Carmel

16 février 1897 – Nîmes

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Très humble et respectueux salut en Notre-Seigneur dont la Divine Main vient de donner un coup douloureux à nos coeurs, en cueillant parmi nous un fruit bien mûr pour le ciel, dans la personne de notre chère et regrettée soeur Clémence-Madeleine-Marie-Thérèse de Jésus, doyenne et professe de notre Monastère, âgée de soixante-quatorze ans dont quarante-huit passés en religion.

Née d'une famille honorable du diocèse de Montpellier, auprès de son berceau veillèrent des parents dignes de cette enfant déjà marquée du sceau de la grâce. Son père digne officier d'un jugement droit, à des sentiments élevés, joignait une bonté naturelle qui lai conciliait l'estime et le respect de tous ceux qui l'approchaient. Son excellente mère ne le cédait en rien à son mari pour les qualités du coeur et de l'intelligence ; elle s'étudiait à développer dans l'âme de ses enfants le germe des vertus profondément chrétiennes.

Cependant les yeux du Seigneur se reposaient avec complaisance sur la chère petit© Marie. Le Créateur l'avait enrichie de dons précieux et ceux qui l'entouraient, admirant ses charmes, pouvaient dire de cette douce enfant, que Dieu lui avait donné une belle âme. En effet ma Révérende Mère, à mesure qu'elle grandissait, on voyait briller en elle les plus aimables qualités ; une intelligence peu ordinaire, un coeur extrêmement bon et généreux, un caractère gai la faisaient chérir de toute la famille.

Elle n'avait que deux ou trois ans lorsque le bon Dieu lui donna un frère; toute la maison fut dans un tel transport de joie à la naissance de ce fils que la petite Marie, habituée à jouir seule des caresses et des attentions des siens, trouva par trop long l'oubli que l'on faisait d'elle. Se plaçant un jour devant une table de toilette et se levant sur la pointe des pieds pour arriver jusqu'à la glace : Le beau petit !... le beau petit!... toujours le petit... enfin, je suis bien plus jolie que le petit !... sa bonne entendant ces mots, l'étreignit dans ses bras et s'empressa de raconter à la famille le mécontentement de Marie. Et tous, de s'écrier : quelle enfant pré­coce!... Mais ce qui suivit montre bien l'énergie de volonté dont Dieu l'avait pourvue dès ses plus jeunes ans ; elle sut réagir sur sa jalousie enfantine et de son propre mouvement elle alla embrasser son petit frère, qu'elle aima toujours beaucoup. Aux heures de récréation nous nous

plaisions à lui faire redire ce trait qu'elle avait eu soin de nous raconter une première fois pour s'humilier.

A l'âge de huit ans elle fut placée dans un très bon Pensionnat séculier tenu par des Dames pieuses. Lorsqu'elle eut fini son éducation, ce fut avec une joie proportionnée à sa tendresse pour les siens qu'elle vint reprendre sa place au sein de la famille. Elle y retrouva un père et une mère qui ne vivaient que pour rendre leurs enfants heureux ; des frères et des soeurs dont le dévouement égalait celui des parents. 11 lui était doux d'apporter dans ce cher milieu sa large part d'affection. La délicatesse de son coeur se manifestait sous toutes les for­mes; elle nous a dit, que parfois, le souvenir de ces amabilités, qu'elle appelait mondaines, lui était un reproche à l'intime de l'âme, parce que ce n'était pas purement pour Dieu, qu'elle les prodiguait à cette époque là ; nous pouvons ajouter sûrement, que tout en elle était angélique, à toutes les époques de sa vie.

Tandis que notre chère Marie faisait ainsi le charme de son entourage, l'action du bon Dieu agissait en elle, sans qu'elle se permit jamais de la contrarier. Sa piété allait s'accentuant chaque jour et se traduisait surtout par une lutte sérieuse contre sa nature. Sa plus jeune soeur qui lui survit, nous écrivait ces jours-ci, qu'on l'avait surprise se lavant la figure avec de l'eau noire de charbon, pour détruire par ce moyen, la blancheur de son teint. Sa beauté physique la gênait au point de la faire s'écrier : Quand donc un voile épais cachera-t-il cette figure !... Elle peignait admirablement bien d'après nature. Jamais, dans la communauté, on n'a pu se douter ; que notre chère fille eût ce talent, son humilité nous on a dérobé la connaissance ; si elle n'a pas orné nos murs de tableaux, elle nous laisse mieux que cela, celui de ses vertus qui ne s'ef­facera pas de notre souvenir ; cette peinture là nous est très précieuse et avantageuse. Cette humble violette a toujours eu l'art de savoir se cacher sous la petite ronce épineuse de la cou­ronne de Jésus crucifié. Son parfum embaume notre Monastère.

Depuis longtemps notre chère Marie pensait à la vie religieuse, ce ne fut cependant qu'à la mort de sa soeur cadette, qu'elle prit l'énergique résolution de renoncer irrévocablement au Monde pour s'enfoncer dans le cloître ; mais elle n'en parlait point à ses parents; seul, le prêtre pieux et zélé qui avait le bonheur de guider cette âme choisie vers la plus haute perfection, possédait son secret. Les insistances de ses parents pour l'établir dans le monde, ne parvinrent point à l'ébranler. Sur le conseil de son dévoué directeur, elle dût se mettre en correspondance avec Notre Vénérée fondatrice la Mère Elisabeth de la Croix, de douce mémoire ; celle-ci sut apprécier l'âme que Dieu lui adressait. Une de ses lettres, que les parents de notre postulante durent soin de conserver, et que nous avons sous les yeux, témoigne de sa grande satisfaction n leur exprimant combien elle est heureuse de posséder dans son Carmel leur angélique fille si dévouée à la gloire de Dieu.

Dans sa détermination, notre future carmélite ne se dissimulait pas qu'il lui restait à sou­tenir des assauts rudes et fort difficiles. Néanmoins elle obtint la liberté de suivre l'appel divin, car elle ne voulait point quitter le toit paternel sans l'autorisation de son digne père. En voyant son enfant à genoux à ses pieds, implorant de son coeur très aimant l'insigne grâce d'un désir accentué, pour effectuer son départ, il fut vaincu, et lui dit aussitôt : Quand veux-tu partir ? •Tout était par lui décidé à la façon militaire. Il restait cependant à prévenir la mère la plus tendre, cela demandait des ménagements, on les garda ; mais voyant son mari si bien disposé a faveur dosa fille, elle accepta son sacrifice. Au quinze octobre, fut fixé le jour de la sépara­tion. Nous n'essaierons pas de décrire l'émotion de ces coeurs généreux à cette heure doulou­reuse. Nous savons par expérience ce que de semblables souffrances font éprouver de mysté­rieuse agonie. Nous ne croyons pas que la dernière heure puisse réserver des angoisses aussi senties ! Mais l'on est fort de l'énergie de la grâce divine et l'on s'arrache courageusement quand même aux plus légitimes et plus nobles affections.           

 

Ce père incomparable accompagna lui-même sa fille et la remit entre les mains de notre Vénérée Mère Fonda trice. Il avait su comprendre qu'en cette Sainte Prieure son enfant bien-aimée trouverait un coeur vraiment maternel, aussi se contenta-t-il de lui dire: Je vous la confie... Dans la bouche de ce digne militaire, ce simple moi avait une grande signification La Révérende Mère Elisabeth de la Croix fit à la jeune fille le plus bienveillant accueil et mit le comble à son bonheur en lui donnant le nom de Thérèse de Jésus. En paraissant au milieu de la Communauté la nouvelle postulante charma toutes les Soeurs par son aimable simplicité De son côté elle se sentait à l'aise comme dans une famille ; elle écrivait à sa bonne mère deux Jours après son entrée au Carmel : Vous dire l'accueil que j'ai reçu ici est chose aussi impossible que de vous détailler la vie que l'on y mène. Je ne puis mieux vous exprimer et mes sentiments et mes sensations qu'en vous disant que c'est ici le vestibule du paradis. La bonne Révérende Mère est pour moi l'image de la Sainte Vierge et ses filles me rappellent les Anges ! Quand nous sommes au choeur, je me surprends souvent, me demandant où je suis (c'est à la lettre), il me semble que je suis au Ciel. Toutes chantent ou psalmodient eh bien, on n'entend qu'une voix douce, plaintive, qui me fait un effet que je ne puis vous rendre. On est tellement absorbé en Dieu, que je n'éprouve ni faim, ni soif. Plus loin, elle dit : Tout ce que l'on fait ici a un cachet de sainteté qui vous frappe et qui vous met dans l'admiration la plus grande : c'est l'humilité, c'est la douceur, c'est la charité, c'est la foi qui animent et meuvent cette sainte Maison. Tout me plaît, tout me va; on ne brusque rien, on prépare tout; on n'étouffe pas la nature, on la ramène doucement à changer ses goûts.

Nous dépasserions de beaucoup les bornes d'une lettre circulaire, si nous vous mettions sous les yeux, ma Révérende Mère, tout ce qui, dans la correspondance de notre postulante avec sa famille, nous révèle l'élévation de son âme bien faite pour le Carmel.

Il ne fallait pas de demi sacrifice à ce coeur ardent. Une fois ses liens brisés, elle dit en entrant au Noviciat : J'ai tout quitté pour vous mon Dieu ; pour vous seul, je veux souffrir et mourir ! Toute sa vie religieuse elle a su soutenir ces pieux élans d'un amour foncièrement pratique. Les six mois de son postulat s'étant écoulés, elle fut admise à revêtir le saint habit du Carmel, le 18 avril, fête de Notre Bienheureuse Soeur Marie de l'Incarnation. En ce jour béni, la chère Novice eut la joie de se voir entourée de sa famille : chacun put constater qu'en

abandonnant ce qu'elle avait de plus cher au monde, elle avait trouvé dans le cloître la paix et le Vrai bonheur.

Le Très Révérend Père d'Alzon présidait la cérémonie comme supérieur et fondateur de notre Carmel. Sa soeur qui se trouvait présente, nous raconte qu'il y eut un murmure général d admiration lorsque cette vierge si favorisée de la nature et de la grâce, se présenta devant U grande grille du Choeur avec sa parure blanche, d'usage au Carmel pour les fiancées de Jésus

Avec son ton autoritaire le Révérend Père d'Alzon sut imposer silence à la foule impression­née d'un tel sacrifice.

Notre Novice exprime ainsi son immense bonheur à sa digne mère : Non, toutes les beautés de 1'univers, tous les trésors et les douceurs de la terre ne pourraient me donner une joie comparable à celle qui remplit tout mon être. La mort ne peut rien sur celui que j'aime il < vit éternellement, En lui vouant tout mon être, je commence dès ici-bas mon éternité ! je suis dans la vérité et cette vérité fait toute ma joie ! mon regret c'est qu'elle soit connue de si peu de créatures. Cet amour de la vérité qui nous dévore toutes dans ce Carmel, nous ferait souffrir mille morts pour son triomphe et son accroissement.

En prenant le vêtement du Carmel, la fervente novice se pénétra de l'esprit de notre Sainte Mère Thérèse. Plus étroitement unie à Jésus Hostie, elle l'étudiait sans cesse et s'appliquait à le suivre. Son amour pour Dieu égalait son mépris d'elle-même, sa mortification la rendait non seulement fidèle observatrice des austérités de Règle ; mais ingénieuse à se faire souffrir, elle embrassa avec ardeur le travail le plus pénible ; sa forte voix soutenait le choeur.

L'année du Noviciat ainsi écoulée aussi satisfaisante que possible, elle fut proposée au Chapitre pour être admise à la Sainte Profession au temps ordinaire; il n'y eut aucune difficul­té- , tous les coeurs étaient heureux à la réception de cet excellent sujet.

La nouvelle professe s'appliqua à agrandir et à perfectionner cet esprit de foi qui l'avait toujours animée. On peut dire que c'est sur cette base solide qu'elle a élevé l'édifice de sa per­fection; de là cette constance, cette persévérance dans sa marche qui ne se ralentissait pas plus que son courage. Elle passait au choeur tous les instants dont elle pouvait disposer, à ge­noux, immobile et si absorbée en Dieu qu'elle inspirait un sentiment de recueillement et de ferveur. Active, elle trouvait du temps pour tous les petits emplois que nos Mères lui avaient confiés et se montrait infatigable. Elle demandait comme une faveur le soin du jardin ; c'est là qu'elle a abusé de ses forces physiques; mais elle savait si bien persuader à ses Mères prieures que les gros travaux ne lui pesaient point, que ses suppliques étaient trop promptement exaucées, il en était de même au sujet des pénitences de surérogation. La haine qu'elle pro^ fessait pour son corps, la portait à le traiter avec rigueur. Nous aimons de respecter et de ne point juger ce qui a été permis à notre bonne soeur pendant un temps assez long, en vue de son plus grand bien. Plus tard, sous une autre direction dans laquelle on cherchait plus à rompre sa volonté propre qu'à la laisser pratiquer des mortifications excessives, étant habituée à voir ses Prieures respecter si facilement ce qu'elles croyaient être voulu de Dieu, bien que, éprise d'estime, d'admiration et d'amour pour la grande vertu d'obéissance, il lui arriva d'y manquer parfois pour satisfaire son ardent désir d'immolation de tout genre. Mais cependant, nous nous hâtons d'ajouter que l'humilité avec laquelle elle recevait la maternelle correction était pour cette âme passionnée pour tout ce qui est beau et noble, comme ces pluies d'hiver qui, en engraissant la terre, préparent les récoltes abondantes. Vous pourrez vous en convaincre, ma Révérende Mère, par les résolutions qu'elle prit alors et que nous plaçons ici : Novice, tous, les matins au point du jour, je ne voudrai qu'obéir... A trois heures, au pied delà Croix, je ne saurai qu'obéir... Le soir dans le tombeau avec Jésus Hostie, je ne pourrai qu'obéir... Une novice ne doit désirer qu'obéir... Une religieuse professe ne doit savoir qu'obéir... Une reli­gieuse dans sa vieillesse pour mourir parfaitement, ne doit pouvoir qu'obéir comme Jésus mourant.        

Notre Divin Maître qui dispose tout dans une âme pour la fin qu'il s'est proposé d attein­dre en elle, avait mis, en notre chère soeur ce qui devait l'amener plus vite à réduire en oeuvre l'attrait qu'il lui inspirait pour la vie cachée. C'était une âme intérieure, élevée, en un mot une, âme d'oraison. Le profond mystère des anéantissements du Verbe Incarné était l'objet de ses pensées et de ses adorations ; elle éprouva même à différentes époques de sa vie, des impres­sions de grâce qui l'attachaient spécialement à la personne sacrée du Verbe. Elle nous disait sou-, vent avec enthousiasme : Je me suis livrée à Jésus Verbe de Dieu et il m'a donnée à son Divin Père et à l'Esprit Saint, que craindrai-je ? Oh ! comme elle était éloquente lorsqu'elle l'appelait son Tout, son encens, sa myrrhe, son or très pur, sa force et sa vertu. Quelles grande» énergies n'a-t-elle pas puisées dans la contemplation incessante de ce mystère d'amour. Tour

à tour les vives lumières, les fervents désirs préparaient cette âme embellie par certaines épreuves cuisantes, à la grâce de l'union la plus intime avec son Dieu anéanti 1... Sa souffrance provenait alors de cet amour tout plein de charmes qui, en s'approchant d'elle la consumait du désir de le posséder. Dans ces dispositions, Dieu lui découvrait toujours une perfection nouvelle à acquérir, une jalousie de son amour à contenter. Ces exigences de notre Divin Maître lui semblaient parfois difficiles à satisfaire, mais elle donnait quand même sans comp­ter à celui qui ne se lasse pas de demander aux âmes généreuses. Et puis, elle savait recourir à notre douce Mère Immaculée, à ces heures où elle subissait davantage les amoureuses exi­gences de son Céleste Époux. Combien de fois l'avons-nous entendue nous dire ; Ma mère, ins­truite, aidée par la Très Sainte Vierge Marie je puis tout pour l'amour de Celui qu'elle a porté neuf mois dans son chaste sein.

Notre bien aimée soeur Thérèse de Jésus vivait dans une paix et une tranquillité d'âme toute fondue dans la volonté du Père Céleste, toute préoccupée des seuls intérêts de sa gloire. Pour notre Mère la Sainte Eglise, pour la France notre pairie, elle aurait bravé le fer et le feu. Sa douleur était profonde à la pensée de la perte delà foi dans notre malheureux pays. Que d'oraisons, que de prières et de soupirs sont montés vers le Ciel de cette cellule d'infirme­rie que nous osions appeler un sanctuaire, tant nous étions pénétrée, lorsque nous allions visiter cette relique vivante, cette vraie pauvre de J.-C. Elle avait eu un sacrifice à offrir au bon Dieu lorsque nous l'obligeâmes à se rendre à l'infirmerie pour y recevoir les soins qu'exigeait son état d'infirmité, mais ce sacrifice et tous ceux qui le suivirent furent faits avec la douceur et la souplesse d'une âme qui n'a d'autre mouvement que la volonté divine. Elle s'inclinait au moindre de nos désirs et se montrait aussi simple qu'admirable dans le sacrifice; elle s'y sou­mettait comme sans y penser, ou plutôt elle s'oubliait tellement qu'il semblait indifférent qu'elle' fût traitée d'une manière ou d'une autre. 11 est vrai que tout ne lui était rien, elle était tout abîmée en Dieu, dans l'unique désir de le glorifier, dé lui gagner des âmes.

C'est dans cet état de grâce et de paix qu'elle a passé les six dernières années qui ont précédé son départ pour le ciel.

Ses dévouées infirmières étaient heureuses de lui prodiguer leurs soins, c'était vraiment une grâce d'approcher d'elle. Notre bon médecin appelé à plusieurs reprises pendant le long séjour de notre chère soeur à l'infirmerie, n'hésitait pas pour nous dire que nous avions là une sainte. Comme elle s'intéressait devant Dieu, à l'aimable famille de cet excellent chrétien. Du reste, elle ne négligeait jamais les personnes qui se recommandaient à ses prières. Monsei­gneur notre évêque, dans sa première visite à notre humble Carmel voulut bien se rendre au- ' près de notre bonne soeur, pour la bénir. Sa Grandeur sollicita de sa piété filiale un Ave Maria quotidien pour la prospérité de son épiscopat. Nous pouvons assurer qu'elle lui a prodigué ses prières et que ses souffrances ont été souvent offertes à ses grandes intentions.

Le froid étant devenu un peu plus intense vers la fin de janvier, nous retînmes notre soeur deux jours au lit par précaution, à cause de son extrême faiblesse ; cependant le 29, fête des Grandeurs de Jésus, nous ne pûmes lui refuser la consolation de recevoir son Dieu. Pendant que ses infirmières l'habillaient, elle frémissait de joie et d'amour mais ses forces trahissaient son courage : Ma soeur, lui dit-on, on pourrait vous faire apporter la Sainte Eucharistie, vous vous fatiguez au-delà de vos forces. Oh ! répondit-elle aussitôt : Il en vaut bien la peine ! Roulée dans un fauteuil à la petite grille des infirmes, elle y reçut la sainte communion, ses sentiments de foi se manifestaient par des aspirations brûlantes qui s'échappèrent de ses lèvres malgré elle. Le bon prêtre qui l'a communiée, a avoué n'avoir jamais reçu pareille impression. Elle fat immédiatement remise dans son lit, nous nous approchâmes alors et avec un sourire angélique, elle ne nous dit que ces mots : Oh ! ma mère, quelle chose ! Mais... quelle chose!... Elle entre à l'instant môme dans un tel anéantissement que l'on cm* tout d'abord à une syncope, mais après les petites heures du saint office, la soeur que nous avions laissée auprès d'elle vint nous chercher en toute hâte, disant que notre bien-aimée soeur Marie-Thérèse agonisait. Nous accourûmes et la trouvâmes sans mouvement, glacée, la sueur au front, la faible respiration qui soulevait sa poitrine était le seul signe de vie qu'elle nous donnait ; les soins paraissaient inutiles, c'est pourquoi nous nous empressâmes de taire pré­venir monsieur l'aumônier, qui, au lieu de monter à l'autel pour célébrer la sainte messe, vint lui appliquer l'Extrême-Onction, avec les dernières indulgences. Il se retira ensuite afin d'offrir le saint sacrifice pour notre vénérée mourante. Pendant ce temps nous restâmes auprès d'elle avec plusieurs de nos soeurs pour réciter les prières de la recommandation de l'âme. La mati­née se passa ainsi ; mais vers une heure, la respiration devenant plus lente, nous fîmes appeler la communauté ; elle était encore réunie, lorsque notre bon Père supérieur, grand vicaire de Monseigneur l'Evêque, que notre chère soeur vénérait particulièrement, vint lui apporter ses dernières bénédictions. Il lui adressa quelques paroles de consolation qu'elle n'entendit pas, mais qui nous attendrirent toutes, puis il nous bénit en nous souhaitant de marcher sur les traces des vertus de celle qui nous quittait.

Cependant, ma Révérende Mère, l'heure du dernier passage n'avait pas sonné pour notre bien-aimée fille, nous devions encore voir son sourire et entendre sa faible voix; aucune de nous aurait osé l'espérer ; les prières ne cessaient pas, nos soeurs se remplaçaient de temps en temps; c'était à qui approcherait de plus près la Vénérée doyenne. Il ne nous parut pas pru­dent de la quitter pendant les vêpres, mais quelle ne fut pas notre surprise lorsque vers deux heures et demie, ses yeux, fermés depuis 'le matin, se rouvrirent doucement, notre surprise était mêlée de crainte, il nous semblait voir la dernière lueur d'une lampe qui s'éteint. Il n'en fut rien ; la vie revenait peu à peu et environ une heure après, elle put nous dire quel­ques mots. Nous étions heureuse d'apporter cette bonne nouvelle à la récréation du soir; on se laissait aller à l'espérance de garder quelques mois encore notre chère relique et cette pensée nous consolait. La nuit fut calme, la chère malade prenait tout ce qu'on lui offrait avec la sim­plicité d'un enfant. Dans les visites réitérées que nous lui fîmes le lendemain samedi nous lui racontions les événements de la veille, elle en était étonnée ; ne s'étant aperçue de rien, mais, quand nous essayions de lui parler de la chose qui l'avait émue et absorbée pendant son action de grâces, elle prenait un air à la fois grave et sérieux, baissait les yeux et se taisait; elle sem­blait nous dire : Mon secret est pour moi. Notre Seigneur lui avait-il donné l'avertissement de sa fin prochaine ? On aurait pu le croire, car dès le soir de ce même jour, elle nous dit : Ma Mère, que nos soeurs s'attendent... elle n'acheva pas, mais nous avions compris. La nuit fut plus pénible que la précédente. Le matin du Dimanche nous nous rendîmes auprès d'elle au réveil et comme nous lui disions de rester encore avec nous ici-bas, elle nous répondit aima­blement : Vous savez bien, ma Mère, que je dois rester avec vous ; non, non je ne mourrai pas mais je vivrai éternellement. Après la sainte Communion nous eûmes la pensée d'aller faire notre action de grâces auprès d'elle, elle en fût touchée et s'unit à nous dans le plus grand' recueillement. Nous lui proposâmes alors le saint Viatique. Ah I fit-elle avec un soupir, si jetai' désire, ce Dieu tout aimable ! Elle le reçut en effet en pleine connaissance, pendant que le prêtre

se retirait nous voulûmes nous assurer si elle avait pu facilement avaler la sainte Hostie, nous lui dîmes : Jésus est dans votre coeur, ma fille. Oui, dit-elle, Il y est bien et II n'en sortira plus. Ce furent ses dernières paroles; elle tomba de nouveau dans cet état de prostration qui nous avait alarmé l'avant-veille et le soir à huit heures vingt minutes, au moment ou la cloche son­nait la fin do la récréation, trois soupirs un peu rauques et prolongés, nous apprirent que sa belle âme paraissait devant Dieu ; toute la communauté était en prières auprès d'elle. Nous lui avons nous-même fermé les yeux et récité le Sub venite, puis on se retira pour psalmodier complies.

La mort de notre chère Soeur a été comme sa vie paisible et cachée en Dieu. En la voyant on était obligé d'avouer qu'il est facile de mourir au Carmel quand on y a vécu de foi, d'amour et de sacrifice. Cette mort si douce avait répandu sur ses traits quelque chose de grand, de noble que l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer ; aussi, durant le temps qu'elle resta exposée au Choeur, la pieuse foule qui s'empressait à la grille, en faisant passer des objets de piété pour que nous les placions un moment sur sa virginale dépouille, ne cessait de répéter : Oh ! qu'elle est belle, on dirait qu'elle dort.

Dieu qui se plaît à exalter les humbles a voulu donner aux funérailles de notre chère défunte, malgré le mauvais temps, une assistance choisie. Les Scholastiques Franciscains de notre ville ont chanté une magnifique messe de Requiem, après laquelle une vingtaine de prê­tres ou religieux sont entrés dans la clôture pour les absoutes qui ont été faites par Notre Vénéré Père Supérieur.

La famille de notre bien aimée Soeur, avertie à temps du décès, s'est empressée d'accourir de lui donner cette dernière marque d'affection.

Nous avons la ferme confiance, ma Révérende Mère, que l'âme si pleine de mérites de notre chère Soeur s'est plongée avec délices dans le sein de Dieu aussitôt après sa sortie de l'exil. Néanmoins comme l'éternelle béatitude demande une si grande pureté, nous vous prions de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà réclamés l'indulgence des six Pater et du Chemin de la Croix, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, quelques invocations à Notre-Dame du Bon Conseil et à Notre Mère Sainte Thérèse, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un profond respect dans l'amour de Jésus,

Ma Très Révérende Mère,

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur MARIE DE SAINT-JEAN DE LA CROIX.

R.C.I.

De Notre Monastère du Très Saint Coeur de Marie, sous la protection de Notre Père Saint Joseph et de Notre Mère Sainte Thérèse,

Des Carmélites de Nîmes, le 16 février 1897.

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