Carmel

16 décembre 1888 – Laval

Pax Christi.

Ma très révérende Mère,
Le divin Maître vient d'appeler à Lui notre bien-aimée Soeur Marie de Saint-Bernard, Professe choriste de notre Communauté, dans la quarante-septième année de son âge et la vingt-cinquième de sa Profession religieuse. Nous vous prions de bien vouloir lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre.
La simplicité, l'angélique candeur et la plus délicate charité furent le caractère distinctif de la vie de notre chère Soeur. Droite, sincère, sans détours, elle ignorait les ruses et les recherches de l'amour-propre; s'humiliant franche ment de ses petites faiblesses, elle n'était jamais plus aimable que lorsqu'elle avait à réparer quelque faute.
Les oeuvres de notre Mère sainte Thérèse et celles de notre Père saint Jean de la Croix avaient ses prédilections ; elle en faisait sa nourriture habituelle. Là elle trouvait tout, et son âme naturellement contemplative se sentait éclairée et fortifiée par les enseignements aussi élevés que profonds de nos deux Docteurs mystiques. L'austère doctrine du renoncement lui avait d'abord semblé un peu amère; mais, depuis quelques années, elle comprenait par expérience que le renoncement ouvre à l'âme des horizons nouveaux, qu'il l'établit dans la véritable paix et la dispose admirablement à l'union divine.
Sous l'influence de l'action de Dieu qui agit si mystérieusement dans les âmes par le détachement, le dépouillement et le sacrifice, notre chère Soeur, se transformant peu à peu, en vint au plus parfait abandon entre les mains de Notre-Seigneur. Elle admirait la puissance de cette action divine, qui va atteignant son but avec force et douceur, et, pleine de reconnaissance pour les effets de la grâce en elle, elle commençait presque toujours sa direction spirituelle par ces paroles : « Oh ! que Jésus est bon ! » Silencieuse, solitaire, elle se tenait unie à Dieu pendant ses occupations de chaque jour et ne cherchait jamais à savoir ce qui se passait en dehors de sa cellule. Cependant, dès qu'on réclamait de sa complaisance un service ou un travail, elle se montrait aimablement empressée à s'y prêter; sa grande charité l'inclinait même quelquefois à promettre plus qu'elle ne pouvait donner.
Elle possédait à un haut degré l'esprit de communauté. Délicate, prévenante, gracieuse en tout, elle ne froissait ni ne contristait jamais personne. Nos récréations la charmaient, et elle prenait part avec une joie enfantine à tout ce qui intéressait sa famille religieuse.
Cette bien-aimée Soeur allait ainsi à Dieu, croissant de jour en jour dans l'oubli d'elle-même et dans la charité, lorsque, il y a quelques années, les exercices d'une retraite nous furent donnés par un de nos Révérends Pères Carmes. Sa consolation fut grande de trouver si éminemment dans ce saint religieux le véritable esprit de notre séraphique Mère et une si parfaite intelligence de ses Écrits et de sa doctrine; elle se sentit portée à lui ouvrir pleinement son âme et puisa une telle grâce dans la forte et suave direction de ce vrai fils de sainte Thérèse, qu'à dater de ce jour ses pro grès dans la perfection furent frappants et persévérants. Les relations spirituelles qu'il lui avait été donné d'avoir avec nos Révérends Pères, lui faisaient vivement regretter les préjugés entretenus contre eux et l'éloignement dans lequel les tiennent quelques-uns de nos Monastères de France : « On ne les connaît pas, disait-elle, et le démon doit avoir peur du bien qu'ils feraient à leurs Soeurs. » Elle ne comprenait pas qu'on pût se figurer qu'ils eussent la prétention de gouverner nos Couvents, et elle eût voulu faire entendre à chacun que les Monastères qui ont cru devoir adopter les Constitutions approuvées par les Souverains Pontifes, le Cérémonial, le Manuel et la Liturgie de l'Ordre, ne sont pas plus que les autres sous la juridiction des Carmes; mais seulement que, par l'Observance, ils se. rattachent au centre de l'Ordre et puisent ainsi à la source indiquée par notre sainte Mère le véritable esprit du Carmel.   Tous  nos  Monastères, sans exception, sont  soumis
à Nosseigneurs les Evêques, qui n'ont point de religieuses plus obéissantes et plus finalement dévouées que leurs Carmélites, et il ne s'agit nullement ici de juridiction, mais simplement de secours spirituels, comme les reli gieux de tous les autres Ordres peuvent être appelés à en donner au Carmel et ailleurs. C'était l'exclusion de nos Pères qu'elle ne pouvait admettre; comme nous, elle la trouvait injurieuse et humiliante pour eux, injuste et sans raison d'être de la part de leurs Soeurs.
Que de prières n'a-t^elle pas adressées à Dieu pour obtenir que les intentions et les désirs de notre sainte Mère fussent enfin compris et réalisés dans nos Monastères, et que les deux branches de sa grande famille religieuse fussent unies en France, comme elles le sont dans les autres pays. Elle l'obtiendra au ciel, j'en ai la confiance, et bientôt dans l'Ordre de Marie régneront entre les Frères et les Soeurs une fraternelle union et une cordiale charité.
En voyant notre chère Soeur se transformer ainsi et mûrir sous la main de Dieu, un secret pressentiment nous disait que la grâce se hâtait d'achever son oeuvre dans cette âme et que le divin Maître ne nous la laisserait probablement pas longtemps. Si prochaine cependant que dût être l'heure de la séparation, nous étions loin de nous attendre à la promptitude de la venue de l'Epoux. Pour elle, pleine ment détachée de tout, pleinement abandonnée à Dieu, plus saintement. enfant que jamais, il ne lui fallut ni temps, ni effort pour répondre à l'appel divin : « Je suis
toute prête, dit-elle, mais que va dire la Communauté, qui ne me croit pas si mal ?... » Et elle priait notre dévoué Confesseur de nous préparer avec quelque précaution à lui faire recevoir le Sacrement des mourants. Jusqu'à la fin elle s'est ainsi oubliée elle-même avec une simplicité et une candeur qui nous édifiaient profondément et nous causaient la plus vive émotion. Chaque fois que nous l'interrogions sur son état, elle nous répondait invariablement, le sourire sur les lèvres, qu'elle ne souffrait pas, qu'elle se sentait seulement très faible.
Lorsqu'elle entra à l'infirmerie, le mercredi 5 décembre, elle eut encore assez de forces pour se tenir un instant à genoux; elle se remit alors totalement entre les mains de Dieu et s'abandonna pleine de confiance à son bon plaisir. Le samedi suivant, en la fête de l'Immaculée Conception, elle reçut avec une piété touchante le saint Viatique et l'Extrême-Onction, et le lundi 10 décembre, vers six heures et demie du soir, elle expirait doucement, entourée delà Communauté, après quelques heures d'une paisible agonie, pendant laquelle elle garda constamment son angélique sourire, nous laissant embaumées du parfum de ses vertus religieuses.
Sa meilleure consolation dans les derniers jours de sa vie était de mourir, comme notre Mère sainte Thérèse, fille de l'Eglise et fille de l'Ordre; elle nous le répétait sans cesse et s'en faisait un titre de noblesse pour son entrée au ciel.
Aidez-nous, je vous prie, ma Révérende Mère, à hâter pour notre chère Soeur Marie de Saint-Bernard la jouissance du Souverain Bien qu'elle a constamment' cherché et uniquement aimé ici-bas, et veuillez agréer l'expression du religieux respect avec lequel je suis.

De Votre Révérence,
L'humble soeur et servante,
Soeur Thérèse de Saint-Augustin
c. d. i. Prieure.
De notre Monastère des Carmélites Déchaussées de Laval, le 16 décembre 1888.

12813 — Laval, imprimerie Chailland, place des Arts.

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