Carmel

16 avril 1892 – Gravigny

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en N.-S. qui, presqu'au lendemain de la mort de notre bonne Mère et dix jours après celle de notre regrettée Soeur Archangèla, venait se choisir parmi nous une nouvelle victime en la personne de notre très chère Soeur Adèle-Victorine-Marie-Thérèse de Jésus, âgée de 44 ans, 3 mois, 19 jours, et de religion 23 ans et 2 mois.

Elle naquit au Hâvre, mais y séjourna seulement pendant sa première enfance. Plus tard, ayant perdu successivement son père et sa mère, elle vint habiter Pont-Audemer et y fut élevée par un oncle et une tante qui la traitèrent toujours comme leur propre fille. Malheureusement, dans le milieu où vivait notre chère Soeur, la religion était peu connue et peu pratiquée, mais Dieu veillait sur cette jeune âme qu'il destinait à son service et 11 permit qu'elle fût placée dans un pensionnat où des maîtresses très chrétiennes lui inculquèrent les principes de foi et de piété, qui furent dès lors la règle de sa vie. Du reste. Dieu Lui- même semblait avoir déposé dans son âme un attrait instinctif pour la vie religieuse qui se manifesta dès sa plus tendre enfance. Elle avait à peine 4 ou 5 ans, lorsque présentée à un vénérable Evêque qui lui demanda en souriant ce qu'elle voulait être plus tard, elle répondit sans hésiter : «  Je serai religieuse première. » Cette naïve réponse qui dévoile 1'attrait naissant de notre chère Soeur pour le cloître nous prouve aussi que l'humilité était alors loin de lui être familière, et qu'il fallut tous les efforts de la grâce et de son propre courage pour faire éclore et grandir dans son coeur cette vertu fondamentale.

La jeune enfant était aussi très indépendante, très espiègle, et comme elle était excessivement gâtée et admirée par toute sa famille, il lui fallut plus de courage qu'à bien d'autres pour combattre ses défauts naturels.

Après avoir brillamment terminé ses études, notre chère Soeur se sentit sérieusement appelée à la vie religieuse, et son choix se fixa sur le Carmel, dont on parlait encore beaucoup alors à Pont-Audemer, car nos Mères avaient depuis peu d'années quitté cette ville pour venir se fixer à Gravigny et leur départ avait laissé de profonds regrets.

Dès qu'elle eut atteint sa majorité, notre future postulante déclara résolument sa vocation aux principaux membres de sa famille. On lui fit mille objections, mais on la laissa libre d'agir. On savait qu'elle n'était pas de nature à se laisser influencer et de plus, connaissant sa faible santé, on était persuadé qu'elle ne supporterait pas pendant un mois la Règle du Carmel et reviendrait bientôt.

Mais notre chère Soeur pleine de confiance dans le secours divin, faisait son entrée parmi nous le l9 Novembre, au commencement de l'hiver et malgré un fort rhume qui fatiguait depuis quelques jours sa poitrine délicate. Sur la recommandation de son directeur, prêtre très grave et très saint, nos Mères l'avaient reçue avec joie et espoir, mais ses débuts dans la vie religieuse leur donnèrent pendant quelque temps des doutes sérieux sur sa vocation. D'une nature ardente et très franche, n'étant rien moins que timide, ayant une voix forte et qu'elle ne cherchait pas à modérer, des manières vives et un peu brusques, notre nouvelle postulante avait toutes les apparences d'une joyeuse pensionnaire et semblait ne devoir jamais comprendre la vie religieuse avec ses mille petits assujettissements. Quelques traits choisis au hasard pourront, ma Révérende Mère, vous donner une idée de cette nature peu ordinaire et vous aider ensuite à admirer davantage l'oeuvre de transformation qui s'accomplit en elle. A son entrée, on lui donna pour ange une jeune religieuse qui sortait au moment même de sa retraite annuelle de dix jours; quand notre postulante sut qu'elle venait de passer tout ce temps dans le silence le plus complet, elle s'écria avec un ton profondément convaincu : « On ! comme cela va vous sembler bon de parler avec moi ! » Un autre jour, son ange la pressait de s'habiller pour arriver en temps à la Messe : « Hé bien! reprit-elle sans s'émouvoir, vous attendrez pour sonner la Messe que je sois prête. »

La démarche de notre chère Soeur n'était pas moins bruyante que sa voix, aussi, lorsqu'elle passait dans nos dortoirs avec ses bottines à talon, bien conditionnées, bien fourrées, choisies ainsi à dessein de n'avoir pas froid l'hiver, l'entendait-on avant de la voir. Pour remédier à cette faute au silence, on lui fit acheter des chaussons de Strasbourg, qui lui permettraient de garder néanmoins ses bottines, mais quand il s'agit de les essayer, la jeune espiègle déclara qu'ils étaient beaucoup trop grands, et, pour mieux prouver ce qu'elle avançait, sans égard pour la présence de notre Révérende Mère, elle secoua si vivement son pied que la chaussure fut lancée au milieu du dortoir.

Comme une enfant qu'elle était alors, notre chère Soeur Marie-Thérèse avait souvent de très gros chagrins et toute la Communauté en était bientôt avertie par ses sanglots retentissants. Un jour entr'autres, pendant tout le temps de la Messe, on l'avait beaucoup entendue. A la récréation suivante, quelque allusion à ses larmes ayant été faite, avec le souhait qu'elle apprît à pleurer plus silencieusement, les étrangers pouvant même l'entendre à la chapelle, notre postulante répondit d'un ton sentencieux et nullement contrit : « Moi, quand je pleure, je pleure et quand je ris, je ris. »

En effet, elle s'acquittait aussi bien de l'un que de l'autre et, pendant les licences de Noël qui suivirent son entrée, elle ne cessa de chanter et de rire du matin au soir, et toujours de manière à se faire entendre des points les plus reculés de la Communauté.

Ces débuts étaient vraiment peu encourageants, mais notre bonne Mère Marie de Saint-Paul, reconnut bientôt sous cette légèreté apparente une foi et un courage peu ordinaires. Aussi s'appliqua-t-elle à façon­ner cette riche nature de manière à la plier à toutes nos saintes observances, et elle y réussit si bien qu'elle put la faire admettre à la vêture et à la profession aux époques habituelles.

Notre chère Soeur était, en effet, devenue toute autre. On la trouvait aussi calme, aussi réservée, aussi silencieuse qu'elle avait été vive et bruyante. Tout son extérieur était devenu parfaitement religieux, et l'on pouvait lire dans sa démarche, dans son regard, dans ses moindres mouvements, les pensées de foi qui l'occupaient sans cesse. Parfois cependant, elle retrouvait un peu de son esprit vif et légèrement piquant, mais ce n'était que pour donner un charme de plus à nos petites fêtes intimes, à celle de sainte Marthe surtout. Comme elle aimait alors à taquiner les pauvres novices, et, le soir venu, à chanter leurs exploits ou plutôt leurs déboires dans des couplets de sa façon, où l'on trouvait les plaisanteries les plus fines et les plus joyeuses!

Notre chère Soeur n'était pas arrivée sans de grands combats à réformer ainsi ce que son extérieur avait de contraire à l'esprit religieux, mais elle eut encore plus de peine à vaincre les obstacles qu'elle rencon­trait dans son intérieur. Une imagination ardente, un esprit légèrement pointilleux qui lui donnait une tendance au scrupule, une nature très sensible et même susceptible, lui donnèrent matière à de grandes luttes, mais la ferveur qui l'animait et qui la fit marcher d'un pas égal dans le chemin de la perfection depuis sa profession jusqu'à sa mort, l'aida à vaincre tous les obstacles. Son obéissance aveugle lui faisait fermer les yeux sur ses scrupules et, quant à sa susceptibilité, si le changement de son visage la trahissait encore quelquefois, jamais elle ne livrait passage aux paroles vives et un peu piquantes qui, dans ces occasions, lui venaient sur les lèvres.

Ma Soeur Marie-Thérèse avait un grand attrait pour toutes les dévotions réparatrices. Aussi, honorait-elle très spécialement le Sacré Coeur de Jésus, la Sainte Face, N.-D. de la Salette; sa nature ardente lui faisait désirer de propager le plus possible ces belles dévotions et ce n'était qu'avec effort qu'elle restait alors dans les limites prescrites par l'esprit de notre sainte Règle, se contentant de prier pour le succès de ce qu'elle appelait « ses oeuvres. »

Notre chère Soeur fut employée quelque temps à la sacristie, puis au tour comme seconde portière, elle remplit aussi l'office de lingère et y apporta le soin et la perfection qu'elle mettait à toutes choses, ainsi qu'un grand amour de la sainte pauvreté. Sa santé peu robuste, ne lui permit de s'occuper d'autres offices que d'une manière passagère.

Malgré cette faiblesse physique, ma Soeur Marie-Thérèse put suivre presque constamment nos saintes observances et, depuis deux ans, elle paraissait mieux portante que jamais. Plusieurs de nos Soeurs, entre autres la première portière, ayant été retenues longtemps à l'infirmerie, elle put se charger de leurs offices et s'en acquitter sans fatigue. Nous pensions donc que Dieu la laisserait encore longtemps parmi nous pour nous édifier, et elle-même, se réjouissant de pouvoir rendre de plus nombreux services à sa chère

Communauté, espérait les lui continuer pendant de nombreuses années. Nous étions toutes loin de penser que le terme de sa vie fût si proche.

Lorsque l'influenza commença à se faire sentir d'une manière générale parmi nous, elle en fut atteinte comme toutes les autres, mais elle assura qu'elle était très légèrement prise et qu'elle pouvait remplacer dans leurs offices toutes les Soeurs alitées. Elle leur disait gaiement : « Couchez-vous, couchez-vous, je me charge de vos affaires, on m'a toujours traitée comme ayant la poitrine délicate et je l'ai bien plus forte que vous toutes. » Et on la voyait aller et venir sans cesse au tour, à la cave, à l'infirmerie et dans les cellules des Soeurs malades. Enfin, le dimanche 10 janvier, elle dut s'arrêter complètement et ses forces étaient déjà si épuisées qu'il fallut l'aider à se déshabiller et à se mettre au lit. Le mercredi suivant, après avoir constaté la mort de notre Révérende et bien chère Mère Marie de la Trinité, le docteur ne nous cacha pas ses inquiétudes au sujet de ma Soeur Marie-Thérèse. Tout en elle était complètement désor­ganisé et elle devait infailliblement succomber à la terrible maladie qui exerçait sur notre Commu­nauté ses affreux ravages. Du reste elle sentait bien son état, et demanda à recevoir les derniers sacrements. Ils lui furent administrés dans l'après-midi du mercredi par M. notre aumônier, en la présence de Mon­seigneur qui était paternellement venu nous visiter au milieu de nos épreuves multipliées, et d'un autre ecclésiastique, à quelques pas des restes vénérés de notre Mère bien-aimée. Toutes les infirmeries étant occupées, on l'avait, sur la demande du médecin, transportée à la salle de récréation qui était chauffée, et c'est là qu'assise dans un fauteuil, elle reçut la grâce des derniers sacrements en pleine connaissance. Elle demanda pardon à la Communauté avec une telle fermeté et tant de détails, qu'on fut obligé de l'arrêter, sa respiration haletante montrant sa grande fatigue.

Elle fit promettre à M. l'aumônier devenir l'assister si sa maladie s'aggravait; chaque jour, sauf un seul, jusqu'à sa mort, elle se confessa de nouveau et en manifesta sa joie à la Soeur tourière qui la soignait avec un dévouement infatigable, (car nos chères Soeurs tourières durent entrer en raison du grand nombre de nos malades). Après avoir reçu l'Extrême-Onction, ma Soeur Marie-Thérèse demeura dans un grand calme, se prenant parfois à espérer sa prochaine guérison, et d'autre fois, se plaignant doucement de ses souffrances: « C'est un vrai martyr que j'endure, disait-elle. Priez pour moi, demandez la patience, je me sens bien agacée. Je pense que je ne souffrirai plus longtemps, car le bon Dieu sait bien que je n'ai pas assez de courage pour supporter de grandes douleurs. »

Le samedi 16 janvier, vers I heure, elle parut beaucoup plus mal ; l'on fit entrer M. l'aumônier pour lui renouveler l'absolution et réciter près d'elle les prières des agonisants. Au commencement, elle les suivit attentivement dans son manuel essayant d'en tourner les feuillets; d'une main tremblante, elle tenait le cierge bénit et elle s'efforçait de s'unir à toutes les prières et invocations qu'on lui suggérait. Toujours elle affirmait sa confiance, son abandon; le calme régnait sur ses traits et la paix de son âme était visible pour tous. Sa main défaillante voulait encore frapper sa poitrine à la fin des litanies; elle invoquait avec amour le doux nom de Jésus, dont on célébrait les premières Vêpres. La vue d'une agonie si calme, ainsi adoucie par la ferveur de cette âme, était bien la preuve consolante de cette belle parole : Bienheureux celui qui meurt dans le Seigneur.

Sa respiration devenait de plus en plus difficile, elle demanda son cierge qu'elle ne voyait plus et que pourtant elle tenait encore et vers 3 heures et demie, elle expira doucement, en pleine connaissance, balbutiant encore quelques prières, probablement le Saint Nom de Jésus qu'elle avait tant honoré, tant invoqué pendant sa vie.

Après sa mort, le visage de notre chère Soeur, devint si beau, si rayonnant de paix et de bonheur que tous ceux qui la virent en furent vivement frappés, et en la regardant, nous pensions à la promesse que Notre Seigneur avait faite autrefois à la Soeur Saint-Pierre « que le visage de ceux qui auraient honoré sa Face divine pendant leur vie, resplendirait d'un éclat tout particulier après leur mort. »

Aussi, nous espérons que, dès ce moment, notre bien chère Soeur avait l'ineffable bonheur de contempler sans voile cette Face adorable, mais, comme les jugements de Dieu nous sont toujours inconnus, nous vous prions. Ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, ce que votre charité vous suggérera; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, dans une respectueuse union,

 

Votre humble Soeur et servante,

Soeur Marie de la Croix R. C. Ind.

De notre Monastère de la Sainte Nativité de N.-S. des Carmélites de Gravigny, le 16 avril 1892.

 

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