Carmel

16 Janvier 1895 – Pau

 

Ma Révérende Mère,

Paix et humble salut en Notre-Seigneur, dont l'adorable volonté vient d'imposer à nos coeurs un bien douloureux sacrifice en enlevant à notre religieuse affection notre chère Soeur Saint-Pierre, professe du voile blanc, à l'âge de 59 ans, et après 33 ans de religion.

Le caractère distinctif de l'existence entière de notre chère Soeur, ma Révérende Mère, fat le dévouement et la charité. Son dernier acte, avant le terrible accident qui l'a enlevée à notre affection, a été un acte de charité envers ses Mères et Soeurs qu'elle aimait tendre­ment, et qui de leur côté le lui rendaient bien.

Elle naquit à Oloron, d'une famille honnête et très chrétienne. Ses parents ayant perdu plusieurs enfants, résolurent de consacrer à N.-D. de Sarrance, le premier qui leur serait donné, afin que cette bonne Mère leur obtînt la grâce de le conserver. Bientôt après, Dieu leur donna une fille. Dès son plus bas âge elle fit voir qu'elle était un présent du ciel, par les heureuses dispositions qu'elle montra toujours pour la piété et la pratique de la vertu. Son enfance et sa jeunesse s'écoulèrent calmes et paisibles auprès de ses bons parents : rien n'était plus doux pour elle, que de parler des heureuses années passées à ce foyer où la paix et une parfaite union régnèrent toujours. Ma Soeur Saint-Pierre ne connut jamais le monde et ses vanités ; d'une nature exceptionnellement ardente, elle sut la tourner du côté de Dieu, et n'aima jamais que Lui seul. Dès sa plus tendre enfance elle fut portée à la piété, et toujours elle resta très fervente. Il n'y avait que les choses de Dieu et celles qui regardent son service qui avaient quelque attrait pour elle. L'Eglise, l'ouvroir, la maison paternelle, voilà quelles étaient ses distractions de jeune fille. Après sa première communion, nous racontait-elle, elle se levait chaque matin à 5 heures 1/2, pour aller à la messe, accompagnée de son bon père. Elle était avide de s'unir à son Jésus ; aussi lui avait-on permis la communion fréquente. C'est dans ce Sacrement qu'elle puisait cette foi vive et ce grand amour de Dieu et des âmes qui l'ont toujours animée.

Avec de telles dispositions et une âme si pure, Notre-Seigneur lui fit sentir do bonne heure qu'il l'avait choisie pour son Epouse. Elle répondit généreusement à l'appel de son Dieu. Je n'ai jamais eu aucune difficulté,' ni aucune peine au sujet de ma vocation, disait-elle à une Soeur pendant les dernières licences de Noël, je l'ai eue toujours en moi.

Notre chère Soeur, qui aspirait ardemment à la vie du Carmel, se présenta à nos Mères d'Oloron, qui, étant alors au complet, la dirigèrent vers notre Monastère. Elle fut reçue par notre vénérée Mère Elie, de douce mémoire, et fut formée par elle à la vie religieuse. Elle n'oublia jamais les enseignements du Noviciat, et conserva toujours un cachet religieux qui faisait notre admiration. Nous aurions voulu garder parmi nous longtemps encore, cette bien-aimée Soeur, qui nous édifiait tant ; mais les vues de Dieu ne sont pas les nôtres, et il faut se soumettre à sa sainte volonté.

Dès son entrée en religion, ma Soeur Saint-Pierre commença cette vie de dévouement, de générosité et de charité, envers son Dieu et sa Communauté, qui ne s'est terminée qu'à sa mort. Devenue l'Epouse de Jésus, elle se donna à Lui tout entière et devint plus fervente encore. Se donner, se multiplier faisait son bonheur, et semblait être le besoin de sa vie. D'une activité et d'une énergie extraordinaires, elle était partout et la première à tout, au jardin, aux lessives etc. Comme elle était très vive, on eût désiré qu'elle fit les choses avec plus de calme et moins d'impétuosité ; mais impossible pour une nature aussi ardente que la sienne. Cela ne l'empêchait pas de rester toujours bien unie à Notre- Seigneur, disait-elle ; et elle disait vrai, nous en sommes persuadées.

Deux ans après sa profession, elle faillit être victime d'une grande imprudence. Elle avala, par mégarde, quelques gouttes d'un liquide caustique, dont on s'était servi pour enlever les taches du plancher. Impossible, ma Révérende Mère, de vous dépeindre les souffrances qu'endura cette chère Soeur. Il s'ensuivit un rétrécissement très marqué de l'oesophage, par lequel il fallut désormais ^introduire une tige en baleine, à bout d'ivoire, afin de faire passer les aliments. Depuis 29 ans elle faisait elle-même cette opération avec une adresse remarquable, lorsqu'elle avait de la difficulté à avaler. Sans cette incommodité, elle aurait eu une très bonne santé, car elle avait un tempérament très robuste. Cependant, dès qu'elle fut guérie, elle se remit à suivre la règle, avec sa géné­rosité habituelle, et l'a suivie jusqu'à sa mort.

Ma Soeur Saint-Pierre a été employée à l'Infirmerie, presque toute sa vie, à titre de première ou seconde Infirmière. C'est dans cet office, ma Révérende Mère, qu'elle a déployé toute l'ingénieuse charité de son bon coeur. Chacune de nous lui est redevable de mille petites attentions et prévenances qu'une grande vertu seule peut inspirer.

Que dire de sa charité envers le bon Dieu ? Elle l'a beaucoup aimé, et lui a prouvé son amour par les oeuvres. Rien de plus édifiant que de voir la ferveur et la générosité que cette bonne Soeur a conservées jusqu'à son dernier soupir. Quels élans d'amour sont partis de ce coeur si ardent qui n'a battu que pour son Jésus, pendant toute son existence ! « Je ne veux que mon Dieu, disait-elle souvent. Je veux vivre et mourir dans le pur amour. »

Elle avait une très grande dévotion à la Ste Face, et avait érigé à L'office des alpargates un petit autel qu'elle lui avait dédié. Sa foi vive lui faisait trouver un grand bonheur à l'entretenir et à l'orner. Les fleurs et les garnitures surabondaient. Elle avait composé elle-même une petite prière à la Ste Face qu'elle aurait voulu répandre dans le monde entier, si l'obéissance le lui eût permis, afin qu'elle fût adorée, aimée, invoquée. Et quand nous n'accédions pas à son pieux désir, elle s'en allait sans rien dire ; mais revenait à la charge quelques jours après, tant était grand le zèle qu'elle avait de propager son culte.

Très adroite pour toutes sortes d'ouvrages, douée d'un goût délicat et d'une imagination féconde, elle savait utiliser les moindres choses. Que de fois ne lui est-il pas arrivé de faire, à notre grand étonnement, avec des riens mis au rebut, de très jolies fleurs, des garnitures et même des reliquaires. Au besoin, ses doigts maniaient le pinceau, et elle peignait les fleurs qu'elle avait fabriquées.

Notre chère Soeur avait aussi une tendre compassion pour les pécheurs. Dieu seul connaît les actes méritoires que l'esprit de pénitence et de mortification, dont elle était animée à un si haut degré, lui ont fait accomplir pour les ramener dans les voies du salut. Elle s'intéressait également aux souffrances de l'Eglise et de la France. Rien de tout ce qui touchait la gloire de son divin Epoux ne lui était indifférent.

L'année dernière, Notre-Seigneur lui ménagea une très grande consolation, pour la récompenser sans doute du dévouement et de l'amour qu'elle a toujours eus pour Lui. Elle apprit qu'un de ses neveux avait la vocation sacerdotale. Elle fut très heureuse de cette nouvelle, et depuis lors elle n'a cessé d'exhorter cet enfant à rester fidèle à l'appel divin. Elle aurait donné mille vies pour lui assurer la grâce de la persévérance. Aussi ses dernières pensées et ses dernières paroles, avant de mourir, ont été pour ce neveu qu'elle chérissait tendrement en Notre-Seigneur.

Ma Soeur St-Pierre avait le plus grand respect pour ses supérieurs. Elle, si vive et si ardente au milieu de ses nombreuses occupations, se composait immédiatement dès qu'elle les apercevait, et prenait une attitude des plus religieuses. Très simple avec eux, elle ne manquait jamais de demander les moindres permissions. Cette bien-aimée Soeur laisse parmi nous un grand exemple d'édification et de vertus héroïques. Puisse-t-elle nous obtenir du coeur de Jésus la grâce de marcher sur ses traces !

Comme je vous l'ai déjà dit, ma Révérende Mère, la santé de notre chère Soeur était assez bonne, à part quelques indispositions passagères. Rien ne faisait prévoir pendant ces fêtes de Noël, où elle s'est montrée si joyeuse, qu'elle fût si près de nous être enlevée. Le dimanche 30 décembre, à 6 heures du soir, elle était encore pleine de vie, et avait fait l'Oraison de 5 heures avec la communauté. A l'heure du souper elle descendit au réfectoire. C'est là que le bon Dieu l'attendait pour lui donner le coup de la mort. Elle avait à peine commencé à manger, que les aliments cessèrent de descendre. Elle sortit aussitôt pour passer la sonde, chose qu'elle faisait, en pareil cas, depuis tant d'années ; mais elle n'y parvint pas. En montant à la cellule, elle dit à une de ses compagnes : « Suivez-moi ; car je crois que cette fois je ne m'en tirerai pas. » Entendant crier, nous accourûmes toutes. Elle étouffait. « Ma mère, me dit-elle, en me voyant, je vais mourir. » Nous la rassurâmes, et lui dîmes que cette crise passerait comme les autres. Cependant nous envoyâmes chercher immédiatement Monsieur le docteur, qui arriva presque aussitôt. Après l'avoir auscultée, il nous dit : « Elle est perdue ! vite le prêtre ! » Il venait de constater une hémorragie interne. Voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir de la sauver, je m'approchai d'elle et lui dis : « Ma soeur St-Pierre, c'est le moment de faire le sacrifice de votre vie ; le faites-vous ? » « Oh ! oui, ma Mère, me répondit-elle, de tout mon coeur. Quel bonheur, je vais aller voir Jésus ! » Puis, nous la disposâmes à se confesser et à recevoir l'extrême-onction ; ce qu'elle fit avec beaucoup de courage et de piété. Elle demanda pardon à la communauté en des termes fort touchants. Elle voulut renouveler aussi ses saints voeux.

La nuit fut mauvaise ; elle endurait d'intolérables souffrances qu'on ne parvenait à calmer que par des piqûres de morphine. Le lendemain matin elle ne fut pas plus mal ; mais elle avait sur sa physionomie, très calme d'ailleurs, une expression de souffrance qui' navrait le coeur. Elle parlait très peu et difficilement ; mais répondait cependant aux questions qui lui étaient adressées. A 11 heures elle entrait en agonie, tout en conservant sa connaissance ; grâce qui lui a été accordée jusqu'à son dernier soupir. A 1 heure, Monsieur l'Aumônier entra pour lui faire la recommandation de l'âme et lui donner une dernière absolution. Depuis ce moment nous ne quittâmes pas notre chère Soeur. Dans l'intervalle des actes de communauté, nos Soeurs se réunissaient à l'Infirmerie pour prier, et notre chère agonisante ne manquait pas d'unir ses intentions aux nôtres. Après Matines, la mère Sous-Prieure et nos Soeurs revinrent auprès d'elle pour lui réitérer les prières du Manuel. Enfin, à 11 heures et demie, elle rendit paisiblement son âme à Dieu.

Quelque confiance que nous donne la vie si sainte de notre bien-aimée Soeur en l'accueil favorable qu'elle a dû recevoir de son Divin Sauveur, qu'elle a tant aimé et si bien servi, nous vous prions néanmoins, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés, une communion et une invocation à la Ste Face, et ce que votre charité vous inspirera. Notre chère défunte vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans l'amour du coeur de Jésus,

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur Marie-Berthe, de N. D. des Miracles.

r. c. i.  

Carmélites de Pau, le 16 Janvier 1895.

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