralement opposé au but poursuivi. Qu'il nous soit permis de peindre d'un seul trait ce pénible antagonisme: Une rampe en fer ouvragé, ornement inter­dit par nos constitutions vient d'être posée à l'escalier principal; l'enlèvement en est aussitôt énergiquement exigé. Hélas! à une prochaine visite, on découvre à sa place, une rampe en pierre ajourée, vraiment monumentale. Que faire? Sinon gémir de sa radicale impuissance! et s'écrier, avec le Vénérable Curé d'Ars: 11 n'y a donc pas moyen d'obtenir la pauvreté dans sa maison! Aussi, notre Sainte Mère Thérèse de Marie a-t-elle, jusqu'à son dernier jour, gémi en gravissant notre grand escalier et fait prier ses novices pour l'expiation de cette infraction à la simplicité. Nous pourrions baiser avec reconnaissance chacune des pierres de notre Monastère et y vénérer les traces de ses labeurs et de ses angoisses. Oh! oui il est bien l'oeuvre bénie de ses premières années religieuses.

Les travaux, poussés avec vigueur permirent une prompte installation et le mois de Juin de l'année suivante fut clôturé par la solennelle bénédiction du couvent. La chapelle seule restait encore inachevée. Les Carmélites rentrèrent avec bonheur dans le calme de leur vie solitaire, mais nulle ne s'y replongea avec un plus pieux élan que l'humble Soeur Thérèse de Marie. L'ombre, l'oubli, le silence étaient les éléments où son âme se dilatait sous le regard et dans l'amour de Dieu seul! Toute à sa règle, à son travail quotidien, son application intérieure consistait à abîmer son néant dans le Tout de la Divinité, par une immolation incessante: oeuvre mystérieuse de mort et de vie, dont l'oeil même de sa Prieure ne pénétrait point la profondeur. Encore membre du Noviciat, on la traitait comme tel, et son temps terminé, on crut lui donner une marque de confiance inusitée en la chargeant du service du tour,

A cette époque les Révérends Pères Carmes reprenaient dans notre ville possession de leur ancien monastère, transformé en caserne par la révolution. A la tête de cette nouvelle milice, venant combattre les bons combats du Seigneur, on distinguait comme Prieur le R. P. Marie Augustin du Très Saint Sacrement, le Juif converti, l'ardent adorateur de la Ste Eucharistie. Le Cardinal de Bonald, heureux du retour de nos Pères, facilité par sa haute bienveillance, daigna nous accorder la faveur de leur direction spirituelle, faveur dont nous jouissons encore pour l'intime consolation de nos âmes.

Pendant la durée de son séjour à Lyon, le R. P. Hermann s'occupa de notre Commu­nauté avec un dévouement tout paternel et lui imprima un nouvel élan de ferveur et de régularité. Ses instructions vivifiaient les âmes comme une source de lumières et de béné­diction ; il était si brûlant d'amour divin, si pénétré de l'esprit de notre Sainte Mère et des traditions de l'Ordre! Il dirigeait aussi quelques religieuses plus avancées dans la perfection ou affligées par l'épreuve. Soeur Thérèse de Marie ne fut placée dans aucune de ces catégo­ries, et cependant, prévenue de grâces insignes et très défiante d'elle-même, comme elle soupirait après les conseils d'un tel guide! Selon sa pieuse coutume, elle prit le Seigneur pour unique confident de son souhait et la Providence se plut à faire surgir bien vite l'occa­sion désirée. Entrée en relations spirituelles avec l'éminent religieux, elle lui ouvrit toute son âme, lui dévoilant et sa manière d'oraison et les faveurs dont elle y était comblée. Dou­blement ravie par le spectacle des libéralités de Dieu et de la générosité de sa servante, le bon Père sanctionna ses voies, l'établit dans un parfait repos d'esprit et conçut pour elle une estime, s'élevant presque à la vénération. Il aimait assurer que cette bonne Mère ne perdait pas une minute la présence de Dieu, et il aurait volontiers ajouté après Monsieur Lughan: Si j'avais été un St Jean de la Croix, j'en aurais fait une Ste Thérèse.

Une pieuse union conservée jusqu'à la mort, un fréquent échange de vues et de con­seils fut le résultat de cette admiration réciproque et lorsque la fondation de Londres, en­treprise par le R. Père, eut rendu les rapports lents et difficiles, les Anges du Ciel se plaisaient par leurs inspirations, à servir d'intermédiaires à ces anges de la terre.

Après avoir apprécié les mérites de cette âme d'élite, on comprend la stupéfaction du R. P. Hermann en présence de l'oubli où la Communauté laissait enfoui de tels talents. Aussi ne put-il s'empêcher de déclarer un jour à la Prieure qu'il était temps de tirer la lumière de dessous le boisseau, et de placer Soeur Thérèse de Marie à la tête du noviciat, où elle figurerait plus utilement qu'à la porte du Monastère.

Modèle d'exactitude à la règle, de dévouement, de charité, rien d'extérieur n'attirait les regards sur cette religieuse, passionnée pour la vie cachée. Etudiée plus attentivement, trouvée telle que l'avait révélée son saint Directeur, on n'hésita plus à la nommer Maîtresse des Novices. Le choix avait à cette époque une exceptionnelle importance : plusieurs fonda­tions projetées ayant attiré de nombreuses postulantes. Les pierres de l'édifice spirituel ré­clamaient donc à leur tour les soins de notre bonne Mère; avec quelle intime consolation elle allait leur consacrer toute son intelligence et tout son coeur ! La beauté entrevue de cette mission lui fit sacrifier sans un trop vif regret et la solitude de sa cellule et les suavités de son incessant coeur à coeur avec Dieu. L'heure était venue de répandre sur les âmes la plénitude des dons prodigués par le Ciel et de joindre l'enseignement de la parole à celui de l'exemple.

Au début, sa timidité, son humble méfiance paralysaient l'essor de son zèle et son extrême réserve heurtait et décourageait parfois une jeunesse trop ardente. Il fallait de la per­sévérance et de la bonne volonté pour rompre cette glace apparente et découvrir l'énergique tendresse de son dévouement. Mais une fois bien connue, quelle confiance illimitée et quelle respectueuse affection elle savait inspirer ! Toujours vigilante afin de n'éveiller aucune sympathie trop humaine, toujours craintive d'empiéter aussi sur les droits d'un Dieu jaloux du coeur de ses épouses, elle se livrait peu et évitait toute démonstration extérieure. Aussi, pouvait- elle en toute vérité, écrire pendant une de ses dernières retraites, à une religieuse entraînée à lui prodiguer des témoignages trop expressifs de sa reconnaissance. «Toute ma vie religieuse j'ai désiré que mon coeur soit la conquête du Divin Maître et que jamais il ne lui vole une parcelle de l'amour de préférence qui lui est dû.» Elle imprimait à sa direction ce cachet de virilité si souvent préconisé par notre

Séraphique Mère et la plupart de ses premières novi­ces, désignées pour la fondation des nouveaux monastères, en furent les modèles et le soutien.

Les vénérables fondatrices enviaient, pour le succès de leurs entreprises, le concours de Soeur Thérèse de Marie, aussi fut-elle accordée tour à tour à Montélimar, puis à Londres. Toujours à la dernière heure, une circonstance providentielle, l'empêchait de franchir le seuil de notre cher Monastère; elle en était déjà le soutien le plus ferme et le plus aimé; elle allait en devenir la Prieure et la Mère: Les élections de 1865 la placèrent en effet, à la tête de notre Carmel, bien dépeuplé par tous ces départs successifs. La manière exemplaire dont elle avait exercé la charge de Sous-Prieure, les trois années précédentes, groupa sur elle tous les suffrages.

Désormais toujours en vue, elle va, par l'impulsion de ses conseils et de ses exemples, entraîner vers la perfection les âmes confiées à sa sollicitude. Eut-elle un moment l'illusion de rencontrer en chacune un courage égal au sien; et combien peu aujourd'hui sont aussi vigoureusement trempées par une précoce abnégation, toujours est-il qu'au début sa direc­tion parut austère et ne fut universellement goûtée. Une expérience plus complète, mélangea sa fermeté de compatissante indulgence, et la rendit le lien et le coeur d'une Communauté qu'elle devait gouverner pendant dix-huit années.

Pour devenir parfaite, il eut suffi de considérer et d'imiter la nouvelle Prieure. A l'Office, son attitude dénotait un religieux respect ; elle célébrait les grandeurs du Seigneur, pénétrée de sa présence et comme illuminée d'un rayon de sa face. Jusqu'aux dernières années de sa vie, elle s'efforça d'y assister régulièrement, même au prix de réelles tortures, heureuse de compléter l'hymne de sa louange, par celui de sa souffrance.

A l'oraison, immobile, abîmée en Dieu, elle se dégageait instantanément de toutes les préoccupations inhérentes à sa charge, et le temps s'écoulait sans qu'elle eut conscience de sa fuite. Parvenue dès longtemps à un haut degré d'union, la contemplation lui était facile et habituelle, elle y puisait toujours force, lumière et souvent d'ineffables délices. L'oraison était devenue l'incessante respiration de son âme; elle avait le don de la prolonger au sein des occupations les plus absorbantes. Nous connaissons toutes la cellule ou lui furent accordées les plus sublimes lumières sur la Sainte Trinité. Ce mystère devint l'objet de sa particulière vénération et chaque année, au jour où l'Eglise la solennise, elle se constituait ermite, pour en repasser les merveilles en son coeur reconnaissant.

Notre vénérée Mère était une âme anéantie, crucifiée et apostolique. Anéantie devant Dieu par l'intime sentiment de son abjection, elle eut souhaité l'être aussi aux yeux de toutes les créatures. Sa tenue, son langage, ses actes trahissaient une vraie soif d'humiliation et de mépris; un irrésistible instinct l'entraînait à s'effacer, lors même qu'elle devait présider, ce qui lui attira parfois de hautes et sévères remontrances.

C'était une âme crucifiée par une perpétuelle mortification. Ses pénitences furent ef­frayantes jusqu'à l'heure où l'état déplorable de sa santé les lui fit formellement interdire. Alors, le Divin Maître sut largement dédommager sa servante du sacrifice imposé par l'obéis­sance, en la livrant aux angoisses de l'asthme et à des douleurs aiguës qui déformèrent tout son corps. Dans cet état lamentable, elle le mâtait encore par un travail écrasant. Que de fois ne l'avons-nous pas vue, pendant le silence de midi, appuyée sur son grand bâton, se traîner au jardin pour attacher la vigne ou seconder nos soeurs du voile blanc. Comme elle était habile à se priver de tout et à réserver pour sa nourriture et son vêtement des débris et restes inqualifiables et dont elle n'aurait osé faire le lot de personne. Pour cacher son austérité, elle s'ingéniait encore à nous persuader, que rien ne s'accommodait mieux à ses néces­sités et à ses goûts et croyait parfois y réussir.

C'était enfin une âme apostolique, consumée de zèle, et sans borne dans son dévoue­ment. Sa prière embrassait l'univers, pour y promouvoir le règne de Jésus-Christ, si odieu­sement combattu de nos jours. Elle avait la sainte passion de s'offrir en victime pour obtenir à telle ou telle âme des grâces de salut ou de perfection et apaiser la justice Divine. Que de souffrances incompréhensibles provenaient de cette cause mystérieuse! Que de traits d'assistance surnaturelle nous aurions à citer, si le témoignage d'un de ses vénérés Directeurs, le R. P. Cautrelet, avait pu compléter les confidences échappées à son humilité. Quelques mois avant le terme de son exil, cet éminent Religieux adressait à une de nos Soeurs une lettre où se dévoilait toute son admiration pour l'héroïque vertu de notre Mère Thérèse de Marie. Ce précieux document, longtemps conservé avec une fierté toute filiale et qu'il nous eût été bien doux de transcrire ici, a hélas ! disparu ! Et il nous est facile de deviner par quelle main il fut anéanti.

Aucun événement extérieur ne signala le premier priorat de notre Mère, il fut néan­moins fertile en mérites. C'était l'heure de la grande détresse. La construction du Monastère, les fondations avaient absorbé toutes les ressources et nécessité des emprunts. De fatales échéances s'échelonnaient à de courts intervalles; il fallait vivre, faire honneur à ses engage­ments ou disperser les Soeurs. Cette alternative cruelle doubla les énergies et décupla la confiance en la bonté du Père Céleste qui nourrit le passereau et revêt le lys des champs. La courageuse Prieure procura tout d'abord à la Communauté un travail pénible mais assez rétribué et se montra la plus ardente au labeur. Elle fit régner partout une stricte économie, s'industriant pour utiliser des riens et prolonger indéfiniment l'usage des choses. Pendant tout un été, sacrifiant la dernière heure de son court sommeil, elle descendait au jardin composer des bouquets, échangés au marché contre les provisions de la journée. Ces fleurs n'étaient-elles pas souvent l'unique monnaie, que son indigence pouvait remettre à la commissionnaire !

Notre Mère acceptait bien sa charge des dépenses quotidiennes, mais elle réservait à la Providence celle des sommes importantes. Une traite était-elle signalée, de concert avec ses filles, elle redoublait prières et pénitences, puis attendait avec une inaltérable confiance le secours imploré.

Sous des formes variées, il ne lui manqua jamais. Aumônes et neuvaines survenaient à propos, un bienfaiteur inconnu déposait discrètement le complément de la dette. L'anony­me n'était pas toujours gardé et des amis fidèles savaient prouver leur dévouement. Notre bonne Mère ne rappelait jamais sans émotion la générosité d'un de nos anciens aumôniers. Une personne a dans le temps remis plusieurs milliers de francs ; un jour, des circonstances malheureuses la portent à en exiger l'immédiat remboursement. Elle ne veut quitter le par­loir sans son argent, crie, tempête et fait retentir la maison de ses impérieuses réclamations. La pauvre Prieure, sans une obole derrière sa grille, implore plus encore la clémence du Ciel que celle de son intraitable créancière; impossible d'obtenir un sursis. A ce moment, le digne Prêtre survient et dépose dans le tour le portefeuille contenant ses valeurs: «Prenez, ma Mère, dit-il, prenez tout ce qui vous est nécessaire, pour éviter un scandale; vous me rembourserez quand et comme vous le pourrez.»

La protection divine apparaissait plus ravissante encore dans les détails minimes de la vie, Tantôt, à l'heure de préparer un repas insuffisant, on voit arriver d'abondantes pro­visions; tantôt, c'est le vin qui va manquer au Réfectoire, et on découvre dans la cour un tonneau mystérieusement déposé. Enfin, au début du Carême, la provision d'huile touche à son terme et la bourse est encore plus dégarnie que le baril. Notre sainte Prieure, prévenue de cette complication, descend à la cave, bénit les quelques litres restant encore et ordonne de puiser comme à l'ordinaire. On obéit sans raisonner, et jusqu'à Pâques, on ne voit pas décroître le liquide. Ce fait bien avéré et humainement inexplicable excita la vive gratitude de la Communauté; elle chanta un Te Deum d'action de grâce et bénit le Seigneur de lui avoir donné une Mère si puissante dans ses prières.

Au cours du triennat suivant, d'autres sollicitudes vinrent s'adjoindre à celles de la pauvreté. L'année 1870 amena l'envahissement de notre chère France et le triomphe de la révolution. Pour nous garder paisibles en notre solitude, ne nous fallait-il pas une Prieure capable, par sa sainteté et son courage, d'opposer une digue au torrent de la colère divine, comme à celui de la perversité humaine. En ces jours néfastes, tous les chocs se brisèrent contre ce rempart tutélaire et l'écho des malheurs publics nous parvint assez atténué pour stimuler notre ferveur, sans altérer la tranquillité de nos âmes. Tandis que les églises de la ville étaient encombrées par les provisions accumulées dans la perspective d'un siège, notre chapelle ne fut point détournée de sa pieuse destination; tandis que les Communautés voisines s'annexaient des ambulances pour s'abriter sous leur drapeau, notre seuil demeurait inviolé, malgré de fréquents essais d'envahissement.

Un jour, plusieurs employés de la Préfecture se présentent pour visiter la maison et constater le nombre des soldats qu'elle peut abriter La Soeur Tourière a beau affirmer, d'une voix quelque peu émue, qu'il n'est pas dans nos usages de laisser pénétrer dans le monastère, ils insistent et notre bonne Mère les aborde en jetant dans le sein de Dieu sa plus ardente supplication. Comment résister à l'autorité établie? Comment défendre la clôture? Le Maître des coeurs, en les changeant subitement, allait résoudre ce délicat problème. — Madame, dit alors poliment et sans doute chapeau bas, le principal délégué, voulez-vous nous ouvrir, ou désirez-vous que nous nous retirions? Votre dernière proposi­tion est évidemment la meilleure, s'écrie notre Mère qui les congédie bien vite et se rend au choeur, remercier son céleste libérateur.

Une autre fois, c'est une bande composée de cent Garibaldiens avinés qui arrive récla­mer un logement pour la nuit et qui accentue sa demande par de vigoureux coups de crosse, ébranlant notre porte, heureusement fort massive. Cet infernal tapage ne déconcerte pas notre Mère, elle fait approcher le chef, s'impose à lui par une douce fermeté et conclut par cette brève péroraison : "Ici on n'ouvre pas la porte." - "Eh! bien, dans ce cas, Madame, nous irons coucher ailleurs." Pouvait-il mieux dire et surtout pouvait-il mieux faire ?

De jour, de nuit, les alertes se renouvelèrent trouvant sur la brèche notre vaillante Prieure : elle prolongeait ses veilles au pied du Tabernacle et s'accordait à peine, et toujours vêtue, quelques moments de repos. Une confiance surhumaine dominait ses angoisses et le seul aspect de la sérénité de son visage calmait les appréhensions de ses filles.

En ces heures critiques, elle rencontra, parmi ses parents, les plus secourables auxi­liaires. La charité de l'un de ses frères sera surtout inoubliable. Pour nous mieux protéger, il abandonna longtemps sa résidence habituelle et s'installa très pauvrement dans une des chambres du tour. Par lui nous parvenaient des détails exacts sur les événements qui se pré­cipitaient, par lui, le moindre péril était signalé et les précautions prises. Des deux côtés de nos chères grilles, était établie la garde la plus vigilante et la plus dévouée: comment n'au­rions-nous pas été heureusement sauvegardées?

Qu'il nous soit permis d'exprimer ici nos sentiments de respectueuse reconnaissance à toute la famille de notre Mère si aimée et si regrettée. Par ses aumônes, ses conseils, et surtout ses intelligentes et infatigables démarches, elle s'est, en toute occasion, montrée la meilleure protectrice de notre Carmel. Il conservera ineffaçable la mémoire de ses bienfaits, comme celle des vertus de l'admirable religieuse qui les attira sur lui. Sa prière n'en détournera pas toujours l'épreuve qui dans les décrets divins, détache et sanctifie, mais sans trêve, elle sollicitera cette surabondance de grâces qui sait tout adoucir et tout transfigurer.

Le rétablissement de la paix et de l'ordre précéda seulement de quelques mois le terme de ce second Priorat. Qui nous remplacera une telle Mère, s'écria chaque Soeur, en la voyant approcher, et le respect de la Règle pouvait seul prédisposer à ce sacrifice. Le temps s'écoule bien rapide au Carmel. Pendant trois ans, elle se dépensa, comme elle savait le faire, pour la direction du Dépôt ; puis de nouvelles élections comblèrent nos désirs : le choix fut naturellement unanime.

Une intelligente administration, l'entrée d'une soeur bienfaitrice avaient amélioré la position de la Communauté et diminué le chiffre écrasant de ses dettes. Moins absorbée par les soucis matériels, notre sainte Prieure se consacra plus encore au perfectionnement des âmes. Elle en avait le don, l'attrait, et l'intuition de l'état intérieur de l'état de ses filles lui était souvent accordée. Avec quel soin, elle étudiait les vues de Dieu sur chacune, afin de la gui­der dans ce sentier particulier. L'accueil, bienveillant pour toutes, variait cependant selon le degré de générosité. Au contact de la vraie vertu, elle se dilatait et parlait d'abondance ; la tiédeur la paralysait, et habituellement, elle la combattait par la prière, plus que par la pa­role. La parfaite rectitude de son jugement, sa science expérimentale des voies de Dieu les plus élevées, donnaient à ses décisions une complète autorité; mais toujours défiante de ses propres lumières, dans toutes les questions délicates, elle recourait aux conseils de quelque prêtre éminent en doctrine et en vertu.

Sa plus maternelle sollicitude était réservée aux Soeurs subissant l'épreuve des peines spirituelles. Elle savait écouter, sans paraître lassée, le récit, parfois long et réitéré, de leurs tentations ; les consolait et ne les laissait partir que résignées à cette douloureuse purifica­tion, et fortifiées pour la subir. Du reste, toute âme s'adressant à elle avec simplicité et confi­ance, la quittait plus désireuse de s'unir à Dieu et de le glorifier : la flamme d'amour qui la consumait était si communicative !

Le coeur de notre vénérée Prieure compatissait aux souffrances du corps, comme à celles de l'âme. Mère de toutes en santé, elle se constituait leur servante en temps de mala­die et les entourait de mille attentions. Même aux jours de la plus grande pénurie, elle ne pouvait se résoudre à les priver des soulagements et des douceurs compatibles avec notre vocation! Pour réveiller l'appétit de ses chères convalescentes et les gâter un peu, sans remords de conscience, elle s'adressait directement à la Providence et se plaisait à citer les aimables réponses qu'elle en recevait. Dans ces occurrences, quelque personne amie du Monastère, poussée par une pensée inexpliquée, lui apportait en aumône telle ou telle friandise: orange confite, biscuits, petits oiseaux, etc. Les dons se diversifiaient selon les nécessités actuelles et disparaissaient avec elles. Tour à tour, elle employait envers les soeurs malades une condescendance ou une vigueur jugées excessives, par quiconque aurait perdu de vue les surnaturels mobiles qui la dirigeaient toujours.

Une soeur du voile blanc s'est si bien habituée à se laisser veiller pendant une grave maladie, que, parfaitement rétablie, elle est dominée par une folle terreur en présence de la solitude et des ténèbres. Notre Mère ne veut ni surcharger les infirmières, ni contrister la bonne octogénaire et découvre un procédé excellent pour les contenter toutes et sa mortification en sus. Chaque soir après la sentence, elle se dirige furtivement vers la cellule de sa vieille enfant, s'enveloppe dans des lambeaux de tapis et prend son repos étendue à ses pieds sur le plancher: mais quel repos et que de fois interrompu par les appels de l'inconsciente infirme. Avant le réveil, elle s'esquive, se jette quelques minutes sur sa pauvre paillasse et parvient ainsi à dissimuler longtemps cet acte d'inimitable charité.

Toute différente fut sa conduite pour une religieuse exemplaire. Pour celle-ci, une interminable convalescence a succédé à une maladie dangereuse; remèdes et toniques ne peuvent vaincre une indicible faiblesse. Les défaillances succèdent aux défaillances dès qu'elle abandonne sa couche et le Docteur déclare n'entrevoir aucun terme prochain à cet état de langueur. Ma Soeur, lui dit un jour notre sainte Prieure divinement inspirée, ma Soeur avez-vous foi dans la vertu d'obéissance?  - Oh! oui, notre Mère, de tout mon coeur !- Dans ce cas, ma fille, au nom de la Sainte Obéissance, levez-vous, emportez votre lit dans votre cellule, et reprenez dès cette heure la complète observance de la Règle. Une grâce merveilleuse récompensa cette confiance et cette docilité : à ce commandement, ma Soeur Marie des Anges, aujourd'hui en Paradis, retrouve instantanément la plénitude de ses forces et les conserva bien des années.

Mère Thérèse de Marie se rappelait-elle à cette heure les prodigieux effets de l'obé­issance en sa personne? Toujours est-il que deux traits de sa vie religieuse se glissent ici tout naturellement sous notre plume.

Encore novice, et mise pour quelques jours au repos, à cause d'un profond épuise­ment, elle se traîne lentement vers le Tabernacle, pour solliciter de son bon Maître, plus de force pour le mieux servir. Survient sa Mère Prieure qui l'envoie balayer le chapitre, avec défense d'être plus malade après ce pénible travail. La Mère Maîtresse, surprise de la rencontrer en costume de balayage, l'interroge et ne peut qu'admirer sa vertu et constater la surprenante efficacité de ce remède d'un genre inédit.

Plus tard, la période aiguë d'une maladie sérieuse à peine terminée, elle reçoit un ordre écrit de notre Père Supérieur, ordre qui, supprimant toute convalescence, lui pres­crit la reprise immédiate de la Règle et de ses fonctions de Prieure, et cela sans rechute. Notre vénérée Mère, avec un esprit de foi sublime, considère Dieu dans son Supérieur, baise sa lettre, la place respectueusement sur sa poitrine, rejoint la Communauté stupé­faite et préside dès ce jour ses nombreux exercices.

Bien des fois encore, pour nous faire apprécier notre trésor, la maladie vint, sous des formes multiples, nous menacer de la ravir. En 1878 notre Mère fut atteinte d'un rhumatisme aigu ; les douleurs étaient intolérables, l'enflure forte et générale. Une lésion au coeur, depuis longtemps constatée, rendit en quelques jours, mortel un mal toujours grave et un soir le bon Docteur, qui la vénérait comme une sainte, se retira les yeux pleins de larmes : pour lui était perdu tout espoir.

Mais au milieu de nous veillait le Coeur de Jésus, abîme de miséricorde et de bonté. Lui-même daigna faire comprendre à une des âmes qui la pleuraient le plus amèrement: qu'il aurait pour agréable la pratique de l'Heure sainte chaque premier vendredi du mois, et l'entretien d'une lampe aux pieds de la Statue qui orne notre dortoir. En retour, Il pro­mettait la guérison, si ardemment sollicitée.

Cette pieuse inspiration devait être soumise à l'approbation de nos Supérieurs. A peine obtenue, on vit toutes les religieuses, émues et suppliantes, se diriger en procession vers la statue de leur Divin Protecteur et là, prosternées, formuler leur voeu par l'organe de la Révérende Mère Sous Prieure. Un prompt rétablissement en fut la récompense et la réponse de ce coeur adorable.

La promesse, faite pour une seule année, s'est perpétuée et la petite lampe brille toujours, comme l'expression de notre filiale reconnaissance.

Dieu venait réellement de jeter un regard de toute-puissante compassion sur notre pauvre Carmel. Comment aurait-il supporté la privation de sa Prieure dans la longue crise qu'il traversait sous le rapport des sujets et des santés. Les religieuses, peu nombreuses étaient pour la plupart, affaiblies par l'âge ou la maladie, et sur deux soeurs du voile blanc, une restait irrévocablement clouée sur son fauteuil d'infirme. Les plus vaillantes se multipliaient avec générosité, mais n'auraient jamais accompli tout le travail, sans le concours de leur infatigable Mère. Elle avait le secret de tout simplifier, de se trouver partout, au jardin, à la cuisine, aux balayages ; de suppléer à toutes les impuissances, et de tirer de tous les embarras.

Elle se trouvait encore à notre tête au moment des funestes décrets de Mars 1880 ; ils lui causèrent une vive douleur et un surcroît de préoccupations. Dans la crainte de leur exécution, elle dut solliciter, auprès, de personnes amies des vêtements et un asile pour chacune de ses filles. Les vases sacrés, ornements, reliquaires, archives du couvent objets importants, furent aussi secrètement déposés en lieux sûrs. Puis ces précautions prises, avec sa sagesse ordinaire, elle attendit dans le calme et la prière.

La fête de Saint Jean-Baptiste, patron de notre Mère, jour si aimé, où notre filiale affection, libre enfin de se traduire, prodiguait chants et gracieuses surprises, fut bien triste cette fois-ci : elle devançait de si peu celle de Saint-Pierre choisie pour le début de l'Oeuvre d'iniquité.

La veille seulement, chacune reçut en pleurant et son costume séculier et l'adresse de la maison qui devait abriter son exil. Dès l'aube du 29 Juin, la résidence des Pères Jésuites de Fourvière, voisine de notre couvent, était envahie et une personne, d'une cha­rité trop empressée, accourait avertir que la seconde visite serait pour le Carmel. Vive alerte! Malgré l'heure matinale les amis du Monastère formaient un vivant rempart à la porte de clôture, tandis que réunies au choeur, nous implorions l'assistance divine. Notre admirable défenseur dans les temps troublés de la guerre, ne pouvait plus nous assister que du Ciel, mais un de ses frères avait pieusement recueilli son héritage. A son exemple, il s'établit dans notre bâtiment extérieur, prêt à nous protéger à l'heure d'une expulsion imprévue. Cette heure, grâce à Dieu, ne sonna pas ; mais sa possibilité plana de longs mois sur nos têtes, comme une cruelle menace.

Cette appréhension à peine dissipée, nous allions encore trembler pour les jours de notre Mère vénérée. Par une matinée d'Avril humide et froide, elle entre à la récréa­tion, trouve vide la caisse du bois et s'alarme de voir ses filles malades souffrir de cette négligence. Au lieu de donner l'ordre de la réparer, elle monte au grenier, renouveler elle-même la provision. Hélas ! elle faillit tomber victime de sa sollicitude ! En brisant une longue branche, sans songer à ses infirmités, elle provoque un terrible accident: de suite, elle en saisit les fatales conséquences et s'empresse de faire le sacrifice de sa vie.

Le Seigneur en réclamait d'elle un plus pénible encore et l'y prédispose lui-même. Au souvenir de cette grâce, elle s'exprimait ainsi avec une Religieuse digne de ses confidences : « Si vous expérimentiez ce que c'est que le domaine de Dieu sur vous, vous ne pourriez vouloir et désirer autre chose sur la terre. Jamais je ne l'avais compris, comme dans cette soirée du 24 Avril. »

La Communauté, terrifiée à l'annonce de ce malheur, se mit en prière et prévint nos Supérieurs. Son Eminence le Cardinal Caverot appréciait trop la vertu et la capacité ne notre Mère pour ne pas commander de tout tenter pour la conserver. Il lui écrivit donc aussitôt : « Ma fille, si une opération peut encore vous sauver, je vous ordonne, au nom de l'obéissance, de vous y soumettre.» Dieu l'avait établie dès la veille, dans un état d'abandon si parfait, qu'elle accepta avec une simplicité d'enfant, tout ce qu'on exigea d'elle.

Que de fois, nous avons déploré la perte de ses notes spirituelles, anéanties peu de mois avant sa mort; aussi sommes-nous profondément consolées de citer enfin quelques pages providentiellement conservées. Nous les transcrivons avec respect; mieux que tout elles dévoileront la sublimité des dons accordés à cette âme.

« Depuis la mort de la Révérende Mère Thérèse de Jésus, la pensée de la mort m'était toujours présente, sans cependant me causer aucun effroi, ou tristesse. Dimanche 24 Avril, fut un jour d'abandon; le soir, je constatai qu'il n'y avait plus d'espérance que dans une opération. Dieu me fit comprendre que j'appartenais d'abord à Lui, et ensuite à la Religion. 11 m'établit donc dans une indifférence complète pour la vie comme pour la mort, ce qui fait que j'aurais été très embarrassée s'il m'avait fallu décider moi-même la question. Ethérisée pour l'opération, il en résulta une espèce de som­meil qui a duré trois jours. Pendant ces trois jours, il n'y avait que le corps d'assoupi, l'âme était dans une adoration profonde, une union avec le Verbe incréé dans le sein de son Père, sans qu'il y eût aucun acte formulé ou raisonné.

Au bout de ces trois jours, il me fut donné de comprendre les anéantissements du Verbe dans son humanité, dans sa naissance, son enfance toute sa vie voyagère, sa mort et sa sépulture; mais ces dernières pensées n'étaient qu'accidentelles, c'était la Sainte Enfance de Notre Seigneur qui occupait mon âme toute entière. Cette âme était comme adhérente à celle de Jésus, traitant avec son Père céleste la grande Œuvre de la Rédemption, l'exaltation de l'Église, la glorification du nom de Dieu. Sans cesse il se produisait en elle, sans aucune réflexion de sa part, des actes d'abandon, unissant toutes ses impuissances à celles de la Sainte Enfance de Notre Seigneur, anéantissant continuellement sa volonté en celle de Dieu, reconnaissant son souverain domaine sur tout son être, dont elle lui offrait l'anihilement complet, heureuse de cet état et du vide qu'il opérait. Cet état là a duré jusqu'au 6 Mai ; durant ce temps, je suis restée couchée sur le dos, sans pouvoir, me donner aucun mouvement, les yeux constamment fermés, ne les ouvrant parfois que pour répondre aux personnes qui venaient. La moindre parole ne pouvait se prononcer sans effort et sans fatigue ; ma tête était si faible, qu'elle ne pouvait soutenir aucune attention et toute conversation tenue auprès de moi m'excédait. Mais sitôt qu'il m'était donné de rentrer dans ma contemplation, je me sentais revenir à la vie.

Pendant ces douze jours, je n'ai pas eu un instant ni d'ennui, ni d'inquiétude ; je ne désirais, ni ne recherchais, aucune distraction, sans refuser cependant celles que le bon Dieu inspirait de m'envoyer : les tiges de fleurs qu'on m'apportait me faisaient entrer en Oraison, heureuse de me trouver en contact avec une créature dont l'existence tout entière avait été toujours selon les vues de son Créateur. Le 10 Mai, sur un fauteuil roulant, on m'a conduite au confessionnal ; en revenant, arrêtée à la tribune j'ai éprouvé une sensa­tion toute particulière. Toute ma vie m'apparaissait dans un lointain bien éloigné, il me semblait que je venais de renaître à une vie nouvelle, en union avec le Verbe Incarné.

Restée quinze jours sans communion sacramentelle, je puis bien dire que ces quinze jours me furent une communion perpétuelle à Notre Seigneur, à son esprit, à son coeur, à sa volonté, à toutes les parties de son Être divin et de son Humanité sainte ».

L'étendue forcément restreinte d'une circulaire nous fait abréger ces pages, où revit si belle l'âme de notre Mère ; elle les terminait ainsi : « Pendant cette maladie, ayant fait à Dieu le sacrifice le plus complet de toutes les parties de mon être avec un abandon parfait, je ne cesse de solliciter de sa bonté et de son amour, en vue de cet acte, de communiquer à toute la Communauté la vie divine et d'obtenir de Dieu, pour toutes, la grâce de sanc­tification dans ce monde et de glorification en l'autre vie. Je ne suis pas en ce monde pour moi, mais pour la Communauté, je me dépenserai pour elle, non plus par l'action, mais par la prière, l'immolation et les exhortations spirituelles. Je dois être soigneuse de ménager le temps que notre sainte Règle donne à Dieu et employer le surplus pour la Communauté, à laquelle j'appartiens doublement, puisque ce sont ses prières qui m'ont retenue dans ce monde, Dieu soit béni de tout ! » .

Oui, notre Mère était mûre pour le Ciel, et comme elle l'avouait, seule la prière de ses filles l'enchaînait encore sur cette terre d'exil. Oh ! combien furent ardentes nos sup­plications, en ces jours d'angoisses! On pénétrait dans son infirmerie comme dans un sanctuaire, où Dieu manifestait sa présence ; puis, avec un religieux respect, on admirait son visage transfiguré par un rayonnement vraiment béatifique. Peu à peu les forces re­vinrent à notre bien aimée malade, elle se dégagea de cette sorte d'extase, et rentra dans la vie active, sans interrompre son union avec le Verbe Incarné, l'unique objet de sa contemplation jusqu'à la fête de l'Ascension.

Que n'avons nous mieux profité de ces douze années surajoutées, en notre faveur, à l'existence de notre vénérée Prieure! A partir de cette époque, son zèle fut encore plus brûlant et tous ses entretiens tendaient au développement de cette vie divine qu'elle avait si éminemment comprise, ses instructions sur le silence, le recueillement, la vie d'oraison, la sainte Eucharistie ont fait époque dans notre Monastère. Douée d'une médiocre facilité d'élocution, elle s'astreignait à préparer ses chapitres ; mais que de fois, d'impérieuses occu­pations l'absorbaient jusqu'au dernier instant ! Alors elle se recueillait quelques minutes au pied de l'autel et le Saint-Esprit invoqué lui accordait sans doute une spéciale assis­tance ; car toujours, nous nous retirions embaumées et pleines d'ardeur.

Son active charité, exercée surtout au sein de notre Carmel, savait à l'occasion en franchir les limites. Sa parole et sa plume exhalaient, au delà de nos grilles, un parfum de sainteté, d'autant plus suave, que l'humilité s'efforçait de le concentrer. Jamais elle ne provoqua cet apostolat extérieur, si visiblement béni du Ciel. Elle attirait les âmes, mais comme à son insu, par le double ascendant de sa bonté et de sa vertu. Son extrême réserve, la brièveté de ses discours, sa parole hésitante devait naturellement produire un effet opposé et la firent parfois accuser d'indifférence ou d'incapacité. Mais à qui vit pour Dieu seul, qu'importe les jugements humains !

Quand je vais au parloir, nous disait-elle, je m'occupe uniquement de l'affaire spiri­tuelle ou temporelle pour laquelle je suis appelée, me faisant une loi de me borner aux questions capables de l'éclairer: Ensuite j'écoute et je m'efforce de faire plaisir et de rendre service.

Et malgré cet accueil un peu froid, on accourait auprès de notre chère Mère. Des prédicateurs réclamaient ses prières et ses avis pour les Retraites ou les Stations qu'ils se disposaient à prêcher. Des prêtres lui demandaient l'interprétation écrite de certains passages difficiles des Livres Saints. Des Séminaristes, épris de l'idéale beauté du Sacer­doce, s'appuyaient sur ces conseils pour la reproduire plus vite en leur conduite. Des religieuses, des âmes pieuses aspirant à la perfection, venaient près d'elle, en apprendre les secrets. Plus nombreuse encore étaient les personnes écrasées par l'épreuve et avides d'en jeter la confidence dans un coeur discret et compatissant. Elle savait accueillir toutes ces âmes avec une religieuse bienveillance ; les instruire, les consoler, tout en tirant acti­vement l'aiguille, cachée derrière le rideau de la grille: en vraie Carmélite, au parloir, comme ailleurs, elle ne perdait jamais une minute de son temps.

 

L'estime et la vénération, dont notre Mère Prieure était si digne, se traduisirent d'une manière touchante à l'occasion du danger qu'elle courut au printemps de 1881. Chacun s'empressait pour avoir des nouvelles de la sainte malade; de toutes part, on s'unissait cordialement à nos prières et à nos alarmes. L'expression de ce respectueux intérêt parvint jusqu'à elle, et pieusement émue, elle traçait ces lignes que nous voulons citer encore: « La grâce du quatrième jour de ma maladie a été de mieux connaître la dignité des Supérieurs, comme représentants de Dieu sur la terre et le respect qu'on doit avoir pour eux; et ce jour là, mon occupation fut d'offrir à Dieu, comme autant d'actes de foi tous les témoignages de sympathie que reçut la Communauté, me réjouissant de la gloire qu'en recevait Dieu.»

L'intelligence du pauvre et de l'indigent, avait été accordée à notre Mère dès sa première jeunesse, et plus tard devenue capable de les soulager personnellement, elle réussissait presque toujours à leur procurer des aumônes et des protections. Parfois, pour les secours minimes, la Providence lui réservait le bonheur d'être son instrument, sa réponse palpable à une prière confiante. En voici deux traits charmants.

Un soir au réfectoire, elle laisse inachevée sa chétive collation et se hâte pressée par une impulsion intérieure, de faire porter à une malade du voisinage un légume de notre jardin, assez rare en cette saison. Ah ! lui dit au retour la tourière chargée de cette commission, que votre aumône était bien placée ! J'ai trouvé toute la famille agenouillée aux pieds de Saint-Joseph, commençant une neuvaine pour obtenir de la courge, seul aliment que veuille accepter la malade. En ayant cherché en vain dans tout le quartier, on demandait au Ciel, ce qu'on n'avait pu découvrir sur la terre.

Une autre fois, c'est du linge qu'elle expédie dans les même conditions et avec le même à-propos. Impossible de changer une malade inondée de sueur et de préparer la petite toilette du lendemain, jour de la réception des derniers sacrements. La pauvre mourante, de concert avec sa soeur, supplie Marie de venir à son secours. O surprise, dans le paquet envoyé se découvre tous les objets nécessaires. Comme on dut, dans cette mansarde, bénir la Mère du Ciel et la bienfaitrice inconnue !

Ces jours-là, Dieu faisait fleurir une rose sur les buissons d'épines du sentier que gravissait notre vénérée Prieure. L'auréole de la douleur est bien celle qui couronne son front du plus constant éclat ! Que de fois, a-t-elle pu redire, avec une joie séraphique : Aujourd'hui, je n'ai pas passé une seule heure sans souffrir! En effet, si arrivé au sommet île cette féconde existence, on s'arrête pour l'embrasser d'un regard, on reste stupéfié au spectacle des tribulations que la main divine y a accumulées. Oh ! que notre Mère Sainte- Thérèse avait donc raison d'assurer, que les travaux des contemplatifs sont infiniment plus pénibles que ceux des autres âmes.

L'épreuve lui vint de tous côtés. De la part du Seigneur qui la privait souvent du sentiment de sa présence et faisait succéder de longs délaissements aux douceurs de l'oraison. Pendant des mois, elle a frémi torturée par la crainte d'abuser des grâces de la vie religieuse, d'accroître aussi les rigueurs de son jugement et d'être à jamais bannie du Ciel. Nous ne nous étendrons pas sur ces alternatives si fréquentes dans la vie spiritu­elle, mais dont l'amertume était doublée par l'habitude d'une vie d'union si intime. Plus excellente est la connaissance d'un bien, plus intense est le regret de sa perte.

L'épreuve lui vient aussi de la part du démon. Ses efforts pour lui arracher des âmes, plus encore ses succès, excitaient la rage de cet ennemi de tout bien et le Seigneur lui permit souvent de la manifester. Elle eut à soutenir contre lui de vraies luttes nocturnes, dans lesquelles injures et mauvais traitements lui étaient prodigués. Ces vengean­ces diaboliques, loin de l'intimider, stimulaient son zèle, accroissaient ses mérites. Armée de l'eau bénite et de ses simples paroles: Retire-toi, privé d'amour; elle le réduisait à une fuite honteuse.

Plusieurs fois, elle fut poursuivie par les calomnies de personnes auxquelles, en conscience, elle n'avait pu accorder complète satisfaction. Elle se taisait, abandonnant à Dieu le soin de sa justification. Une pauvre fille, venue on ne sait d'où, échouer à notre tour, y abusa indignement de sa bonté, lui parlant comme à sa servante, lui faisant même raccommoder ses vêtements. Elle le supporta pendant des années, pour sauvegarder cette âme.

Bien plus sensible lui était la contradiction des bons, la fausse interprétation de ses intentions ou les obstacles suscités à ses entreprises, sous prétexte de les favoriser. La prudence et la charité enveloppent d'un voile impénétrable, les circonstances les plus pénibles de cette noble vie. Qu'il nous suffise de dire, que notre digne Prieure eut sou­vent à combattre pour défendre les intérêts de la Communauté, l'inviolabilité de la clô­ture, l'observance stricte de la Règle. La justice de sa cause n'en amena pas toujours le triomphe. Avec quelle humilité, elle acceptait l'insuccès et le blâme, les considérant comme les fruits naturels de ses fautes et de son incapacité; avec quelle énergie, elle disculpait ceux qui venaient de l'entraver ou de l'affliger « Patience, patience, étaient à l'heure de la contradiction, les seuls mots montant de son coeur à ses lèvres. Cette bonne Mère n'excéda-t-elle jamais dans la pratique de cette difficile vertu ? ne se laissa-t-elle pas entraîner trop loin par son amour de la paix et de la conciliation? Nous n'oserions l'affirmer. Ce serait bien en vérité, le seul point faible apparaissant dans cette longue direction des affaires et des âmes.

Le terme du second priorat de la Mère Thérèse de Marie arriva l'année même des expulsions, lorsque la perspective d'une dispersion rendait les élections impossibles. Toutes les officières se virent donc prorogées pour trois ans, et ce laps de temps écoulé, une décision de nos Supérieurs, basée sur des motifs graves, les maintint encore dans leur charge respective. Les enfants se réjouissaient bien de conserver une telle Mère, mais la pauvre Prieure, écrasée par ses infirmités, fléchissait sous le fardeau d'un gou­vernement si prolongé et gémissait de cette infraction forcée à nos Constitutions. Priez, priez, nous disait-elle, pour que Dieu m'accorde la grâce de ne pas mourir Prieure; et elle ne se lassait pas de réitérer ses démarches pour atteindre ce but. Son âme était altérée de solitude et d'obéissance, plus encore que de repos.

Enfin en 1886, une de ses filles fut élue pour lui succéder ; avec une joie intime, elle s'enfonça bien vite dans l'obscurité et la dépendance. Ce changement devait imposer à nos coeurs un terrible brisement, il fut adouci et sanctifié par ses affectueux conseils. Simple religieuse, son seul exemple nous était une incessante exhortation, résumant tout ce qu'elle nous avait si longtemps enseigné. Son esprit de foi, ses lumières sur la gran­deur de l'autorité émanée de Dieu, rendaient admirable sa conduite avec ses Mères Prieures, et la portaient à multiplier ses marques de respect, de soumission et de dévouement.

Nos Mères, de leur côté, heureuses de lui procurer leur filiale vénération, s'empressaient de lui accorder les plus amples latitudes pour le profit et la consolation de la Communauté. On créa même en son honneur l'emploi de troisième infirmière, pour lui permettre d'entourer encore de maternelles attentions, quelques religieuses habituellement souffrantes. Toutes s'ingéniaient pour lui offrir les témoignages d'une reconnaissance inaltérable et tant qu'elle put être maintenue à la tête du Noviciat, on vit ses anciennes novices, (c'est-à-dire, la Communauté entière, Prieure en tête) munie d'une délicate auto­risation, s'unir à ses novices actuelles, pour célébrer la fête toujours chère de Saint-Jean- Baptiste. Elle souriait, et s'intitulait aimablement notre Grand'Mère.

Notre bonne Mère Thérèse de Marie devait ignorer tout repos ici-bas: la direction des affaires et les mille détails intérieurs du monastère, consumèrent dans d'humbles labeurs les sept dernières années de son existence. Pour le spirituel comme pour le tempo­rel, la décision de son expérience était sans cesse réclamée; ne la considérait-on pas comme le vivant mémorial de nos traditions et de nos usages? Son indomptable énergie et l'excitation que l'immobilité apportait à ses douleurs nerveuses, donnaient l'illusion d'un reste de vigueur, lors même que l'épuisement existait absolu, irrémédiable. L'estomac, le coeur, la moelle épinière, tout en elle était lésé; sa vie apparaissait à nos yeux comme un lent martyre et comme une énigme à ceux des Docteurs appelés à la soigner au moment de crises aiguës.

Cependant nos appréhensions ne s'affirmèrent sérieusement que vers le milieu de l'été. Notre Séraphique Mère, marqua-t-elle sa fête par un mystérieux appel à sa fille bien-aimée, toujours est-il que ce jour même des symptômes graves se manifestèrent. Vers la fin d'octobre, nos élections la firent encore descendre au choeur, mais elle resta anéantie par cet effort.

Consolée dès lors par le doux pressentiment de sa mort, elle saluait son approche comme celle d'une amie et d'une libératrice. L'intuition de la présence d'anges dans sa cellule venait la réconforter; elle les sentait la revêtir de diverses parties de son costume religieux et tout disposer en vue d'un départ. Avec sa grande habitude des malades, elle analysait les progrès d'une affection de coeur, parvenue trop visiblement à sa dernière période et glorifiant Dieu par la joyeuse acceptation de cette destruction de son être. La violence de l'oppression, l'enflure des jambes ouvertes et tuméfiées, plus encore les plaies noires et gangrenées du pied gauche indiquaient trop, hélas ! un prompt et fatal dénoue­ment. Haletante, à demi étendue en travers de son lit, elle aurait arraché des larmes de compassion, sans la radieuse expression de son visage. En pleine jouissance de ses facul­tés, avec une admirable ferveur, elle reçut les sacrements des mourants et fit de touchants adieux à ses filles réunies à ses pieds et étouffant leurs sanglots. Dans un suprême élan de dévouement à son cher Carmel, elle puisa la force de le recommander à des protecteurs fidèles et celle de donner, d'une voix entrecoupée, quelques avis pour la conclusion d'affaires graves. Puis, croyant bien terminée sa longue et laborieuse journée, elle con­centra uniquement sur Dieu son esprit et son coeur. L'imminence palpable du danger ne réussissait pas à convaincre la Communauté désolée; elle espéra contre toute espérance et choisit l'enfant Jésus miraculeux de Prague pour avocat de cette cause évidemment perdue: Elle ne l'était pas devant le Seigneur.

Après des heures d'un repos semblable à une paisible agonie, notre bien-aimée Malade rouvrit les yeux et réclama quelque nourriture. Etait-ce l'accalmie, prélude de la fin? Etait-ce le début d'une convalescence? Les jours suivants vinrent confirmer le miracle, dissiper les signes avant-coureurs de la mort et faire éclater notre reconnaissance envers le divin Enfant Jésus. Aussi sa statue fut-elle bien vite, selon notre promesse, solennellement installée dans notre choeur intérieur.

Notre Mère ramenée une fois encore du seuil de l'éternité demeurait attristée et stupéfaite de ne pas s'y être submergée à jamais. La faiblesse s'atténuait avec lenteur et ne se dissipa qu'à demi. Incapable de se servir, elle s'abandonnait gracieusement aux soins de ses infirmières, comme un petit enfant à ceux de sa mère. Le mot gracieux sem­blera s'être glissé inconsciemment sous notre plume, à qui n'aura pas approché notre Mère à cette époque. Sa constante application aux vertus de la Sainte Enfance de Jésus avait fait rejaillir sur son extérieur, ses paroles et ses actes un reflet d'ingénuité et de candeur, qui le justifiait pleinement. Elle si sérieuse, si austère, même dans sa bonté trouvait maintenant pour accueillir ses filles, un ineffable sourire, une phrase aimable et enjouée. Néanmoins toujours amie du recueillement, elle savait se procurer des moments de silence et d'oraison, par un sommeil simulé, prompte à l'interrompre, dès qu'un signal convenu, lui révélait la présence de sa Prieure.

Cette impuissance physique ne paralysait pas l'esprit, il conservait intacte sa vigueur et sa lucidité, à tout instant on pouvait solliciter un conseil, un renseignement nécessaire: « Hâtons-nous, hâtons-nous, disait-elle, en voyant entreprendre un travail et comme sti­mulée par la connaissance de sa fin prochaine. Pendant ces dix mois que de services elle rendit au monastère dirigé par une jeune Prieure! De son infirmerie, qu'elle n'abandon­nait guère que pour aller à la tribune voisine vivifier son âme par la présence eucharis­tique, de son infirmerie; elle établit l'ordre le plus parfait dans les affaires de la maison et en expliqua le fonctionnement à la seconde dépositaire. De là encore, de concert avec sa Mère Prieure, elle dirigea l'organisation d'une aile indépendante du couvent, depuis longtemps affectée à l'aumônerie. Des circonstances favorables venant d'alléger notre pauvreté, elle s'empressa même aux prix de réels sacrifices, d'y réinstaller la Communauté; trop heureuse de la laisser dans un état de complète régularité.

Malgré son épuisement, notre Mère s'astreignait encore à la récitation de l'office, mais au jour de la Dédicace des Églises de l'Ordre, on dut enlever à ses mains défaillan­tes, ce bréviaire, cher et fidèle compagnon de sa prière quotidienne. Dès le soir com­mencèrent de douloureux accidents, provoqués par la rupture interne d'un abcès de l'estomac, mal ancien, jusqu'alors ignoré. Notre chère Malade semblait seulement préoc­cupée des fatigues que sa maladie occasionnait aux Soeurs. Et cependant on se disputait le privilège de la soigner, chacune avait son heure, sa nuit désignée et l'attendait avec une respectueuse impatience. Si doux était son regard, si gracieux son remerciement, qu'on se retirait avec l'illusion d'être sa petite infirmière préférée. Quant à elle, indiffé­rente à tout, déjà perdue dans l'adoration de la Majesté divine, elle répétait avec un inimitable accent : Dieu, Dieu seul, c'est tout! Comment ne serais-je pas souriante, répon­dait-elle à sa Prieure, étonnée de sa sérénité au milieu d'atroces souffrances, j'ai la gaieté dans l'âme! La Vierge Immaculée avait en effet daigné mettre au coeur de sa servante, la conviction que son adorable Fils l'attirerait à Lui sans retard; malgré cela, la crainte de voir ses filles faire encore violence au Ciel pour sa conservation, assombrissait parfois son front. Pour dissiper ce nuage et ranimer sa joie céleste nous aimions lui réitérer l'assurance que, soumises et résignées, nous ne sollicitions que l'accomplissement de la divine Volonté.

Cependant ses tortures se prolongeaient au delà de toutes prévisions, il y avait des arrêts dans cet envahissement de la mort, arrêts providentiels imposés par Dieu, héroï­quement acceptés par la sainte malade. Je souffre pour des âmes qui me sont chères, avouait-elle avec un calme surhumain... et cependant je n'en puis plus! Sans cesse oublieuse d'elle-même, elle demandait aussi de ne pas troubler par sa mort la retraite prêchée en ce moment par un de nos R. P. Carmes. Au lendemain de sa clôture, aucune aggravation ne se produisant, nous pensions conserver encore quelques jours notre vénérée Mère, mais vers le soir, saisie d'une profonde défaillance, elle réclama la présence de sa Prieure et des Soeurs. Groupées autour d'elle, nous l'aidions de nos prières, lorsqu'on vint à sonner l'Oraison, aussitôt, toujours soucieuse de la fidélité à la règle, elle manifesta l'envie de voir chacune se rendre au choeur; puis au réfectoire. Mon heure n'est pas encore venue, murmura-t-elle d'une voix éteinte. Elle ne devait pas tarder cette heure suprême, si longtemps appelée! Vers huit heures, la Communauté de nouveau assemblée recevait le dernier soupir de cette Vierge fidèle réunie enfin à son divin Epoux!

Deux jours encore, il nous fut donner de contempler ce visage déjà couronné d'une auréole de paix et de gloire. Oh ! qu'il fait bon près d'elle, répétaient tour à tour ses filles désolées et les pieux visiteurs accourus vers la grille du choeur, où nous l'avions exposée environnée de fleurs. Les Saints vont à leur place, disait en désignant le Ciel, notre vénérable Archevêque arrivé trop tard pour lui accorder une suprême bénédiction.

Les circonstances actuelles écartaient toute espérance de conserver dans notre clôture les restes bénis de notre ancienne Prieure; avec un véritable brisement de coeur, il nous fallut les confier à sa famille, accourue nombreuse pour la cérémonie des funérailles.

Grâce à Dieu, les lois de la distance ne s'imposent point aux âmes. Les nôtres demeurent réconfortées par le sentiment de la présence et de la protection de cette Mère bien-aimée et nous nous plaisons à faire jaillir de son coeur, ces paroles émanées des lèvres divines: Mes petits enfants, je ne vous laisserai pas orphelins, je vais au Ciel vous préparer une place, par mes prières et par mes exemples.

Bien des mois se sont écoulés depuis cette séparation douloureuse, et malgré nos désirs et notre bonne volonté, il nous a été impossible de terminer plus tôt cette circu­laire. Est-il temps encore d'adresser à votre Révérence, ces pages où notre piété filiale s'est efforcée de faire revivre la sereine physionomie de notre Sainte Mère Thérèse de Marie? Nous l'espérons, le contact d'une âme, transformée par l'épreuve, surnaturalisée par la grâce, n'est-il pas à toute heure, opportun et vivifiant. Veuillez donc leur réserver, ainsi qu'à nos humbles excuses, le plus charitable accueil.

Nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir faire ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce une Communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, et un Magnificat pour remercier Dieu, par Marie, de ce qu'il l'a appelée au bonheur de la vie religieuse. Notre chère et vénérée Mère vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, ma Révérende Mère, qui avons la grâce de nous dire avec un religieux et profond respect, de votre Révérence,

 

La très humble Soeur et Servante, Soeur PAULINE DE JÉSUS,

RCI Prieure.

De notre Monastère des Carmélites de Lyon sous le Vocable de Notre-Dame de Compassion et de notre Père Saint-Joseph.

Ce 16 Juillet 1894. Lyon

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