Carmel

16 janvier 1890 – Orléans

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre-Seigneur.

En vous adressant la circulaire de notre regrettée Soeur Béafrix de Jésus, nous vous donnions avis du décès de notre chère Soeur Cécile, tourière agrégée de notre Communauté, âgée de soixante-dix-huit ans, et, de reli­gion, cinquante-huit ans.

C'est le quatrième sacrifice que le Seigneur nous demande en peu de temps ; nous nous soumettons à son adorable Volonté. La mort de notre bonne Soeur Cécile, quoique prévue, est cependant sensible à nos coeurs ; elle aimait tant sa Communauté, et nous lui étions nous-mêmes si attachées !

Notre chère Soeur vivait pieusement dans sa chrétienne famille, avec le désir de se donner toute à Dieu sans savoir comment l'exécuter, lorsque le Seigneur vint la chercher pour la conduire jusqu'à notre Carmel. Nos anciennes Mères ayant besoin d'une Soeur Tourière, notre excellente Soeur Joséphine, de douce mémoire, se souvint de la bonne Catherine, dont elle avait remarqué l'extérieur si convenable dans l'Église de sa paroisse, en Auvergne. Elle écrivit à M. le Curé, qui fut heureux d'en donner de bons renseignements. A peine âgée de vingt ans, elle partit sans retard pour être fidèle à l'appel de son Dieu.

En voyant le Carmel répondre si bien à ses goûts, notre chère Soeur eût voulu franchir le seuil de l'Arche Sainte et vivre entièrement séparée du monde. Nos vénérées Mères, cependant, la maintinrent au Tour ; elles lui permirent seulement de suivre son attrait, de ne sortir que rarement et de prendre pour sa part principale les emplois de la Maison.

La tradition de nos anciennes nous a transmis le récit des attentions, des soins de notre dévouée Soeur pour le service de notre divin Maître résidant au Saint Tabernacle. L'ordre parfait, la propreté la plus recher­chée, étaient entretenus dans sa chère chapelle et à la sacristie. Son temps, ses forces et sa vie, étaient prodigués dans la Maison de Dieu ; son dévouement, inspiré par l'amour, ne se lassait jamais. Le Seigneur, satisfait des travaux de son humble servante, voulut dès ici-bas lui en donner la récom­pense en lui procurant le moyen d'accroître ses mérites par la souffrance.

Ma Soeur Cécile devint aveugle, il y a environ trente-cinq ans. Elle attri­buait sa maladie des yeux à l'abondance des larmes qu'elle avait versées par la peine de n'avoir pas été admise au-dedans du Monastère. Une nuit de Noël, après avoir employé les dernières lueurs de sa vue à orner la chapelle, sa cécité devint complète. Le Bon Dieu seul connaît toute l'étendue des sacrifices que lui a procurés cet état.

Notre bonne Soeur sut trouver le moyen de se dévouer encore. Elle fut une âme de prière. Ses visites à la chapelle étaient nombreuses ; elle y venait avant le jour; elle y retournait souvent ; suivre nos saints exercices, s'unir à ses Mères, étaient sa douce consolation. Elle priait assidûment pour la Sainte Église, pour les âmes du Purgatoire, et les recommandations parvenues à sa connaissance étaient chaudement confiées à Jésus, Marie, Joseph, objets de sa tendre dévotion. Prier d'une manière générale pour sa Communauté ne pouvait la satisfaire ; chacune de ses Mères et Soeurs avait sa part personnelle. Nos familles, qu'elle aimait et qui lui étaient attachées, avaient aussi une bonne place dans ses prières aux pieds de Notre- Seigneur.

Notre chère Soeur Cécile se dévouait encore par un travail utile. Elle filait très bien, et nous admirions le goût et l'intelligence avec lesquels elle préparait son fil pour fournir de la toile solide aux offices. A l'époque des fêtes de ses Mères Prieures, c'était avec un véritable contentement filial qu'elle leur offrait le fruit de son travail du jour et de la nuit, car elle avait des habitudes bien matinales. Son dévouement nous touchait profon­dément. Notre chère Soeur vénérait notre digne Père Supérieur, qui devait être le premier à admirer sa belle toile; dans ce but, elle était placée d'avance dans un parloir jusqu'à sa prochaine visite ; puis elle venait, avec joie, dire à la Soeur Portière que notre bon Père l'avait vue et touchée ; son esprit de foi était satisfait.

A l'époque de la guerre de 1870, la chambre de la pauvre aveugle devint nécessaire pour le service de l'ambulance établie dans le local de nos Soeurs Tourières. Nos Supérieurs firent entrer ma Soeur Cécile au-dedans du Monastère. Elle y vécut en ermite. L'Infirmière et une de nos Soeurs du voile blanc furent chargées de pourvoir à tous ses besoins. Des lectrices désignées par l'obéissance lui procuraient d'édifiantes lectures. La chère Soeur se trouva très heureuse dans sa retraite. Elle s'appliquait à tenir peu de place, à ne point donner de peine, à n'être ni vue ni entendue. Ses moments étaient choisis pour se rendre discrètement au Choeur, à l'Avant-Choeur, au Chemin de la Croix. Elle édifiait beaucoup la Communauté par sa piété et sa fidélité à suivre les intentions de l'obéissance. La maladie et la mort nous ayant cruellement visitées à cette époque, ma Soeur Cécile, quoique aveugle, puisait dans son coeur des ressources pour s'utiliser. La bonne Mère Marie de Saint-Joseph, de si chère mémoire, alors Prieure, ayant été atteinte et victime de la petite vérole, l'avait choisie pour son infirmière de la nuit, pendant les premiers jours où elle ne se croyait pas assez fatiguée pour être à l'Infirmerie. Ma Soeur Cécile était si exacte et si adroite que la chère Mère, en appréciant ses services, les faisait admirer autour d'elle.

Quand nous eûmes à veiller nos chères défuntes, la pieuse aveugle passait de longues heures, nuit et jour, à prier auprès d'elles, cherchant à aider sa Communauté, si diminuée en force et en nombre. Le besoin de rendre service la retenait encore à l'Avant-Choeur pendant le Saint Office, pour sonner la cloche et épargner des dérangements au Choeur. Ma Révérende Mère, notre chère Soeur fut toujours grandement dévouée à ses Mères, et, après Dieu, elle leur avait donné son coeur tout entier.

Après avoir passé deux ans au milieu de nous, elle dut retourner au Tour, ce qui lui fut un grand sacrifice, car elle nourrissait l'espérance de mourir dans sa chère solitude.

Malgré son faible tempérament, ma Soeur Cécile avait toujours suivi la plus stricte abstinence; dans ses dernières années, elle acceptait seulement quelques petits potages gras. Ses forces diminuaient beaucoup depuis longtemps, et nos efforts devinrent impuissants pour la soutenir. L'été dernier, sa faiblesse devint telle qu'elle ne pouvait que rarement faire quelques pas, soutenue par ses chères Compagnes, qui lui ont prodigué, nuit et jour, le plus grand dévouement; elle en était si touchée que, lorsque de loin en loin il était possible de nous l'amener dans un parloir situé à peu de distance de sa chambre, la bonne Infirme nous disait avec atten­drissement combien ses Soeurs étaient bonnes et attentives à la soulager. Nous étions heureuse de voir notre petite famille du Tour si unie et si dévouée.

Notre chère Soeur Cécile craignait la mort, et la pensée de nous quitter l'attristait. Nos paroles d'encouragement étaient impuissantes à dissiper ses appréhensions, permises par le Seigneur pour contribuer à la purifica­tion de son âme ; mais, quand l'heure du sacrifice fut arrivée, elle le fit avec résignation.

Nous ne pressentions pas une fin si prompte, lorsque, le 8 de ce mois, paraissant plus fatiguée, M. le Docteur reconnut dans son état une bron­chite sans gravité. Notre bon Père Supérieur vint le même jour la visiter et la bénir, en nous rassurant sur sa situation. La première moitié de la nuit suivante fut bonne ; mais, à deux heures, un grand changement sur­vint ; la chère malade parut très mal. Ses Compagnes, connaissant la diffi­culté de se procurer un prêtre auprès de nous, supplièrent le Seigneur de lui laisser le temps de recevoir les derniers Sacrements. Réveillée par un coup de cloche, nous nous empressâmes d'aller au Tour. Monsieur notre Aumônier étant malade, nous eûmes recours à l'obligeance du digne Pas­teur de notre paroisse, qui vint aussitôt, quoique seul debout, en ce temps d'épidémie générale, pour porter les fatigues du saint ministère. Notre chère mourante se confessa et reçut le Saint Viatique avec facilité ; elle conserva sa connaissance jusqu'à la fin, et elle put profiter des exhortations tou­chantes avec lesquelles M. le Curé la préparait à recevoir toutes les grâces des derniers Sacrements. Ainsi pieusement disposée, après avoir fait le sacrifice de sa vie et demandé pardon à ses chères Compagnes, elle rendit son âme à Dieu, pendant que nos Soeurs réitéraient à ses côtés de pieuses invocations et les actes de foi, d'espérance et de charité.

Nous vous prions, ma Révérende Mère, d'accorder à notre chère Soeur l'offrande du Saint Sacrifice de la Messe et quelques indulgences, afin que, s'il lui restait à satisfaire à la divine Justice, elle puisse être admise à jouir de la. Lumière éternelle, après avoir été privée de tant de consolations pendant sa longue infirmité.

Veuillez agréer, ma Révérende Mère, sa reconnaissance et la nôtre, ainsi que le profond respect avec lequel nous avons la grâce de nous dire, en Notre-Seigneur,

Votre très humble servante,

SŒUR MARIE-THÉRÈSE DU SAINT-SACREMENT.

REL. C. IND.

De notre Monastère de la sainte Mère de Dieu et de notre Père saint Joseph des Carmélites d'Orléans, le 16 janvier 1890.

Imp. Georges Jacob — Orléans.

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