Carmel

16 Août 1893 – Metz

Ma révérende et très honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, dont la volonté toujours adorable vient d'imposer à nos coeurs un nouveau et douloureux sacrifice en enlevant à notre religieuse et tendre affection notre bien chère Soeur Marie-Clémence du Sacré-Coeur, âgée seulement de 26 ans, 4 mois, 25 jours et de religion, 2 ans, 6 mois et 8 jours.

Nous savions notre chère enfant mortellement atteinte, mais nous étions loin de nous attendre à un si prompt dénouement. Souvent, elle nous avait dit : « Je ne demande rien au bon Dieu: car il sait mieux que moi ce qui m'est bon; mais s'il m'appelait à Lui jeune, je serais bien contente. . . Voir Dieu. . . Ne plus L'offenser. . . Quel bonheur !... » Cette grâce, elle ne devait pas l'attendre longtemps : le divin Jardinier était pressé de cueillir cette petite fleur qu'il avait lui-même cultivée avec un soin jaloux.

Née à Metz d'une mère foncièrement chrétienne et d'un père qui hélas ! était bien loin de lui ressembler, notre chère Soeur reçut au baptême le nom de Marie-Antoinette. Le bon Dieu, qui prédestinait cette âme à être l'Epouse de son divin Fils, l'initia de bonne heure au mystère de la croix. A l'âge de quatre ans, elle eut le malheur de perdre sa mère ; quoique bien jeune encore, elle ne tarda pas à comprendre la perte immense qu'elle avait faite et se mit à chercher le moyen d'avoir une Mère qui ne dût plus mourir. Bientôt elle apprit à connaître la Très Sainte-Vierge, et, mettant toute son espérance en Elle, La supplia d'être sa Mère à jamais; La divine Reine du Ciel répondit à la confiance filiale de la petite orpheline et veilla toujours sur elle d'une façon extraordinaire. La chère enfant fut d'abord mise entre les mains de pieuses institutrices de notre ville ; celles ci ne tardèrent pas à découvrir les trésors de grâce dont le bon Dieu s'était plu à enrichir cette belle petite âme en qui l'on remarqua dès lors une angélique piété et une foi peu com­mune à son âge. Toute jeune, elle sentait déjà le besoin de Dieu et de la vertu et rêvait d'être un jour toute à Jésus. C'est dans ces dispositions qu'elle fit sa première commu­nion. Elle fut ensuite placée dans un pensionnat des Soeurs de la Providence où elle gagna l'affection et l'estime des élèves et des maîtresses. Douée d'un esprit juste, d'un jugement solide, d'une volonté énergique, d'un coeur ardent et généreux d'un extérieur aimable et gracieux, la petite Marinette (c'est ainsi qu'on la nommait dans sa famille) ne pouvait être connue sans être aussitôt aimée d'une affection toute particulière, malgré son air parfois un peu fier et impérieux.

Son père, s'étant remarié, eut de sa seconde femme trois fils et une fille. Notre chère enfant vit là une mission à remplir et se dévoua pleinement â l'éducation de ses frères et de sa soeur qui la chérissaient et la craignaient tout à la fois ; elle s'efforça de semer en leurs jeunes âmes des principes de foi et de piété qu'elle n'eut pas hélas ! la joie de voir beaucoup fructifier.

Après avoir passé les années de son enfance et de sa première jeunesse dans une piété exemplaire, cette belle âme excita la jalousie du démon qui fit tous ses efforts pour la séduire et l'écarter du droit chemin. Il fallut à la pauvre enfant des grâces extraordi­naires pour triompher, vu surtout le milieu dans lequel elle se trouvait et l'attrait que sa nature enthousiaste ressentait pour le monde et ses plaisirs. Enfin Jésus fut victorieux. La grâce toucha si fortement sou coeur pendant une station de Carême prêchée dans une paroisse de notre ville et lui fit si bien comprendre ce que la créature doit à son Créateur et l'injure que le péché fait à Dieu, qu'elle se livra à Lui pour ne plus se reprendre. Quel­ques semaines s'étaient à peine écoulées que déjà l'Epoux divin daignait lui montrer le Carmel et lui donner le goût de la prière et de l'immolation. Chaque jour, elle s'efforçait de rendre son coeur plus pur, plus uni à Jésus afin d'attirer toujours davantage les regards du Bien-Aimé pour lequel désormais son coeur devait battre uniquement, malgré les luttes nombreuses et terribles qu'elle eut encore à soutenir. Un talent prononcé pour la musique vocale que la fierté paternelle lui avait fait cultiver, fut aussi pour la chère enfant l'occa­sion de plus d'un combat. Peu de temps avant sou entrée, le bon Dieu lui demanda le sacrifice de sa voix qu'elle ne recouvra jamais pleinement, et plus d'une fois nous fûmes témoins de sa générosité à cet égard. Elle n'avait plus d'autre désir que celui de venir se cacher dans notre cloître béni pour s'y dévouer toute entière à la gloire de Dieu et au salut des âmes, à la conversion des siens surtout qu'elle aimait d'autant plus qu'elle les voyait plus éloignés de Dieu.

Le consentement paternel lui fut refusé d'une façon dure et inflexible. De notre côté, nous hésitions à la recevoir. Ce ne fut qu'après trois longues années d'attente et de souffrances de toutes sortes que notre pauvre enfant vit enfin s'ouvrir devant elle l'arche sainte. Dieu seul a pu compter ses angoisses durant ce temps. Son dévoué directeur, saint prêtre de notre ville, celui-là même par qui la grâce l'avait touchée, l'aida puissamment pendant ces jours pénibles ; aussi quelle filiale reconnaissance lui garda-t-elle jusqu'à sa dernière heure, et, du haut du Ciel, nous n'en doutons pas, ce coeur aimant et reconnais­sant attirera sur son ministère les plus abondantes bénédictions.

Enfin, le 8 septembre 1890, la chère enfant s'échappa sans prévenir aucun membre de sa famille et, conduite par une pieuse amie, nous arriva forte de sa foi et de sa confiance en Dieu. Elle dut soutenir encore plus d'un assaut terrible. Dès le soir de son entrée, son père vint nous sommer de lui rendre sa fille et essaya de nous effrayer par toutes les menaces imaginables ; nous fîmes appeler notre chère postulante qui protesta avec un calme et une énergie extraordinaires que rien au monde ne pourrait l'arracher de cette sainte Maison où elle était entrée de son plein gré et où elle voulait vivre et mourir. S'oubliant absolument elle-même, elle ne songeait qu'aux désagréments qu'elle nous attirait et nous redisait sans cesse combien elle était peinée pour nous. Déjà nous avions compris les desseins de Dieu sur cette belle âme dont la vocation était une suite non interrompue de merveilles de la grâce, et, persuadée que le bon Dieu l'appelait à Notre Saint Ordre, nous laissâmes passer l'orage.

Dans le cloître comme dans le monde, Jésus continua d'être son Maître et son Précepteur, Il la conduisait pas à pas dans le chemin de la vertu, se plaisant à lui faire sentir la tendresse de son amour et la dédommageant des nombreux sacrifices qu'elle s'était imposés pour répondre à l'appel divin; aussi sa marche était-elle rapide et facile tout à la fois. A part la peine que lui causait l'indifférence, nous pouvons dire l'abandon complet de sa famille, tout était calme et tranquille en notre chère petite Soeur. Elle avait,

il est vrai, une lutte continuelle à soutenir pour se dépouiller de tout ce qui sentait le monde et revêtir la sainte simplicité religieuse qu'elle redoutait en quelque sorte, mais qu'elle voulait à tout prix, comme aussi pour faire plier en toute occasion sa raison et sa manière de voir personnelle. Ce fut là le champ de bataille où notre bien chère enfant eut à combattre ; mais sa lutte était paisible et joyeuse. Elle brûlait du désir de retracer en elle les Vertus de Jésus, surtout la douceur et l'humilité pour lesquelles elle nous disait souvent avoir une très grande répugnance naturelle, mais qu'elle appelait ses vertus favorites.

Le travail de la grâce était visible en notre chère postulante; aussi, malgré sa frêle santé qui demandait quelque ménagement, fut-elle admise à la grâce du Saint Habit qu'elle revêtit le 2 février 1891 à la satisfaction générale. Nous espérions que son tempérament se fortifierait; le bon Dieu en avait décidé autrement. Au mois de mai suivant, comme elle souffrait d'un point, nous fîmes aussitôt appeler Monsieur notre Docteur qui constata le commencement d'une maladie de poitrine de laquelle elle portait le germe en nous arri­vant. Le mal ne la quitta plus. Elle dépérissait de jour en jour, et nos coeurs étaient navrés de voir cette chère enfant se pencher vers la tombe. C'est en cette circonstance, ma Révérende Mère, que nous pûmes admirer de nouveau son complet oubli d'elle-même et son parfait abandon. .Malgré son ardent désir de ne plus sortir de la sainte religion du Carmel et sa crainte de revoir le monde et ses dangers, elle était toute abandonnée à notre décision : « Je ne suis pas digne d'être Carmélite, nous disait-elle; ma Mère, faites de moi ce que vous voudrez ; je ne désire qu'une seule chose : faire la volonté de Dieu. A vous de me l'indiquer ! » Vu son ardent désir d'être toute à Dieu et ses efforts géné­reux, comme aussi la disposition de sa famille à son endroit, la Communauté fit cette grande exception et consentit à lui procurer la consolation de mourir Carmélite.

Elle se maintint mieux que les commencements du mal ne nous l'avaient fait espérer, et le 25 juin de l'année suivante, fête du Sacré-Coeur de Jésus, elle fit sa profession dans toute la ferveur et la joie de son âme. Au soir de ce beau jour, elle dit à sa Maîtresse : « Oh! que je suis heureuse!. . . Désormais me voilà sûre de mourir au Carmel.. . Quelle grâce !. . . Aidez-moi, je vous en prie, ma Soeur, à devenir moins indigne de ma sainte Vocation. J'ai perdu tant de temps à courir après des fantômes; à présent, je ne veux

plus que Jésus.. . Devenir une petite Epouse de Jésus, bien, bien petite, bien aimante, toute livrée à ses bons plaisirs, c'est toute mon ambition, afin d'attirer sur les âmes la clémence du Sacré-Coeur puisqu'on m'a dit que c'est là ma mission... Il me semblait que ce matin Jésus m'enfermait dans son coeur et me montrait que je devais m'y enfoncer, m'unir d'une façon toute spéciale à son action cachée au saint Tabernacle, - embrasser tous ses intérêts. . . et je suis si pauvre, si incapable ! Je ne serai jamais bonne à rien dans la Communauté; mais je veux m'abandonner à corps perdu à toutes les volontés de mon divin Epoux, m'abandonner par amour pour Lui, par amour pour les âmes, pour les âmes sacerdotales surtout. » C'était là un des attraits particuliers de notre bien chère Soeur, et il suffisait de le lui rappeler pour obtenir d'elle un acte généreux.

Deux mois après sa profession, elle eut la douleur de perdre son père dans des circonstances bien tristes qui ne lui laissaient aucune consolation... Cette mort fut un coup terrible pour notre bonne petite Soeur qui pourtant sut se plonger dans la pensée de l'infinie miséricorde de Dieu ; celle des sacrifices qu'elle s'était imposés pour le salut de cette âme nous aida aussi à la rassurer.

Nous vous avons dit un mot déjà, ma Révérende Mère, de la grande et précoce affec­tion de notre chère enfant pour la Très Sainte-Vierge. Celle tendresse filiale pour Marie croissait avec elle. Une de ses grandes joies était d'être consacrée à Jésus dans l'ordre de sa divine Mère et de voir l'amour du Carmel et de notre petit Noviciat en particulier pour l'Immaculée Vierge Marie ; aussi, dans le cloître comme dans le monde, sa devise chérie fut toujours : Tonte à Jésus par Marie ! Que de grâces n'a-t-elle pas obtenues par l'entremise de sa bonne Mère du Ciel ! Elle aimait à nous en rappeler le détail : « Tout, nous disait-elle souvent, absolument tout m'est venu par Elle. Oh ! remerciez-La pour moi. Je lui dois tant !... C'est Elle vraiment qui m'a conduite comme par la main dans cette bénie retraite du Carmel. Si vous saviez que de fois je L'ai sentie près de moi, m'éloignant de l'abîme dans lequel j'allais être engloutie, m'arrachant des griffes du démon, écartant les moindres dangers. Oh ! comme Elle a été ma Mère toujours !. . . Jamais je ne Lui ai rien demandé que je ne l'aie obtenu... » Sa grande dévotion envers la Très Sainte-Vierge la portait à vivre dans l'intimité avec cette divine Mère ; c'est à côté d'ElIe ou dans son Coeur Immaculé qu'elle aimait à passer ses oraisons ; elle Lui causait comme une enfant à sa mère de ses joies, de ses peines, de ses désirs, etc. Elle recourait à Marie dans ses petites difficultés avec une simplicité naïve et elle aimait à La voir et à L'entendre dans ses Supérieures.

Notre chère soeur Clémence s'appliquait assidûment au travail autant que ses forces le lui permettaient; nous ne l'avons jamais vue perdre une seule minute, ni la moindre chose, fût-elle pour cela obligée de se gêner beaucoup. Elle était ingénieuse pour observer parfaitement la sainte Pauvreté, jusque dans les plus petits détails. Elle aimait aussi beau­coup la solitude et faisait ses délices d'être seule avec Dieu seul, comme notre sainte Règle nous le recommande. Un de ses attraits était de considérer Jésus au dedans d'elle, de Lui tenir compagnie, de L'aimer, de L'adorer, de Le consoler. La sainte Obéissance faisait aussi sa joie. Pour plaire à Notre Seigneur et L imiter, on la voyait s'assujettir en toute occasion.

Depuis un an, à part quelques petits rhumes, notre bien chère Soeur paraissait aller mieux ; au dire du docteur, la maladie de poitrine était restée stationnaire, ce que nous attribuions à une neuvaine faite en communauté à notre Bienheureuse Soeur Jeanne de Toulouse. Elle continuait à suivre à peu près tous les actes de Communauté quand, au mois de mai dernier, elle fut arrêtée par le zona qui la fit beaucoup souffrir. M. notre Docteur nous rassura en nous disant que cette maladie, quoique très aiguë, n'était pas dangereuse; aussi nous bercions-nous de l'espoir de remonter notre chère malade et de la garder longtemps à notre religieuse affection. Nous le croyions encore quand survint un mal de gorge extraordinaire dans lequel le médecin ne vit d'abord aucune gravité, tout en constatant que ce mal venait de la poitrine.

Pendant ces quelques mois, notre chère enfant eut à lutter plus que jamais contre un petit point faible que nous vous signalons, ma Révérende Mère, pour que vous admiriez avec nous le travail de la grâce, son complet triomphe en cette chère et belle âme. Ma Soeur Clémence gémissait souvent de ne sentir point pour la pénitence extérieure un attrait spécial qui lui semblait devoir être le partage de toute Carmélite ; nous la rassu­rions, car sa santé ne lui permettait pas de grandes austérités; mais en plusieurs occasions,

nous aurions voulu lui voir concilier davantage l'esprit de pénitence avec l'esprit de sim­plicité et laisser moins paraître ses goûts et dégoûts, soit pour la nourriture, soit pour les petits soins que nécessitait son état. Si la lumière tarda quelque temps à se faire, elle ne se fit que plus brillante, et nous pouvons dire qu'elle en profita parfaitement. Un jour, elle pria celle de nos soeurs infirmières qui avait avec elle des rapports plus fréquents et qui avait été son Ange, de lui signaler les moindres manquements qu'elle remarquerait en elle contre l'esprit de pénitence tel qu'il se pratique au Carmel. Elles firent ensemble une neuvaine qui produisit d'excellents fruits, et de jour eu jour nous pouvions constater de nouveaux progrès en notre bien chère enfant ; mais ce fut surtout pendant ses dernières semaines que sa transformation fut complète. Jamais, malgré ses souffrances continuelles, nous ne pouvions saisir une plainte ; toujours le sourire sur les lèvres, elle était contente de tout, trouvait qu'on en faisait beaucoup trop pour elle, gémissait sans cesse du mal qu elle donnait à ses chères infirmières, ne s'occupait que de la peine des autres et s'oubliait absolument elle-même. Notre chère petite Soeur avait toujours su parfaitement s'humilier quand elle reconnaissait ses torts; mais parfois, quand elle ne voyait pas, sa raison avait une petite lutte à soutenir. Il n'en était plus ainsi à la fin de sa vie ; car, en toute occasion, la foi était promptement victorieuse de la raison. C'est pendant qu'elle se perfectionnait ainsi que la mort s'approchait à grands pas de notre bien aimée Soeur.

Le vendredi, 4 août, elle communia encore à la chapelle de l'infirmerie; les jours précédents elle avait, comme à l'ordinaire, dit son office et travaillé une partie de la journée à sa tapisserie. Nous étions néanmoins frappées du changement qui s'opérait depuis quelques jours, et le samedi, 5 M. notre Docteur que nous avions fait prévenir, fut comme nous effrayé et nous dit que notre chère Soeur était atteinte d'une phtisie du larynx des plus graves. Le dimanche elle voulut encore descendre pour faire la sainte communion, mais ses forces ne le lui permirent plus. Le mal fit de si rapides progrès que le lundi le médecin nous engagea à lui faire recevoir les derniers sacrements, nous préve­nant qu'elle pourrait passer d'un moment à l'autre. Notre si bon Père confesseur ordinaire étant absent et la chère enfant désirant se confesser au digne prêtre qui l'avait conduite au Carmel et qui ne cessait de l'entourer de sa paternelle affection, nous le fîmes prévenir et il vint en toute hâte. Ce fut lui qui suggéra à notre bien chère enfant de demander l'Extrême-Onction. Elle ne se croyait pas aussi dangereusement malade; néanmoins celle nouvelle ne l'impressionna nullement, elle répondit avec un gracieux sourire: « Je ne demande pas mieux, je suis toute prête, » et elle nous fit sa demande avec une paix par­faite et un joyeux abandon. Vers cinq heures du soir, elle reçut des mains de Monsieur notre si dévoué chapelain le Saint-Viatique et l'Extrême-Onction. Il nous serait difficile de dire avec quelle ferveur elle se prépara à cette grande grâce, avec quel ardent amour elle reçut son Jésus, avec quelle profonde humilité elle demanda pardon à la Communauté des sujets de peine cl de mauvaise édification qu'elle avait pu lui donner. La joie peinte sur ses traits, elle suivait dans son Manuel tous les détails de cette touchante cérémonie, et quand, peu après, sa Maîtresse vint la voir, elle lui dit : « Oh ! venez ma Soeur, m'aider à adorer Jésus, à L'aimer, à Le remercier ; venez que je vous dise ma joie. Je n'en peux plus de bonheur . . Je ne donnerais pas mes trois années passées au Carmel pour tous les trésors de la terre. Ah ! si le monde savait ce que Jésus apporte quand II vient dans

la pauvre cellule d'une petite Carmélite !. . . (Nous avions converti en infirmerie la cellule de notre chère enfant, le docteur trouvant qu'elle y était mieux qu'elle n'eût été à l'infirmerie) Expliquez-moi donc comment il se peut faire que je sois si calme et si joyeuse à l'approche de la mort, moi qui ai tant à réparer. . . » Comme nous entrions au même moment, elle nous dit : «  Oh ! ma Mère, que de grâces le bon Dieu m'a faites aujourd'hui ! Je suis comme écrasée sous leur poids. .. Aidez-moi, je vous en prie, à L'en remercier. . . Merci aussi à vous, ma Mère, qui m'avez reçue . . Oh ! combien je vous dois !... » Elle passa la soirée dans une joie inexprimable, et, tout en gardant quelque espoir de guérir, elle ne cessait de parler du Ciel. Elle témoigna le désir qu'on vînt pendant la récréation du soir chanter auprès d'elle un cantique sur le Saint-Sacrement et le désir du Ciel, et cet autre du P. Bouix :

Tendre Mère, douce Marie, du Carmel l'espoir et l'amour. Je T'invoquai toute ma vie. Sois-moi fidèle au dernier jour! Daigne prier, ma Tendre Mère, A chaque heure pour ton enfant; Mais à ma mort que ta prière Soit encore un cri plus puissant !

Il était bien touchant de voir notre petite malade unir le dernier souffle de sa voix à celle de nos Soeurs pour chanter avec amour...

Chacune lui fit ensuite ses commissions pour le Ciel, et elle y répondit avec un coeur qui ne se peut dire. Les Novices étant restées pour s'édifier auprès du lit de leur fervente compagne, la Maîtresse lui demanda de penser, quand elle serait au Ciel, au petit Noviciat qu'elle allait quitter : « Oh! oui, répondit-elle, je demanderai que Jésus en soit de plus en plus le Roi, et pour chacune, les vertus qui font la vraie Carmélite. .. » Puis s'apercevant de quelques larmes : « Il ne faut pas pleurer, dit-elle, je ne suis pas à plaindre.. . Si vous saviez comme je suis heureuse !... »

Le lendemain matin, elle témoigna le désir de voir notre bon et si dévoué Père confesseur extraordinaire, en qui elle avait toute confiance, et pendant la journée nous l'avons entendue plusieurs fois remercier le bon Dieu de cette nouvelle grâce. Le soir du mardi, nous lui demandâmes dans quelle disposition elle était : « Dans l'acte du plus complet acquiescement aux volontés de Dieu, nous répondit-elle, avec un geste

expressif. • Et comme nous l'engagions à unir son sacrifice à celui de Jésus en croix et à l'offrir dans les mêmes fins que Lui, elle reprit avec ardeur : « Oh ! oui, ma Mère, pour « la Sainte Eglise, pour les pécheurs, pour les prêtres, pour la communauté. .. Si j'ai là- haut quelque pouvoir sur le coeur de Dieu, comme je le prierai pour vous, ma Mère, comme je lui recommanderai vos grandes intentions !.... Pendant qu'elle parlait, on sonna le grand silence, elle se tut aussitôt. Toujours elle avait eu un respect particulier pour le silence, et jusqu'à sa dernière heure elle l'observa scrupuleusement, ne disant qu'un mot à voix basse quand il y avait nécessité, et, la plupart du temps, se contentant d'un simple signe. — Le mercredi matin, comme nous lui demandions de ses nouvelles : « Je ne peux plus rien faire, nous dit-elle, mais je reste dans l'acte que vous m'avez suggéré hier : J'acquiesce... et je demeure sur la croix avec mon Jésus, heureuse d'être sa petite hostie. Qu'il me consume et me dévore toute entière!, . . » Elle souffrait beau­coup, et pourtant elle restait calme et joyeuse sur la Croix. Nous étions dans l'admiration de son courage et de son énergique patience, et le médecin admirait avec nous notre chère petite malade. Dans la matinée, des étouffements extraordinaires nous firent croire qu'elle était à l'agonie et nous vînmes réciter près d'elle les prières du Manuel qui lui furent encore renouvelées dans l'après-midi, ainsi que la grâce d'une sainte absolution et celle du Saint-Viatique. Monseigneur l'Evêque, notre vénéré Père, daigna aussi envoyer une béné­diction spéciale à notre bien-aimée Soeur.

Dans le courant de cette dernière journée, elle demanda de nouveau pardon à ses bonnes et charitables infirmières et les remercia du bien qu'elles lui avaient fait, . surtout, disait-elle, avec un accent de profonde reconnaissance, surtout du bien que vous avez fait à mon âme. » Elle ne laissait pas échapper la plus petite imperfection sans la réparer aussitôt avec une ferveur et une humilité difficile à dépeindre, et la plupart du temps c'était si peu de chose qu'elle seule s'en était aperçue. « Je ne veux plus faire de faute sans l'expier immédiatement, » disait-elle. Puis s'adressant à sa Maîtresse, elle lui redisait ce qu'elle lui avait dit bien des fois depuis quelque temps : «  J'ai toujours bien compris votre affection, mais jamais comme à présent. Oh ! que je vous remercie de m'avoir montré ce que je ne voyais pas ! Si je reviens à la santé, vous le ferez de plus en plus, n'est-ce pas? Vous verrez pour moi, je vous croirai toujours, et me laisserai conduire comme un tout petit enfant. Il faut absolument que je donne tout à Jésus... » Souvent aussi, on l'entendait dire joyeusement : « Voyez donc comme le bon Dieu s'entend à me faire expier tous mes péchés : la vanité de ma belle voix d'abord, puis toutes mes immortifications ! » Pauvre petite Soeur ! elle faisait allusion à son mal de gorge qui lui rendait la parole bien difficile et ne lui permettait plus d'avaler que les choses qui lui répugnaient le plus.

Notre chère enfant mourait lentement, et elle le sentait. La veille au soir de sa mort, elle dit à sa Maîtresse : « Maintenant je n'ai plus d'espoir, je vois bien que mes forces s'en vont de plus en plus, mes yeux voient trouble, je n'entends plus bien, je sens la vie m'échapper ; mais je suis contente, soyez-le aussi, chère Soeur! Jésus est avec moi, je pars avec Lui... » Elle la pria de ranger toutes ses petites affaires, afin, dit-elle,que tout soit en ordre au dehors comme au dedans, et que je parte tranquille. »

Avant que nous la quittassions, elle nous parla longuement encore, nous fit ses recommandations pour sa famille, ses amies, et elle en avait de si vraies! Puis elle nous répéta ce qu'elle n'avait cessé de redire depuis quelque temps : « Je me demande ce que « la Sainte-Vierge va me donner cette année pour ma fête... L'Assomption m'apporte toujours une grâce spéciale... Peut-être que j'aurai... que j'aurai... » Devinant sa pensée, nous achevâmes sa phrase : « Peut-être le Ciel !... » Et alors elle se mit à nous parler des joies du ciel, du bonheur d'aller voir Jésus et Marie... La nuit fut très calme et le jeudi, 10 août, à sept heures et demie du matin, notre chère et bien-aimée Soeur Marie-Clémence du Sacré-Coeur rendit sa belle âme à son Créateur, n'ayant été qu'une heure sans donner aucun signe de connaissance. Nos Soeurs infirmières étaient seules présentes. Nous venions de la quitter pour aller recevoir la sainte Communion : car nous espérions que sa vie se prolongerait plusieurs heures encore. Quoique accourue au pre­mier signe, nous n'eûmes pas la consolation de recevoir son dernier soupir qu'elle avait doucement exhalé un instant auparavant.

Plusieurs amies de notre chère Soeur envoyèrent des couronnes et des fleurs magni­fiques pour orner sa dépouille mortelle.

L'enterrement eut lieu le 12 août et fut très solennel. La belle-mère de notre bien- aimée Soeur qui avait renoué quelques relations avec elle depuis la mort de son père, sa petite soeur, un grand nombre d'amies qui la pleurent avec nous, assistèrent à ses funé­railles. Nos deux vénérés et si dévoués Pères confesseurs ordinaire et extraordinaire entrèrent pour les absoutes avec le clergé de la paroisse. Monsieur notre pieux Chapelain et un grand nombre de prêtres des différentes paroisses et Communautés religieuses de la ville.

En terminant la circulaire de notre chère enfant, il nous vient en pensée cette parole des Livres-Saints que nous pouvons lui appliquer : « En peu d'années, elle a fourni une longue carrière. » Néanmoins nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint-Ordre; par grâce, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, celle des Six Pater, quelques invocations au Coeur Sacré de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à Notre Père saint Joseph et à son Ange gardien, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix et dans le Coeur transpercé de Marie,

Ma révérende et très honorée Mère,

Votre très humble Soeur et Servante,

Soeur MARIE-DOROTHÉE DE LA COMPASSION DE LA SAINTE-VIERGE.

r. c. ind.

De notre Monastère de la Sainte-Trinité el de l'Incarnation, sous la Protection de notre Père saint Joseph, des Carmélites de Metz, le 16 août 1893.

 

 

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